La course des deux bois du renne,
commentaire ethnologique d’une photographie de terrain

Résumé

Une photographie de terrain peut-elle dépasser sa fonction illustrative et servir de point de départ à une analyse ethnologique ? Telle est la question qui sous-tend l’exercice qu’a réalisé l’auteur de cet article, et qui nourrit la réflexion menée dans son commentaire sur l’image photographique, son cadre, et les différents plans qui la remplissent. Partant d’un cliché où l’oeil non-averti voit des individus étrangement vêtus admirant des petites branches de bois déposées sur la neige, l’ethnologue-photographe tente d’accéder aux dimensions visibles et invisibles qui constituent ensemble la scène commentée, et cherche à déchiffrer les termes dans lesquels les acteurs de la photographie encodent l’évènement auquel ils assistent. A l’aide d’une série de photographies annexes, c’est ainsi un pan entier de l’existence des éleveurs de rennes koriaks et tchouktches du Nord-Kamtchatka qui apparaît, où il est question notamment d’attelages, de prix, de “saucisses” et de soupe de sang : autant d’éléments dont la mise en lumière est toujours étroitement liée à l’angle sous lequel ils sont photographiés et à la focale utilisée...

Sommaire

Table des matières

 
 

L’épilogue de la course comme prologue du commentaire

Sous le pâle soleil de cette fin d’après-midi de janvier, la file des attelages est désormais en vue et tout laisse présager que le final de la g’zek (« course ») sera serré. Près de l’arrivée, les concurrents-spectateurs font mine de garder leur calme, mais les regards nerveux et les encouragements angoissés trahissent une impatience légitime : dans quelques instants, le nom du vainqueur sera connu, et le classement de ses poursuivants immédiats déterminera la nature des prix remportés par les mieux classés. Disposés sur des branches de bois plantées dans la neige à l’endroit précis que les équipages doivent atteindre, les récompenses en espèces sont désormais dans la ligne de mire des deux rennes de tête, et leur propriétaire retient son souffle dans l’aire d’arrivée. Dans le froid, la déception de certains participants qui ont perdu tout espoir de victoire tranche avec l’excitation de ceux dont les rennes peuvent encore prétendre l’emporter. Même les couleurs crépusculaires semblent incapables d’illuminer les épaisses kukhlianka (« robes ») des perdants restés dans l’ombre, alors que les favoris se sont rapprochés aux premiers rangs pour assister au final illuminé et haletant de la course. Sous le regard connaisseur de ces hommes et de ces femmes amateurs de joutes en traîneau, le résultat ne fait cette fois plus aucun doute : arrivé de l’arrière après une spectaculaire remontée dans la dernière ligne droite, l’attelage victorieux atteint le pied des branches et remporte la course. Dans le même temps, son propriétaire gagne le renne qui revient au vainqueur. Tous le félicitent pour son exploit, puis chacun rejoint sa tente avant la tombée de la nuit qui s’abattra comme un rideau sur la g’zek et ses participants.

Décoder, encoder : de l’utilité de commenter une prise de vue photographique

Décrire et commenter une photographie de terrain est un exercice peu commun dans les méthodes des ethnologues, qui préfèrent dans une large mesure utiliser l’image pour illustrer un propos, un événement, un fait, une situation, plutôt que de décoder des instantanés et complexifier encore d’avantage la production indéfiniment floue du savoir ethnographique. La photographie de terrain, elle, est nette et son cadre délimite une zone précise en dehors de laquelle le regard ne peut s’aventurer. Il n’y a pas de hors champ, ni d’avant ou d’après cliché : la photographie plaît (ou déplaît) aux ethnologues parce qu’elle est un idéal d’unité de temps, de lieu et d’action. Personne n’ignore - c’est entendu - que cette unité est un peu trop belle, et que « derrière les images » [1] il y en a d’autres, empilées ou juxtaposées dans un continuum qui éclaire le sens de chacune d’elle. Mais tout le monde s’accorde à penser que la photographie, malgré son caractère figé (ou peut-être à cause de lui), nous en dit souvent plus que la légende qui l’accompagne (triviale, forcément), et même parfois que le paragraphe ou le passage textuel qu’elle illustre.

La photographie présentée en tête de ce commentaire (saisie par l’auteur en janvier 2001 dans le District Autonome des Koriaks (DAK), Nord-Kamtchatka, Fédération de Russie [2]) fait assurément partie des images qui parlent, et tout l’intérêt de cet essai est de savoir non seulement de quoi elle parle - une course de rennes, on l’aura compris - mais également en quels termes les acteurs qu’elle met en scène encodent un événement particulier dont le sens échappe à ceux qui ignorent que les éleveurs de rennes d’Achaïvaiam [3] remplacent parfois un « authentique » attelage par un substitut réalisé à l’aide de deux petites branches de bois attachées ensemble. Une telle pratique a beau être surprenante, elle existe néanmoins (la photographie elle-même en atteste), et une description strictement textuelle — pour peu que son auteur affectionne les ellipses et les métaphores — peut à la limite ne pas rendre compte de la taille et de la forme particulières des rennes miniatures utilisés. Ceci est d’autant plus envisageable que les substituts en bois sont considérés comme étant au moins aussi l’ge (« vrais ») que les attelages grandeur nature, et que leur usage n’implique aucune modification des règles de participation ou des impératifs rituels qui président au bon déroulement du jeu.

Dans l’hypothèse où aucun commentaire n’était accolé à cette photographie, c’est en quelque sorte le problème inverse qui se poserait : pour l’oeil occidental, comme probablement pour tous les yeux étrangers aux pratiques et représentations en vigueur dans les sociétés pastorales d’Extrême-Orient sibérien, elle dévoilerait alors tout sauf une course de renne. C’est pour tenter de faire voir au lecteur un final à couteaux tirés (illustration 2) dans la scène immortalisée sur cette photographie, de même que pour le faire accéder à l’arrière-plan socioculturel et symbolique qui constitue son cadre, qu’un essai de commentaire ethnologique, considérant l’image comme un tableau susceptible d’analyse, peut s’avérer utile.

Arrêts sur image et découpage avant montage

L’exercice commence par un triple arrêt sur image. Il s’agit de faire pause et de « zoomer » sur trois zones visuelles distinctes de la photographie, capables de rendre accessible une partie du sens sous-jacent que celle-ci véhicule. Le degré d’arbitraire du découpage est grand, mais il tient compte des connaissances acquises par l’auteur de la prise de vue sur son terrain. Ces trois parties du tableau ont un titre, ou une légende, et chacune d’elle renvoie à une ou plusieurs photographies complémentaires qui forment ensemble une thématique bien définie (les courses de rennes). Dans le désordre, les voici : A. Les convoyeurs de rennes ; B. « Who’s who » et qui gagne quoi ? C. La soupe de sang, la saucisse, et le savoir rituel des femmes. Enfin, précisons que les photographies complémentaires (2-11) constituent l’arrière-plan immédiat de ces trois zones, et qu’à ce titre elles les éclairent en même tant que le commentaire textuel. Elles aident par conséquent à faire la lumière sur certaines dimensions cachées ou invisibles à l’œil non averti, et sont donc à considérer comme des éléments constitutifs de l’explication, et non comme d’autres sources véritables de glose.


(A) Les convoyeurs de rennes

Comme tous les autres personnages de la photographie, les deux hommes que l’on distingue de dos et qui tiennent des petits branchages dans la main sont impliqués, à l’instant de la prise de vue, dans ce que les Koriaks et les Tchouktches d’Achaïvaiam nomment en chavchuven un « jeu » (uzizichvet). La place qu’ils y occupent est cependant particulière, ce que souligne visuellement leur position au premier plan de l’action, près de la file des « rennes de bois » (otekozjana) avec lesquels ils sont en contact. Pour tenter de saisir la nature exacte de leur tâche et de leur statut, il faut tout d’abord préciser que les manifestations ludiques peuvent prendre des expressions diverses chez les éleveurs d’Achaïvaiam (danse, chant, jeu de tambour, lutte entre deux hommes, jeu de balle entre une équipe féminine et masculine, course de rennes, course à pied) et qu’elles sont organisées lorsque le contexte s’y prête ou l’exige : rites de renouveau saisonnier, retour d’un parent après une longue absence, fête nationale, etc. Les jeux se tiennent généralement dans le village ou en périphérie immédiate de celui-ci, mais il se peut également qu’ils soient pratiqués en toundra lorsque des grands travaux saisonniers (abattage, marquage, décompte, etc.) nécessitent la venue d’une main-d’oeuvre surnuméraire dans les campements de rennes gérés par le sovkhoze local. Tel est le cas sur la prise de vue commentée ici, où la quinzaine d’individus représentés font partie d’une délégation comprenant des employés du sovkhoze et des bénévoles venus participer durant quelques jours à un abattage hivernal de rennes.
En toundra les jeux ponctuent généralement les longues journées de travail, auxquelles les deux hommes que l’on aperçoit de dos n’ont pas manqué de participer. Les plus fréquents en de telles occasions sont les courses de rennes : après avoir passé plusieurs heures à saisir les bêtes au lasso dans le troupeau et à les abattre d’un coup de couteau dans le cœur (activité masculine), puis à les dépecer (activité féminine, parfois mixte), il est en effet d’usage pour les éleveurs qui disposent de rennes d’attelage (mgokhoï) dressés par leurs soins, de les harnacher par deux à un traîneau et de courir jusqu’à un point fixé avant le départ, puis de faire demi-tour et de rejoindre le campement. Parfois, l’exercice est ritualisé et son caractère agonistique est clairement énoncé : la course donne alors lieu à un classement, et les premiers gagnent des prix dont la valeur dépend de leur position et du rôle qu’ils occupent dans la trame ludique.

Les courses de rennes sont très appréciées pour deux raisons essentielles : premièrement, elles permettent de s’attribuer des prix matériels très importants (notamment un renne en chair et en os pour le vainqueur, mais aussi des peaux de mammifères marins, des biens de consommation comme du thé, des cigarettes, du ketchup ou du beurre) (illustration 3) ; deuxièmement, elles participent au processus symbolique de circulation d’uzizit (« chaleur », « force » [vitale] ) dont l’octroi est assuré par les classes d’esprits protecteurs. En échange d’actions ostentatoires à leur égard (sacrifices et jeux notamment), ceux-ci sont censés pourvoir les humains en force vitale. Jouer (uzizichvetik) constitue donc une excellente garantie pour obtenir de la chaleur vitale (uzizit) et assurer ainsi la bonne santé et la prospérité de ceux qui pratiquent le jeu (uzizichvet).
Si pour une raison quelconque, la course ne peut se dérouler avec des attelages grandeur nature (par exemple lorsque la couche de neige recouvrant la toundra est trop épaisse en hiver, ou inexistante en été), les Koriaks et les Tchouktches d’Achaïvaiam leur substituent des attelages plus petits, réalisés par assemblage de deux branches de saule représentant chacune l’un des deux rennes qui constituent — avec le traîneau — un attelage traditionnel. Le mimétisme est même poussé jusqu’à un degré encore plus grand, puisque les participants (hommes et femmes) prennent soin d’attacher à l’aide d’un morceau de tissu ou d’étoffe de couleur reconnaissable deux branches dissemblables : l’une est laissée intacte avec ses nombreuses ramifications, alors que la seconde est grossièrement équarrie au couteau. Il s’agit en réalité de reproduire l’aspect visuel particulier qui se dégage d’un attelage, et particulièrement des ramures : en effet, la norme est de couper les bois du renne placé et harnaché à gauche (moins expérimenté et susceptible de donner des coups à son partenaire), et de préserver ceux du renne placé à droite (mieux dressé et plus calme).

Chaque concurrent attelle donc ses rennes de bois comme il le ferait avec des « vrais » mgokhoï, en coupant les ramures dangereuses et en harnachant les bêtes deux par deux à l’aide d’un petit signe de couleur qui identifie leur propriétaire. Tous les équipages sont ensuite confiés à trois, quatre ou cinq hommes (cela dépend du nombre d’équipages) qui les emmènent à une centaine de mètres de l’endroit où les prix ont été posés (illustration 4).
Les deux personnages qui apparaissent sur ce premier découpage de l’image comptent parmi ces porteurs d’attelages, lesquels ne sont pas forcément ceux qui concourent : ils le peuvent, mais leur rôle est d’abord de convoyer les rennes de bois vers l’arrivée. Bien que le statut de convoyeur ne soit pas incompatible avec celui de joueur, la majorité des concurrents prend place dans l’aire d’arrivée, d’où ils scrutent le déroulement de la course. Le principe de la progression est simple : les hommes partis avec les attelages de bois commencent par déposer les branchages sur la neige, en file indienne et dans n’importe quel ordre.

A tour de rôle, les convoyeurs saisissent ensuite le dernier d’entre eux et le ramènent en tête de file, ce qui permet de faire avancer la course le long d’un continuum jusqu’à l’arrivée, située suffisamment loin du départ pour qu’aucun calcul de distance ne puisse influencer le positionnement initial des attelages et favoriser la victoire d’un équipage en particulier (illustrations 5 et 6).
C’est lorsque la distance entre les rennes de tête et la ligne d’arrivée se restreint que les concurrents-spectateurs commencent à estimer leurs chances, à anticiper à voix haute le classement final, et à encourager leurs attelages respectifs en les exhortant à avancer plus vite. Le final est haletant car le vainqueur est désigné au dernier moment. En effet, l’équipage vainqueur est celui qui parvient à occuper l’ultime espace encore libre entre la pointe de la course et le pied des branches à prix. De la dernière place, il remonte donc en un instant à la première et remporte la compétition.

Le classement des poursuivants est déterminé par les positions occupées une fois le continuum arrêté : le deuxième est celui qui se situe juste derrière le vainqueur à l’arrivée (et ainsi de suite pour les autres concurrents), et le nombre d’attelages classés dépend de la quantité de prix offerts. Cette situation est exactement celle fixée sur la pellicule au moment de la prise de vue, puisqu’il reste encore une place à combler devant les rennes déposés sur la neige par le convoyeur à la robe ocre, et que c’est son collègue à la robe tachetée qui est en train de remonter le futur vainqueur depuis la dernière position jusqu’au pied des branches. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre qui remportera la course en cette fin de journée animée (illustration 7).

(B) « Who’s who » et qui gagne quoi ?

>> revoir la photographie

Toutes les personnes présentes sur la photographie initiale peuvent être considérées comme des éleveurs de rennes, même si le régime en place durant l’époque soviétique a profondément bouleversé les pratiques pastorales des ”Petits Peuples du Nord” en confisquant la quasi totalité de leurs rennes pour les réunir dans de vastes troupeaux collectifs gérés par des sovkhozes spécialisés. À Achaïvaiam, deux troupeaux étatiques existent encore (sur un total de cinq avant 1991), ce qui correspond à un cheptel global de 4000 têtes environ, gardées par des « brigades » aujourd’hui en déliquescence mais qui faisaient jadis la gloire de la région. Bien que ce chiffre soit supérieur à la moyenne du District, la fierté locale réside dans l’existence d’un chastnï tabun (« troupeau privé ») dans lequel sont gardé les quelques 800 rennes appartenant à l’un des différents groupes de parenté autochtones du village. Ce dernier point est une particularité unique au sein du DAK, et l’existence d’un troupeau privé, maintenu en dehors des structures de gardiennage étatiques, explique en grande partie que les Tchouktches et les Koriaks d’Achaïvaiam aient conservé jusqu’à ce jour un cycle rituel assez proche dans ses expressions des descriptions qu’en ont données les observateurs au début du siècle dernier [4]. C’est la sauvegarde d’un tel troupeau qui rend possible la tenue régulière des courses, car celui qui « pose les prix » [5] doit impérativement offrir au vainqueur un « vrai » renne (vivant au demeurant) provenant de son cheptel personnel. Cet impératif s’explique par la conception que le poseur de prix s’arroge aussi la position du destinataire d’uzizit (« chaleur », « substance » [vitale] ) mis en circulation par la mécanique du jeu : offrir l’un de ses rennes (et d’autres prix de valeur), c’est permettre au donateur et à son unité domestique de « gagner sur les esprits », c’est-à-dire d’obtenir des esprits bienfaisants un peu de prospérité sous forme de substance vitale, en jouant pour eux. Le tabou qui frappe les membres du patrilignage organisateur de la course s’éclaire ainsi par la conception omniprésente qu’il serait risqué de cumuler les gains matériels et symboliques mis en jeu dans une course. Ce serait trop gagner en quelque sorte que d’emporter un renne et de l’uzizit, car cela menacerait l’équilibre des forces entre les lignages locaux, de même qu’entre les diverses instances impliquées dans l’échange de chaleur vitale.
La photographie initiale n’illustre que partiellement cette donne essentielle qui régit n’importe quelle course de renne organisée à Achaïvaiam car elle met en scène, rappelons-le, un événement ludique qui intervient dans le cadre d’un abattage réalisé au sein d’un troupeau collectif, et que ce sont des cadres (autochtones) d’une institution (allochtone) — le sovkhoze — qui posent les prix. Le renne offert au vainqueur appartient officiellement à l’État, ce qui questionne de manière inédite certains points apparaissant en filigrane sur la scène photographique présentée en ouverture du commentaire : si le sovkhoze s’arroge la position de donateur, qui reçoit la force vitale octroyée par les esprits (partant du principe qu’ « un renne est un renne » et que les esprits ne font pas de distinction entre le lignage et l’État) ? Quelles sont les personnes frappées par le tabou de la participation ? Et en fin de compte, qui gagne quoi ?

La disposition spatiale des uns et des autres à l’arrivée fournit un premier éclairage sur ce « who’s who ? » du tableau photographique : l’homme à la robe blanche tachetée de brun et au chapeau noir rayé de blanc, qui surveille de près l’arrivée de la course à la droite du convoyeur de tête, n’est autre que l’un des deux hommes les plus « riches en rennes » d’Achaïvaiam. Employé du sovkhoze dans lequel il fut une figure de proue durant la période soviétique, il est propriétaire d’un cheptel privé dont la taille est largement supérieure à la moyenne, ce qui explique qu’il porte des habits blancs. Ceux-ci sont en effet confectionnés à l’aide de fourrure de kalil’in (« [renne] noir-blanc »), qui comptent parmi les plus rares et les plus valorisées dans les troupeau [6]. Les rayons chatoyant de cette fin de journée hivernale ne sont donc pas les seuls à illuminer les vêtements de cet homme, car ceux-ci brillent d’eux-mêmes : cet éventail de peaux de rennes reflète le prestige social dont cet homme peut se prévaloir. Mais plus que sa richesse en termes de bétail, c’est la position hiérarchique qu’il occupe au sein de la « famille » du sovkhoze qui rend sa participation à la course ambiguë. Dès lors qu’il est membre de la collectivité qui pose les prix, doit-il jouer ou s’abstenir ? L’homme opte pour une solution médiane : il engage un attelage dans la compétition, mais ne conservera pas son prix en cas de victoire ou de place d’honneur. S’il l’emporte, il offrira son lot à un concurrent mal classé tout en préservant son classement.
Une telle attitude admet deux explications possibles : soit cet homme s’estime suffisamment puissant pour redistribuer son gain et ne jouir que du prestige qui naît de cet acte et de la victoire ; soit il considère comme risqué d’accroître son capital matériel alors que le tabou de la participation le touche si l’on considère les règlements en vigueur (« gagner trop de course est dangereux » affirment les éleveurs d’Achaïvaiam qui apparaissent aux antipodes de la quête occidentale sportive du grand chelem). À vrai dire, il importe peu de connaître les motivations exactes qui poussent ce concurrent particulier à agir de la sorte. L’essentiel est de constater que, dans un cas comme dans l’autre, il gagne (un prix, de la force vitale ou du prestige), et que c’est sans doute sa faculté à toujours gagner une part des biens distribués en de telles occasions qui lui a permis d’asseoir sa position centrale dans la micro-société locale, tout en esquivant les risques qui accompagnent les victoires à répétition. Le statut d’acteur incontournable qui est le sien à Achaïvaiam est d’ailleurs reproduit visuellement sur la photographie, où il occupe une position de choix qui est par ailleurs celle réservée à l’arbitre. C’est lui en effet, fort de son pouvoir, qui surveille le bon déroulement de la course et règle les litiges éventuels entre deux concurrents qui revendiqueraient la victoire. Qu’il se retrouve en pleine lumière dans la composition photographique (c’est le seul personnage que l’on voit de pied en cape et de face) n’est donc pas très surprenant : d’une certaine manière, cela reflète sa primauté et celle de son unité domestique dans la société locale, dans le jeu et dans l’objectif de l’appareil.
De manière moins lumineuse sur la photographie, une autre personnalité marquante joue pour ainsi dire un jeu dangereux en cette fin d’après-midi de janvier. Il s’agit de l’homme à la coiffe blanche rayée de noir dont la moitié supérieur du buste et le visage illuminé apparaissent derrière le convoyeur de tête. Comme son vis-à-vis vêtu de blanc, il est l’un des cadres dirigeants du sovkhoze et l’un des plus riches propriétaires de rennes du village. En ce jour de janvier, c’est lui qui a pris la décision d’organiser une course au nom (et aux frais) de l’institution étatique qui gère les troupeaux collectifs. Poseur de prix, il est donc officiellement privé de course, ce qui ne l’empêche pourtant pas de préparer un attelage et de le confier aux convoyeurs. En agissant de la sorte, il ne triche nullement, mais fait valoir une règle spéciale qui autorise l’organisateur d’une course à confier son attelage à un ami ou à un parent éloigné (au-delà du deuxième degré) pour que celui-ci coure à sa place. En cas de victoire, c’est le conducteur délégué qui empoche la mise matérielle, mais le plus heureux est le propriétaire des rennes mgokhoï qui ont gagné pour lui par procuration. Ce cas de figure représente une sorte de victoire totale pour l’organisateur, la limite ultime de ce qu’il peut espérer gagner en sa qualité de poseur de prix : prospérité octroyée par les esprits pourvoyeurs d’uzizit, et prestige qui revient au propriétaire de l’attelage vainqueur (bien plus qu’au conducteur auquel on a prêté de bons mgokhoï) [7].
Le caractère dangereux de son action n’est donc pas le résultat de sa participation indirecte à la course, laquelle est autorisée, mais par l’usage peu clair qu’il fait de sa position dominante au sein du sovkhoze pour s’octroyer la position privilégiée de poseur de prix alors que ceux-ci ne lui appartiennent pas. Faut-il en conclure qu’il détourne de l’uzizit à son profit et à celui de son unité domestique ? Qu’il utilise une structure étatique comme médium dans le processus de circulation de substance vitale initié par le jeu entre la surnature et des unités domestiques ? Ou qu’il fait preuve de solidarité en redistribuant, sous formes de prix, une partie de ce que la collectivisation a confisqué durant la période soviétique ? La photographie ne le dit pas, bien sûr. En revanche, ce qu’elle dévoile en filigrane, c’est la grande perméabilité post-soviétique qui existe entre les catégories comme « domestique », « étatique », « public » ou « privé ». Dans la crise actuelle qui frappe toute la Fédération de Russie, et plus encore ses périphéries éloignées, il semble que ce soit l’entrecroisement ou l’articulation de ces catégories qui permettent à ceux qui les manipulent de maîtriser non seulement l’aléa de la course, mais également celui qui régit leur existence et qui ne cesse de croître depuis la chute de l’URSS. Cela n’est sans doute pas un hasard si les dirigeants du sovkhoze sont aussi les propriétaires privés les plus riches en rennes, et s’ils occupent des positions privilégiées dans le jeu et dans sa reproduction sur pellicule.

Et le propriétaire de l’attelage victorieux ? Il n’apparaît pas sur la photographie, ou partiellement et dans l’ombre (il s’agit du premier personnage depuis la gauche, coupé en son milieu par le cadre du cliché). Comme beaucoup d’autres éleveurs d’Achaïvaiam, il a été licencié du sovkhoze pour des raisons de restrictions budgétaires, et ne travaille plus que ponctuellement dans les campements lorsque les grands travaux saisonniers exigent une main d’oeuvre supplémentaire. En face de lui, de l’autre côté de la piste où progressent les attelages, se trouve son meilleur ami, le jeune homme qui porte une veste brunâtre de type occidental. Issu l’un et l’autre de familles où le savoir-faire traditionnel, dans tous les domaines, a été relativement bien préservé, ils occupent pourtant les marges du tableau et rien dans leur accoutrement ni dans leur position n’attire a priori le regard de l’ethnologue ou de l’observateur étranger. Leur histoire personnelle est identique dans les grandes lignes à celle de nombreux autres jeunes adultes vivant dans les villages nationaux du DAK : d’abord scolarisés dans des internats russes, puis intégrés, après deux ans d’armée, dans l’une des institutions soviétiques du village (essentiellement le sovkhoze pour les jeunes autochtones, mais aussi le dispensaire, l’école, la centrale de communications, la maison de la culture, l’administration, etc.), ils ont ensuite été privés de travail avec la récession et gravement touchés par l’alcoolisme, véritable fléau post-soviétique dont l’ampleur atteint des proportions difficilement imaginables en regard du diaporama en couleur présenté ici.

Pour toutes ces raisons (et sans doute pour bien d’autres encore), la joie du vainqueur est très grande une fois la ligne d’arrivée franchie. À peine a-t-il eu le temps de toucher son lot — une branche de bois représentant un renne — qu’il se précipite devant l’objectif de l’ethnologue et demande expressément à être photographié avec son premier prix (illustration 8). Il prend la pose non loin de sa tente et exhibe avec une fierté teintée de retenue le renne qu’il vient de remporter en même temps que la course. Pour cet homme qui ne se rend plus qu’occasionnellement dans les campements, cette victoire n’a pas qu’un goût de prestige, elle lui permet aussi d’acquérir de la viande pour sa propre consommation et celle de sa famille (il abattra immédiatement le renne offert par le sovkhoze et emmènera le produit carné chez lui). Car à la différence des « riches en rennes », l’état de son cheptel privé ne lui permet pas de sacrifier régulièrement une ou plusieurs têtes à des fins rituelles et alimentaires. Comme bien d’autres, il n’a que trois solutions pour s’approvisionner en chair fraîche : travailler bénévolement pour le sovkhoze en échange d’un rabais sur le prix de vente de la viande, braconner, ou gagner une course. Privé de l’uzizit qui revient aux poseurs de prix, le vainqueur matériel du jour ne gagne « que » un renne, mais au contraire d’un braconnier, il le fait avec panache. Le temps d’une prise de vue, dans le hors champ et le hors temps du tableau photographique, le vainqueur attire tous les regards, et celui de l’ethnologue (médiatisé ou non par l’objectif de son appareil) n’échappe pas à cette attraction.

(C) La soupe de sang, la saucisse et le savoir rituel des femmes

>> revoir la photographie

La zone centrale de la photographie, qui est aussi la plus éloignée si l’on tient compte de la profondeur de champ, constitue à elle seule son coeur, car elle dévoile le lien étroit existant entre le jeu, les manipulations relatives à la substitution, et le savoir-faire rituel des femmes qui surveillent la scène d’un endroit pouvant être considéré comme l’exact opposé de celui choisi par l’ethnologue (ou plus probablement imposé à lui) au moment de saisir la prise de vue. Commenter cette partie centrale revient donc à opérer un déplacement du regard et à considérer les zones qui demeurent invisibles pour l’ethnologue photographe, car orientées en contre-jour. De même, l’explication est ici plus détachée de son objet que dans les autres arrêts sur image : il s’agit de mettre au jour les principes fondamentaux et les manipulations pragmatiques qui assurent à la course son efficacité symbolique. Cet exercice passe par une description de ce que réalisent les femmes avant et au début d’une course, car de la nature de leurs gestes dépend la capacité à exploiter l’extraordinaire débauche d’énergie libérée par autant de rennes réunis pour courir, et donc rien moins que la réussite ou l’échec du jeu.

Pour que cette efficacité soit maximale, et que l’échange entre les humains et la surnature soit bénéfique à toutes les parties, il ne suffit pas de divertir les esprits bienfaisants qui résident à l’Est du côté de « la vie » en faisant courir des rennes mgokhoï (bien que les esprits protecteurs n’apprécient rien moins que les mouvements corporels soutenus, indices de vigueur et de force), encore faut-il les nourrir abondamment. C’est précisément ce que le groupe poseur de prix ne manque jamais de faire en offrant une soupe de sang (de renne) et en immolant l’une de ses bêtes peu avant le départ de la course [8].

La scène qui préside à l’exécution de l’offrande et du sacrifice se répète comme un leitmotiv lors de chaque g’zek : les femmes de l’unité domestique organisatrice, aidées par des amies ou parentes éloignées, sortent de la tente où elles ont préparé depuis le matin la soupe de sang, et commencent à allumer un feu — à l’aide de tisons et de braises pris dans le foyer domestique — près de l’endroit où les prix ont été posés. Là, elles l’attisent, et déposent à son côté un plat rituel (kamanga) sur lequel sont disposés un certain nombre d’éléments sacrificiels bien particuliers (illustration 9). Parmi ceux-ci, les plus fréquents sont : un mélange de poils de lièvre blanc et de graisse de renne séchée et émincée (appelé inelvet), un tendon de renne séché revêtu d’un petite pièce de cuir chamoisé ou de tissu, une algue marine, sèche également, un bâtonnet de bois de saule plié en forme de triangle, des petites pierres rondes, et enfin un petit intestin de renne, vidé, lavé, rempli avec de la graisse, puis bouilli jusqu’à obtention de ce que les femmes nomment zjozjat en chavchuven ou kalbasa en russe, soit une « saucisse ». Tous ces éléments, à l’exception du mélange inelvet, sont considérés comme des doubles (takalnin) du renne, susceptible d’être tués au même titre que leur étalon grandeur nature [9]. Dotés des mêmes vertus qu’un « vrai » renne, ils sont alignés à l’endroit de la mise à mort par les officiantes qui les placent sur le sol. À cet instant, deux hommes s’approchent, l’un muni d’un lasso et l’autre d’un couteau (le premier est généralement le patriarche de l’unité domestique sacrifiante, et le second un jeune homme ou un garçon en bas âge issu du même groupe). L’homme au lasso attrape alors à tour de rôle chaque double sacrificiel disposé sur le sol en lui passant la corde autour du cou, avant que son compère ne le pique très légèrement à l’aide de son couteau. Après chaque mise à mort, les sacrificateurs font tourner les victimes sur elles-mêmes « dans le sens du soleil » [10], et ce n’est qu’après cette ultime précaution que la soupe est dispersée par eux ou par les femmes en direction des quatre orients, et que la course peut commencer.
Les deux femmes que l’on distingue au centre de la photographie, debout derrière les branches à prix, comptent précisément parmi celles qui ont officié avant le début des joutes. À l’instant précis saisi par l’appareil, elles ont donc déjà lancé la soupe et admirent le final de la g’zek à laquelle elles ne peuvent en principe participer que si elles ne sont pas membres du groupe de parenté organisateur et sacrifiant (les deux positions se recoupant dans ce jeu rituel). Mais le contexte saisi sur la pellicule étant particulier — la course a lieu dans un campement collectif géré par le sovkhoze et les prix sont offerts par ses services et non par l’un des patrilignages d’ Achaïvaiam — toutes les personnes présentes ce jour-là sont en droit de jouer, hommes ou femmes. Il se peut en revanche que d’ultimes manipulations touchant les doubles retiennent ces dernières à l’écart de la course durant sa première partie, car les substituts sacrificiels peuvent eux-mêmes être dupliqués avant de parvenir aux esprits. Ces doubles de doubles sont obtenus en dépeçant les victimes de manière à ce que les morceaux découpés puissent recréer, par transfert métonymique, un renne entier et mort.

Pour parvenir à ce résultat, les femmes découpent le renne-saucisse à trois endroits bien précis : premièrement au niveau de son extrémité arrondie (la « tête » du renne, qu’elles « décapitent »), deuxièmement au milieu de son corps (à l’endroit de la « plaie béante ») où elles prélèvent un peu de « chair », et troisièmement au niveau de la jointure arrière de la saucisse (la « queue » du renne). L’opération ne s’arrête pas là : après avoir dépecé la victime sacrificielle, les femmes plantent une petite branche de saule dans la neige. Au sommet de celle-ci, elles disposent la « tête » du renne avec le tendon séché [11], et à son pied la « queue » ainsi que les morceaux de chair découpés autour de la blessure mortelle (illustration 10). Le principe est de reproduire, par réunion de ces trois différentes parties emblématiques, un renne complet, reconstruit par synecdoque jusque dans sa blessure, c’est-à-dire jusque dans son état de victime. Le résultat de cette opération est de multiplier la viande et le sang des victimes, et de nourrir ainsi en abondance tous les acteurs de la course, qu’ils soient poseurs de prix, concurrents humains ou spectateurs de la surnature.

Accessoirement, cela évite aussi au sacrifiant d’immoler un vrai renne, ce qui ne change en rien la portée du rite, car les manipulations sont les mêmes quelle que soit l’échelle des grandeurs retenue [12] (illustration 11). Et ce n’est qu’une fois la dépouille dépecée et ses parties placées sur cet édifice rituel orienté vers l’Est (i.e. la direction propice), que le festin de chair offert aux esprits peut commencer, et que la course peut se poursuivre à son terme.

Tout ça dans ça : la miniaturisation du monde et les limites photographiques du « vrai »

L’exercice de découpage et de décryptage pourrait se poursuivre encore longtemps et dévoiler d’autres détails significatifs, un peu à la manière de la figure du renne, sans cesse reproduite à partir d’un modèle canonique qui ne cesse d’en laisser apparaître de nouveaux. La division proposée dans ce commentaire a néanmoins permis de mettre au jour les principes de bases qui régissent une course de renne en dessinant trois fenêtres sur le jeu et sur son arrière-plan socio-économique et symbolique. S’ouvrant comme des poupées russes, ces fenêtres ont chacune laissé entrevoir d’autres images, constitutives d’univers débordant parfois la sphère de la performance ludique, mais entretenant avec elle des relations étroites. Bien que tout ne relève pas du jeu chez les Koriaks et les Tchouktches du Nord-Kamtchatka, les différents arrêts sur image suggèrent en revanche que les jeux peuvent être considérés comme des manifestations totales dont les ramifications dépassent largement l’aire de leur production et le cadre de la photographie.
La propension remarquable des éleveurs d’Achaïvaiam à reproduire certains éléments de leur quotidien par la voie de la miniaturisation et de la duplication n’est pas seule responsable de l’impression de totalité [13] qui émerge de la photographie et du commentaire, elle ne fait que la souligner et la mettre en valeur. Cependant, cette tendance à la substitution nous renseigne sur la conception que les acteurs du jeu se font de la notion du « vrai » ou de l’« authentique » : c’est parce qu’il n’est pas considéré comme « faux », qu’un double en bois peut participer à une course et espérer gagner un prix. Au-delà de cette affirmation qui tient du truisme, les trois arrêts sur image réalisés sur la photographie initiale laissent entrevoir des éléments permettant d’identifier les critères qui fondent l’authenticité chez les Koriaks et les Tchouktches d’Achaïvaiam. Il semble ainsi que ce soit la similarité du traitement et de la manipulation réservée aux substituts et à leurs modèles qui assurent aux premiers un statut identique à celui des seconds. En d’autres termes, c’est l’action manuelle d’atteler ses rennes de bois deux par deux et de leur couper partiellement les ramures qui assure leur ressemblance formelle avec des rennes de chair et d’os ; et c’est l’action vocale consistant à invectiver les équipages miniatures dans l’aire d’arrivée (pour qu’ils accélèrent) qui assure leur ressemblance intrinsèque avec des équipages taille nature, puisque le final de leur course est susceptible d’être influencé de manière identique dans un cas comme dans l’autre [14]. Enfin, toujours dans le même ordre d’idée, c’est la similitude du traitement réservé aux victimes sacrificielles (quelles que soient les échelles de grandeurs) qui permet d’offrir aux esprits un renne sous forme de saucisse sans que ceux-ci s’en aperçoivent, et surtout sans craindre leur avarice.
Toutes ces manipulations sont invisibles et inaudibles sur la photographie initiale, mais ce sont bien elles qui transforment le spectacle des bouts de bois que l’on y découvre en un vrai final de course à suspense, plein de ces mouvements de pattes, de ces saccades brusques et de ces sons gutturaux qui plaisent tant aux divers admirateurs d’une g’zek. En fin de compte, seul le cadre de la photographie nous empêche de saisir toute la dimension de la course, et peut à la limite nous inciter à ne voir qu’un ersatz miniature d’un jeu en grand. De l’effort à briser ce cadre, ou à l’élargir en le déformant, dépend donc l’indispensable déformation du regard capable de décoder l’action ludique différemment, mais aussi la juxtaposition des échelles de grandeurs à l’aune desquelles nous pouvons mesurer notre compréhension de ce qui se trame à différents niveaux du jeu.

Le prologue de la course comme épilogue du commentaire

Les travaux relatifs à l’abattage de 150 rennes dans l’un des deux troupeaux du sovkhoze d’Achaïvaiam sont maintenant terminés. Avant de repartir en tracteur vers le village, une course de renne et une nuit de repos attendent encore les participants bénévoles de l’expédition. Accroupis dans leur tente ou assis sur un traîneau à l’extérieur, hommes et femmes attachent avec un soin particulier les deux branches qu’ils ont arrachées à la main sur des saules près de la rivière gelée. À l’aide de leur couteau, les concurrents taillent leur bois avec une application d’esthète. Les femmes sortent la casserole contenant la soupe de sang et la dépose sur la neige, non loin des deux branches où ont été suspendus les prix. L’une d’entre elle apporte les doubles sacrificiels sur une assiette rituelle en bois : « qui tue ? » demande l’une d’elle en déposant un peu de mélange inelvet dans le feu, en guise d’offrande pour les flammes protectrices. La réponse ne tarde pas, et deux hommes s’avancent dans leurs magnifiques habits de fourrures. D’un coup de lasso et de couteau, les puissants poseurs de prix mettent à mort les substituts alignés à côté du feu : quatre rennes sont ainsi abattus, puis dépecés par les femmes de telle sorte que les saucisses et autres reproductions miniatures de cervidés puissent être consommées par les humains et offerts aux esprits. Avant de confier leur attelage à cinq hommes qui les transporteront jusqu’au départ de la course, tous les concurrents boivent une grosse cuillère de soupe avant qu’elle ne soit dispersée en direction des horizons où vivent les différentes classes d’esprits, bienfaisants et néfastes.

Tout est prêt à présent pour que la course soit réussie et qu’elle divertisse les spectateurs humains comme ceux de la surnature. À l’exception des convoyeurs qui s’éloignent vers le soleil couchant, les autres se placent de part et d’autre des branches à prix, et dirigent leur regard vers les attelages désormais trop éloignés pour être identifiés. Les cinq porteurs déposent tous les équipages en file indienne, puis l’un d’entre eux saisit les deux derniers rennes et les place à la tête de tous les autres. La course est lancée et ne prendra fin qu’au contact des bois de l’attelage victorieux avec les branches à prix. D’ici là, bien des encouragements auront permis aux rennes de bois d’avancer plus vite, et aux concurrents d’essayer de se placer en position de remporter un prix. Car personne n’ignore que les chances de victoire des uns et des autres sont inégales, et que, même loin de l’arrivée, certains concurrents privilégiés connaissent déjà la nature de leur gain en force vitale.

add_to_photos Notes

[1« Derrière les images » est le titre donné à une exposition présentée par le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel (MEN) en 1998.

[2Les données ethnographiques présentées dans cet article ont été élaborées lors d’un travail de terrain de 24 mois dans le Nord-Kamtchatka, réalisé entre 2000 et 2002 grâce à un subside du Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique (FNS).

[3Construit par les Soviétiques à la fin des années quarante dans l’arrondissement Oliutorski, au nord-est du DAK, pour fixer les populations nomades de la région, Achaïvaiam est un village ”national” où vivent environ 600 habitants de même citoyenneté (russe) mais de quatre nationalités différentes (russe, tchouktche, évène et koriak ; les commerçants azéris arrivés récemment n’entrent pas dans ces statistiques, tout comme les ressortissants ukrainiens qui attendent toujours un nouveau passeport depuis l’indépendance de leur pays en 1991). Au niveau linguistique, la langue véhiculaire est le russe, mais les autochtones parlent entre eux un dialecte koriak, le chavchuven, que les allochtones ne comprennent pas.

[4Cf. les importantes monographies de W. Jochelson (1905-1908) et de V. G. Bogoraz (1904-1909) consacrées respectivement aux Koriaks et aux Tchouktches, et réalisées dans le cadre de la Jesup North Pacific Expedition dirigée par l’anthropologue américain F. Boas.

[5Dans le jargon des courses de renne, « poser les prix » signifie « organiser une course », car c’est celui qui suspend des prix (aux branches prévues à cet effet) qui invite ceux qui le souhaitent à faire courir leur attelage. Le poseur de prix est en principe le patriarche d’un des groupes de parenté locaux (une vingtaine de lignages à filiation patrilinéaire), et en tant que tel, il n’a pas le droit de courir, car il ne peut (re)gagner ses propres biens. Par extension, c’est très souvent le patrilignage dans sa totalité — en tant que personne morale — qui se voit frappé du tabou de la participation.

[6Les fourrures de « noir-blanc » sont très valorisées car les taches foncées sur les vêtements sont considérées comme un signe annonciateur de nombreuses naissances dans les troupeaux privés (pour plus de détails sur les différents usages et traitements réservés aux habits de fourrure — notamment en contexte funéraire — et sur le rapport corps/force vitale/vêtement, cf. Plattet 2002).

[7Dans le cas d’une course de substituts, le conducteur délégué n’est connu des autres participants que parce que son nom est clairement énoncé avant le départ (« c’est x ou y qui conduit mes rennes » dira le poseur de prix), mais lui-même ignore à cet instant qu’il court puisqu’il est absent (sinon il engagerait son propre équipage). Ce n’est donc qu’une fois la course terminée et le classement connu, que l’on informera celui ou celle qui a gagné sans le savoir de la nature de son prix.

[8Lorsque les intéressés souhaitent savoir qui organise une course annoncée, ils demandent systématiquement « qui tue ? » pour l’occasion, et la réponse leur indique l’identité de celui chez qui aura lieu la confrontation entre les meilleurs attelages de la région.

[9Il est important de noter que ce sont très généralement des doubles qui sont sacrifiés avant une course, même si celle-ci est réalisée avec des « vrais » attelages.

[10Il s’agit du sens de la trajectoire empruntée par le soleil dans son déplacement autour de la terre, tel que celui-ci est vu depuis la surface du globe. Selon les représentations tchoukotko-koriaks, il s’agit de la direction propice à la vie.

[11Le tendon séché provient de l’échine dorsale et est censé assurer le maintien du corps reconstitué symboliquement. Le petit morceau de cuir ou de tissu représente le corps charnel du renne.

[12Si le sacrifiant décide d’abattre un « vrai » renne, les femmes disposeront les bois de celui-ci au sommet d’un trépied constitué de branches de saules et représentant le trépied central — support symbolique du monde — d’une iaranga (l’habitation traditionnelle des éleveurs de rennes d’Extrême-Orient sibérien, de forme circulaire et cousue en peaux de rennes).

[13J’emploie l’idée de totalité au sens défini par Roberte Hamayon dans son étude du caractère totalisateur des jeux sibériens (Hamayon 1995 : 76-81).

[14Les mêmes remarques concernant la similitude des manipulations réalisées à des échelles de grandeurs différentes peuvent être faites pour les pratiques sacrificielles (mise à mort et dépeçage notamment).

library_books Bibliographie

BOGORAZ Vladimir G., 1904-1909, The Chukchee [The Jesup North Pacific Expedition, VII], Leiden, New York, Brill.

HAMAYON Roberte, 1995, « Pourquoi les “jeux” plaisent aux esprits et déplaisent à dieu », in G. Thinès et L. de Heusch (dirs.), Rites et ritualisation, Paris, Vrin : 65-100.

JOCHELSON Waldemar, 1905-1908, The Koryak, [The Jesup North Pacific Expedition, VI], Leiden, New York, Brill.

PLATTET Patrick, 2002, « Les cuirs du mort. Traitement du corps et manipulation des vêtements funéraires chez les Chavchuven du Nord-Kamtchatka », in F. Audoin-Rouzeau & S. Beyries (dirs.), Le travail du cuir de la préhistoire à nos jours, Actes des XXIIe Rencontres Internationales d’Archéologie et d’Histoire d’Antibes (18-20.10.01) :159-174.

ZHUKOVA A. N., 1990 (1983), Slovar’ korjaksko-russkii i russko-korjakskii (dictionnaire koriak-russe et russe-koriak), Leningrad.

Pour citer cet article :

Patrick Plattet, 2002. « La course des deux bois du renne, commentaire ethnologique d’une photographie de terrain ». ethnographiques.org, Numéro 2 - novembre 2002 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2002/la-course-des-deux-bois-du-renne-commentaire-ethnologique-d-une-photographie-de - consulté le 19.03.2024)
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