Au-delà de Malinowski et après Writing Culture :
à propos du futur de l’anthropologie culturelle et du malaise de l’ethnographie

Table des matières

Je vais laisser de côté la question, si essentielle soit-elle, du futur de l’anthropologie culturelle et m’en tenir au malaise [1] de l’ethnographie. Toutefois, si l’on a suivi les développements qui ont eu lieu, au moins depuis le début des années 80, on remarque que le premier est clairement en jeu dans le second. L’importance cruciale actuelle de la pratique de l’ethnographie dans l’identité de l’anthropologie a en effet été une source d’ambivalence dans les bilans récemment écrits par les plus grandes figures de la génération précédente d’anthropologues américains, tels que Clifford Geertz (par exemple, Geertz 2000) et Marshall Sahlins. Ils se voient comme les légataires d’un certain « âge d’or » de la discipline, telle qu’elle était conçue plus tôt au cours du siècle. Ils semblent considérer que l’anthropologie ne se résume pas à l’ethnographie, bien qu’ils reconnaissent que celle-ci est cruciale. Pour ceux d’entre nous qui appartiennent à une génération plus récente, tout dépend de ce qui peut y être fait, de quels types de projets peuvent être menés dans les limites de ce qui est considéré comme de l’ethnographie [2].

En ce qui me concerne, j’ai contribué à façonner, et j’ai d’ailleurs aussi continué à être façonné, par la critique de l’anthropologie des années 80 issue de ce que l’on a appelé la critique « Writing Culture » (Clifford et Marcus 1986). Reflétant l’effervescence critique et interdisciplinaire plus large de cette époque, se concentrant sur les pratiques de représentations et sur leurs limites, ainsi que sur les modes réflexifs de la production de la connaissance, la critique « Writing Culture » a fait de l’espace traditionnel de l’ethnographie la scène des développements futurs de l’anthropologie elle-même. Les années qui suivirent n’ont fait que renforcer le rôle central que l’ethnographie continue de jouer, non seulement en tant que pratique de production de la connaissance en anthropologie, mais également comme véhicule des normes et de l’ethos de la socialisation professionnelle. La critique « Writing Culture » a été intégrée de manière positive par les anthropologues, mais ses implications ont été circonscrites par l’idée qu’elle ne traite que de l’écriture et de stratégies de composition des textes ethnographiques, sans remettre en question le travail de terrain, véritable noyau expérimental de la discipline. Toutefois, j’ai toujours pensé que l’implication la plus importante de la critique concerne le processus du travail de terrain (Marcus 1986). Ce n’est qu’aujourd’hui, alors que ce qui fut nommé « postmodernisme » est expérimenté partout, au même titre que ce qui est nommé tout aussi vaguement « globalisation », qu’une telle implication fait l’objet, pour ainsi dire, d’une deuxième vague de critiques. Sous la pression des théories sociales et culturelles qui évoluent, d’une part, et des conditions changeantes du monde et des objets d’étude qui s’offrent à l’ethnographie, d’autre part, la critique se concentre actuellement sur le modèle traditionnel et hautement symbolique du travail de terrain.

En dépit de l’infinie diversité des peuples, des cultures, des pratiques et des lieux étudiés par les anthropologues, la discipline n’a réellement fonctionné qu’à l’aide d’un seul paradigme d’ethnographie, celui des traditions malinowskiennes et boasiennes, perfectionné au cours des derniers soixante-dix ans au sein des diverses tendances de l’anthropologie britannique et américaine. Paradoxalement, toutes les critiques de l’anthropologie, y compris la critique « Writing Culture » des années 80, ont conservé ce modèle, ou l’ont même renforcé. Bien qu’il demeure adapté à certains projets de recherche, et qu’il ait en fait été renouvelé durant les vingt dernières années par une certaine convergence de l’anthropologie et de l’histoire, je vais plutôt m’intéresser ici à ses insuffisances pour un nombre croissant de projets de recherche en anthropologie dans des domaines qui traitent, par exemple, de science et de technologie, de politique contemporaine et de discours politiques, de mouvements sociaux, d’ONG, d’organisations internationales, du champ jusqu’ici consacré aux questions de développement, des médias et dans une certaine mesure de l’art, des marchés de l’art et des musées (voir Marcus 1998a).

En fait, dans ces domaines assez vastes et de plus en plus importants de la recherche, de nouvelles conceptions et pratiques du travail de terrain et des normes ethnographiques existent, de facto, de façon contingente, avant tout sous forme de réponses pratiques à des conditions de recherche inattendues. De tels travaux témoignent de l’existence de nombreuses méthodes dont ils font bon usage, se souciant peu des conventions en vigueur (voir par exemple, Martin 1994, Gusterson 1996, Fortun, 2001, Holmes 2000). Cependant, pour des raisons que j’examinerai par la suite, je pense que l’articulation d’un paradigme, d’un ethos et d’un ensemble de normes alternatifs (dérivés de l’esprit historique de l’ethnographie mais nettement différents de l’unique paradigme en vigueur) est à ce stade nécessaire. Ce paradigme a besoin de la flexibilité et du pouvoir normatif de celui de Malinowski, notamment pour l’élaboration des projets de thèse de doctorat qui relèvent de la plus haute importance. Mes propres efforts pour lancer un tel débat ont évolué depuis la critique « Writing Culture » vers la reconstitution de l’émergence et des implications de ce que j’ai nommé l’ethnographie multi-site (multi-sited ethnography) (Marcus 1998a). A certains égards, il est incontestable que l’ethnographie traditionnelle ait pu être, et a souvent été, multi-site. Le fait que les populations soient en mouvement, que les technologies et les marchés atteignent l’ensemble du globe rend ce constat encore plus évident. J’espère toutefois démontrer ici les problèmes rencontrés dans l’évolution de certains types de projets de l’ethnographie multi-site, notamment ceux qui ne débutent pas en délimitant un peuple ou un lieu, mais en ayant une perception différente de l’objet d’étude (Marcus 2000). Dans ces projets, un simple savoir-faire de circonstance ou un bricolage méthodologique liés à la pratique de l’ethnographie ne suffisent pas à la constitution ni d’une idéologie ni d’un idéal visant à réguler la pratique. Une discussion et une articulation de la modification des conditions du travail de terrain sont nécessaires à l’émergence d’un paradigme alternatif, entièrement légitimé, de la pratique ethnographique au sein de l’anthropologie.

Je souhaiterais en dire plus à propos des considérations, des conditions et des intérêts divers de la recherche contemporaine qui génèrent un espace multi-site dans la conduite du terrain ; mais étant donné ce que je considère être en jeu dans ce type d’ethnographie (ou du moins, ce que j’ai pu en expliciter), cela prend sens uniquement dans le contexte d’une certaine analyse des contradictions du mode contemporain de production professionnelle de l’anthropologie et dans ce que j’appellerais la crise des modes de réception de sa forme de connaissance ethnographique. Précisons que je traite essentiellement de la situation de l’anthropologie aux États-Unis aujourd’hui, bien que je ne considère pas que ces conditions de réception soient spécifiques à ce pays. Il s’agit plutôt d’une description de la façon dont l’effervescence interdisciplinaire des années 70 et 80 (allant des débats conduits au sein des études littéraire (literary studies) à propos du postmodernisme vers des tentatives de constitution et d’institutionnalisation des études culturelles (cultural studies) de différents types) s’est réadaptée aux pratiques des disciplines tout en leur donnant, à ce moment, une coloration inhabituelle.

Il y a peu de doute que l’ère d’effervescence interdisciplinaire dans les sciences humaines — en déclin, selon moi — qui a débuté par l’introduction des idées post-structuralistes françaises à travers les études littéraire (literary studies) et le féminisme, qui a ensuite marqué un intérêt pour le postmodernisme pour déboucher enfin sur les études culturelles (cultural studies), a eu une influence déterminante sur la pratique de l’anthropologie. Elle a en effet fourni à cette dernière une sorte d’identité et de pertinence hors de ses propres efforts continus visant à se définir et à se promouvoir, ayant ainsi une incidence sur les courants dominants du moment au coeur de la discipline tout comme sur ses tendances périphériques.

Ainsi, par exemple, sous l’influence des études post-coloniales (postcolonial studies) qui furent les premiers produits non occidentaux, théoriquement élaborés, perdurant au sein des institutions à partir de la période d’effervescence interdisciplinaire (voir, par exemple, Comaroff et Comaroff 1992, et Dirks 1998), l’organisation dominante de l’ethnographie et des spécialisations professionnelles au sein de la discipline par aires géographiques (area studies), construite sur l’affirmation d’une compétence portant sur certaines populations, certains lieux, certaines langues, a été revue et renouvelée au sein des plus importantes institutions académiques par de nouvelles convergences entre l’histoire et l’anthropologie. Cela a permis de maintenir le paradigme ethnographique classique des pratiques et des objets traditionnels d’étude tout en le renouvelant de manière intéressante.

Au même moment, l’influence de la période d’effervescence interdisciplinaire a introduit en anthropologie une dynamique beaucoup plus perturbatrice et aussi potentiellement plus innovatrice : c’est sur cet aspect que je veux insister ici. J’ai récemment écrit sur la nature de plus en plus expérimentale des deuxièmes projets ainsi que des suivants menés par des chercheurs reconnus qui font partie de ma génération. Selon mon analyse, ces projets ont souvent des orientations différentes par rapport aux premiers projets qui, effectués en tant que doctorant, visent à établir les bases d’une carrière. C’est à ce niveau que l’appel vibrant des années 80 de l’ethnographie expérimentale a été mis en œuvre de manière concrète (Marcus 1998b). Ces projets débutent souvent par un programme très personnel et n’aboutissent pas au résultat prévisible des monographies « standard », contrairement à la plupart des premiers projets de ces mêmes chercheurs. Autrement dit, ces projets se distinguent car ils ne suivent pas le paradigme classique de symétrie entre l’objet d’étude, le travail de terrain et le produit écrit.

En outre, j’ai observé que dans leurs orientations de départ, nombre de doctorants, parmi les meilleurs, sont attirés vers l’anthropologie par le caractère interdisciplinaire aventureux et non conventionnel de ces deuxièmes projets, et non par le courant dominant. Et d’où ces étudiants tirent-ils leur intérêt pour l’anthropologie ? Non pas du cursus élémentaire traditionnel mais, comme je l’ai de plus en plus observé, des cours influencés par l’arène interdisciplinaire. C’est là que l’anthropologie s’est constituée une identité, d’une manière beaucoup plus forte qu’elle ne l’a fait par elle-même. Cependant, au moment où ces étudiants entament les programmes de doctorats, ils sont confrontés au modèle de formation traditionnel ; la recherche doctorale devient dès lors une négociation entre le modèle des premiers projets qui visent à établir les bases d’une carrière et celui des travaux successifs exemplaires des professeurs. Si je devais aujourd’hui faire une ethnographie du mode de reproduction professionnel, elle porterait sur l’état de ce processus de négociation dans les différentes cultures institutionnelles de la discipline.

La question que je vais me poser à la fin de ce texte est celle de la possibilité pour un paradigme alternatif d’établir, pour ce que j’ai nommé les deuxièmes projets, une légitimité égale à celle des projets inspirés par le paradigme traditionnel. Pour moi, la fécondité de l’anthropologie critique et sa pertinence pour la discipline en dépendent.

Je désire à ce stade me tourner vers le second fil conducteur de mon analyse de la situation contemporaine de la discipline : ce que j’ai appelé la crise des modes de réception de l’ethnographie. En ce moment, les anthropologues proposent beaucoup plus de réflexions originales dans le cadre de la production ethnographique que ce qui a probablement été fait dans les travaux classiques, parce que cette production est devenue le terrain expérimental de la plupart de leurs idées intéressantes à propos des changements du monde contemporain. Cependant, dans ses différentes réceptions, la production ethnographique reste très limitée, conformément à ce qu’elle était probablement supposée être dans sa forme classique. Par conséquent, en dehors de la discipline, les ethnographies sont inévitablement perçues comme subordonnées, en tant qu’ « études de cas » ou exemples, à d’autres usages et d’autres buts — par exemple ceux des théoriciens des sciences humaines et sociales, des responsables politiques, des militants et des journalistes. La tonalité et la puissance de la connaissance anthropologique se retrouvent facilement réappropriées dans les débats de différents domaines et leur valeur est réduite par l’accueil stéréotypé réservé à la production ethnographique vue comme une simple étude de cas d’une « tranche » de l’expérience humaine que les autres discours présentent de manière abstraite. Ceci dit, lorsque l’ethnographie est controversée, elle fournit une résistance au sein d’autres discours politiquement ou socialement plus puissants ; ou lorsqu’elle est lue avec bienveillance, elle apporte des aménagements à certains projets conçus dans un langage abstrait et avec une ambition analytique dans des domaines aussi divers que les études politiques et les études littéraires. En effet, elle agit comme une sorte de substitut de l’expérience, du discours (voice), et des conditions de la vie quotidienne des êtres humains, autrement dit des objets de la théorie ; ce que James Carrier (1998) a défini plus généralement comme des discours virtualistes qui conçoivent le monde abstraitement et essayent de l’influencer par leurs propres termes. C’est évidemment un noble service que rend l’ethnographie, et plus généralement l’anthropologie ; toutefois, le paradigme ethnographique, dans sa formulation classique, ne s’engage que faiblement et aux conditions imposées par d’autres genres de discours théoriques et formels plus puissants.

Cette réception externe, stéréotypée et subordonnée de l’ethnographie n’aurait pas autant de conséquences si le degré de réception interne que les anthropologues ont de leur propre ethnographie était plus fort, plus systématique et plus analytique. Mais à présent, il me semble que ce n’est pas le cas, en particulier dans le champ de nouvelles thématiques et de ce que j’ai nommé les deuxièmes projets effectués par des chercheurs reconnus. Même le courant dominant de l’ethnographie, également influencé par la période d’effervescence interdisciplinaire, ne reçoit que très peu d’attention soutenue et systématique au-delà de très petits cercles de spécialistes. Plus généralement, les ethnographies sont l’objet de jugements esthétiques souvent sommaires. Elles sont évaluées rapidement, établissent les réputations, avant d’être bien souvent oubliées. Tout particulièrement dans les nouvelles thématiques portant sur les sciences et les technologies, ou tout du moins distinctes des études régionales traditionnelles, les efforts effectués au sein de la discipline sont encore trop dispersés pour susciter une communauté capable d’interprétation et d’évaluation critique intense. Si l’on excepte l’admiration que suscite l’innovation à l’intérieur de la discipline, les travaux sont principalement évalués par la réception qui leur est réservée à l’extérieur qui, comme nous avons pu le noter, ne les perçoit que comme de simples ethnographies ou en des termes stéréotypés. Par conséquent, les origines de la crise massive que connaît la réception de la production ethnographique, à l’intérieur comme à l’extérieur de la discipline, résident dans l’affaiblissement du pouvoir de la connaissance, des idées et des arguments véhiculés dans les limites de la production classique. Ce problème nous conduit à dégager un paradigme alternatif de la pratique ethnographique.

Explorons ici la différence que la pratique d’une ethnographie multi-site crée par rapport au travail de terrain issu du paradigme classique. Ce qui est en jeu ici n’est pas le caractère multi-site évident impliqué depuis toujours par l’étude des variantes d’unités culturelles situées en des lieux précis comme, par exemple, celles qui existent entre les milieux rural et urbain de différentes organisations sociales spécifiques, ou encore l’étude du même objet en des contextes différents : il s’agit là du caractère multi-site classique de la comparaison ethnographique. Je pense ici à la comparaison rendue incontrôlable par les changements survenus dans les processus sociaux élémentaires sur lesquels on a compté jusqu’à récemment pour tenir le monde en place. A cet égard, la contribution notable d’Arjun Appadurai, constituée par les modèle du global des ”scapes” (Appadurai 1996), a brisé l’emprise des modèles du système-monde articulés sur une opposition entre le centre et la périphérie. Cela a rendu possible un canevas multi-site fragmenté en ethnographie en lieu et place des processus ordonnés d’une vision globale de l’histoire du capitalisme mondial. Les objets de l’ethnographie doivent maintenant être conçus dans des espaces discontinus et plus fragmentés. Mais le travail d’Appadurai n’offre pas vraiment de cadre méthodologique et n’est pas articulé en termes proprement ethnographiques. Il est beaucoup trop facile d’utiliser sa terminologie, comme de nombreux chercheurs l’ont fait, pour reconstituer la mise en scène classique qui voulait que le travail de terrain porte sur des populations et des lieux circonscrits, bien qu’aujourd’hui la contextualisation soit différente.

Selon moi, les projets multi-sites les plus intéressants découlent des efforts visant à mener une enquête de terrain sur certaines thématiques qui sont très difficiles à situer à l’aide du mode de contextualisation classique. Il y a différentes façons de mener à bien ces projets multi-sites. Esquissons deux scénarios de la façon dont les projets multi-sites impliquant des pratiques de recherche très différentes peuvent émerger des conditions de terrain contemporaines.

Un de ces scénarios découle des conditions contemporaines qui fondent l’ethnographie comme un mode de critique culturelle (cultural critique). Comme Fischer et moi-même l’avons développé dans Anthropology As Cultural Critique (1986 (1999)), la technique de critique classique la plus importante en anthropologie était fondée sur la juxtaposition comme forme de comparaison. Elle a aussi été une technique centrale des avant-gardes occidentales (et des styles postmodernes qui en ont découlé) par l’usage de collages, de montages et d’assemblages, par la création d’effets visant à surprendre ou à défamiliariser, techniques qui jusqu’à un certain point ont été partagées de façon plus prosaïque par l’anthropologie critique. Plutôt qu’esthétique ou idiosyncrasique, la logique de juxtaposition en anthropologie était basée sur une vision stable du monde et de la façon dont les différences étaient agencées : l’Occident et les Autres, des régions géoculturelles distinctes, la juxtaposition de certaines pratiques enchâssées dans des systèmes sociaux, linguistiques et culturels particuliers.

Les fondements de cette logique ont été ébranlés au cours des dernières années par les mouvements massifs de populations, de biens et de technologies, et les réflexions en la matière dans les courants en vogue des sciences sociales ont débordé du monde académique pour pénétrer les discussions quotidiennes et la sphère publique. Tout cela est actuellement débattu à l’aide d’expressions clichés tels que « globalisation » ou « hybridité », et a été érigé comme ayant une pertinence pour la cohérence, l’intégrité et la moralité de la vie localement située. Pour beaucoup de projets de critique culturelle, la logique de juxtaposition, plutôt que d’être donnée, doit elle-même dériver de l’ethnographie, c’est-à-dire de la conception du terrain, qui à son tour génère des espaces de terrain multi-site. Dans mon essai sur l’émergence du paradigme multi-site en ethnographie (Marcus 1998a), j’ai utilisé la métaphore de ”suivre” ou de ”pister” (following or tracking) pour évoquer cette logique d’espace mouvant de l’ethnographie issue des confins du travail de terrain.

Cette stratégie, qui génère des juxtapositions à partir de logiques inédites découvertes en examinant les points de vue indigènes à l’intérieur des scènes de terrain repose également sur des constructions telles que la modernisation réflexive proposée par les théoriciens que sont Ulrich Beck, Anthony Giddens, et Scott Lash (Beck, Giddens and Lash 1994) et, par exemple, l’insistance d’Arjun Appadurai (1996) sur l’accessibilité de « tout partout » (everything everywhere) pour l’imagination située au niveau local. Le cadre d’analyse et d’exposition de l’ethnographie critique dépend d’une cartographie réflexive et d’une véritable crypto-ethnographie de ses sujets à un degré plus élevé qu’auparavant. Par conséquent, la finalité, la fonction, l’éthique ainsi que la nature des relations de travail en jeu dans l’examen traditionnel des points de vue indigènes changent considérablement dans cet espace multi-site pour devenir une sorte de théâtre de réflexivités complices orchestrées par l’ethnographe engagé dans des collaborations beaucoup plus complexes et explicites que ce qui n’a jamais été envisagé dans la mise en scène traditionnelle - soit le compte rendu des relations de terrain avec de simples informateurs.

Le renouveau (revival) de quelques unes des conséquences les plus radicales de la critique « Writing Culture » des années 80 est ici en jeu, bien qu’il ne soit maintenant plus tellement question d’expérimenter l’écriture des textes ethnographiques mais les nouvelles conception du terrain en tant que tel. Prenons, par exemple, le trope central de collaboration dans la critique « Writing Culture » des années 80 et dans cette formulation multi-site. Dans la critique « Writing Culture », la collaboration reconfigurait d’une façon puissamment critique la représentation traditionnelle des rapports anthropologue-sujet dans la mise en scène classique du terrain. Toutefois, cette critique ne brisait ni le cadre, ni la finalité de cette mise en scène. Mais la collaboration qui a lieu dans l’espace de terrain multi-site en évolution brise potentiellement les frontières entre les productions ethnographiques des anthropologues et les productions ainsi que les représentations culturelles comparables des collaborateurs avec lesquels le projet anthropologique est parfaitement complice. Cela soulève des questions de fond pour la valeur et les formes de la connaissance anthropologique que le paradigme alternatif de l’anthropologie peut légitimement générer.

Ce scénario d’élaboration du travail de terrain multi-site complexifie par ailleurs la notion de réflexivité, si emblématique de la critique « Writing Culture ». Dans la recherche multi-site, l’idée que l’ethnographie peut être tour à tour dense et superficielle [3] (thick and thin) est essentielle. J’ai utilisé « thick and thin » comme titre d’un récent recueil d’essais (Marcus 1998), et j’estime que cette métaphore est tout à fait cruciale. Pour l’ethnographie classique, la densité était une vertu, la superficialité ne l’était pas ; dans le travail de terrain multi-site, tant la densité que la superficialité sont escomptées et rendre compte de la différence de qualité et d’intensité des données de terrain devient une des clefs de l’analyse ethnographique. Il s’agit même de la plus substantielle et importante forme de réflexivité des projets multi-sites. Cela implique des questions directes concernant l’accès et les opportunités offertes sur les différents sites, mais cela implique de façon plus intéressante un débat sur l’engagement naissant et les pratiques éthiques en relation avec les collaborations déterminantes au cœur de ces projets. Sous leur forme la plus réflexive, la densité et la superficialité (thickness and thinness) de l’ethnographie multi-site questionnent ce que j’ai nommé un activisme de circonstance (circumstantial activism) et ce que Paul Rabinow a dénommé intégration de circonstance (circumstantial integration) (Rabinow 1999). La signification et les fondements d’un projet ethnographique génèrent une économie morale beaucoup plus compliquée que l’économie morale rédemptrice qui sous-tend l’essentiel de l’ethnographie contemporaine suivant le paradigme classique. Cela détermine les limites de ce que la réflexivité peut explorer dans la relation que l’anthropologue entretient avec un ensemble de sujets qui se trouvent habituellement socialement dominés, déchirés entre la résistance et le compromis envers l’État, le marché et l’ordre institutionnel. Le projet critique de terrain multi-site dont je viens de parler agit dans un espace de référence ethnographique tout autre, mutuellement constitué, à la fois dense et superficiel.

A ce stade, je souhaite aborder plus brièvement un deuxième scénario, qui n’est pas sans relation avec le précédent, l’émergence du travail de terrain multi-site dans le contexte contemporain. En effet, l’essence de l’ethnographie implique d’évoluer dans des mondes véritablement vécus par des sujets ; mais, pour ce faire, il faut plus que jamais traverser les champs de représentations et les modes de discours systématiques produits par les pratiques de la connaissance qui se superposent à ceux des anthropologues. Dans une certaine mesure, afin de créer l’illusion des mondes essentiellement oraux dans lesquels étaient censés évoluer leurs sujets, les anthropologues ont toujours fonctionné en escamotant de la scène du terrain ou de la route qui y conduit les domaines de représentation concurrents. Que ce soit dans les domaines de recherche nouveaux ou dans ceux plus traditionnels, agir de la sorte est de moins en moins possible et acceptable. D’autant plus que les sujets traditionnels produisent eux-mêmes des formes de discours et d’auto-représentation systématiques destinés à un monde de représentation contextualisé produit entre autre par les médias, les États, les entreprises et les ONG. Toute réponse anthropologique à cette condition quasi universelle de l’ethnographie nécessite une forme ou une autre de terrain multi-site.

En effet, l’interdisciplinarité elle-même (jadis considérée comme un domaine distinct du processus de recherche véritable alors qu’il s’agit d’un espace où les projets de recherche font l’objet de débats) se fond dans le domaine de l’ethnographie et devient une des conditions internes de sa production même. La configuration exacte de l’interdisciplinarité dépend de la nature de la recherche ethnographique. Mais le fait que le travail de terrain implique, en tant que lieu de collaboration et de description dense, un engagement intense et des pratiques de connaissance spécialisées, a des implications profondes pour le malaise lié aux formes de réception de la connaissance anthropologique. J’ai examiné précédemment ce problème que j’aborderai à nouveau à la fin de ce texte.

Ainsi, afin de pénétrer finalement dans les mondes vécus des sujets particuliers, qu’ils soient dominés ou dominants, les anthropologues doivent aujourd’hui souvent faire d’une autre discipline, d’un autre mode de connaissance spécialisé un objet ethnographique. Les textes exemplaires de l’ethnographie multi-site actuelle (qui portent pour la plupart sur la science et la technologie, à l’instar des travaux de Paul Rabinow, 1996 et d’Émily Martin, 1994) véhiculent des images d’anthropologues retournant à l’école, assistant à des cours de médecine, lisant des manuels dans le but d’établir les collaborations si importantes pour leurs projets. Ce genre d’ethnographie de la raison, de l’abstraction et des pratiques discursives constitue un des aspects essentiels des projets contemporains impliquant le droit, les médias, les corporations, les arts et même la politique. Parce que chaque sujet peut se retrouver impliqué dans diverses disciplines ou professions, l’ethnographie absorbe une certaine interdisciplinarité en tant qu’objet d’étude partiel. Et, comme mentionné, cela tend à reconfigurer de manière radicale les frontières des pratiques de la connaissance à l’intérieur et à l’extérieur du domaine d’investigation ethnographique, ainsi que l’audience ethnographique et ceux qui sont concernés par l’émergence de lieux de recherche multiples.

Ayant établi comment l’interdisciplinarité se fond dans la recherche multi-site, je veux revenir, en conclusion, sur mon analyse précédente des contradictions et des malaises de la pratique professionnelle de l’anthropologie contemporaine. Proposer le nouveau paradigme d’une ethnographie multi-site est le principal enjeu que j’ai voulu poser et clarifier dans ce texte. Revenons aux tensions que subissent les doctorants entre l’appel des deuxièmes projets de professeurs reconnus et le paradigme traditionnel de l’ethnographie encore en vigueur. La tâche critique pour le futur est de transformer en un paradigme alternatif de la méthode ethnographique aussi légitime que le traditionnel ce que les travaux exemplaires des chercheurs reconnus génèrent à travers une rhétorique de la sérendipité, des opportunités et des ruptures inattendues et contingentes rencontrées dans ce qui est, à l’origine, une ethnographie traditionnelle (Marcus 1999).

Chaque printemps, je suis principalement occupé à lire des thèses et des projets de terrains. J’ai remarqué que les projets les plus intéressants conçus par nos étudiants témoignent des mêmes conditions changeantes de travail que les deuxièmes et successifs travaux des chercheurs reconnus, mais en l’absence de liberté d’expérimentation et de modèle explicite de normes alternatives pour conduire le travail de terrain. Ces exemples inspirent ce que les thèses devraient être sans en constituer les modèles. Les thèses de doctorat ne peuvent ni commencer ni se terminer de la même manière que ces projets par une rhétorique de la sérendipité mais au contraire doivent constituer une méthode à partir d’une rhétorique de la circonstance. Comme noté, une question centrale pour moi est de quelle manière les deuxièmes projets sont des modèles de formation pour les débutants, ou plutôt dans quels discours méthodologiques peuvent-ils prendre place. L’élaboration des scénarios d’une pratique changeante que j’ai abordé dans ce texte est un premier essai pour répondre à cette question. Je reviens finalement à cet autre malaise de l’anthropologie déjà mentionné : une certaine crise des modes de réception de l’ethnographie. Dans ce cas, la réponse à la proposition d’une recherche multi-site telle que je l’ai décrite est beaucoup plus complexe. Je vais simplement rappeler le potentiel et la nécessité d’une ethnographie multi-site pour intégrer certaines connexions interdisciplinaires au sein de la recherche de terrain elle-même. Cela suggère la possibilité que les relations de terrain puissent également devenir des relations professionnelles et celle d’une sphère de normes et de pratiques qui doivent encore être explorées, dans le cadre desquelles la principale audience de l’ethnographie sont aussi les collaborateurs et les sujets du travail de terrain. Il s’agit de beaucoup plus qu’une réponse des indigènes aux anthropologues, comme cela a été annoncé depuis longtemps dans la mise en scène traditionnelle. C’est une reconception totale du type de connaissance que l’anthropologie offre et de son audience au sein des hiérarchies de connaissance de ses bastions euro-américains. De plus cela soulève de nouvelles questions à propos des types de connaissance offertes par la communauté de la discipline.

Pour finir, ce qui est peut-être en jeu est le dépassement de l’idée d’une ethnographie comme simple production d’un certain genre d’ouvrages, de textes, ou d’une forme emblématique de savoir. L’ethnographie se diffuse ainsi en de nombreuses formes alternatives possibles d’écriture rendues nécessaires par les relations et la réception qu’implique une conception multi-site du travail de terrain. Par conséquent, nous n’avons pas à nous occuper, ce que les chercheurs impliqués dans les projets du deuxième type ne font d’ailleurs pas, du fait que le modèle de l’ethnographie soit une monographie représentant et rapportant en détail le travail de terrain. Car l’ethnographie se rapporte plutôt à un processus global générant différents modes d’écriture dont la production académique réservée à la discipline ne représente qu’une forme parmi d’autres. Dans ce cadre, il nous est possible de briser l’emprise de la réception externe stéréotypée qui est réservée à la connaissance anthropologique vue comme une simple étude de cas, ainsi que les réceptions internes, fragmentées, essentiellement esthétiques que les anthropologues ont de leur propre forme de connaissance. Comme j’ai tenté de l’expliquer, c’est l’évolution de la recherche multi-site dans des mondes d’enquête représentés de façon redondante et multiple qui commence à mûrir à travers le malaise de l’ethnographie. Ainsi, ce malaise se situe au cœur du futur de l’anthropologie elle-même.

add_to_photos Notes

[1L’anglais predicament, traduit par malaise, doit être compris non seulement comme problème mais aussi possibilité, ouverture (NdT).

[2Conférence prononcée le 15 mai 2001 à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel (Suisse). Traduction de l’anglais (États-Unis) par Patricia Arnold, Alessandro Monsutti et Olivier Schinz ; revue, corrigée et acceptée par l’auteur.

[3Le terme de thin, traduit ici par superficiel, n’en porte pas la connotation négative : si un terrain mal mené peut résulter en des données superficielles, celles-ci ne sont pas à proprement parler thin. Les données thin doivent être le témoin de processus culturels qui sont eux-mêmes thin. (NdT)

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Pour citer cet article :

George Marcus, 2002. « Au-delà de Malinowski et après Writing Culture : à propos du futur de l’anthropologie culturelle et du malaise de l’ethnographie ». ethnographiques.org, Numéro 1 - avril 2002 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2002/Marcus - consulté le 19.03.2024)
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