Sommaire

Table des matières

Avant-propos

Pierre Centlivres, qui a parrainé la revue ethnographiques.org dans son berceau, a depuis toujours considéré que la photographie apportait à sa pratique d’ethnologue une importante source documentaire et contribuait aussi à communiquer la dimension esthétique et humaine de l’expérience ethnographique. Il annonçait ainsi dans l’entretien paru dans le numéro 1 qu’il préparait avec Micheline Centlivres-Demont un livre de textes et de photographies sur leurs terrains afghans. Ce bel ouvrage, Portraits d’Afghanistan, est récemment paru et nous reproduisons, avec l’autorisation des auteurs et des éditions Adam Biro que nous remercions ici, l’introduction qui retrace l’évolution de ce pays et réfléchit aux rapports que ethnographes et Afghans ont pu entretenir avec la photographie. 10 photographies, choisies parmi la centaine du livre, illustrent comment le regard anthropologique se nourrit du regard de l’autre.

Pierre Centlivres, Micheline Centlivres-Demont ; [avant-propos par Jean-Christophe Blaser]. 2002. Portraits d’Afghanistan. Paris : A. Biro, 220 p.

Nota : pour des raisons techniques, les photographies ici numérisées n’ont pas la qualité d’impression d’art de l’ouvrage original.

Un bref portrait

Qu’il était beau, l’Afghanistan des années soixante, avec ses hautes montagnes, les mœurs patriarcales — intactes, disait-on — de ses habitants, ses paysages inoubliables et son air pur, du moins dans la mémoire des voyageurs européens et des exilés afghans en Occident. En atterrissant à l’aéroport de Kaboul, haute capitale bâtie à 1 800 mètres d’altitude, entourée de collines arides sur lesquelles on voyait encore des restes de murailles, on distinguait vers le sud un ensemble de HLM en construction, conçues par des ingénieurs russes pour la classe moyenne des fonctionnaires afghans, et appelées à la soviétique Mikrorayon. On arrivait ensuite à la « ville nouvelle », construite à l’emplacement des casernements britanniques lors des guerres anglo-afghanes du XIXe siècle.

L’artère principale de Kaboul, bordée de façades de style colonial russe, celui des quartiers européens des villes d’Asie centrale, séparait deux fragments de l’ancienne cité : les marchés aux grains et aux épices, les ruelles où l’on vendait des calots brodés et des caftans, côté rivière, l’ancien quartier hindou de Shorbâzâr avec ses hautes maisons de terre, ses caravansérails aux fenêtres de bois, côté montagne. Dans les rues, feutrées de poussière l’été, embouées de neige fondue l’hiver, des campagnards en turban et quelques silhouettes féminines, rares et couvertes du châdri, se mêlaient aux citadins portant la kulâ d’astrakan.
Le cœur de l’Asie était là, à deux pas de l’hôtel Kaboul, à portée de caméra, avec, au loin, vers le nord, les sommets blancs de l’Hindou-Kouch.
En marge des empires coloniaux et d’accès difficile, l’Afghanistan a longtemps représenté pour l’Europe un pays fermé ou du moins au stade de l’exploration. Quelques voyageurs, quelques écrivains photographes, tels Ella Maillart ou Nicolas Bouvier et, auparavant, les aventuriers de la Croisière jaune, levaient parfois un coin du voile et nous en rapportaient des pages et des images propres à nourrir nos rêves.

Dans ces années soixante donc, un Afghanistan en apparence « millénaire » découvre à la fois les hippies en route pour Katmandou, le tourisme d’aventure chic, l’aide au développement et les premières équipes d’anthropologues. Roland Michaud moissonne dans un pays saisi dans son apparente immuabilité des images en couleurs d’une grande beauté, celles d’un univers pastoral aux cavaliers à la fois sauvages et pensifs dans lequel la fragilité des roses et l’éclat éphémère des saisons renvoient à des valeurs éternelles. Là, des chameliers platoniciens, eux-mêmes icônes intemporelles, méditent sur l’univers infini des idées parfaites.

L’Afghanistan est alors un pays de douze millions d’habitants environ, dont quelques centaines de milliers de nomades. Kaboul, la capitale, compte près d’un demi-million d’âmes. Son université assure la formation de 5 757 étudiants, dont 849 filles, pour l’année 1969-70 [1]. Alors qu’au début de la décennie, le pays ne comprend qu’un peu plus de 3 % de lettrés, le nombre des écolières et des écoliers est en nette augmentation : 76 361 pour les premières et 503 594 pour les seconds en 1969-70.
Près de 90% des Afghans vivent alors de l’agriculture et de l’élevage, ce que reflète la nature des exportations : les fruits secs en premier lieu, puis les peaux de karakul (astrakan). Le gaz des plaines du Nord vendu à l’URSS vient en troisième position. L’URSS occupe entre 1950 et 1971 de loin la première place pour le montant des prêts et des dons accordés à l’Afghanistan, suivie des États-Unis.

Malgré la résistance des milieux religieux conservateurs, on voit de plus en plus de femmes dévoilées, du moins sans châdri, à Kaboul et dans les autres grandes villes. La famille royale a donné l’exemple : lors du jashen — fête nationale — de 1959, les épouses des ministres et des princes de la famille royale sont apparues en public à visage découvert.

Loin d’être enfermé dans un temps immobile, l’Afghanistan est un pays en mouvement qui se modernise à un rythme soutenu. En août 1964, la route du Salang s’ouvre à la circulation automobile. Cet ouvrage d’art étonnant construit avec l’aide de l’Union soviétique culmine à 3 363 mètres d’altitude par un tunnel de presque trois kilomètres de long, permettant la liaison directe, hiver comme été, entre Kaboul et les plaines du Turkestan. La route facilite et raccourcit l’antique voie menant de la vallée de l’Indus aux territoires au-delà de l’Amou-Daria, alors républiques soviétiques.

Le temps du changement

Le premier octobre 1964, une nouvelle constitution, parlementaire et démocratique, est promulguée par Sa Majesté Zaher Shah. La famille royale est exclue des fonctions ministérielles. Les femmes se voient reconnaître le droit de vote et la liberté de la presse est garantie. Quelques mois après se constitue le Parti démocratique du peuple afghan (PDPA), réunissant plusieurs factions marxistes et dans lequel se recruteront les artisans du coup d’État d’avril 1978, puis les présidents et principaux ministres du régime issu de ce coup d’État.

L’université de Kaboul s’enrichit de nouveaux instituts, sous parrainage étranger. À la création en 1963 d’une école d’ingénieurs sous le patronage des États-Unis répond celle, en 1967, de l’Institut polytechnique construit avec l’aide de l’URSS et encadré par des professeurs soviétiques. Entre-temps, l’université avait connu sa première manifestation violente en octobre 1965, à l’occasion de laquelle les étudiants avaient affronté la troupe au lendemain de la mise en place des nouvelles institutions parlementaires. Il y avait eu des morts.

La couverture cartographique du pays au 100 000e s’achevait, alors qu’entrait en service, avec l’aide des Américains, la route Kaboul-Kandahar, puis Hérat-frontière iranienne (1966) et le gazoduc Shibirghan-URSS (1968). Le développement de l’infrastructure encouragea celui du tourisme : en 1969, 63 000 touristes visitaient le pays, 113 000 en 1971, la plupart par terre. Beaucoup de routards se risquaient dans de vieilles voitures sur les pistes de l’Asie, des villes d’Europe à Katmandou. Les Afghans éberlués virent passer les cohortes de ceux qu’ils prenaient pour des malang — religieux itinérants —, en fait des amateurs du grand voyage poussés par l’aventure, le mirage d’autres horizons, le mythe d’une civilisation sans besoins frelatés et le hachisch bon marché. Ils ne se confondaient pas avec les dévoués volontaires de l’American Peace Corps — plusieurs centaines — que l’administration Kennedy avait lancés au secours du tiers-monde.

Le rythme des changements était trop rapide peut-être et laissait en arrière de larges secteurs de la population : cultivateurs sans terres, masses illettrées, diplômés sans emploi. Leur situation empira encore avec la diminution de l’aide étrangère et l’affreuse sécheresse de 1971 et 1972. D’où une migration pitoyable de paysans ruinés vers les régions épargnées. Alors que s’aggravait la misère des campagnes et que sévissait la corruption de fonctionnaires mal payés, des étudiants désorientés et ignorant la réalité de l’arrière-pays cherchaient des modèles salvateurs dans le marxisme ou l’islam radical des Frères musulmans.

Pour peu que l’on prît ses distances par rapport aux sites touristiques et que l’on quittât le confort rassurant des hôtels pour étrangers, le contraste entre nantis et miséreux, entre grands propriétaires fonciers et métayers soumis à l’arbitraire des premiers et à l’extorsion exercée par les fonctionnaires et notables locaux sautait aux yeux. On pouvait pressentir les explosions à venir. Les catastrophes s’annonçaient : coups d’État, intervention de l’Armée rouge, guerre civile allaient bouleverser le pays.

En 1968, une vague de grèves — plus d’une vingtaine dans l’ensemble du pays — éclata dans le secteur industriel, pourtant peu développé, un secteur où les salaires étaient misérables et les conditions de travail à la limite du supportable. L’éveil d’une conscience ouvrière coïncida avec l’agitation du campus de l’université de Kaboul protestant contre l’ordre ancien, assimilé par ses maîtres à penser au féodalisme et à l’obscurantisme.

Un coup d’État éclata le 17 juillet 1973. Le prince Daoud, ancien Premier ministre, cousin et beau-frère du roi Zaher Shah, profita d’un séjour de ce dernier en Italie pour proclamer la république dont il se fit bientôt élire président. Daoud, au nom d’une politique nationaliste de l’ « afghanité », interdit les surnoms « ethniques » non pachtouns et la diffusion de médias en langues autres que le dari et le pachtou. Il envoya les bacheliers seconder les nouveaux gouverneurs de province et de district chargés d’expliquer la nouvelle république. Sous sa présidence éclatèrent les premiers soulèvements islamistes, qui furent réprimés durement. Il fut victime d’un second coup d’État, sanglant celui-là, le 27 avril 1978. Ce coup d’État mis sur pied par le PDPA inaugura la fâcheuse période des exécutions d’opposants, des purges dans l’appareil du parti, des meurtres de dirigeants. La nouvelle équipe tenta de faire appliquer une série de décrets, pour la plupart justifiés, touchant à l’endettement, mettant en train une réforme agraire et organisant l’éducation des filles.

Les paysans, peu préparés à ces changements brutalement mis sur pied, y virent l’œuvre d’un gouvernement ennemi de l’islam ; il y eut des révoltes dans toutes les provinces. Hérat se souleva la première en mai 1979 et fut bombardée cruellement par les avions du gouvernement. La suite est connue : irruption des troupes soviétiques fin décembre 1979, afflux de réfugiés au Pakistan et en Iran, alors qu’à Kaboul les équipes au pouvoir s’entre-déchirent.

L’amateur d’iconographie politique, en ces temps-là, ne peut qu’être comblé, puis frappé de stupeur par les spectacles monumentaux des Journées du parti, dans l’Afghanistan des années quatre-vingt, véritables tableaux d’histoire, reflets des grands modèles de Chine et de Russie et des républiques soviétiques d’Asie centrale : parades de drapeaux, banderoles rouges portant les résolutions du parti, militants marchant au pas ornés de la médaille du travail, avec au premier plan, sur la tribune, le président-secrétaire général du parti. Lui et ses semblables étaient des hommes grands, massifs, robustes, infatigables harangueurs de meetings, la poitrine gonflée sous le complet brun terne de bonne coupe prolétarienne, le regard porté au loin. Multipliés par mille, leurs portraits étaient brandis dans un cortège sans fausse note, marchant au pas de l’hymne national nouvellement composé, dans une ville elle-même ornée de fresques monumentales représentant les personnages progressistes du passé et les figures allégoriques de la patrie et des peuples réconciliés.

Les dirigeants, gardiens de l’orthodoxie, ont pour la plupart connu une pitoyable destinée. Leur passage à la tête de l’État fut rapide et dramatique : Taraki fut assassiné en 1979, et Amin, son successeur et meurtrier supposé, fut exécuté à la fin de la même année, probablement par un commando soviétique. Le nouveau secrétaire général, Premier ministre et président, Babrak Karmal, prend sa retraite, pour cause de maladie, en 1986. Nadjibullah lui succède, que les talibans mettent à mort en septembre 1996.

Les troupes soviétiques se retirent en février 1989 et le régime qu’elles avaient soutenu s’effondre en avril 1992 avec l’entrée à Kaboul des moudjahidin. Suivent quatre années de guerre civile entre factions, à laquelle met partiellement fin le régime des talibans. Kaboul tombe entre leurs mains sans combat le 27 septembre 1996. Ils apportent, aux yeux de bien des Afghans, l’ordre et la sécurité et la fin des exactions des commandants moudjahidin. À la suite des attentats du 11 septembre 2001 et de l’action conjuguée des États-Unis et de l’opposition intérieure, les talibans quittent la scène à leur tour en novembre 2001.

Des photographes timides

Nous avons effectué de longs séjours de recherches en Afghanistan entre 1966 et 1998, à commencer par Tashqurghan, une petite ville du Nord, dont le marché couvert, superbe construction de briques au plafond incrusté de porcelaines de Kachgar, avait été classé monument du patrimoine à la veille d’une guerre qui a vu sa destruction complète. Au début des années 1970, nous nous sommes intéressés aux identités collectives et aux relations interethniques dans le nord de l’Afghanistan, peu avant le conflit qui allait déchirer le pays.

Après le coup d’État communiste de 1978 et l’intervention soviétique, nous fûmes chargés de plusieurs missions parmi les réfugiés afghans au Pakistan et en Iran. En 1990, 1996 et 1998, il nous fut à nouveau possible de retourner en Afghanistan, un Afghanistan dévasté et privé de ses élites. Nous partions à la recherche des gens et des lieux qui nous étaient familiers trente ans auparavant. Une partie d’entre eux hélas, s’ils avaient survécu, se trouvaient désormais exilés au Pakistan ou parmi la diaspora afghane en Europe.

Dans les pages qui suivent, nous aimerions montrer les personnes, les paysages et les saisons de nos séjours en Afghanistan, puis parmi les Afghans en exil, et éclairer par l’image et le texte divers moments de l’histoire de l’Afghanistan. Un Afghanistan « d’avant », dans les villes et les villages du nord et du centre du pays, trompeusement immuable, puis la « nation en exil » des Afghans au Pakistan, et aussi l’Afghanistan retrouvé, pendant les courts séjours effectués dans un pays frappé par la guerre civile.
Nos rapports avec la photographie, au début, ont été timides. Nous possédions deux appareils, l’un pour les diapositives, l’autre pour les photos noir et blanc. Plus tard, nous nous sommes aussi servis de négatifs couleurs. Les vues de paysages, de scènes prises d’une certaine distance ou de mouvements étaient en général fixées sur diapositives. Les scènes plus rapprochées, les portraits de nos interlocuteurs ou des artisans du bazar étaient saisis en noir et blanc. En noir et blanc également, les documents « ethnographiques » : informateurs, opérations techniques, ateliers ou boutiques.

Lors du premier séjour à Tashqurghan, en 1966, l’appareil photographique était utilisé comme un outil de l’enquête et les photographies jugées comme des données plus précises, plus fidèles que les notes du carnet d’enquête. Les premières devaient également servir d’aide-mémoire, d’inventaire d’outillages d’artisans ou d’assortiments de boutiques. La prise de vue de gestes et de séquences techniques, de panoplies d’objets fabriqués sur place était également au programme, non sans que la beauté des formes, des attitudes et des visages n’exerçât sa séduction. La photographie enfin nous semblait indispensable à la saisie du « contexte » : rue du marché, bazar tout entier ou oasis de Tashqurghan entre désert et montagne.

Photographier n’allait pas sans dire, du moins en ce qui concernait les femmes que, contrairement à Pierre, Micheline pouvait approcher, et avec lesquelles elle pouvait seule négocier un portrait. C’est que l’entourage craignait moins la « captation de l’image » d’une personne de sexe féminin que l’usage ultérieur qui pouvait en être fait. Par exemple, l’exhiber à des hommes du voisinage, qui auraient accès, contrairement aux règles de la bienséance et de l’honneur, à l’image d’une fille nubile ou d’une femme mariée.

Nous pratiquions, au début de nos séjours, une sorte d’autocensure, tant nous semblait répréhensible — époque oblige — et risquée la saisie illégitime de quelque chose d’intime. Mais on ne parcourt pas impunément les rues du bazar, l’appareil bien en vue sur le ventre. Les commerçants et les artisans nous interpellaient : « Qu’attends-tu pour nous prendre en photo ? ».

En Afghanistan, la photographie se dit `aks, mot qui signifie aussi réfraction, reflet, opposition ; un mot arabe à l’origine, utilisé en rhétorique pour désigner la figure de l’inversion et du chiasme, ce qui semble une désignation appropriée de l’image photographique. Cette technique était loin d’être inconnue de nos interlocuteurs. Ils recouraient à des photographes ambulants pour la photographie devant figurer sur leurs papiers d’identité, exigés des hommes en âge de service militaire et inconnus des femmes. Quelques habitants de Kaboul en voyage en province, et plus rarement des voyageurs étrangers, mitraillaient les scènes de marché dans les petites villes de l’intérieur. Personne ou presque alors — cela a changé avec les talibans — ne mettait en avant, contre l’image, une interprétation rigoureuse des prescriptions du Coran et des traditions interdisant la reproduction des êtres animés. Au contraire, nos prises de vues étaient un divertissement bienvenu au bazar pour les gamins et les désœuvrés qui faisaient cercle autour du photographe.

Commis à l’investigation de la différence culturelle, l’ethnologue pour sa recherche se trouve invité à documenter son enquête par des photographies qui doivent trouver place dans ses livres et ses articles. Le thème de l’altérité, avec ce qu’il comporte de pittoresque, de choquant, de séduisant parfois, est sans doute consubstantiel à l’ethnologie classique. Nous avons pourtant écarté de notre corpus le thème exotique pour mettre l’accent sur le familier, l’interaction, le « terrain d’entente » au sens propre. Pas de hautes coiffes turkmènes ni de caravanes de chameaux sur fond de steppe sans fin : les transes du chaman sont simulées et les indigènes portent les vêtements usés de l’Occident. La « différence » est ailleurs, dans la trame d’existences singulières sans doute.

Les Afghans et la photographie

Pour les hommes, le portrait photographique était une affaire importante. Être choisi comme sujet était la source d’une modeste fierté, presque une aventure virile où la niaiserie du sourire était bannie, mais non la satisfaction intérieure d’un événement exceptionnel. Le refus était rare. Pas question de prendre l’air « naturel », de consentir à l’ « instantané ». L’acceptation enthousiaste d’être l’élu du photographe était la règle, sous la condition que nous lui remettions son image, qui serait développée lors d’un prochain séjour à Kaboul. La promesse était le plus souvent tenue. Le « sujet » prenait la pose, de face, le visage parfaitement sérieux, debout, le corps redressé, les bras plaqués contre les côtés. Avant le déclic, il rectifiait rapidement la tenue, renouait son turban, ajustait le caftan. Le tirage ne satisfaisait pas toujours les intéressés ; ils le voulaient clair, le visage pâle. L’image devait montrer l’ensemble de la personne, et pas seulement la tête ou le buste.

Peu nombreuses étaient les demeures d’artisans ou de commerçants, même pauvres, qui ne s’ornaient d’un portrait au moins, celui du maître de maison en uniforme de soldat ou celui d’un guide spirituel lié à un ordre soufi auquel le premier était affilié. À la place d’honneur, encadré, le portrait était souvent proche de l’idéal du chromo vendu au bazar, colorié, retouché, la tête entourée d’un halo.

Plus tard, avec la guerre, se multiplièrent d’autres images, celles des martyrs, combattants de la foi, volontaires du djihad tués à l’ennemi. Il s’agissait en général, pour le commun des moudjahidin, d’une photo d’identité retouchée, montrant un visage pâle et figé.

De 1966 à 1998, nous avons photographié un grand nombre de personnes : artisans, groupes de villageois, fonctionnaires provinciaux ou envoyés de la capitale en province, notables locaux, voyageurs, ainsi que d’innombrables monuments, scènes et sites. Les sujets vont du bazar de Tashqurghan, de celui de Nahrin, aux camps de réfugiés au Pakistan, des faubourgs de Kaboul aux paysages hivernaux du Hazarajat, dans l’Afghanistan central. Les « beaux types indigènes » et l’iconographie ethnique : le cavalier turkmène, le laborieux Hazara, le Tadjik industrieux, le fier Pachtoun représentent une tentation forte pour l’observateur néophyte, lecteur du Fromentin d’Un été dans le Sahara. À chaque pas il pourrait écrire, ou faire dire à son appareil : « C’est une belle tête, fortement basanée, ardente et pleine de résolution, quoique souriante, avec de grands yeux doux et une bouche fréquemment entrouverte à la manière des enfants », tel un amateur d’exotisme tombé sous le charme du pays et de ses habitants si habiles à séduire et à captiver l’étranger. Les stéréotypes s’estompent cependant lorsque l’on découvre le peu de consistance des typologies ethniques, l’individualité de chaque homme et de chaque femme, et les liens qui les rattachent, par-delà les solidarités tribales ou locales, à un réseau transcendant les appartenances uniques.

Au cours de nombreux séjours nous rephotographions à plusieurs années de distance les mêmes interlocuteurs, dans les mêmes lieux ou dans leur exil. Chaque retour en Afghanistan ou au Pakistan était l’occasion de retrouvailles, instants de bonheur certes, mais aussi constat muet — sur plus de trente années parfois — des ravages du temps et du drame des disparitions.

L’axe du temps

Deux périodes ou deux environnements peuvent être distingués dans l’ensemble des images présentées, correspondant à des situations et des conditions de vie totalement différentes. La première est celle des années soixante et soixante-dix, les dernières de la monarchie et celles de la république de Daoud, dans un Afghanistan que les longues années de conflit subséquentes font apparaître a posteriori comme paisible et comme « traditionnel ». Mais, en réalité, nous le savons bien, le pays était déjà secoué par une crise sociale et économique allant s’aggravant.

La seconde période est marquée par une tragédie faite de combats, de destructions et de massacres. Dans les immenses camps de réfugiés du Pakistan, gigantesques agglomérations entre désert et zones agricoles, ravitaillés par l’énorme machine des organisations internationales, les Afghans, secouant les risques de dépendance, reconstituent dans le pays qui les accueille une société afghane en exil, avec ses bazars, ses notables et ses partis politiques. Après 1992, au conflit entre moudjahidin et « communistes » succèdent la guerre civile entre factions issues de la résistance islamique, puis la conquête et la « pacification » du pays par les talibans, qui disparaissent à leur tour.

Portraits, scènes de rues ou de marchés, paysages animés ou non, scènes du travail quotidien et de fêtes, images de l’exil afghan, voilà ce que nous souhaitons montrer d’un pays auquel nous lie une longue relation prolongée par la mémoire, elle-même avivée et nourrie par l’image.

En passant en revue les clichés accumulés depuis tant d’années, condamnés à n’en choisir qu’un nombre limité, nous sommes frappés par la proportion élevée de photographies de groupe, comme si nous avions privilégié une présentation collective, ou communautaire, du peuple afghan. À la réflexion, il n’est pas certain que ce choix soit uniquement de notre fait. C’est souvent à plusieurs que nos interlocuteurs se présentaient à nous. Nos entretiens se faisaient rarement avec une seule personne ; les Afghans que nous avons connus aimaient être ensemble, que ce soit en voyage ou sur la place du village, et surtout face à l’appareil photographique. Être ensemble est à la fois un aspect de la sociabilité et un besoin affectif, dans un pays ou les « genres », les hommes et les femmes, vivent le plus souvent séparés.

Dans la durée, ces photographies noir et blanc nous semblent exprimer quelque chose d’épuré, d’essentiel, du pays et de ses habitants, tels que nous les avons connus. Elles laissent percevoir ce qu’il y a derrière l’image. Au-delà de l’austérité des paysages et de la gravité des visages, elles donnent à voir peut-être la dureté d’existences habitées par la tragédie. Elles disent aussi quelque chose de nos rapports avec elles.

Au lecteur à deviner qui, de nous deux, est l’auteur de telle ou telle image ; nous ne le savons pas toujours nous-mêmes avec certitude... À lui aussi d’attribuer les textes à l’un ou à l’autre.

Nous souhaitons que ce livre, par-delà tout esthétisme, toute anecdote, dévoile quelque chose d’un pays violent, dur et tendre à la fois, dont les habitants font preuve d’un courage et d’une vitalité extraordinaires.

 

Shir Mohammad et Abdur Rahman

Shir Mohammad et Abdur Rahman devant notre maison.
Tashqurghan, été 1966

Devant notre maison de Tashqurghan, en octobre 1966, deux personnages affrontent le photographe. Celui de droite prend la pose, tendu, même raidi, les mains le long du corps comme on le lui a appris à l’armée. L’autre paraît indifférent, accroupi dans une attitude plus confortable, voire désinvolte ; il a l’air de subir l’opération avec une expression de léger ennui, et d’attendre avec résignation qu’elle arrive à son terme. L’ouverture d’un local obscur l’encadre exactement.
Notre maison est en terre. Sa façade est recouverte d’un enduit de boue malaxée et mêlée de paille hachée ; ses murs épais sont une protection efficace contre le froid rigoureux de l’hiver et les fortes chaleurs de l’été. Nous habitons au-dessus du sombre local qui abrite un reste de luzerne et des jarres pour l’eau froide, dans une chambre à laquelle on accède par un escalier extérieur. Souvent, nous passons la fin de la journée et une partie de la nuit sur le toit de notre demeure, agréablement ventilé par la brise du soir.
Shir Mohammad, le personnage de gauche, est originaire de la vallée du Panjshir, mais habite depuis longtemps à Kaboul où il travaille comme cuisinier et « homme de ménage » chez des étrangers tels que nous. Les Européens appellent en général bacha, c’est-à-dire garçon — ou enfant — les personnes à leur service, quelque soit leur âge : l’état domestique infantilise, c’est bien connu... Bref, Shir Mohammad est notre bacha, mais nous l’appelons Shir. Depuis notre départ de Kaboul, il est au service d’un Français qui le laisse passer quelques jours à Tashqurghan pour aider à notre installation. Il est aujourd’hui, en 2002, cuisinier du personnel iranien de l’ambassade de France à Téhéran.
Shir porte un manteau de pluie d’origine européenne, acheté sur un marché spécialisé de la capitale. Y aboutissent les vieux vêtements recueillis en Occident par des organisations charitables. Depuis que l’émir Amanullah a imposé la modernisation de l’apparence en ville, presque tous les Kabouli s’habillent de fripes.
En revanche, Abdur Rahman, le personnage de droite, porte le vêtement des campagnards du nord de l’Afghanistan : le chapan, caftan rayé de coton avec une fine bordure de soie tressée, et le turban. Abdur Rahman est natif d’un village voisin, à l’est de Tashqurghan. C’est lui qui va puiser notre eau et tient notre ménage. Le propriétaire de notre maison nous l’a présenté un beau jour comme son neveu : « Il ne sait rien faire mais il apprendra, et puis, pour balayer la cour, laver le linge et garder la maison, et surtout pour porter votre sacoche et votre matériel de travail, il fera l’affaire. » Et Abdur Rahman entra dans notre vie, nous accompagnant au bazar avec la serviette contenant les menus outils du travail ethnographique : crayon, mètre à ruban, carnet de notes, appareil photographique.

La fille du sénateur

La fille du sénateur
Dahana Ghori (province de Baghlan), 19 septembre 1973

Elle est fiancée à son cousin et passe les dernières semaines de sa vie de célibataire dans la maison de son père. Bientôt, c’est sa belle-mère — sa tante paternelle — qu’elle secondera dans les tâches ménagères. Nassima portera alors un nouveau nom, celui que les femmes de sa belle-famille lui auront donné, généralement un nom de fleur : « fleur de jasmin », « fleur de tulipe ».
Ce matin — peu avant notre départ —, elle accepte que je la photographie ; Pierre n’assiste bien sûr pas à l’opération. Après le petit déjeuner de thé et de pain, les hommes ont quitté la maison pour le bazar ou les champs. La vaste cour ombragée, entourée de hauts murs de terre qui la protègent des regards extérieurs, est maintenant le domaine exclusif des femmes et des enfants en bas âge. Depuis la galerie qui surplombe la cour, la mère de Nassima donne ses ordres aux servantes. Elle distribue les légumes, la viande, le riz et la farine pour la préparation du repas de midi qui réunit séparément les hommes et les femmes.
Agenouillée sur un kilim usagé, Nassima essuie les soucoupes avant de m’offrir le thé. On distingue la théière ; les bols sont mystérieusement absents. Ce qui à gauche ressemble à une corbeille renversée est en réalité une cage pour les poules.
La gracieuse jeune fille est parée de bijoux qu’elle a reçus pour ses fiançailles. Son attitude non dépourvue de timidité possède cependant l’assurance que donnent la richesse, le rang et la beauté. Sous la robe longue et souple, le pantalon ample laisse à la femme afghane une grande liberté de mouvements pour s’agenouiller, s’accroupir, effectuer les tâches ménagères et accomplir les gestes de la prière.
Tout à l’heure, Nassima va continuer à broder. Broderies et tissages doivent mettre en valeur l’habileté de la fiancée et celle des femmes de sa famille à qui incombe la confection du trousseau.

L’arbâb de Yarm et son beau-frère

L’arbâb de Yarm et son beau-frère
Yarm (province de Baghlan), 27 août 1973

Le village de Yarm est tout en amont, à 2 000 mètres d’altitude, de la vallée de Jilga, dans le district de Nahrin. Ses habitants, tadjiks pour la plupart, élèvent des chèvres et font pousser du blé, de l’orge et l’Eleagnus augustifolia (un oléagineux), en culture irriguée. De Yarm, un chemin mène, vers le sud-est, au col de Khawak, puis dans la vallée du Panjshir.
Le soleil du début de l’après-midi éclaire suffisamment la chambre d’hôte et les personnages pour que le flash ne soit pas nécessaire. À gauche, l’arbâb : un notable et paysan moyen qui possède, en plus de ses terres agricoles, un verger de mûriers et de cerisiers. Il a épousé la sœur d’un député du district et s’entend fort bien avec son jeune beau-frère, le personnage de droite. L’arbâb porte un gilet de velours côtelé brun, confectionné par un tailleur de Nahrin. Les poches du gilet sont importantes et liées à sa fonction ; elles contiennent quelques papiers officiels et un stylo, qui est l’insigne du lettré. Le beau-frère étudie dans une madrasa et porte le turban enroulé conforme à sa dignité, ainsi qu’un veston noir, acheté à un fripier ambulant.
La possession d’une chambre d’hôte est de rigueur pour un notable villageois qui doit recevoir, périodiquement, les fonctionnaires en tournée. Elle est passé à la chaux et peinte en vert sur son tiers inférieur. Une natte de jonc posée sur le sol est recouverte, à l’endroit où les hôtes s’assoient, d’un tapis tissé localement. La pièce sert également de dortoir pour les visiteurs de passage ou, parfois, pour un métayer célibataire et les domestiques. C’est également là que nous avons passé la nuit précédente. On devine un ballot de cotonnade enveloppant la literie, à droite, en bas de l’image, ainsi qu’une de mes chaussures et son ombre au pied de la porte.
Les arbâb ne sont officiellement pas rémunérés ; les villageois leur fournissent les broussailles nécessaires au chauffage hivernal et les paient en nature — volailles, noix, blé — pour les affaires les concernant, que les premiers traitent en faveur des seconds dans les bureaux de l’administration du chef-lieu.

  • Je ne suis pas sûr que les deux personnages prennent garde à l’opération de prise de vue qui les concerne au premier chef, absorbés qu’ils sont par une occupation mystérieuse. Il s’agit d’un casse-tête chinois — un cadeau de notre part —, jeu d’adresse qui consiste à désassembler des pièces de métal chromé emboîtées les unes dans les autres. La performance nécessite beaucoup d’astuce et de réflexion.

Mollah relieur et maître d’école

Mollah relieur et maître d’école
Tashqurghan, 28 mai 1968

Devant la mosquée dite des Afghans, un vieillard exerce une triple, voire une quadruple profession. Il est maître d’une petite école privée tout d’abord, et enseigne aux enfants l’alphabet et les rudiments du Coran. Il est aussi relieur. Les bandes de papier recyclé qu’il découpe aux ciseaux vont lui servir à renforcer le dos d’un livre ancien. L’objet de son troisième métier gît à ses pieds : une théière brisée qui sollicite ses talents de raccommodeur de porcelaine. Enfin, il est à l’occasion écrivain public, profession bien nécessaire dans une localité où plus de soixante-dix pour cent des habitants sont illettrés.
Ses divers métiers s’accordent bien ; ils ont en commun la tranquillité, la propreté, la relative immobilité, la position assise et la modestie de l’équipement requis.
Le mollah — c’est ainsi qu’on l’appelle, conformément à son âge et à son savoir — est assis sur son chapan, sur une banquette devant l’entrée de la mosquée, là où la lumière est meilleure. Les élèves sont accroupis sur le seuil ou, à peine visibles, sur des nattes à l’intérieur de la mosquée. Une quinzaine en tout. Quelques-uns ont leur livre sur les genoux, d’autres sur un porte-coran rudimentaire. Un élève plus âgé, le khalifa, portant turban, sert de moniteur. On repère de loin les écoles des mollahs au chantonnement des versets que les enfants répètent en mesure après le khalifa, récitation interrompue de loin en loin par le maître pour rectifier une intonation. Pour certains d’entre eux, l’enseignement du mollah est le seul qu’ils recevront jamais ; à d’autres, il donne une petite avance sur le programme de l’école officielle. Des parents confient au mollah leurs garçons pendant la période des vacances, afin qu’ils ne polissonnent pas dans les rues. Les deux écoles ne sont donc pas concurrentes mais complémentaires.
Il y avait huit raccommodeurs de porcelaine à Tashqurghan en 1968 ; il semble bien que le métier soit en déclin vu l’invasion de la porcelaine bon marché japonaise. À Tashqurghan, cependant, les pauvres gens réparent ou font réparer tout ce qu’ils peuvent : il est nécessaire de faire durer jusqu’au bout leurs ustensiles estropiés et rapiécés. Les raccommodeurs utilisent un mortier à base de chaux et d’œuf, et consolident ensuite leur travail à l’aide d’agrafes fixées dans de minuscules perforations effectuées au foret de chaque côté des morceaux à recoller. Ils rafistolent aussi les becs verseurs des théières à l’aide de feuilles de métal récupéré des boîtes de conserve usagées.
Quant à leur talent d’écrivain public, je ne peux pas en juger ; ceux à qui je me suis adressé ayant refusé d’écrire, de ma part, une lettre à la fiancée laissée au pays.
À la mosquée des Afghans, on donne aussi des cours d’alphabétisation pour adultes. Lors de nos séjours à Tashqurghan, cependant, nous ne les avons jamais vus fonctionner.

Apprenti forgeron

Apprenti forgeron.
Tashqurghan, automne 1966

Dans la rue des forgerons, l’apprenti et le maître coutelier se font face, assis sur le devant de l’atelier, là où la lumière est suffisante pour le travail des lames à la meule. Cette dernière est en bois de mûrier et garnie de sable. Il n’y a pas de force mécanique pour actionner l’arbre ; c’est donc l’apprenti, le pied calé contre la banquette de terre, qui actionne le tour en tirant alternativement sur les deux extrémités d’une courroie enroulée autour de l’axe.
L’artisan a disposé sur des tablettes fixées au mur quelques outils de sa fabrication : ciseaux, serpes, rasoirs, couteaux à manche d’os avec leur gaine, plus quelques objets dont on se demande en vertu de quel principe d’apparentement ils peuvent voisiner avec les précédents ; je pense à la trappe à souris, aux deux flûtes, aux catapultes-jouets et à la grappe de grelots sans doute destinés à une voiture hippomobile. Tourneurs sur bois et forgerons, dont une quinzaine de couteliers, partagent la même rue et sont complémentaires, les premiers fabriquant les manches des outils faits par les seconds.
Les apprentis commencent leur formation dès six ou sept ans. Ils habitent chez le maître, qui les nourrit et les habille. En général, ils ne touchent pas de salaire avant deux ou trois ans. Leur première tâche, le matin, est de balayer l’atelier, de rallumer le foyer et d’aller chercher, au samovar voisin, le thé du maître. À midi, ils mangent à l’atelier.

Vue de l’arrière-pays de Samangan

Vue de l’arrière-pays de Samangan
Octobre 1973

Une piste quitte Pol-i Khomri pour Dahana Ghori ; de là, avec la jeep du sénateur, nous gagnons le pays des ismaéliens. Région refuge ? Quelle est la corrélation entre les écarts, d’accès difficile, et la présence des « sectes » minoritaires, les chiites et surtout les disciples de l’Aga Khan ?
Nous cahotons sur des pistes oubliées, ou du moins marginalisées depuis la construction de la grande percée sud-nord que sont le tunnel du Salang et la route goudronnée reliant Kaboul à Mazar-i Sharif.
Après les gorges étroites, le paysage s’élargit. Les plateaux élevés — plus de 1 500 mètres d’altitude — paraissent loin de tout, dans un décor lunaire, sans un arbre, sans une rivière. Seules les animent, semble-t-il, les grandes ombres du matin. Nous nous trouvons face au village de Kampirak aux maisons dispersées. Les femmes doivent marcher trois heures pour atteindre la source, au fond du ravin.
Une crevasse née du dernier orage coupe la piste, nous obligeant à faire un détour sinueux. Le paysage change à chaque pluie, qui ravine, emporte les sentiers et les constructions de terre qui, périodiquement, retournent au limon et surgissent à nouveau à la saison suivante. Le village, en effet, avec ses maisons neuves et propres, ne date que de cinq ou six ans, chassé de son emplacement ancien par une crue ou un tremblement de terre...
L’impression de solitude se dissipe quelque peu lorsqu’on regarde l’image de près : on aperçoit un homme près de l’extrémité de la piste, à gauche en bas. Au-delà du ravin, des ânes mangent aux râteliers. L’ombre qui s’avance vers le village enveloppe d’autres bêtes et d’autres humains.
Sont visibles aussi des enclos pour les brebis, hélas presque disparues dans la sécheresse des années 1971-1972, et des cavités creusées dans la pente pour les vaches. Selon la classification des êtres mentionnée plus haut, dans les moutons domine le principe de chaleur, et ils sont donc laissés sans couvert par les plus grands froids. D’autres cavités à ciel ouvert sont des réservoirs à neige.
À proximité des maisons, parfois même dans la cour, se dressent de vastes yourtes, dégradées hélas puisque les villageois, qui ont perdu leurs moutons, n’ont plus de quoi fabriquer le couvert de feutre.
Les habitants se disent Türk, quoique parlant le dari, mais tous leurs voisins, qui savent bien qu’ils sont chiites et ismaéliens, les appellent Hazâra.
Le cœur du pays ismaélien d’Afghanistan, Kayan, n’est pas loin. Le représentant de l’Aga Khan prélève annuellement le dixième du revenu des villageois, sans doute pour le bien de la communauté. Le régime communiste a permis aux ismaéliens de prendre position à Doshi, au débouché du col du Salang. Les talibans les ont repoussés dans les montagnes, après avoir brûlé leur bibliothèque. Quel avenir pour Kampirak et les autres villages ismaéliens ?

Le photographe et le moudjahid

Le photographe et le moudjahid
Chitral (NWFP, Pakistan), 18 octobre 1986

Chitral et sa vallée accueillent quelques milliers de réfugiés de l’Afghanistan voisin, venus du Panjshir, du Nouristan et du Badakhshan tout proches. Plus qu’une région-refuge, le Chitral est aussi une base arrière de la résistance, d’où partent, après avoir été entraînés, équipés et photographiés, les moudjahidin du Jamiat-e islami.
Automne 1986. La première neige vient de tomber sur la petite ville de Chitral, capitale de l’État du même nom. La scène représente un photographe et une recrue. Une rigole sépare le futur moudjahid de la boîte du photographe. Ce dernier va actionner l’objectif, que regarde fixement la recrue. La boîte, présent d’une organisation d’aide aux Afghans, est montée sur un trépied coulissant. Quoiqu’elle fonctionne selon un principe archaïque, le négatif sur papier, la boîte est neuve. Le photographe l’a décorée d’une image composite due à l’artiste Sarwar Khan et imprimée à Lahore où le portrait de Massoud voisine avec un personnage à barbe noire et turban blanc identifié comme étant le Mawlana Hay Bet Khan Shah, martyr de la province de Paktiya.
Une photographie est collée à demi sur l’image : celle d’un commandant ou d’un martyr. Avec sa chemise ample, ses shalwâr souples tout neufs, son bonnet blanc et sa barbe, le photographe ressemble à un marchand pakistanais affichant son militantisme.
Le personnage photographié a quelque chose de mystérieux. Si la raideur de sa mise et la fixité de son regard sont de rigueur pour une photo d’identité, son costume est inhabituel. Il est en « civil », vêtu de fripes d’origine européenne et non pas de la tenue « commando » du moudjahid : parka, gilet moucheté, pâkul. Il a le menton vierge de la jeunesse. Le turban évoque l’habitant des campagnes ou l’employé d’un chef-lieu de second rang.
Il fait froid en cette fin d’octobre ; un vent glacé souffle du Tirich Mir, qui domine du haut de ses 7 690 mètres l’ensemble de la vallée. Sur la boîte, le photographe a posé son patu. La recrue tient son manteau sur son bras. Avant que la neige ne recouvre les cols de l’Hindou-Kouch, le futur combattant se rendra à Garm Cheshma, « la source d’eau chaude », point de départ pour l’Afghanistan.

Personnages et portrait

Personnages et portrait
Panian (NWFP, Pakistan), 29 novembre 1986

Il y a une douzaine d’ « Afghan Refugee Villages » à Panian, près de Haripur, loin des passions de Peshawar. À Panian, on trouve des exilés appartenant à des ethnies minoritaires. Ils n’y sont pas confrontés comme à Peshawar à une majorité écrasante de pachtounophones, mais les occasions de travail sont plus rares. On peut acquérir au marché du camp ce que l’aide internationale ne distribue pas : savon, allumettes, papier, chewing-gum, légumes frais... Les commerçants qui ont pu sauver dans leur fuite un petit pécule se remettent au travail au Pakistan et reconstruisent leurs boutiques avec des planches de récupération acquises dans la zone industrielle de Tarbela.
La boutique devant laquelle nous nous attardons semble vide. À gauche, sur une table basse, une balance luisant d’un faible reflet fait une tache claire sur l’obscure arrière-boutique. La nature du commerce n’est pas évidente : il s’agit d’un négoce intermittent puisque le maître des lieux achète aux réfugiés en quête de cash le surplus de leurs rations, revendu ensuite aux boutiquiers pakistanais du bourg voisin.
Il y a quatre, en réalité cinq personnages sur la photographie, si l’on compte le visage si présent de l’affiche à gauche, celui d’Abdur Rahim Niyazi, mort en 1970, un des leaders du mouvement des Jeunes Musulmans, considéré comme un martyr et dont l’enterrement fut l’occasion d’une grande manifestation islamiste. Etrange image, où le portrait du jeune homme, sans turban ni barbe, habillé à l’européenne, est souligné par des centaines de poings dressés. D’autres êtres minuscules brandissent des banderoles. Un drapeau est déployé devant un globe lumineux.
Au centre de la scène éclairée en partie par le soleil du matin, le maître des lieux, enturbanné de neuf, tient dans ses mains un mouchoir de coton brodé, comme on tiendrait un bouquet de fleurs. À sa gauche, légèrement incliné en avant, un personnage au visage soucieux regarde l’appareil de photographie avec méfiance, semble-t-il. Il est le représentant d’un des partis de la résistance actifs à Panian.
Apeurés, deux jeunes garçons se risquent dans le champ de l’image, prêts à s’éclipser si un danger se précise. Mais leur regard craintif n’est pas exempt de curiosité.

Réfugiés et camp à Mohammed Khel

Réfugiés et camp à Mohammed Khel (Baloutchistan, Pakistan)
8 septembre 1988

Ce jour-là, un jour poussiéreux et brumeux, nous avons quitté Quetta un peu avant huit heures, accompagnés d’un officier de liaison fourni par le Commissionerate for Afghan Refugees (CAR) et de deux « levies », gardes recrutés parmi les tribus locales. Micheline et moi, nous sommes un peu serrés à côté de l’officier qui conduit le pick-up. Les gardes sont accroupis sur le pont du véhicule, à l’arrière. C’est en cet équipage seulement que nous recevons l’autorisation de partir pour deux camps situés à deux heures de piste à l’ouest de la capitale du Baloutchistan.
Des montagnes pelées, un sol absolument aride de cailloux et de sable d’où les quelques épineux ont été depuis longtemps arrachés par les réfugiés en quête de combustible, voilà le décor des camps de Mohammad Khel et de Latifabad. Une fois de plus, on a installé les minorités ethniques aussi loin que possible des localités et des camps, comme Pishin ou Surkhab, où les Pachtouns dominent largement. Je me plais à imaginer l’au-delà de la chaîne de montagnes au nord-ouest, l’au-delà de la frontière pakistanaise, cet Afghanistan qui, au jugé, doit être à une trentaine de kilomètres de l’endroit où nous sommes. Un au-delà avec les mêmes terres poussiéreuses et rocheuses, habitées par les mêmes Baloutches et les mêmes Pachtouns.
Le petit groupe que je photographie un peu à l’improviste regarde un hélicoptère survolant la région. L’officier de liaison et le jeune homme au premier plan, eux, nous regardent. L’officier est tête nue et arbore des lunettes noires. Le jeune homme est coiffé du bonnet des Turkmènes Tekke, que les adultes portent sous le turban. L’homme aux lunettes noires a l’air de sourire, mi-sourire mi-grimace cependant ; il est responsable du bon déroulement de la visite et la photographie est en principe interdite dans les camps. Le jeune Turkmène semble méfiant : chaque visite d’ « expert » et de « journaliste » munis d’appareils photographiques est un petit viol de la vie privée et de la tranquillité des réfugiés. Viol nécessaire parfois pour faire reconnaître au monde le sort des Afghans exilés, mais viol quand même.
Il y a peu de Tekke en Afghanistan ; ils sont venus de l’URSS dans les années trente. Ceux de Latifabad sont donc réfugiés pour la seconde fois, du moins les anciens parmi eux. En Afghanistan, ils s’étaient établis à Barmazit, un peu au nord-est de Balkh. Près de deux cents familles ont repris, au début des années quatre-vingt, les chemins de l’exil pour aboutir dans cet univers de cailloux.
Ce ne sont pas de « pauvres réfugiés » ; la montre du jeune homme et son ensemble kamiz-o-shalwâr taillé à la pakistanaise, tout neuf, dénotent plutôt la prospérité. Un ensemble assez semblable à celui du garde baloutche qui, au second plan, arbore le béret d’uniforme, le bâton réglementaire sous le bras. Les femmes tekke, qui nouent les tapis parmi les plus recherchés d’Asie centrale, ont repris ici leur activité.

La poste centrale
 

La poste centrale
Kaboul, 20 octobre 1990

Penchés au-dessus d’une haute table, un comptoir plutôt, dans le hall central de la poste de Kaboul, trois hommes sont plongés dans leur tâche épistolaire. Personne ne fait attention à nous ; il ne semble pas être interdit de photographier dans ce bâtiment officiel. Dans l’Afghanistan en crise, régime après régime, la poste de Kaboul fonctionne. De 1961 à 1998, le courrier que nous lui avons confié est toujours arrivé à destination.
Les trois hommes sont un soldat, un commerçant et un mollah. Imaginons l’arrière-histoire de la scène.
Le jeune soldat a sans doute été élève dans un lycée de province. Il est plus qu’un simple soldat, un aspirant peut-être. Il s’applique à écrire une courte missive à sa famille restée en province dans une zone tenue par le gouvernement. Il porte la tenue gris beige, la même que celle du soldat photographié à Balkh, en drap grossier, aux pantalons trop étroits, au ceinturon trop serré (pour s’asseoir, il est nécessaire de défaire la ceinture et de dégrafer son pantalon).
La moustache du commerçant est à la mode des jeunes communistes du régime. L’homme est coiffé du pâkul, le bonnet de laine à bords roulés qu’arborent habituellement les moudjahidin du Jamiat, mais dont le port n’est pas interdit ni inconnu des partisans du régime. Moustache et bonnet sont peut-être des signes de neutralité, des gages donnés aux deux parties en conflit. Il ne fait pas encore très froid, mais l’homme s’est enveloppé le haut du corps d’un patu, porté sur un veston taillé à l’occidentale qui recouvre le kamiz-o-shalwâr. À la longue feuille de papier qu’il achève de remplir, on devine qu’il s’agit d’un document d’affaires : commande, lettre à un débiteur, réclamation ou requête auprès des autorités ?
Le vieillard doit être un mollah, ce que suggèrent le turban blanc soigneusement noué et la barbe blanche. Il porte des lunettes, voué qu’il est à l’écriture et à la lecture. Lui aussi s’est enveloppé d’un patu dont les plis s’ordonnent parallèlement à ceux du patu de son voisin. Il rédige un court message.
Le soldat et le commerçant adoptent une position identique, jambes écartées, un pied posé en avant, l’avant-bras appuyé sur la table, la tête penchée vers la gauche. À l’arrière-plan, des hommes attendent leur tour pour accéder aux guichets, seuls ou par groupes. Il y a au moins une femme dans la foule, en châdri, que masque partiellement un homme en pâkul. Les femmes d’ailleurs ne sont pas absentes de ces lieux : ce sont les préposées aux guichets. Parfois nous jouons un rôle plus actif à la poste : nous écrivons à la demande, en lettres latines, les adresses de messages destinés à des correspondants en Europe.

 

Glossaire

alâqadâr : chef de subdivision administrative

alâqadâri : subdivision administrative

arbâb : chef de village

bacha : garçon, apprenti

bây : grand propriétaire foncier ; dans le Nord, équivalent de khân

bozkashi  : jeu d’équipe à cheval

châdri : voile, survêtement féminin

chakman : long manteau d’homme en laine grossière

chapan : manteau d’homme doublé à longues manches ; caftan

dari : persan parlé en Afghanistan

gâdi : voiture hippomobile à deux roues

hâkim : chef de district, d’arrondissement

hokumat : gouvernement, appareil d’Etat ; siège de l’administration

kalântar : syndic de corporation, chef de quartier

khân : propriétaire foncier

kulâ : bonnet, calot

madrasa : école coranique

mâlek : propriétaire ; chef de village, élu par les barbes blanches

mantar : formule magique, incantation

mohâjer : réfugié, plus précisément celui qui abandonne son pays à cause de la persécution

mowlawi : dignitaire musulman

pâkul : bonnet de laines à bords roulés

patu : grand châle de laine

shalwâr : pantalon indigène

uluswâli : district

add_to_photos Notes

[1Ces chiffres et les suivants sont tirés de Louis Dupree, 1973, Afghanistan, Princeton.

library_books Bibliographie

P. Bourdieu, 1994, « Stratégies de reproduction et modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, no. 105.

M. P. Di Bella, 1992.- " Name, Blood and Miracles : the Claims to Renown in Traditional Sicily ", Honour and Grace in Anthropology, Cambridge : Cambridge University Press, p. 151-166.

M. J. Giovanninni, 1981, “Woman : a dominant symbol within the cultural system of a Sicilian town”, Man (N.S.), no. 16, p. 414.

N.-C. Mathieu, 1985, « Quand céder n’est pas consentir », L’Arraisonnement des femmes. Essai en anthropologie des sexes, (N.-C. Mathieu, ed.), Paris : Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 169-245.

J. A. Pitt-River & J. G. Peristiany, 1992, Honour and Grace in Anthropology, Cambridge : Cambridge University Press.

Pour citer cet article :

Pierre Centlivres, Micheline Centlivres-Demont, 2003. « Portraits d’Afghanistan ». ethnographiques.org, Numéro 3 - avril 2003 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2003/Centlivres-Centlivres-Demont - consulté le 19.03.2024)
Revue en lutte