Les méthodes d’enquête qualitative sur Internet

Résumé

Que devient le terrain de l’anthropologue lorsqu’il s’agit d’Internet ? Quelles sont les formes de rigueur, c’est-à-dire les formes spécifiques de validation des données produites ? Internet constitue, en quelque sorte, un terrain exotique. Cet espace « virtuel » se présente le plus souvent comme un endroit où tout peut-être exprimé de manière anonyme, incontrôlable. Dès lors, de quelle manière enquêter sur Internet et à quelle réalité peut-on aboutir ? Cet article vise à présenter les principaux modes de production des données propres à l’enquête de terrain sur Internet.

Abstract

What is the Internet anthropologist’s field ? How can rigour be achieved, i.e. how can collected data be validated ? Internet can be viewed as a kind of exotic field. As this "virtual space" appears as a place where everything can be anonymously expressed, what are the methods allowing to inquire on Internet and which reality can be reached ? This paper presents the main modes of data production for field work on Internet.

Sommaire

Table des matières

Introduction

L’analyse d’Internet par les sciences sociales débute à peine : les premières recherches sont récentes (Hakken, 1999 ; Turkle, 1997). Le « concept » de « communauté virtuelle », lui, s’est développé ces dernières années (Valastro, 2002 ; Herbet, 2001 ; Marcotte, 2001 ; Rheingold, 1995). Mais d’autres notions, plus anciennes, peuvent être utiles pour caractériser la communication lors des échanges via Internet : la « communication digitale » souligne, ainsi, la communication composée quasi exclusivement de mots, par conséquent propres à l’écrit (Watzlawick et al,. cités par Draelants, 2001). On assiste(rait) sur Internet, en effet, à des regroupements de personnes qui s’intéressent à des sujets très diversifiés. Des sociologues ou des anthropologues ont tenté de décrire l’usage qui était fait d’Internet par ses utilisateurs : qui ? quand ? comment ? Ainsi, Heintz et Müller, de l’Institut de Sociologie de Mayence, ont étudié le profil type des « fanas d’Internet » et la manière dont pouvait se constituer une communauté virtuelle (Heintz, Müller, 1999). D’autres ont souligné d’une manière plus critique l’irrationalité de la « technosocialité » : Internet étant constitué, soutenu par des marchands pour des marchandises, les relations possibles sur ce réseau sont obligatoirement emprunts du sceau de cette idéologie très concrète et non pas virtuelle (Saint-Martin, 2001 ; Breton, 1997). La communication même ne serait pas le propre d’Internet, ni même une réalité tangible puisque « le symbole de cette montée des « solitudes interactives » se verrait dans l’obsession croissante, de beaucoup, d’être continuellement joignables : c’est le téléphone portable et le Net » (Wolton, cité par Herbet, 2001). La communauté, virtuelle ou non, n’est pas l’objet central de nos propos : Il s’agit davantage de préciser les principes méthodologiques afférents à l’utilisation de ce média particulier : le Net, par conséquent les processus induits de communication entre un(e) chercheur(euse) et son terrain.

Plusieurs méthodes sont possibles pour effectuer une recherche en sciences sociales et humaines sur Internet ou sur l’utilisation qui en est faite : il peut s’agir, par exemple, d’observer les internautes d’un cybercafé, les joueurs d’une LAN [1] (Mora, Héas, 2003) ou bien l’enquête peut se dérouler directement sur Internet. Dans ce dernier cas, comment faire ? Cet article vise à décrire les outils dont dispose l’anthropologue pour effectuer une enquête sur/à partir d’Internet. Pour ce faire, et à titre d’exemple, nous choisirons le thème des « voyageurs du bout du monde ». Des personnes utilisent Internet, en effet, pour rechercher et échanger des informations relatives à leur voyage voire pour partager leurs expériences. Dans ce cadre, une autre analyse pourrait y repérer des liaisons affectives, émotionnelles, qui les constitueraient en véritables « configurations de relations sociales » (Valastro, 2002), voire en « communauté émotionnelle » (Elias, 1991 : 165). Ici, plus que le traitement de l’objet « vacances/voyages », il s’agit de proposer un guide de l’enquête qualitative sur Internet.

Schématiquement, l’anthropologue utilise généralement quatre grandes formes de production de données : l’observation participante (l’insertion prolongée de l’enquêteur dans le milieu de vie des enquêtés), l’entretien (les interactions discursives délibérément suscitées par le chercheur d’une manière plus ou moins directive), les procédés de recension (le recours à des dispositifs d’investigation systématique), la collecte de sources écrites (Olivier de Sardan, 1995 : 75). Que devient le terrain de l’anthropologue lorsqu’il s’agit d’Internet ? Quelles sont les formes de rigueur, c’est-à-dire les formes de validation des données produites ? Sont-elles spécifiques au média utilisé ? Internet constitue, en quelque sorte, un terrain exotique. Cet espace « virtuel » se présente comme un endroit où tout peut être exprimé de manière anonyme. L’invisibilité corporelle, aussi bien celle du chercheur que celle des internautes, induit des interactions particulières. Cet échange « en aveugle », le plus souvent [2], permet la diminution des effets d’inférence morphopsychologiques courante lors des relations quotidiennes, mais également lors des protocoles de recherches aussi pointus soient-ils (Le Breton, 1992 ; Héas, 1996 ; Poutrain, 2001). Avec Internet, l’échange devient en partie égalitaire et davantage neutre d’un point de vue des interactions corporelles. Par contre, l’échange par écran interposé est susceptible d’induire certaines « erreurs de cadrage (...) propice(s) au surgissement de malentendus et de quiproquos en tous genres plus fréquemment [3] que dans les interactions de face-à-face traditionnelles » (Draelants, 2001). Plus largement, « la distance culturelle et l’absence d’expression non verbale dans les échanges posent certaines difficultés pour décoder l’information sur l’autre et sur le contexte à travers l’interaction » (Marcotte, 2001). Dès lors, de quelle manière enquêter sur Internet et à quelle analyse de la « réalité » peut-on aboutir ?

Cerner le terrain

Internet apparaît comme un terrain semblable aux autres en même temps qu’il s’en différencie, au premier abord, par son caractère insaisissable. C’est un espace où les gens vont et viennent, surfent suivant l’expression consacrée. Le terrain est dynamique et, nous pouvons aisément « filer » la métaphore d’Internet entendu comme une ville. La comparaison avec la dimension urbaine paraît, en effet, judicieuse : étudier les lieux de sociabilité inhérents à un domaine spécifique dans une ville relève du même défi que d’observer la configuration des relations (économiques, politiques, sociales, etc.) entre sites sur Internet, voire leurs espaces de sociabilité. Certains sites, certains liens sont fréquentés, principalement, par des internautes aux valeurs spécifiques, car affichées volontairement : racistes ou xénophobes ou a contrario pluriculturelles et « ouvertes sur le monde »...

Cet espace virtuel se présente au chercheur tel une ville qu’il ne connaît pas et qu’il va apprendre à découvrir. Par tâtonnements et une présence prolongée sur la toile, l’anthropologue se familiarise avec les réseaux qui s’y trouvent. Peu à peu, il va apprendre à utiliser les moteurs de recherche efficaces en fonction de l’heure d’utilisation par exemple, et surtout, va apprendre à jongler avec les mots-clefs qui vont lui permettre de progressivement « cerner le terrain ». De déambulations en déambulations, le chercheur sélectionne, en relation avec son objet de recherche, un certain nombre de sites susceptibles de l’intéresser. Exemple simplifié de procédure : choix d’un moteur de recherche parmi d’autres, puis utilisation de mots clefs : « voyageurs » « monde ». Nous accédons à des sites commerciaux, des agences diverses de voyages, des regroupements de personnes, des associations, voire plus directement encore, à de simples particuliers (internautes lambdas avec leurs « sites persos »). Progressivement, parmi les dizaines de sites visités, un certain nombre va retenir l’attention du chercheur. La sélection des sites dépend de ce qu’il cherche bien sûr, mais une part d’inconnu entre en action : certains sites constituent des « raccourcis » efficaces, d’autres des « chemins » par trop détournés, si ce n’est des voies sans issue. Dès lors, comment entrer en contact avec des enquêté(e)s ? Une des manières de répondre à cette interrogation est de pouvoir observer les échanges entre les internautes, puis de s’y intégrer progressivement. Le choix s’est donc porté sur des sites intégrant des forums de discussion (ou listes de diffusion) ou des chat [4]. Nous prendrons deux exemples, a priori, contrastés : www.abm.fr (Aventures du bout du monde) est à l’origine une association alors que www.routard.com est une entreprise.

L’anthropologue se retrouve face un espace qu’il lui faut décrire, où il doit prendre des repères. Il évalue ainsi les ressources dont il dispose. Une première démarche consiste en la présentation comparative des sites sélectionnés, des différentes rubriques présentées. Ainsi, sur le site des « Aventures du bout du monde » il est possible de trouver des forums de discussion, des rubriques « petites annonces » ou « boutiques », un annuaire des voyageurs, un coin des « bourlingueurs », des photographies, des informations diverses sur les vols, l’hébergement, la santé, etc. « ABM » est une association régie par la Loi de 1901, créée en janvier 1988, qui « réunit plus de 4 500 adhérents pour moitié parisiens (dont la moyenne d’âge se situe entre 30 et 40 ans) ». Passionnés de voyages et d’aventures, leur but est d’encourager « le voyage individuel proche ou lointain », d’un style « simple et naturel (sic) », dans le respect des pays visités. Ils favorisent les échanges d’informations pour permettre à chacun de mieux préparer son périple et, au retour, de communiquer son expérience. Ce n’est pas une agence de voyage.

Le Routard, quant à lui, propose également des forums de discussion, une rubrique « petites annonces », des informations diverses (conditions de voyage, recherche de vols, etc.), des rubriques « carnet de voyage », « reportages », « infos du monde », « musiques du monde », « boutique », un chat.

L’observation participante

Par écrans interposés, l’anthropologue accède à un univers où, ici comme ailleurs, deux situations sont possibles : celle de l’observation (le chercheur est témoin) et celle qui relève de l’interaction (le chercheur est coacteur). Les « chat » ou les « forums de discussions » sont ainsi des lieux où il est possible au chercheur tout aussi bien d’observer les interactions, que d’interagir sur le cours des discussions. En ce qui concerne les listes de diffusion ou « mailing-list », il peut, à tout moment, lancer un débat, une discussion, et enregistrer les différentes réactions que produisent ses interventions. Il en va de même pour les chat à cette nuance près que les réactions sont produites sur le vif, et non pas en différé comme sur une liste de diffusion. Deux postures s’offrent alors à lui. Soit il se conforme au « moule » préexistant du groupe de discussions. Dans ce cas, l’anthropologue adopte peu ou prou les formes de langage usitées sur ce site, dans ce groupe de discussion. Soit, au contraire, il « joue » la provocation... partie prenante des usages d’Internet : « d’autres exploitent cet anonymat permettant l’impunité, pour se livrer à des jeux antisociaux afin de perturber le déroulement de l’interaction » (Draelants, 2001). Alors, les interactions induites par les propos de l’anthropologue ou du sociologue deviennent un champ d’exploration des opinions, des valeurs dominantes ou dominées, mais aussi des normes langagières usitées sur les sites concernés (Mora, Héas, 2003). Ainsi, par exemple, le site ABM note à propos des chats : « Précision : il arrivera fréquemment qu’en début de conversation quelqu’un vous demande votre "ASV", pour info on vous signale qu’ASV signifie : "Age, Sexe, Ville" ». Selon l’optique retenue par le chercheur, il indiquera des informations susceptibles de « coller » ou de « heurter » le fil des interactions proposées sur les sites. Ces postures sont, bien sûr, indiquées ici sous une forme polaire (conformité versus provocation). Elles indiquent, toutefois, l’importance pour le chercheur d’une réflexion préalable à son intervention sur un site ou dans un groupe donné. Cette implication du chercheur doit être contrôlée afin d’éliminer le plus possible les biais de cette « intrusion » que constitue toute forme d’enquête, quasi virtuelle ou davantage concrète.

Il est toujours possible d’enregistrer les différents échanges qui se transforment alors en corpus de données. Le statut du chercheur devient celui d’anthropologue tout comme il peut recouvrir celui d’un « indigène ». Par ailleurs, l’anonymat permet d’endosser successivement plusieurs statuts dont le but est de pouvoir observer l’influence que celui-ci peut avoir, mais aussi de vérifier la véracité des propos qui lui sont tenus. A ce titre, le changement de statut est plus simple avec Internet puisqu’il s’agit de choisir une autre adresse électronique, par exemple, alors que l’anthropologue qui « s’amuse » à ce genre de travestissement sur un terrain plus classique doit utiliser une palette impressionnante de subterfuges. Le chercheur intervient dans des interactions banales sur Internet, en s’adaptant aux formes du dialogue en usage.

Les informations sont traitées comme n’importe quelles autres informations : elles peuvent être consignées dans un carnet de terrain et se transformer en données et corpus ; elles peuvent ne pas l’être, il est question alors d’imprégnation. Dans ce dernier cas, le chercheur se familiarise avec le terrain, travaille sans avoir l’impression de travailler, observe les façons de faire des uns et des autres : « en vivant il observe, malgré lui en quelque sorte, et ces observations là sont « enregistrées » dans son inconscient, son subconscient, sa subjectivité » (Olivier de Sardan, 1995 : 79).

Le chercheur transforme les « morceaux de réel » en traces objectivées, ou en script (séquence) pour reprendre Goffman (Goffman, 1991). L’observation pure et naïve n’existe pas en sciences sociales et humaines, les observations du chercheur sont structurées par ce qu’il cherche, par sa problématique... plus largement par son expérience. Ici comme ailleurs, la compétence du chercheur consiste à observer ce à quoi il n’était pas préparé et d’être en mesure de produire des données qui l’obligeront à modifier ses propres hypothèses.

Sans aborder la question des communautés émotionnelles, force est de constater que les sites observés constituent des situations d’interaction particulières qui peuvent être objectivées par l’utilisation d’outils méthodologiques classiques. Ils permettent ainsi d’échanger des informations, des adresses, par conséquent de mettre en place un processus « boule de neige » qui permet à l’enquêteur d’accumuler les contacts, mais aussi de les vérifier. Sur l’un et l’autre pourtant, des sites personnels sont répertoriés. Internet a ceci de particulier qu’il oblige le chercheur à jongler avec différents sites auxquels il a accès. Les morceaux du réel qu’il consigne dans son carnet de terrain sont issus d’un espace fragmenté et fragmentaire, qu’il a pour tâche de reconstituer en un tout intelligible. Dans cette mise en partage des expériences, pouvons-nous observer une agrégation de personnes qui forment un groupe dont le but est l’échange, le partage ? Ou chacun s’efforce t-il de répertorier sur un site phare un bout de son expérience ? Au premier abord, il semble que les uns et les autres cherchent à exprimer ce qu’ils ont ressenti lors d’un voyage ou d’une expédition, comme un besoin d’inscrire leur vécu : « Que sont ces feuilles que vous tenez entre vos mains ? Simplement un carnet de voyage, le récit de mes "aventures" — un bien grand mot — au Pérou et en Bolivie, en juillet 2001, avec un groupe de douze personnes, dans le cadre d’un voyage organisé par l’agence "Nouvelles Frontières". Sans aucune prétention, il a pour unique vocation de laisser une trace écrite de mon voyage, pour moi, mais également pour ceux qui aimeraient en savoir plus à son propos » (Extrait d’un site personnel répertorié sur ABM) ; « Carnet de route d’un voyage effectué en solitaire à Cuba du 8 au 21 mai 2001. Les déplacements ont étés accomplis en empruntant le train et les bus des compagnies Astro et Viazul. Tous les logements se sont fait chez l’habitant (casa particulares). Le principe était simple : un billet d’avion aller-retour, une bonne carte de l’île (521k) et en avant l’aventure » (Extrait d’un site personnel répertorié par le « Routard »). L’expérience écrite, diffusée sur Internet, permet de rendre le vécu davantage exceptionnel, de transformer un voyage en aventure, en périple, voire de conférer un sens à sa vie entière (Le Breton, 2000). La parole (écrite), l’échange potentiel fonctionne comme un étayage psychologique et social, une expérience partagée, mise en ligne. Ce processus ressemble à la retranscription d’entretiens classiques avec une différence de taille : l’interlocuteur devient nécessairement acteur en pianotant sur son ordinateur. Cette action motrice engage, sans doute, davantage qu’une simple parole dite. Si les individus partagent leur expérience sur Internet, cet outil autorise également un rapprochement qui n’aurait peut-être pas été possible sans cet espace. Les petites annonces en sont un bon exemple. Si celles du « Routard » sont d’ordre pratique (achat, demande ou offre de locations), les petites annonces des « Aventures du bout du monde » laissent une large place à la recherche de coéquipiers, voire de partenaire(s) : « Recherche une ou des personnes sympathiques pour un voyage au Brésil cet été (juillet-août). Réponse rapide souhaitée » ; « JF, 43 ans, désireuse de découvrir la Chine recherche coéquipier(e) ayant une connaissance de ce pays pour partir pendant 2 ou 3 mois en 2002 (durée à définir) ». Les entretiens vont permettre à l’anthropologue de compléter son corpus de données.

Les formes de l’entretien

Si l’entretien de visu s’effectue dans un moment donné relativement court, l’entretien via Internet permet une autre relation à l’individu. Il peut s’échelonner sur des dizaines d’échanges de messages, et le décryptage sociologique consiste alors à repérer, au fil du temps, les confusions, les paradoxes, mais aussi les cohérences par delà les « discours » fractionnés. L’individu se retrouve face à sa machine et peut « prendre son temps » pour réfléchir, ce qui n’enlève pourtant rien à la spontanéité de ses réflexions et de ses réponses. Une interaction sur le mode de la confidence est susceptible de s’instaurer de cette manière. Ce qui ne veut pas dire que cette interaction serait impossible dans la vie réelle, mais le retranchement de l’individu derrière sa machine produit une autre forme de dialogue et un autre décryptage des informations. Ici il ne s’agit plus, pour l’anthropologue, de repérer dans le témoignage de l’individu les silences et les dénégations, mais plutôt les esquives, les contournements aux questions initialement posées.

Comme pour tout autre entretien, celui-ci oscille entre la conversation et le récit, jusqu’à, parfois, la confidence intime. Le chercheur invite l’individu à se prononcer sur tel ou tel sujet, ou l’amène à relater des expériences. Le rapport à l’écriture est essentiel. Les individus ne racontent pas leurs expériences de la même manière en langage oral et langage écrit [5]. Ce dernier induit une réflexibilité de l’individu par rapport à sa propre histoire. Le vécu s’inscrit, se déroule sous les yeux de l’individu qui doit s’efforcer d’être logique et cohérent. Le décalage dans le temps entre les questions et les réponses (il est question ici d’échange de courrier électronique et non pas de dialogue en direct comme les chat), permet à l’individu de décomposer, composer et recomposer son histoire, ses expériences, ses opinions. Il peut, au gré de ses envies ou des circonstances, revenir sur son témoignage, enlever ou ajouter des passages, avant d’expédier de manière définitive son message. En ce sens, les témoignages par l’Internet ressemblent, en de nombreux points, au récit de vie écrit, voire au journal intime (Poutrain, 2003).

Ici comme ailleurs, les caractéristiques culturelles et linguistiques de la situation d’entretien et de son contexte engendrent de nombreux « biais » sur les contenus référentiels. Tout comme la situation d’entretien classique vise à se rapprocher d’une conversation banale, il en va de même sur Internet. L’anthropologue s’efforce alors de rapprocher le plus possible l’entretien d’un mode de communication reconnu dans la culture locale (par exemple, le « ASV » pour les chat mentionné plus haut). Si dans cette dernière l’usage des signes ( les smileys par exemple :  :) ou  :( ) mais aussi les « langages » particuliers comme l’utilisation de lettres en fonction de leur sonorité : « LM » pour « elle aime ») est fréquent, l’anthropologue aura tout intérêt à avoir recours à son utilisation afin de démystifier l’artificialité de la situation d’entretien.

Bien que le chercheur se réfère à un canevas d’entretiens qu’il a préalablement établis, les relances qu’il va produire (ou les nouvelles questions qu’il va poser) sont en relation avec le discours de la personne interrogée. C’est une question de savoir-faire informel. L’anthropologue s’appuie sur ce qui a été dit, sur des anecdotes, pour produire de nouvelles questions. Les propos tenus par les interlocuteurs doivent être considérés comme « réalistes ». L’interlocuteur use de stratégies visant à tirer profit de l’entretien ou à minimiser les risques de « parole ». Il revient à l’anthropologue, tout en restant vigilant, de prendre au sérieux les propos qu’on lui tient. La prise au sérieux, en effet, précédera le doute méthodique. Il est peut-être plus délicat qu’ailleurs de vérifier la véracité des propos des interlocuteurs sur Internet. Il n’en reste pas moins que la démarche est la même que pour tout autre terrain : c’est en confrontant les diverses données que le chercheur pourra procéder à un décryptage critique.

Les procédés de recension

Les procédés de recension consistent non pas au dénombrement des populations mais à la production systématique des données intensives en nombres finis. Il s’agit de comptage, d’inventaire. Les données « étiques » (construites par des dispositifs d’observation ou de mesure) sont complémentaires des données « émiques » (données discursives entendant donner accès aux représentations des acteurs) : « les procédés de recension ne sont autres que les dispositifs d’observation ou de mesure que l’anthropologue se fabrique sur son terrain, si besoin est, et à sa façon, c’est-à-dire en les calibrant en fonction de sa problématique (toujours évolutive), de ses questionnements (sans cesse renouvelés) et de sa connaissance du terrain (relativement cumulative) » (Olivier de Sardan, 1995 : 88).

En ce sens, l’anthropologue décèle sur Internet des éléments « objectivables », amasse des preuves et des confirmations : taux de fréquentations, informations disponibles sur des fiches signalétiques lorsqu’elles existent, nombre d’intervention sur les listes de diffusion, sujets abordés, comparaison de plusieurs sites entre eux, sont autant d’informations utiles au chercheur. Il est à ce titre intéressant de noter que, bien que les forums du Routard enregistrent 9,5 fois plus de messages (13 957 pour le Routard contre 1458 pour l’ « Aventure du bout du monde » en 2002), la préoccupation première des intervenants est la recherche d’informations, et non celle de partage des expériences (les forums sont classés en fonction des zones géographiques sur les deux sites). ABM propose cependant, une rubrique « Débat » où les inscrits peuvent intervenir sur différents sujets : « un guide est-il indispensable ? Voyage bradé, voyage raté ? Le tourisme sexuel ; Le blues du retour ; Faut-il préparer son voyage ? ; Les limites du marchandage ; Voyager hors des sentiers battus ». Cette rubrique représente 23% des interventions enregistré sur le site : les sujets les plus prisés sont : « le blues du retour » et « voyager hors des sentiers battus » qui représentent 21% et 18,9% de la catégorie. La lecture des nombreux témoignages sur ces différents sujets laissent transparaître les impressions, les besoins de partage : « Le blues du retour, je connais, ça me le fait à chaque voyage... Se réhabituer à son quotidien est difficile. Mais si à votre retour vous réalisez que votre vie ne vous convient pas et que vous menez une vie de « con », alors il ne tient qu’à vous d’en changer. Nous avons la chance d’avoir le choix de notre vie... Si au contraire vous réaliser que votre quotidien vous convient... alors continuez de voyager pour apprendre et vivre des expériences de rêve... Apprenez à revenir pour mieux repartir et à partir pour mieux revenir... » (le blues du retour) ; « Franchement, il n’y a qu’au Pérou, dans la Cordillère et sur les anciennes zones du Sentier, il y a cinq ans que nous avons échappé au tourisme de masse. Ailleurs, excepté dans les pays non traités par des guides, qu’on soit indépendant ou en groupe, on suit les mêmes chemins. Participant tous à la massification du tourisme. La différence, c’est à chacun de la faire, par ses rencontres et ses centres d’intérêt. L’essentiel est bien de partir... en respectant l’autre. » (Voyager hors des sentiers battus). En diffusant leurs idées, les internautes participent à une sociabilité où l’émotion n’est jamais absente. Plus encore que la manière de voyager (avec le sac à dos ou en voyage organisé), il leur importe de signifier, avant toute chose, qu’ils sont des « voyageurs ».

Les sources écrites

L’enquête de terrain sur Internet a ceci de particulier que le chercheur est amené, en permanence, à travailler avec des sources écrites (même si les images, et plus souvent encore les photos des voyages occupent une place non négligeable des sites qui nous intéressent). Cependant, celles-ci ne doivent pas empêcher le chercheur de s’intéresser aux données déjà recueillies sur le sujet : littérature savante, rapports, évaluations, etc. Il est, par exemple, tout à fait édifiant de comparer les récits de voyages sur des sites Internet personnels avec des récits de voyage publiés. De Kérouac [« Sans bourse délier, je quittai Los Angeles sur le coup de midi, caché dans un train de marchandises, par une belle journée de la fin de septembre 1955... » [6] ] à Lanzmann [« Le jour où j’y ai mis les pieds, puis quand ils ont craqué et crevé, j’ai compris que le désert d’Atacama n’était pas tel que je l’avais inventé. Compris qu’il ne correspondait à aucune image conventionnelle de désert, parce que sans limites réelles, incernable. (...) L’Atacama : un lieu lunaire où nul ne vit, où rien ne pousse, pas même un insecte, une herbe, un buisson » [7] ], il peut s’agir de repérer dans le récit des internautes les similitudes et les différences, qui font que l’on passe de l’aventure au voyage balisé : « Dès six heures du matin nous sautons dans le bus. Quelle joie de retrouver la route  ! (...) Le reste du voyage ne sera pas vraiment une partie de plaisir et je suis désolé de ne pas avoir pu profiter pleinement des étonnants paysages désertiques que nous traversons à plus de quatre mille mètres d’altitude. Nous arrivons vers midi à la Laguna Colorada, je ne prends même pas le temps de l’admirer comme elle le mériterait et je file vers mon nouveau lit » (Extrait de récit à propos du désert de l’Atacama). C’est également en repérant les décalages entre les deux types de récits que le chercheur construit son terrain. Le voyage semble ainsi se vivre, non pas systématiquement de manière solitaire, mais en tout cas intime.

La combinaison des données

Les procédures méthodologiques sont souvent en synergie : l’observation participante permet par exemple de choisir des interlocuteurs pertinents et de donner aux entretiens un tour plus conversationnel, les entretiens in situ sont une forme particulière d’interaction et contribuent aussi à l’insertion du chercheur dans la culture locale, les procédés de recension passent à la fois par du discours et par du visuel. Cette variété permet de mieux tenir compte des multiples registres et stratifications du social que le chercheur étudie. La prise en compte de données hétéroclites, plus ou moins pertinentes ou de fiabilité variable, permet d’appréhender des morceaux de réel de nature différente et dont l’imbrication et le recoupement garantissent une plausibilité accrue. En ce sens, Internet se révèle être semblable à n’importe quel autre terrain, c’est-à-dire polymorphe.

Une manière de procéder, parmi d’autres, est « l’étude de cas ». Autour d’une situation sociale particulière, constituant un « problème » pour les intéressés, ou un événement particulier, l’anthropologue combine les sources dont il dispose : observation, entretien, recensions, données écrites. S’agissant du thème qui nous intéresse, il est certain, par exemple, que le voyage est en lui même un événement particulier. De sa préparation à sa réalisation, le chercheur est à même d’illustrer son propos en se basant sur cet événement, ou à même de décrire et d’analyser ce en quoi, cet événement est révélateur de la constitution d’une communauté émotionnelle.

Le terrain cumule diverses formes de production de données qui relèvent d’une stratégie scientifique, que celle-ci soit explicite ou non. Sur Internet comme ailleurs, certains principes doivent être respectés comme la triangulation. Toute information doit être vérifiée. Le chercheur croise ainsi les informateurs afin de ne pas s’appuyer sur une seule source. L’anthropologue peut également constituer des « groupes stratégiques » variables selon les interrogations qu’il se pose. Le chercheur procède par itération concrète (l’enquête progresse de façon non linéaire entre les informateurs et les informations) ou itération abstraite (la production de données modifie la problématique qui modifie la production de données qui modifie la problématique) : « la phase de production des données peut être ainsi analysée comme une restructuration incessante de la problématique au contact de celles-ci, et comme un réaménagement permanent du cadre interprétatif au fur et à mesure que les éléments empiriques s’accumulent » (Olivier de Sardan 1995 : 95).

En guise de conclusion : la gestion des biais

Toute enquête de terrain induit des biais. L’enquête sur Internet n’y change rien. Le chercheur s’insère, par exemple, dans certains réseaux et non dans d’autres. Ceci est inévitable. En sélectionnant deux sites, il risque de s’enfermer. En même temps, comme nous avons pu le voir, Internet à cette particularité de ne jamais, dans un certain sens, être clos, mais plutôt de permettre l’ouverture sur d’autres réseaux (ainsi les pages personnelles des inscrits qui sélectionnent eux aussi d’autres sites, etc.). Le danger, en revanche, est de ne s’en tenir qu’à l’espace offert par Internet. En effet, les forums et autres chats possèdent des degrés différents d’ouverture aux non habitués (« étrangers »). Les logiciels disponibles et utilisés (I.R.C. ou M.S.N. par exemple) exigent ou non l’enregistrement de données plus ou moins précises sur le futur chateur ou participant au forum. Certaines régulations sont mises en place par l’administrateur par exemple, mais aussi par les personnes qui possèdent des intérêts (notamment financiers) dans le site. Les participants peuvent être écartés si leur langage est jugé non conforme ou leurs relations dans d’autres chats peu fréquentables. Les internautes en relation sont ainsi caractérisés, étiquetés par les responsables des sites mais aussi entre eux (en tant qu’indigènes). L’usage de pseudonyme par exemple permet a priori de ne pas se dévoiler, mais il peut fonctionner, a contrario, comme un moyen de reconnaissance valorisé et essentiel pour éviter le bannissement du chat...

C’est pourquoi, il est toujours intéressant, pour échapper à ces différents biais, de prolonger l’enquête en dehors des sites. « Aventures du bout du monde » par exemple, est aussi une association qui organise des rencontres, des festivals. Il importe à l’anthropologue de ne pas négliger cette piste du terrain plus classique afin de pouvoir contrôler les données obtenues sur Internet.

Car, la sur-interprétation guette toujours le chercheur que ce soit à partir de la réduction des cas observés, des facteurs pris en compte pour expliquer ou comprendre les faits, soit dans une recherche quasi obsessionnelle de la cohérence, si ce n’est de la généralisation abusive. Dans le cadre d’Internet et l’utilisation des forums, ce dernier biais peut être important : la surabondance de « preuves », de citations, de références peut induire un réel décrochage par rapport à la réalité sous-jacente des phénomènes étudiés. Il s’agit avec Internet comme pour d’autres sources ou d’autres terrains de contrôler ces biais potentiels et ne pas rendre plus virtuel encore un terrain qui l’est en partie...

add_to_photos Notes

[1Acronyme de Local Area Network signifiant « aire de réseau local ». Une « lan » désigne un rassemblement compétitif temporaire de jeux de réseau. Certaines, particulièrement grandes, sont reliées à Internet durant la période de la rencontre.

[2L’essor de la webcam (caméra qui permet de voir ou d’être vu lors de la connexion) limite rapidement cette spécificité. Néanmoins, l’utilisation d’Internet en France se réalise largement sans cet outil...

[3Cette hypothèse demande à être vérifiée d’une manière plus stricte.

[4Les forums de discussion, à la différence des chat, permettent une utilisation différée des messages émis : en effet, l’utilisateur rédige un message qui pourra être lu ultérieurement par l’ensemble des usagers. Ces messages sont archivés. Les chat offrent la possibilité, quant à eux, de dialoguer simultanément et en direct avec plusieurs usagers. Par ailleurs, certains sites demandent aux usagers de remplir une fiche signalétique qui permet aux autres utilisateurs de l’identifier (en général sont mentionnés l’âge, le sexe, la région, les centres d’intérêt, etc.).

[5Les initiatives locales récentes en faveur de l’utilisation des courriers électroniques chez certains détenus sont caractéristiques, à cet égard, du changement de posture (passage du locuteur à « l’écrivain »).

[6Kérouac J., 1963, Les clochards célestes, Paris, Gallimard.

[7Lanzmann J., 1992, Le voleur de hasards, Paris, Ed. J.-C. Lattès.

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Pour citer cet article :

Stéphane Héas, Véronique Poutrain, 2003. « Les méthodes d’enquête qualitative sur Internet ». ethnographiques.org, Numéro 4 - novembre 2003 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2003/Heas-Poutrain - consulté le 19.03.2024)
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