Quel aurochs pour la Ferme de l’Aurochs ?

Résumé

La porte d’entrée de l’univers d’un bovin pour le moins surprenant puisque disparu en 1627 et « reconstitué » au début du XX° siècle, sera ici une photographie du panneau explicatif se trouvant devant un des parcs d’élevage de la Ferme de l’Aurochs (Jura). Choisi pour ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas, ce panneau nous aidera à tirer les fils qui nous amèneront non pas à interroger la nature de « l’Aurochs » de la Ferme, mais ses natures que nous explorons une à une.

Abstract

We will use photography of notice board - which is located in front of the Ferme de l’Aurochs’cattle pens - as a way into the universe of this weird cattle which has disappeared in 1627 and has been « reconstituted » at the beginning of the XX century. This notice board has been chosen because it shows off and at the same time hides certain aspects. It will help us to wonder about not the « nature » of the aurochs but rather about the vast number of it “natures” which we will explore one after one.

Sommaire

Table des matières

Illustration 1

(E. Jallon, 2002)

Introduction

Grâce à cette photographie, nous voici transportés en plein mois d’août 2002 à la Ferme de l’Aurochs, près des cascades du Hérisson, haut lieu touristique du Haut-Jura (39) [1]. A l’instar des visiteurs et autres touristes qui, après avoir examiné plus ou moins attentivement les neufs panneaux de l’exposition permanente située dans le bâtiment principal de cet établissement touristique et après avoir consulté les pages d’une borne interactive illustrant « la vie à la ferme », se retrouvent enfin face à cet animal reconnu officiellement sous le nom d’ « aurochs-reconstitué », nous nous trouvons tous, web-lecteurs que nous sommes, devant un des parcs d’élevage de ce qui est présenté sur les divers prospectus publicitaires comme « la seule ferme spécialisée dans l’élevage de bovins primitifs ». Le panneau accroché par un pilier de bois à la clôture électrifiée du parc des « aurochs » leur et nous indique les caractéristiques principales à retenir sur ce bovin utilisé ici pour gérer le milieu marécageux de la vallée du Hérisson et dont la viande peut être consommée après la visite en tartare ou en barbecue sur la terrasse ou sous la véranda du restaurant de la ferme.
Prenons ce panneau comme miroir grossissant du discours offert aux visiteurs. Qu’y voit-on ? Sur quoi cet écriteau met-il l’accent ? Que comprend-on de ce « bovin primitif » devenu l’emblème de ce site et dont la disparition remonte à près de quatre siècles et qui fût « reconstitué vers 1910 » ? A partir de la description de ce panneau explicatif, entrons dans l’univers complexe de cet étrange « aurochs ». Mais pourquoi utiliser le qualificatif ’’complexe’’ alors qu’il s’agit a priori d’un simple bovin ? Il s’avère que ce bovin circule dans différents espaces et revêt de fait dans chacun d’eux, diverses formes. Du fait de ses caractéristiques et qualités propres telles que son aspect, son « patrimoine génétique », l’histoire de sa reconstitution et de ses « reconstructeurs », il contient de multiples prises (Fabiani, 2003), qui permettent aux différents acteurs qui lui sont « attachés » (Latour, 2000) de le définir de façon hétérogène : tantôt produit touristique vulgarisé, tantôt objet archéologique vivant, tantôt animal rustique capable de vivre dehors toute l’année, tantôt patrimoine local ou au contraire, simple vache et même supercherie nazie. Aussi, sa description ne s’arrête dès lors pas à la forme de ses cornes, à sa couleur ou à sa taille, elle englobe plus d’un savoir, plus d’une thématique, plus d’une opinion, plus d’un acteur. Loin d’être univoque, « l’aurochs-reconstitué » possède donc plusieurs définitions, plusieurs réalités - ou natures - qu’il nous faut maintenant explorer.

« L’aurochs » vulgarisé du panneau explicatif de la Ferme de l’Aurochs ou quel bovin présenter aux visiteurs ?

A première vue et loin de la complexité à laquelle nous venons de faire allusion, le texte du panneau exposé au regard de tous les visiteurs de la Ferme de l’Aurochs et de nous autres web-visiteurs, semble simple et explicite :

« L’AUROCHS.
Cette espèce, autrefois
présente dans toute l’Europe
est à l’origine des espèces
bovines actuelles ».

Nous voici donc face à un bovin décrit et défini sous le simple nom d’ « aurochs » et si nous observons attentivement le panneau, nous pourrons également remarquer que dans la colonne Famille des bovidés (en haut, à gauche) qui est censée décrire de façon plus précise le bovin en question, il est dit appartenir à l’espèce Bos primigenius. Dans cette même colonne, une courte description de l’animal met en relief la différence d’aspect entre les sexes — principalement au niveau de la couleur et de la forme des cornes, mais également, comme le montrent les dessins, au niveau de la taille - que cet ‘’ancêtre’’ des bovins accuse. Il est par ailleurs précisé que les veaux ne sont pas tout à fait identiques à leurs parents quant à leur couleur. Comme nous l’apprend Bernadette Lizet dans son article traitant des « brouteurs archaïques du génie écologique », il s’agit là d’un trait que « l’on observe chez les animaux sauvages et chez les races domestiques réputées les moins améliorées » (1997 : 168-169). Par cette mobilisation de la différence d’aspect prononcée selon le sexe et l’âge, voici notre animal doté de « caractères morphologiques archaïques » (Ribereau-Gayon, 2000 : 177) qui souligne son caractère « sauvage », « primitif » comme l’annonçaient plus haut l’extrait du prospectus de cette ferme « spécialisée dans l’élevage de bovins primitifs ». Puisque persiste chez lui cette différence d’aspect caractéristique des animaux sauvages, il apparaît ici plus proche de ces derniers et « plus naturel » — selon les propres termes de l’un des propriétaires de la ferme — que les vaches montbéliardes [2] ou toutes autres races améliorées pour les productions laitière et carnée, rendues quant à elles, uniformes, identiques, standardisées, industrialisées, en d’autres termes, devenues des « êtres vivants technicisés » pour reprendre la formulation d’André Micoud (à paraître). Dans cette perspective de valorisation de la « rusticité » de « l’aurochs », nous pouvons également souligner la mise en scène des conditions de vie de ce bovin particulier, conditions soumises aux regards des visiteurs et largement explicitées par les guides, l’exposition ainsi que par la borne interactive.

Le discours sur ces conditions, qui restent par ailleurs des conditions d’élevage, accentue son aspect sauvage et cette différenciation, cette distinction avec ses congénères puisque contrairement à ces dernières dépendantes entièrement de l’homme, « l’aurochs » vit dehors toute l’année dans une relative autonomie, se nourrissant de l’herbe disponible et d’apport de foin en hiver. En outre, les « aurochs » de la ferme vivant en troupeau autour d’un mâle dominant disposent d’une soixantaine d’hectares dont une partie forestière dans laquelle ils s’abritent de temps à autre, se rendant ainsi invisibles au regard des visiteurs pourtant venus les admirer. Mais là aussi, cette invisibilité renforce la sauvagerie supposée (ou réelle) de l’animal (cf. Bergues, 2000). Ainsi, présenté dès la première phrase de ce court texte comme étant « à l’origine des espèces bovines actuelles » et mis en scène en tant qu’animal « sauvage » et « primitif », ce bovin est ici « L’Aurochs » sauvage, l’ancêtre originel. Il acquiert le statut exceptionnel, pourrait-on dire, du ‘’Primitif parmi les primitifs’’ (cf. illustration 2).

Cependant, le texte du panneau explicatif devient plus trouble dès la seconde phrase :

« Gibier des Rois au Moyen âge,
elle [cette espèce] disparut en 1627
malgré les mesures de protection
prises dès le XI° Siècle ».

Dès lors, comment est-il possible d’avoir sous les yeux un animal disparu il y a quatre cent ans ? Comment peut-on avoir face à soi, en chair et en os, nombre de représentants d’une espèce pourtant décimée par la chasse il y a fort longtemps ? La troisième et dernière phrase nous en informe : grâce au travail de « deux zoologistes allemands » qui « vers 1910, entreprirent de reconstituer l’espèce en croisant les plus anciennes races bovines (highland, camarguaise, corse...) ». Présenté de la sorte, très simplement, sans aucune précision supplémentaire et sans que l’ombre d’un doute ne plane, tout laisse à penser qu’ils y sont parvenus. Ainsi, capables de « ressusciter » — terme utilisé dans les nombreux articles écrits sur le sujet (cf. Roulière-Lambert, 1994) — une espèce éteinte à cause de l’homme et de ses pratiques cynégétiques, les « deux zoologistes allemands » semblent avoir accompli un « geste démiurgique » (Bergues, 2000 :160). A l’heure où les médias se font l’écho des angoisses et craintes de la perte de la biodiversité, de la disparition quotidienne de plusieurs espèces animales ou végétales, il est heureux de découvrir que certains scientifiques ou experts soient assez compétents pour faire revivre l’ancêtre de nos espèces bovines, ancêtre qui avait quitté définitivement, on le pensait, la surface terrestre. C’est ainsi que grâce à ces « deux zoologistes » dont le nom est ici tu — mais nous reviendrons sur ce silence vis-à-vis de leur identité plus en avant —, les visiteurs de la Ferme de l’Aurochs peuvent dans la beauté de cette vallée réputée sauvage, admirer de véritables « aurochs » (Bos primigenius) qui auraient effectivement été « reconstitués » au début du siècle précédent. L’analogie avec le film de Steven Spielberg, Jurassic Park — référence récurrente sur mon terrain, utilisée selon les acteurs de façon positive, mais également négative —, est ici séduisante. Sur ce panneau explicatif, il n’a pas de place pour le doute, l’hésitation ou la nuance, ni de définition précise quant aux termes employés. Seul compte cet incroyable résultat : être en présence d’aurochs ’’ressuscités’’.

Cependant, nulle trace dans ces explications de l’espèce Bos taurus dont « l’aurochs-reconstitué » est pourtant l’une des nombreuses races domestiques qui la composent, race — et non espèce comme le suggère le panneau [3] — par ailleurs reconnue officiellement sous le code race n° 30 (cf. illustration 3). Evanouis et oubliés, les commentaires qui montrent que la fameuse « sélection à rebours » ou « rétrosélection » [4] utilisée par les « deux zoologistes allemands » ne peut aboutir à une « reconstitution génétique » de l’aurochs disparu. En effet et tout comme l’aventure polonaise, de ce petit cheval, le Konik polski, également considéré comme la « reconstruction du cheval des origines » (Lizet et Daszkiewicz, 1995 : 66) et donc rebaptisé Tarpan, « on ne peut considérer que la sélection ait pu ‘‘débarrasser’’ le konik [ici et pour notre propos, l’aurochs-reconstitué] de tout l’héritage génétique ‘‘non tarpan’’ [‘‘non aurochs’’] (celui des chevaux [des bovins] domestiques) même si l’étude anatomique devait révéler une relation étroite entre les deux taxons » (1995 : 71). Les « deux zoologistes allemands » n’ont de fait pas pu « reconstituer » l’ancêtre des bovins dans le sens d’une reconstitution génétique identique et fidèle de Bos primigenius, mais bien construit un nouveau descendant de l’aurochs, qui par son aspect — et c’est là le point capital pour les propriétaires de la ferme, aidés de leurs nombreux partenaires que nous présenterons plus tard — se rapproche de son ancêtre originel : voici le sens de « reconstituer » pour mes informateurs, définition nuancée et prudente qui toutefois n’apparaît pas sur le panneau.
Ainsi, pas un mot pour différencier les deux animaux qui n’ont pourtant de commun que leur nom : l’ambiguïté entre l’espèce Bos primigenius (l’aurochs originel) effectivement à l’origine des races bovines actuelles et cette race domestique nommée « aurochs-reconstitué », descendante effective de l’aurochs, est mise en scène et entretenue pour le public. Et, comme nous le verrons plus en avant, aucune allusion faite ni aux circonstances de la reconstitution ni aux objectifs des deux « reconstructeurs » de cet improbable « aurochs » de sorte que l’aspect controversé du statut de ce bovin ne soit pas abordé.

Confrontés à ce panneau, nous sommes donc en présence d’un animal dont le statut paraît tout à fait stable, dur, froid et inébranlable. Il se trouve pour le public et comme dans toutes sortes de lieux qui présentent quelque objet ou savoir-faire à un public profane, résumé, réduit à quelques phrases, en d’autres termes, vulgarisé afin qu’il ne soit pas remis en cause à chaque point. Parce qu’il ne semble pas aisé à penser et donc à expliquer, que la définition du terme « reconstituer » peut recouvrir plusieurs sens, que son histoire est parfois tachée de zones obscures, qu’il n’est guère possible — ou du moins que les propriétaires de la ferme et leurs alliés culturels et institutionnels pensent qu’il n’est guère possible - de restituer tout le parcours et les divers processus qui mènent et aboutissent à la définition de ce bovin et enfin, parce qu’il est sans aucun doute plus intéressant de jouer d’un statut étrange comme celui de cet « aurochs-reconstitué », il se trouve ici simplifié et devient un véritable aurochs sauvage (Bos primigenius) « reconstitué ». Cependant, loin de se limiter à un simple formatage pensé comme une simplification pour un public peu initié aux lois de la génétique et des croisements bovins, cette vulgarisation de l’« aurochs-reconstitué » est porteuse de sens. Elle permet au public d’appréhender cet animal : elle diffuse et transmet une réalité de ce bovin. Cet animal existe dans les termes du panneau grâce au dispositif qui le fait être et qui tente au mieux de gérer sa complexité. Le fait qu’il soit présenté en tant que véritable aurochs qui fut reconstitué « vers les années 1910 » constitue une réalité qu’il nous est possible d’observer et de fait, qu’il nous faut prendre en compte. Notre propos n’est pas d’opposer les différentes réalités observées de l’aurochs, mais bien d’en tenir compte afin de cerner au mieux de notre objet. Le panneau présenté au début de ce papier ne contient ni ne diffuse des in-formations à propos de ce bovin, il est le résultat problématique d’une longue série de trans-formations (Latour, 1998) qu’il va falloir à notre tour ’’reconstituer’’. Il est l’un des nombreux médiateurs qui simplifient ce bovin hybride et complexe. Après celui du panneau, l’animal circulera dans un autre espace : celui des visiteurs et subira probablement de nouvelles trans-formations, mais cela reste un terrain à venir. En effet, nous n’avons pu pour l’heure interroger les effets d’un tel dispositif ni la nature des relations tissées entre les visiteurs et l’animal phare de la ferme. Mais pour l’heure, restituons le ou les processus par lesquels cet animal devient un représentant de Bos primigenius.

« L’aurochs-reconstitué » du Projet Aurochs ou comment ce bovin devient patrimoine archéologique vivant ?

Avant de pouvoir vulgariser « l’aurochs-reconstitué » pour en faire un véritable « aurochs » qui a été reconstitué, subtile nuance mais qui change totalement la nature de l’animal, il faut d’abord avoir quelque chose à vulgariser. Quel est cet animal que l’on peut découvrir plus en amont de « l’aurochs » du panneau explicatif ? Quelles trans-formations a-t-il subi avant de devenir cet « aurochs » présenté au public de la ferme ? Mettons en histoire cet animal.

La « rétrosélection » qui lui a donné naissance autorise les nombreux acteurs attachés à ce bovin hybride à parler de lui en terme de « patrimoine génétique » : c’est-à-dire qu’issu de croisements de races anciennes dites « archaïques » ou « primitives » qui ont à leur tour été éradiquées, il représente non pas le patrimoine génétique de l’aurochs sauvage, Bos primigenius, mais bien celui de ces vaches depuis disparues. Dès lors, considéré comme un « bovin primitif » et un véritable « patrimoine vivant » selon l’expression des deux propriétaires, « l’aurochs-reconstitué » acquiert le statut de patrimoine archéologique vivant grâce à un élément crucial : la valorisation par le Musée d’archéologie de Lons-le-Saunier, d’un squelette d’aurochs néolithique découvert il y a une vingtaine d’années à Etival [5]. De cette occasion partagée qui permet à l’un de dynamiser ses découvertes archéologiques et à l’autre de légitimer spatialement et historiquement sa présence, va naître le Projet Aurochs, projet de développement en milieu rural qui s’intègre en 1991 dans une convention entre la Direction Régionale des Affaires Culturelles et la Direction Régionale de l’Agriculture et de la Forêt de Franche-Comté. A partir de cette collaboration qui autorise par diverses procédures scientifiques le rapprochement entre l’aurochs préhistorique et « l’aurochs-reconstitué », le tourisme pour les propriétaires amoureux de leur « pays », devient « intelligent » puisque relié à l’histoire et à la culture locales. Le travail touristique va pouvoir s’appuyer sur un attachement au territoire, un ancrage local et le Musée va mettre en place ce que, dans les actes du colloque La ressource culturelle et les collectivités territoriales (Lambert, 1996), il nomme le « tourisme archéologique ». Dès lors, un réseau d’attachement au sens de Bruno Latour (2000), va se créer autour de cet animal au statut ambigu. Cet « aurochs-reconstitué » en tant qu’objet touristique et grâce à ses propriétés intrinsèques, va petit à petit amener les propriétaires aidés des partenariats avec le musée d’archéologie, le Centre Jurassien du Patrimoine, le lycée professionnel agricole de Lons-le-Saunier ou encore le Conservatoire des Espaces Naturels de Franche-Comté (CREN), à construire et à échafauder sa propre patrimonialisation. La relation entre patrimoine archéologique, territoire et « aurochs-reconstitué » va alors être nouée. Désormais, ce bovin improbable au statut pourtant controversé — comme nous le verrons plus bas —, devient grâce à ce collectif nouvellement créé autour de lui, un élément de l’identité jurassienne, un témoin choisi et élu de l’histoire de la vallée du Hérisson.

Mais comment cette ferme parvient-elle à qualifier « l’aurochs-reconstitué » de patrimoine archéologique vivant ? A quels alliés fait-elle appel pour associer histoire et culture de la vallée du Hérisson à « l’aurochs-reconstitué » ? Comme nous l’avons vu, la découverte archéologique d’Etival entérine définitivement l’inscription spatiale et historique de l’aurochs. Dynamisée par ce partenariat multiple que constitue le Projet Aurochs, elle donne à voir un animal qui se veut patrimoine jurassien. Ce projet donne notamment lieu à une exposition itinérante nommée Aurochs, le retour, accompagnée de son catalogue (Roulière-Lambert, 1994), à une exposition permanente à la ferme, au tournage du film de Jean-Luc Bouvret Il était deux fois l’aurochs (1994) ainsi qu’à un projet de Route de l’aurochs, circuit touristique avorté qui devait associer le musée, la ferme, la Maison des Lacs [6] et le site archéologique néolithique de Chalain (39) sur lequel l’équipe d’archéologues fait montrer aux nombreux fragments d’os découverts dans les dépotoirs des maisons que l’aurochs était chassé et consommé en ces lieux.

Il s’agit donc d’inscrire le lien entre aurochs préhistorique et « aurochs-reconstitué » de façon scientifique et ce, en mobilisant le patrimoine archéologique incarné par le squelette d’Etival et les autres découvertes similaires nombreuses dans la région, témoignant de la présence historique des bovidés dans le Jura (cf. illustration 4). De cette manière, le patrimoine archéologique attesté semble pallier au manque génétique de « l’aurochs-reconstitué ». En associant les objets archéologiques extraits du sol de cette vallée et plus généralement du Jura, à ce bovin, un lien ‘‘naturel’’ très fort est établi entre territoire, « aurochs-reconstitué » et patrimoine archéologique. Il semble que nous assistons à une ‘‘naturalisation’’ de ce bovin. C’est-à-dire qu’en mettant à jour le « passé enraciné » (Fabre, 2002a), en fouillant le sol et en extrayant des traces de l’aurochs préhistorique et sauvage dans la région, l’archéologie tente en enrôlant côte à côte « aurochs-reconstitué » et véritables objets archéologiques, d’enfouir cet animal, cet objet archéologique vivant dans le sol, de l’intégrer profondément dans le territoire, dans la terre afin d’authentifier son statut de patrimoine jurassien. Malgré le fait qu’il ne soit pas le véritable aurochs, il est le bovin qui lui ressemble le plus et par cette ressemblance, il trouve une place dans l’histoire de la vallée. Pour tous ces acteurs du Projet Aurochs, la forme dite « reconstituée » de cet ancêtre originel des bovins joue donc un rôle pédagogique important : il a charge de représenter l’aurochs disparu. Mais pourquoi montrer un squelette d’aurochs néolithique découvert dans une tourbière de la région ne suffit pas pour appréhender le passé ? Pourquoi faut-il avoir une reconstitution vivante de cet animal pour représenter ce que pouvait être les bovins de la préhistoire ? Pourquoi réactualiser le passé de la vallée à travers ces animaux que l’on présente comme des « aurochs-reconstitués » ? Il s’agit, semble-t-il, d’expérimenter soi-même la préhistoire, le Moyen-Age, de ‘‘goûter l’archéologie’’ : voir de ses propres yeux, les animaux du passé qui longtemps ont fasciné et continuent de fasciner les hommes, afin de mieux cerner et se saisir de ce même passé. Le squelette d’aurochs néolithique se révèle pour ainsi dire « mort ». En d’autres termes, il est froid, inanimé, il ne permet pas vraiment au public de se rendre compte de ce que pouvait être un aurochs. Il ne permet pas non plus de réaliser, d’éprouver, de comprendre ce qu’était la vie des hommes en compagnie de ces animaux. La présentation du squelette seul étant perçue par mes informateurs comme une approche pédagogique plutôt rébarbative, une nouvelle mise en scène de l’objet disparu paraît nécessaire. Devenu « reconstitution virtuelle » (Fabre, 2000b) de l’aurochs préhistorique grâce à ce Projet Aurochs qui le met en scène, « l’aurochs-reconstitué » est quant à lui bien vivant, il se déplace, se nourrit, ses cornes sont effectivement dangereuses. Il offre ainsi aux visiteurs une expérimentation personnelle et individuelle du passé. La pédagogie passe désormais par les sens et le passé au lieu de se transmettre par un récit historique clair et précis, se fait « sensible » pour reprendre la formule de Daniel Fabre (2002a) : en utilisant cet « aurochs-reconstitué » comme objet archéologique vivant, « un rapport physique, empathique avec le passé se met en place qui semble être la matrice de l’évolution récente des modes de relation à l’histoire. La notion d’authenticité est ici interrogée. L’archéologie donne à voir des fictions vraies » (LAHIC, 2002). Nous voici donc devant une fiction vraie archéologique [7] qui fait de « l’aurochs reconstitué » le double de l’aurochs préhistorique jurassien.
Dans cette définition de « l’aurochs-reconstitué », de nombreux scientifiques sont enrôlés. Dans le catalogue qui accompagne l’exposition itinérante circulant à travers la France depuis bientôt dix ans, Claude Guintard, Docteur vétérinaire et maître-assistant à l’Ecole Vétérinaire de Nantes, par ailleurs président du Syndicat International pour l’Elevage, la Réintroduction et le Développement de l’Aurochs de Heck (SIERDAH) [8], tout en s’interrogeant sur le statut de cet animal, en fait les mesures afin d’établir le standard de la race. Louis Chaix, Professeur à l’Université de Genève, également auteur du remontage du squelette d’aurochs néolithique découvert à Etival, analyse cette découverte et traite plus généralement des « aurochs en Franche-Comté » principalement regroupés autour de la région de Lons-le-Saunier. Rose-Marie Arbogast, archéozoologue au CNRS s’intéresse quant à elle, à la domestication de ces ancêtres des bovins, d’autres auteurs travaillent sur le symbolisme des bovidés du Néolithique à l’Age de Bronze, la viande de bœuf au Moyen-Age, etc. Tout au long de cet ouvrage qui annonce le retour de l’aurochs, les termes « réintroduction », « patrimoine vivant », « reconstitution génétique », « animal ressuscité » ou encore « patrimoine génétique » qualifient cet animal. « L’aurochs-reconstitué » acquiert donc non seulement un nouveau vocabulaire qui le définit en cultivant volontairement l’ambiguïté de son statut, mais également une dimension patrimoniale multiple qui renvoie tant à son ancrage jurassien qu’à son héritage génétique. Quant à Pierre Pétrequin (ethnoarchéologue) dans le film de Jean-Luc Bouvret, il utilise un bovin de la Ferme de l’Aurochs pour reconstituer les gestes des chasseurs néolithiques dans une séquence d’archéologie expérimentale. Bien que selon ses dires, l’intérêt principal qu’il ait trouvé dans cette opération soit le fait d’avoir obtenu gratuitement un bovin de 600 kg pour ses expériences, l’utilisation de ce bovin particulier semble toutefois participer du statut archéologique de cet « aurochs-reconstitué ».

Dans ce Projet Aurochs, nous sommes donc en présence d’une seconde nature de ce bovin : « l’aurochs-reconstitué » qui se révèle beaucoup plus complexe que « l’aurochs » vulgarisé du panneau. Pour exister, il mobilise et enrôle beaucoup plus de ressources et d’acteurs : des traces archéologiques et jurassiennes de l’aurochs préhistorique, un Musée d’archéologie, de nombreux archéologues et autres scientifiques, un réalisateur de films documentaires, des acteurs du tourisme, des financeurs tels que la DRAC ou la DRAF, le Centre Jurassien du Patrimoine, un lycée professionnel agricole, le Conservatoire des Espaces Naturels de Franche-Comté, etc. Ainsi, petit à petit et grâce à de nombreuses traductions d’intérêts hétérogènes qui s’appuient sur les nombreuses prises contenues dans l’animal en question (telles que son patrimoine génétique qui en fait un bovin primitif, le but des « deux zoologistes allemands » de « reconstituer » l’aurochs qui lui donne son nom, etc.) et qui impliquent également de multiples trans-formations, « l’aurochs-reconstitué » devient patrimoine archéologique vivant représentant l’aurochs préhistorique disparu. Dès lors, aisée est l’ultime trans-formation en direction du public, qui métamorphosera cet « aurochs-reconstitué » en représentant fiable de l’espèce « reconstituée » Bos primigenius.
Cependant, ces divers statuts accordés à ce bovin considéré tantôt en tant qu’ « aurochs », tantôt en tant qu’ « aurochs-reconstitué » ne font pas l’unanimité chez ceux qui connaissent son existence et font d’ailleurs l’objet d’une vive controverse. Faisant irruption dans ce double processus de patrimonialisation et de touristification de ce bovin, deux acteurs vont lui faire subir des « modalités négatives » (Latour, 1995 (1989) : 63). C’est-à-dire qu’à la différence de tous les alliés de la Ferme de l’Aurochs qui en s’attachant « l’aurochs-reconstitué », le stabilisent, Piotr Daszkiewciz et Jean Aikhenbaum refusent ce statut qui mute une « vache nazie » en animal réincarné. Ils le rendent ainsi beaucoup « moins solide et plus fictif » (1995 : 68). Aussi, intéressons-nous maintenant à cette nouvelle nature de ce bovin pour le moins complexe : « l’aurochs-reconstitué » en tant que « simple vache » ou « supercherie nazie ».

Le « faux aurochs » de la controverse ou comment « l’aurochs-reconstitué » devient un « non-sens biologique » ?

Loin d’être aussi stable que semblent nous le dire les propriétaires de la Ferme de l’Aurochs et leurs nombreux alliés culturels et institutionnels, « l’aurochs-reconstitué » présente donc de multiples prises pour Jean Aikhenbaum et Piotr Daszkiewicz. En effet, l’utilisation du nom d’ « aurochs », le passé trouble de ce bovin ainsi que son statut ambigu provenant du terme « reconstitué » et de sa définition permettent aux détracteurs de cet animal de monter et de faire circuler une controverse virulente ; le but étant de le requalifier officiellement sous les termes de « nouvelle race bovine domestique, créée par les nazis pour justifier les théories raciales » (HSTES [9], courrier envoyé au Chef de Bureau de la Génétique Animale, le 1° septembre 1999). Mais sur quels éléments s’appuient une telle controverse et la nouvelle nature de ce bovin qui en découle ?

Suite au catalogue de l’exposition publié par le Centre Jurassien du Patrimoine, dirigé par Marie-Jeanne Roulière-Lambert (Conservatrice du Musée d’archéologie de Lons-le-Saunier) et intitulé Aurochs, le retour. Aurochs, vaches et autres bovins de la préhistoire à nos jours (1994), ainsi qu’à la création d’un Syndicat International pour l’Elevage, la Réintroduction et le Développement de l’Aurochs de Heck (SIERDAH) [10], Piotr Daszkiewicz (Docteur es Sciences, Biologiste, Historien des Sciences naturelles) et Jean Aikhenbaum (écrivain spécialiste en sciences et en environnement) dénoncent ce qu’ils nomment le retour... d’une supercherie nazie (1999) (cf. illustration 5).

« Supercherie » car au regard des principes de base de la génétique, de la sélection naturelle et ceux de la théorie de l’évolution, « l’aurochs-reconstitué » leur apparaît comme une aberration ou encore un « non-sens biologique ». S’appuyant entre autres sur la taxinomie linnéenne, ils s’attardent à montrer que le nom « aurochs » existant déjà pour nommer une espèce disparue (Bos primigenius), nulle « race actuelle » ne saurait porter le même nom puisqu’il « n’est plus disponible et ne peut être attribué à un autre animal » (Daszkiewicz et Aikhenbaum, 1999 : 104). D’autant plus qu’il est évidemment « impossible de remonter génétiquement le temps » (1999 : 85-86) et donc impossible d’aboutir à une « reconstitution de l’aurochs ». « L’aurochs-reconstitué » apparaît donc pour ces deux acteurs comme un « non-sens linguistique et nomenclatural » (1999 : 102) qui constitue de fait « une manipulation trompeuse [...] difficile à modifier [puisque] la Commission de Nomenclature Zoologique, par définition, ne s’occupe ni de noms vernaculaires ni de nomenclature de races bovines. Ainsi le choix d’un nom n’est limité que par l’honnêteté des auteurs et le respect des bonnes mœurs scientifiques. Ce qui, dans cette affaire, est loin d’être le cas » (1999 : 104-105).
Mais pour ces deux détracteurs, la supercherie ne s’arrête pas à nommer une « nouvelle race bovine » sous les termes trompeurs d’ « aurochs-reconstitué » ou « aurochs nouveau », elle a également à voir avec le nazisme. Pourquoi ? Car derrière la « reconstitution de l’aurochs » dans les années trente, se cachent les deux frères Heck, zoologistes nazis désireux d’offrir à leur parti un emblème germanique par excellence. En effet, dans leur ouvrage, Piotr Daszkiewicz et Jean Aikhenbaum démontrent en cent-soixante pages, de façon virulente et non sans une certaine ironie et quelques sarcasmes que les frères Heck n’étaient pas uniquement « allemands » comme le suggèrent les alliés du Projet Aurochs, mais bien nazis et que cette « reconstitution de l’aurochs » était parmi tant d’autres, une « justification des théories raciales » (Jean Aikhenbaum) car ils concrétisaient en zoologie le mythe des origines et de la pureté des races. Cette « reconstitution de l’aurochs » constitue donc pour eux, « un des rouages de ce type d’idéologie et de ce système totalitaire » (Jean Aikhenbaum). De plus, ils s’attachent à montrer que Lutz Heck, dont les bovins ont survécu à la Seconde guerre mondiale et ont été introduits en France au début des années quatre-vingt :

« n’était pas uniquement un théoricien, chargé de démontrer avec son pseudo aurochs la supériorité de la science allemande et de justifier les théories raciales nazies. C’était également un criminel directement impliqué dans la déportation de populations et l’exécution systématique d’opposants » (HSTES, Heck, écologiste et humaniste nazi).

Instigateur de plusieurs centaines d’exécutions commises dans le parc Askania Nova (Ukraine) et de nombreux pillages notamment en Pologne, Lutz Heck, après la guerre, est inscrit sur la liste des criminels de guerre et recherché activement par nombre de pays de l’Est. Il se réfugiera comme tant d’autres de ses semblables en Afrique du Sud et évitera ainsi tout procès.
Ainsi, en examinant la bibliographie de Claude Guintard (Président du SIERDAH et créateur du standard de la race) tout au long de son parcours universitaire et intellectuel, — bibliographie qui se révèle conséquente au niveau des ouvrages des frères Heck —, il apparaît donc à ces deux détracteurs que ce dernier ne peut ignorer ces informations ainsi que la véritable identité de ces « deux zoologues allemands ». Dès lors, parce qu’aucun de ces éléments n’est révélé ni par le SIERDAH ni par aucun de ses alliés (Ferme de l’Aurochs, musée d’archéologie, etc.), parce qu’ils ne révèlent pas le passé de cet animal et les véritables raisons de sa « reconstitution » et qu’ils ne respectent pas les règles de la taxonomie scientifique, les promoteurs actuels de ce bovin apparaissent aux yeux de ces deux auteurs avides de vérité scientifique comme des « travestisseurs de vérité » (Jean Aikhenbaum). Ils vont alors être accusés de nombreux crimes tels que « le révisionnisme historique et la réhabilitation du nazisme » (Daszkiewicz et Aikhenbaum, 1999 : 127).

Accusé de porter le nom d’un nazi, le syndicat a décidé de faire disparaître le H final désignant Heck, de son sigle afin de mettre un terme à cette controverse. Dans cette perspective, le R qui évoquait la Réintroduction du grand aurochs sauvage préhistorique à travers sa forme reconstituée actuelle s’est transformé en Reconnaissance de l’Aurochs-reconstitué. Cet animal récent n’ayant jamais vécu dans la nature, il ne pouvait donc s’agir de réintroduction [11]. Depuis longtemps, les deux détracteurs de ce bovidé avaient reproché ce glissement de vocabulaire qui assimilait « cette vache nazie » à l’aurochs sauvage et disparu. Pourtant, loin de calmer la virulence de la controverse, ce léger ajustement ne modifie pas profondément la présentation du bovin en question : certes, il ne porte plus le nom d’un nazi, mais continue de porter celui d’un aurochs et demeure ainsi le semblable de son ancêtre disparu. Cette tentative de clôture de la controverse qui fait devenir l’ « aurochs de Heck », en « l’aurochs-reconstitué » (nom officiel) ne convient évidemment pas à Piotr Daszkiewicz et Jean Aikhenbaum qui travaillent pour l’heure sur la version anglaise de leur ouvrage. Celui-ci comprendra de nouvelles « preuves » de l’engagement nazi des frères Heck puisque depuis peu, ses auteurs ont accès aux archives soviétiques, jusque-là non autorisées à la consultation.

Dans cet espace de la controverse qui voit son réseau s’étendre et le nombre de ses alliés grandir parmi les scientifiques, les politiques, les organismes spécialisés dans la poursuite des criminels de guerre, etc., « l’aurochs-reconstitué » devient le « faux-aurochs de Heck », véritable hommage à un fonctionnaire nazi. La nature, l’identité et la définition de ce bovin se sont radicalement trans-formées par la mobilisation du passé de cet « aurochs » et de l’histoire de sa « reconstitution » ainsi que par la mobilisation de la taxinomie linnéenne et de ses lois. Désormais, support d’une controverse virulente et qui fait l’objet de recherches acharnées et minutieuses quant aux archives du III° Reich, quant à la présentation de l’animal en question dans les divers parcs qui l’accueillent, etc., le bovin qui nous intéresse, apparaît beaucoup moins stable : il gagne en complexité et sa réalité même en tant qu’ « aurochs-reconstitué » est discutée.

Mais quel est le « véritable » aurochs-reconstitué ?

Devant tant de réalités différentes de ce bovin, devant tant de noms différents qu’il arbore, nous pouvons nous demander sérieusement « mais qu’est-ce qu’un aurochs-reconstitué » ? Est-ce un représentant de l’espèce Bos primigenius reconstituée grâce à deux zoologistes allemands dans les années 1910 ? Est-ce, comme le suggère le président du SIERDA, « ni un aurochs, ni un reconstitué [mais un aurochs-reconstitué] tout comme le rouge-gorge n’est ni un rouge, ni une gorge » (Guintard, 1998) ? C’est-à-dire qu’il serait une nouvelle race nommée « aurochs-reconstitué » dont la reconstitution se réfèrerait uniquement à l’aspect de l’animal ? Ou au contraire, est-ce une simple vache, une supercherie nazie, relayée par des « révisionnistes » ? Au lieu de choisir parmi ces différentes définitions, laquelle nous paraît être la plus scientifique et la plus rationnelle, en d’autres termes, la seule et l’unique, la vraie, nous préférons penser que ce bovin est toutes ces formes à la fois. Autrement dit, sa nature, sa réalité, sa définition dépendent du réseau et de l’espace dans lequel il circule. Tantôt sur le panneau de la ferme, il est vulgarisé et devient alors un « aurochs » ; tantôt au sein du réseau des partenaires de la ferme, il est cet « aurochs-reconstitué » dont la reconstitution renvoie à son aspect et son patrimoine génétique des « races archaïques » dont il est issu ; tantôt, lorsqu’il circule dans le réseau des détracteurs, il devient une supercherie scientifique et nazie. Mais tenir compte de toutes ses différentes réalités revient-il à dire qu’il n’existe pas ? Qu’il est seulement et uniquement construit socialement ? Que toutes les explications et définitions ne résident que dans le social et ses constructions arbitraires ? Non, cette analyse sociologique serait trop simple pour expliquer la complexité de cet objet. La solution se présente plutôt dans « la multiplicité des prises dont [cet animal] est susceptible » (Fabiani, 2003) : le fait qu’il ait de grandes cornes, qu’il ressemble à l’aurochs autorise le rapprochement avec son ancêtre, le fait qu’il y ait un squelette d’aurochs dans le Jura permet qu’il devienne objet patrimonial, mais dans le même temps, le fait qu’il ait été créé par des zoologistes nazis et qu’il porte le nom d’une espèce disparue autorise et permet qu’il y ait une controverse autour de lui et qu’on le définisse comme un produit nazi, etc. Tout comme Bruno Latour et ses « trois petits dinosaures » (Réelsaure, Scientosaure et Popsaure) (1993), je n’observe pas un seul et unique authentique « aurochs-reconstitué », mais bien différentes réalités et processus concomitants qui permettent de le saisir comme autant de différents « aurochs » aux qualificatifs divers et aux devenirs incertains. Les diverses et nombreuses traductions qui s’opèrent autour et grâce à lui, le trans-forment et ainsi chaque nouvelle trans-formation s’appuie sur la précédente faisant de lui un support qui ne peut être neutre. Mon analyse se situe donc tant au niveau des qualités intrinsèques de « l’aurochs-reconstitué » que des relations et des attachements possibles entre lui et les acteurs, l’animal devenant ainsi également actant. Il s’agit là de la volonté de ne pas attribuer la source de l’action uniquement aux actants humains : si au lieu d’ « aurochs-reconstitués », la ferme élevait des cochons ou des autruches, les partenariats créés auraient été bien différents et l’histoire de la ferme aurait pris une toute autre direction.

add_to_photos Notes

[1Ce travail a été soutenu par la Mission du patrimoine ethnologique.

[2La comparaison de ce bovin avec les vaches montbéliardes est chère aux propriétaires de la ferme, habitant une région où ces dernières sont survalorisées.

[3Bos primigenius : nom scientifique désignant l’espèce disparue, l’aurochs sauvage.
Bos taurus : nom scientifique désignant l’espèce bœuf domestique, qui regroupe différentes races dont l’aurochs-reconstitué.

[4Définition de la « sélection à rebours » : « L’aurochs qui a été domestiqué, a non seulement dispersé ses caractères au sein des nombreuses races bovines, mais a aussi transmis le gène primigène à certaines races rustiques. Par conséquent, a priori, il paraît concevable, par la pensée, en rassemblant les caractères éparpillés, de reconstituer un animal présentant les caractéristiques du Bos primigenius » (Guintard, 1994 : 182).

[5Lons-le-Saunier, préfecture du Jura, est située à 30 kilomètres à l’ouest de Ménétrux-en-Joux, commune qui abrite les cascades du Hérisson ainsi que la Ferme de l’Aurochs ; commune qu’une trentaine de kilomètres sépare d’Etival, lieu de la découverte archéologique.

[6Etablissement qui accueillait l’équipe d’archéologues qui travaillent sur le site néolithique de Chalain, où deux maisons lacustres ont été reconstituées. Cette Maison des lacs est désormais fermée suite à un conflit avec les élus locaux.

[7Je tiens à préciser avec Daniel Fabre, que « le terme de fiction [archéologique] utilisé ici ne comporte aucune nuance dépréciative, il signale simplement le fait que ce n’est point l’histoire positive et critique des historiens professionnels qui fournit le fondement de ces usages identitaires mais une histoire déployée autour de récits, de héros et de hauts lieux, un imaginaire historique fixé plus qu’un souvenir débattu et révisable » (Fabre, 2002b).

[8Il s’agit ici du nom que portait le syndicat à l’époque. Comme nous le verrons infra, celui-ci a désormais changé.

[9Histoire, Sciences, Totalitarisme, Ethique et Société est le nom de l’association créée par Jean Aikhenbaum et Piotr Daszkiewicz « dans le but de mettre fin à la supercherie qui consiste à faire croire qu’un bovin domestique ordinaire est un aurochs. Elle s’est fixée comme objectif d’alerter l’opinion publique et les institutions internationales qui ont en charge l’éthique professionnelle et les fraudes scientifiques sur cette situation aberrante » (HSTES, courrier envoyé à M.Glavany, 16 août 2000). Il m’a été possible de consulter une grande partie des archives de l’association.

[10Comme cela a été signalé, il s’agit ici de l’ancienne dénomination utilisée à l’époque, et aujourd’hui abandonnée ; les raisons de ce changement seront explicitées plus en avant.

[11Outre le changement de nom du bovin en question, Jean Aikhenbaum et Piotr Daszkiewicz ont réussi à faire annuler le projet du SIERDA de « réintroduction de l’aurochs » dans la forêt de Bialowieza (Pologne) en participant aux négociations avec le ministère de la Protection de la Nature et des Ressources Naturelles.

library_books Bibliographie

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Filmographie

BOUVRET Jean-Luc, 1994, Il était deux fois l’aurochs.

Pour citer cet article :

Emmanuelle Jallon, 2003. « Quel aurochs pour la Ferme de l’Aurochs ? ». ethnographiques.org, Numéro 3 - avril 2003 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/Quel-aurochs-pour-la-Ferme-de-l-Aurochs - consulté le 28.03.2024)
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