Quand un objet change de statut :
trajectoire de la tente dans la société maure (Mauritanie)

Résumé

Dans cet article, nous nous proposons de suivre la trajectoire de la tente dans la société maure contemporaine, société nomade de l’ouest du Sahara, en proie à un processus de sédentarisation sans précédent depuis quarante ans. Au sein des groupes de pasteurs nomades, la tente garde, aujourd’hui encore, un statut d’habitation principale de la famille conjugale et occupe une place de référence dans le système de représentations des bédouins. Lorsque ceux-ci se sédentarisent, la tente est quelque peu délaissée pour un abri fixe et en dur, conçu comme une étape indispensable dans le changement de mode de vie. En revanche, chez les citadins de longue date, la tente connaît un renouveau manifeste, non seulement parce qu’elle reste l’abri le plus adapté au climat mauritanien, mais aussi et surtout parce qu’elle est investie de nouvelles valeurs et mise au cœur de démarches identitaires.

Abstract

In this paper, we propose to follow the trajectory of the tent in the contemporary Moorish society, nomadic people of western Sahara, experiencing a settling process without precedent since forty years. Within the nomadic groups of shepherds, the tent keeps a status of principal dwelling for the marital family and stands for a place of reference in the bedouin system of representations. However, when the bedouins settle, the tent is somewhat forsaken for a fixed shelter, conceived like an essential stage towards an alternative way of life. And amongst townsmen, settled since more than ten or twenty years, the tent knows a manifest revival, not only because it remains the ideal shelter for the Mauritanian climate, but also and especially because it is invested of new values and is put at the heart of identity quests.

Sommaire

Table des matières

Introduction

A la suite des sécheresses à répétition des années 1970 et 1980, la société maure de Mauritanie, composée jusqu’à la fin des années 1960 d’environ 70% de familles nomades, est contrainte à poursuivre sa sédentarisation : aujourd’hui, moins de 6% des familles maures mènent encore un mode de vie nomade [1], tandis que Nouakchott connaît des taux de croissance annuels records.

Dans ce cadre, il est intéressant d’examiner la trajectoire d’un objet [2] comme la tente, habitation de ces pasteurs arabophones de l’Ouest saharien, afin de mettre au jour et de comprendre les mutations récentes subies par cette société. Pour ce faire, nous [3] aurons recours à la démarche méthodologique théorisée par I. Kopytoff et consistant à appréhender les objets dans leur « biographie », c’est-à-dire dans l’histoire de leurs différentes singularisations et requalifications successives (1986 : 90) — démarche reprise récemment en France par plusieurs anthropologues dont T. Bonnot (2002).

Après avoir analysé la place de la tente dans la société bédouine maure puis au sein des familles en cours de sédentarisation, nous nous pencherons sur les nouvelles représentations et les nouveaux emplois de la tente en milieu citadin.

Un statut d’habitation de plus en plus contesté ?

L’abri de la famille bédouine

Dans la société bédouine maure, la tente (khayma [4]) est l’abri de la famille nucléaire, généralement intégré à un campement (vrîg), ensemble résidentiel plus large qui rassemble les tentes de familles appartenant le plus souvent à un même groupe de parenté agnatique. L’instabilité de l’espace résidentiel tient essentiellement aux histoires familiales (mariages, divorces, décès) et aux contraintes écologiques (état des pâturages et des points d’eau notamment). Des motifs économiques (recherche de coopération), politiques (besoins de protection), ou encore socio-culturels (besoin de pratiquer des activités religieuses, de loisir ou autre collectivement, besoin de sociabilité) sont également à l’origine des regroupements, comme ils peuvent d’ailleurs provoquer leur scission.

L’acte de naissance sociale de la tente est scellé par l’alliance matrimoniale et, plus précisément, par la naissance du premier enfant du couple marié, qui a idéalement lieu dans la tente de la mère de la jeune femme. Cette naissance, suivie du retour du couple et de sa première tente dans le campement virilocal lui permet d’obtenir une première reconnaissance sociale en tant que famille conjugale, même s’il devra continuer à vivre dans la dépendance et dans la proximité de la tente des parents du mari. Cette première tente, appelée « la création » (en-neshû), est facilement reconnaissable dans le campement car constituée uniquement de « bandes tissées » (vilje) neuves. Ensuite, tout au long de la vie conjugale, la tente sera régulièrement rénovée, restaurée et renforcée.

L’existence sociale de la tente suppose en effet une trajectoire technique singulière. Cet abri aisément transportable est fait d’un vélum rectangulaire de 7 x 6 m environ (illustration 1), composé de sept à dix bandes tissées. La toile est supportée en son centre par deux longs mâts (de 3,5 m environ) en bois placés à l’oblique, et tendue au moyen de huit ou dix cordes. Les bandes de tente sont tissées à partir de fils de laine de mouton noir et de poil de chameau [5], sur un métier horizontal à un rang de lisses. Si le tissage proprement dit est un travail individuel revenant à la « maîtresse de tente » (autrement dit l’épouse), le reste des activités de fabrication mobilise généralement l’ensemble des femmes du campement, parentes et dépendantes. Tous les trois ou quatre ans, un tiers des bandes tissées (les plus usées) sont remplacées par roulement, les unes après les autres.

Ce cycle de remplacement renvoie symboliquement aux différentes étapes de la vie de l’épouse (Boulay, 2003). La tente est en effet associée, dans l’esprit des Bizân (« les Blancs ») [6], aux valeurs cognatiques et féminines de la société. Elle constitue le support par excellence de l’identité féminine, et ceci par un double processus : d’une part, l’épouse est associée, dans la langue courante et dans l’espace, à sa tente, et, d’autre part, l’architecture est conçue telle un corps humain, féminisé par la présence en son sommet d’un motif rectangulaire brodé de fil blanc, représentant une parure féminine et appelé « collier de la tente » (glâdat el-khayma). Ce dernier jouerait par ailleurs la fonction de réceptacle, censé attirer sur la tente bénédiction divine, prospérité et fécondité.

La tente, dans la société bédouine, est également un espace de vie, conçu comme « plein » et protégé du monde extérieur. Alors que ce dernier, lorsqu’il est dépourvu de campements, d’hommes et de troupeaux, est vu comme un vaste « vide », dangereux et peuplé de génies. L’occupation de l’espace intérieur est marquée par une double bipolarité, entre féminin et masculin d’une part, entre privé et public d’autre part. Elle est également régie par des différences très importantes de statuts entre individus. Ces limites fluctuantes ne sont toutefois pas matérialisées par des parois internes mais exprimées plutôt par une subtile frontière dans l’espace de la tente consistant en l’observance de règles de pudeur et de bienséance.

Même si la montre et la radio sont de plus en plus présentes chez ces familles, les cinq prières quotidiennes constituent des repères temporels récurrents autour desquels viennent s’organiser les différentes activités domestiques comme la préparation et la prise des repas, le cérémonial du thé, les travaux collectifs féminins, autant de moments d’entre-soi. Par ailleurs, la tente est l’espace d’expression privilégié de l’hospitalité, valeur cardinale et règle d’or dans cette société nomade. En cela, elle tient lieu à la fois d’asile inviolable et protecteur pour l’étranger et de refuge salvateur et réparateur pour le voyageur se trouvant loin des siens.

Le mobilier abrité par la tente bédouine se réduit à des éléments essentiels, comme le porte-bagages qui, retourné, sert de palanquin lors des déplacements, deux ou trois nattes en graminée et cuir, une ou deux grandes couvertures, des coussins, des grands sacs de rangement en cuir, une ou deux cantines en métal, auxquels il faut ajouter quelques ustensiles de cuisine, un service à thé, des outres à lait et à eau. Il s’agit d’objets relativement solides (pour l’essentiel de fabrication artisanale) aptes au voyage et donc facilement transportables. Ce mobilier est à peu près standard dans toutes les familles bédouines, mais il peut varier quelque peu selon l’activité économique pratiquée, le milieu naturel environnant, l’âge de l’épouse, le statut social de la famille et son niveau de vie.

La tente n’est cependant pas un abri exclusif pour ces familles : les variations saisonnières, très marquées, commandent généralement pendant l’année le recours à un autre abri (voire à deux ou trois autres, dans certaines régions phénicicoles comme le Tagânt ou l’Adrâr). Il peut s’agir soit d’une tente plus légère (benye) durant les semaines qui suivent la saison des pluies (août-septembre) et lors desquelles les déplacements sont fréquents, soit d’un abri fixe "en dur" pendant la longue période de soudure (çayf) qui précède l’hivernage, et qui se caractérise par le regroupement des familles autour des points d’eau. Par conséquent, l’habitation des bédouins maures est instable dans le sens où ceux-ci, au cours d’une même année, peuvent être amenés à changer plusieurs fois de toit, selon le cycle des saisons, et pour une durée limitée. Dans ce type de variation, la tente garde toutefois son statut d’habitation principale.

Telles sont donc les différentes facettes du statut de la tente dans la société bédouine. Voyons à présent ce qu’il advient de cet "abri-objet" lorsque les familles nomades se sédentarisent.

Un objet (provisoirement) délaissé chez les nomades récemment sédentarisés

La situation est bien différente lorsque les familles bédouines se sédentarisent et passent de la tente à un autre type d’habitation : le processus de substitution n’est plus cyclique et annuel mais bien pérenne et pluri-annuel. Au Trârza, ainsi que nous avons pu le vérifier durant l’année 2000, il se traduit par le passage de la tente à un premier abri en planches de bois et en tôles appelé brâg (du fr. « baraque »), puis à un abri plus élaboré et mieux adapté au climat mauritanien, présentant un sol surélevé en ciment, une charpente en métal, une couverture en tissu plastifié ou en tôle ondulée, et des parois en tissu épais amovibles. Cette construction, appelée mbâr (illustration 2), est censée présenter à la fois les qualités de ventilation de la tente et celles de solidité d’une construction fixe.

Ce type de changement d’habitation se fait donc par étapes : la première consiste à se fixer avec sa tente dans un lieu, la deuxième est le remplacement de la tente par un ou deux abris intermédiaires entre l’abri textile mobile et la maison, la troisième phase revient à construire ou faire construire la maison d’une pièce (beyt), puis de deux ou trois pièces (dâr). Cette transition passant par deux ou trois phases successives peut prendre plusieurs années. Quant à la fixation dans un espace résidentiel, elle est progressive et se fait collectivement, en groupe de familles aux liens de parenté ou de dépendance avérés, et a pour résultante la naissance d’établissements spontanés, d’apparence bigarrée, le plus souvent localisés près des grands axes routiers goudronnés. L’implantation se fait généralement près d’un puits déjà contrôlé par les familles.

Outre les problèmes écologiques évidents entraînés par les sécheresses à répétition, les motifs de fixation de ces familles sont l’école publique, qui promet un "avenir meilleur" à leurs enfants, mais aussi les facilités que présente une vie plus sédentaire (moins de corvées d’eau et de bois, plus de confort que sous la tente, une plus grande proximité avec les transports modernes et les voies de communication), les opportunités escomptées d’emplois ponctuels (commerce, transport, agriculture) susceptibles de procurer de nouveaux revenus. Certaines familles restent néanmoins propriétaires de troupeaux qu’elles laissent entre les mains de bergers salariés qui, eux, nomadisent encore.

Ces transformations, graduelles ou brutales, de l’habitat bédouin se font soit par remplacement intégral de l’ancien abri par le nouveau, soit, plus souvent, par cumul des deux : après le mbâr, on construit une maison (qui a avant tout une fonction de prestige et de stockage des biens familiaux), mais on garde le premier devant la seconde, pour y passer les heures chaudes de la journée car il est mieux aéré. Et puis, le mbâr reste apprécié car il permet, comme la tente, de scruter l’horizon à loisir, ce que les murs de la maison interdisent. En plus du couple maison-mbâr  [7], il y a toujours la tente à disposition, rangée dans une pièce de la maison, que l’on peut monter à tout moment.

La tente ne passe donc pas complètement dans le registre des objets de rebut ou des vieilleries. Elle n’est jamais complètement délaissée et est occasionnellement employée en abri secondaire d’agrément — voire tertiaire (maison + mbâr + tente) —, renvoyant dans l’esprit des sédentarisés à un mode de vie certes révolu, mais dont ils restent généralement nostalgiques.

L’emblème d’une identité bédouine réinventée par les citadins de Nouakchott

Les pratiques sociales en question

On pourrait penser que, à Nouakchott, la tente n’a plus lieu d’exister, et qu’elle devrait avoir disparu au cours du processus de sédentarisation. En réalité, il n’en est rien : la khayma semble au contraire entamer une nouvelle « carrière » (Bromberger et Chevallier, 1999) en milieu urbain, notamment chez les premières générations de citadins de la capitale (venues s’installer dans les années 1970 et 1980).

Chez ces dernières, la tente est avant tout employée comme abri d’agrément que l’on installe dans la cour située à l’avant de la maison ou que l’on dresse sur le toit-terrasse de celle-ci (illustration 3). Elle est appréciée lorsqu’il fait trop chaud à l’intérieur de la maison et qu’il n’y a pas assez d’air. Elle constitue aussi parfois l’espace au sein duquel on reçoit les hôtes, et est alors préférée au salon de la maison. Le sol qu’elle abrite est recouvert de tapis en laine et de coussins et il est courant d’y introduire une télévision, pour l’agrément des personnes présentes. Ce salon de plein air est particulièrement apprécié les soirs de saison chaude.

La tente peut également être montée par ces familles citadines pour abriter des festivités de mariage perpétuant ainsi la tradition bédouine. Deux, trois ou quatre tentes sont alors dressées bord à bord pour accueillir parents, amis et voisins. Il n’est pas rare de voir ces groupes de tentes alignées au bord d’une rue ou d’un grand axe goudronné de Nouakchott. Les invitations et autres soirées privées ainsi que les réunions politiques sont également organisées sous des tentes modernes à la décoration sophistiquée.

Enfin, depuis le début des années 1990 environ, beaucoup de ces mêmes citadins maures de Nouakchott partent chaque été, au moment de la saison des pluies (août-septembre), qui coïncide avec la seconde partie des vacances scolaires, vivre sous la tente, en « brousse » (bâdiyya) [8], à plusieurs dizaines de kilomètres de la capitale mauritanienne, le long de la route nationale reliant cette dernière à Rosso [9]. Cette pratique de retour annuel à la vie bédouine n’est d’ailleurs pas nouvelle ni propre aux habitants de Nouakchott : les habitants des villes anciennes de l’intérieur du pays repartaient vivre sous la tente et faire une cure de lait et de viande après la saison des pluies. Mais elle était tombée quelque peu en désuétude chez les familles installées depuis plusieurs décennies à Nouakchott et fut remise à la mode par les familles les plus aisées de cette ville, ensuite imitées par des couches sociales plus modestes. Ce véritable phénomène de mode a en outre été récemment (2001) encouragé par le Président de la République de Mauritanie, Mucâwiya uld Sîd Ahmed Taya, afin de promouvoir le tourisme local chez les Mauritaniens.

Depuis lors, chaque année au moment de l’hivernage (khrîf), la route Nouakchott-Rosso est littéralement "prise d’assaut" et se double d’une succession presque ininterrompue de tentes blanches et de campements de ces "néo-bédouins" (illustration 4), qui viennent investir les espaces naturels situés de part et d’autre de l’asphalte. Certaines familles restent trois mois en « brousse », d’autres une ou deux semaines. Généralement, les hommes installent femme et enfants dans un lieu repérable depuis la route [10] et repartent chaque jour travailler à Nouakchott, ce qui leur permet de ravitailler quasi-quotidiennement leur camp. A cette période, l’axe Nouakchott-Rosso se pare d’un défilé incessant de voitures particulières, s’ajoutant au trafic ayant normalement cours entre le Sénégal et la capitale mauritanienne.

Ces citadins, relativement privilégiés, utilisent les mêmes tentes que celles qu’ils dressent sur le toit-terrasse de leur maison, fabriquées artisanalement, peu sophistiquées et relativement bon marché. Les femmes y installent essentiellement du mobilier et des ustensiles pris dans leur maison, complétés par quelques objets pratiques et sans grande valeur, achetés spécialement pour le séjour en « brousse ». En fait, ces citadins transportent leur style de vie urbain, la télévision en moins, tout en essayant de recréer une ambiance fidèle à la représentation qu’ils ont de la vie bédouine. Ils invitent leurs parents et amis de Nouakchott, qui partagent par conséquent les mêmes valeurs. Ils se retrouvent autour de repas où la viande (de mouton ou de chameau) et le lait occupent une grande place. Les contacts avec les éleveurs vivant dans ces zones de concentration de camps de citadins, ou s’en étant délibérément rapprochés, se font essentiellement lors de la vente de lait de chamelle que ceux-ci organisent chaque soir le long de la route.

Par ces pratiques de vie sous la tente dans le désert, assimilables à un retour aux sources, ces "néo-bédouins" en proie à la nostalgie, en plus d’« expérimenter la vie précaire au grand air » (Sirost, 2001), ont l’impression de retrouver la vie bédouine qu’ils ont connue dans leur enfance ou que leurs parents leur ont relatée.

La tente dans l’imaginaire collectif des citadins maures

Ce phénomène récent est particulièrement intéressant pour comprendre la nouvelle place octroyée à la tente par ces citadins. Pour chercher les motifs de ce mouvement de retour ponctuel à la vie sous la tente, il faut bien voir comment ces citadins se représentent la vie bédouine et combien cette représentation est ancrée dans leur imaginaire.

Disons d’abord que cette représentation positive de la vie bédouine est produite par des générations nées avant les années 1970 et ayant connu, ne serait-ce que pour quelques années, la vie nomade dans leur enfance. Par contre, pour les citadins plus jeunes, celle-ci est plutôt conçue comme dépassée, sans intérêt, pas assez moderne, inconfortable et ennuyeuse. Bref, ils voient les bédouins comme des êtres arriérés et situés à l’opposé des valeurs de « modernité » (hadâtha) et de « progrès » (taqaddum) auxquelles ils aspirent. Pour les générations plus anciennes au contraire, le souvenir cultivé et par conséquent bien souvent réinventé, de cette vie bédouine, s’organise autour de quelques éléments clés : le désert verdoyant, le lait à profusion et le bétail gras et, enfin, la tente. Par conséquent, cette représentation prend pour cadre la nature sous son plus beau jour : au cours de la saison des pluies (khrîv), période de renaissance des pâturages et de la vie pastorale en général. Le désert verdoyant (illustration 5) est non seulement pour les Maures un spectacle visuel, mais une expression de la toute-puissance divine.

Dans ce paysage idyllique, la tente occupe une place centrale, d’une part en tant qu’habitation de la famille, protégé face aux dangers de l’extérieur, d’autre part comme espace faste et "sacré" où se joue une des pratiques phares de la vie bédouine, l’hospitalité. La tente se présente en outre comme un abri aéré, où règne une certaine douceur de vivre, et qui plus est ouvert au monde.

Enfin, le lait (el-ben) constitue le troisième élément central de ce tableau. Dans toutes les sociétés de pasteurs nomades, le lait est la base de l’alimentation. Il constitue une nourriture à la fois riche, saine et simple. Pour ces citadins, comme pour les musulmans en général, cet aliment est béni de Dieu et est un symbole de prospérité et de fécondité : le Coran décrit notamment des fleuves du paradis remplis de lait (XLVII, 16, trad. Kasimirski). Et c’est précisément à la suite de la saison des pluies que les bêtes engraissent et donnent les plus grandes quantités de lait, d’où le fait que la représentation focalise sur cette période faste de l’année. Le lait est enfin lui aussi symbole de l’hospitalité bédouine : la première boisson offerte par les bédouins au visiteur est généralement à base de lait frais ou caillé. Parmi les différentes sortes de lait, c’est le lait de chamelle qui est aujourd’hui le plus prisé par ces citadins, car le moins gras, le plus goûteux, le plus riche en vitamines, et enfin le plus noble car émanant de l’animal le plus emblématique à leurs yeux de la vie nomade.

On l’aura compris, cette représentation magnifie la bâdiyya (« brousse ») et la vie bédouine dans cette "nature" anthropisée et domestiquée, et cela de deux façons. D’une part, comme on l’a vu, seuls certains éléments positifs et fastes de la vie nomade sont retenus. D’autre part, cette mémoire sélective scotomise les dures réalités de la vie dans le désert : la période de soudure et la saison chaude notamment, avec les vents d’Est brûlants, l’inconfort de la tente dans ces conditions, le manque d’intimité, les corvées d’eau et de bois à prendre en charge, les scorpions et autres serpents, la nourriture souvent très sommaire, etc.

C’est en tous cas avec cette représentation positive, édulcorée et magnifiée, de la vie en « brousse » que les citadins maures partent investir la bâdiyya et réinventent, à leur manière, avec force 4 x 4, citernes et glacières, une vie bédouine qu’ils qualifient de « traditionnelle », taqlîdiyya. Ils confondent alors voyage dans l’espace et retour dans le temps (Géraud, 2002 : 453). Cette démarche peut conduire à des chocs culturels et à des désillusions : les pluies attendues et la verdure ne sont pas au rendez-vous, les vents de sable sont insupportables et les orages à répétition se révèlent effrayants sous la tente, la vie sous cette dernière est inconfortable comparée au salon de la maison de Nouakchott, le lait est vendu trop cher par les bédouins, les facilités de la vie citadine manquent, ainsi que la télévision, qui rythme bien souvent aujourd’hui la vie des foyers en milieu urbain. Aussi n’est-il pas rare de voir certaines de ces familles écourter leurs vacances au grand air et rentrer plus tôt que prévu à Nouakchott.

La « vie bédouine » que ces citadins, en quête de repères et de racines, tentent d’aller retrouver dans le désert, est conçue en fait comme un fonds de traditions, un patrimoine [11] culturel commun, dont la tente est la principale composante matérielle et de surcroît la plus représentative. Dans cette démarche, celle-ci acquiert le nouveau statut d’emblème d’une culture.

La place de la tente dans la construction d’une identité arabe et nationale

Dans la société nomade, l’identité bizân se décline essentiellement sur le plan local et selon différents niveaux d’appartenance — la langue, le territoire, la tribu, l’ordre social (marabouts, guerriers), le groupe statutaire, le genre de vie et le type d’activité pastorale pratiquée (chameliers, bouviers), le milieu rural ou urbain, la région culturelle, etc. [12] — et en différenciation par rapport aux autres sociétés présentes dans le pays — Wolof, Peul, Toucouleur et Soninké essentiellement, mais aussi Bambara au sud-est de la Mauritanie et Touareg vers Bassikunu et Fassala-Néré. Alors que les démarches identitaires des citadins maures, sédentarisés de longue date, semblent pour leur part opérer à d’autres niveaux, national et international notamment.

Même si le « régionalisme » et le « tribalisme » sont revenus en force dans les discours [13] en Mauritanie, notamment dans le courant des années 1990 (Bonte, 1998(b) : 113), les citadins maures des "classes moyennes et supérieures" [14], en mal de repères identitaires, dans un contexte de profondes mutations sociales héritées de la période coloniale et accélérées par les crises climatiques des années 1970 et 1980, ont en quelque sorte réinventé ou réaffirmé leur « bizanité » sur la base de deux fondamentaux de leur culture étroitement intriqués : d’une part, la langue, en référence à laquelle les Maures ont toujours défini leur appartenance à un groupe ethnique commun (Taine-Cheikh, 1990 : 93), d’autre part, leur « bédouinité » (badâwa) revendiquée, autrement dit leurs origines nomades.

Nous ne reviendrons pas sur le rôle capital joué par la langue dans la définition de l’identité maure [15], et nous nous intéresserons plutôt à la seconde modalité de construction de la « bizanité », dans le sentiment de posséder une culture bédouine commune, un héritage vivant représenté cependant par une série de stéréotypes vus précédemment (désert verdoyant, lait à profusion et bétail gras, tente). Ces éléments servent de base à la construction, de la part de ces citadins maures, d’une identité collective spécifique, fonctionnant selon un double processus d’appartenance et de différenciation. Dans cette transition de la sphère de l’héritage culturel à celle de l’identité, la société maure citadine se singularise notamment par un objet-fanion, la tente.

Cette identité bizân, passant par une bédouinité (badâwa) dont la tente joue le rôle d’emblème, apparaît comme un moyen de se démarquer sur le plan national des autres groupes sociaux du pays. D’ailleurs, de l’identité maure, remodelée par ces élites citadines, à l’identité mauritanienne et arabe, le pas est vite franchi, la Mauritanie étant dominée économiquement et politiquement par les Maures, qui représentent environ trois-quarts de la population mauritanienne totale. Ceux-ci ont tendance à poser leur identité bédouine et arabe en identité nationale (Ould Cheikh, 1995). On a là le reflet de volontés maures d’arabiser — les différentes politiques d’arabisation de l’enseignement depuis l’indépendance du pays en 1960 l’attestent (Taine-Cheikh, 1994) — les cultures négro-africaines du pays. En plus de la langue, les objets identitaires — et ici la tente mais on pourrait aussi prendre l’exemple des vêtements caractéristiques des Maures — sont des emblèmes culturels qui constituent à la fois des moyens d’expression de l’identité très forts et des moyens d’acculturation évidents des autres sociétés présentes dans le pays.

Depuis l’Indépendance, les gouvernements maures successifs tentent d’imposer — avec des succès divers (Baduel, 1990) — l’arabité de la Mauritanie aux yeux du monde, au détriment de son africanité [16], pourtant réalité géographique. Ils se positionnent sur le plan international comme appartenant au Maghreb arabe et plus généralement au monde arabe et musulman [17]. L’identité bédouine — modèle culturel qui renvoie à la civilisation arabe originelle — que s’approprient aujourd’hui les "classes moyennes et supérieures" maures entre pleinement dans cette dynamique de positionnement et d’appartenance au monde arabe. A ce titre, les choix de politique internationale effectués par le Président de la République Mucâwiya uld Sîd Ahmed Taya, à la fin des années 1990 — rupture avec le régime irakien, pourtant soutenu durant la première guerre du Golfe de 1991, rapprochement avec les Etats-Unis d’Amérique et surtout Israël — ont souvent été mal accueillis par ces mêmes élites maures citadines.

La tente semble également jouer ce rôle de marqueur de la bédouinité et de l’arabité dans d’autres sociétés et pays arabes, comme la Lybie, le Qatar, les Emirats Arabes Unis, ou encore la Jordanie, où les tentes en laine — bien souvent aujourd’hui importées de Syrie car moins chères — sont encore (alors que le nomadisme n’est plus pratiqué que par une poignée de familles) montées dans les cours des maisons de riches familles de cAmmân pour des réceptions et des fêtes [18]. L’hospitalité est et reste une valeur indissociable des civilisations bédouines arabes, dont le symbole le plus emblématique demeure, également au Machrek, la tente [19]. Elle est aussi la gardienne d’un patrimoine culturel bédouin commun, un objet de mémoire et de nostalgie.

Exploitation de la valeur emblématique de la tente

Ce nouveau statut assigné à la tente d’emblème d’une culture bédouine partagée et d’une identité revendiquée est largement exploité dans des secteurs de la vie urbaine moderne, aussi divers que l’économie, les médias ou la politique. L’ubiquité de cet objet en milieu urbain est à la fois réelle et virtuelle, et participe d’une « mise en spectacle du monde » (Augé, 1997 : 94) passant par une prolifération des images de soi et des autres.

Dans le domaine économique d’abord, de nombreuses entreprises privées ont recours à l’image de la tente dans leur logo, comme ce cybercafé du centre de Nouakchott auquel son propriétaire a donné le nom de « cyberkhaïma » (illustration 6), ou sur les emballages de leurs produits, comme ces sociétés, nées dans les années 1990, qui collectent, pasteurisent et commercialisent le lait des éleveurs maures : à côté de certains objets caractéristiques de la vie nomade « traditionnelle », comme le récipient à traire les chamelles (’âdress) ou l’outre à baratter (shekwa), la tente est souvent représentée sur les boîtes cartonnées contenant le lait pasteurisé, aux côtés de vaches ou de chamelles bien grasses, et au centre d’un paysage verdoyant d’hivernage (illustration 7).

Cette image est à la fois le reflet des représentations citadines de la vie bédouine [20] et le support de leur reproduction.

Dans les médias mauritaniens, la valeur emblématique de la tente est là aussi largement exploitée. En 2000, un magazine d’information en langue arabe, intitulé « Al-khayma », a vu le jour. Mais plus marquante est la présence de la tente dans les programmes de la télévision mauritanienne, notamment dans les émissions de musique maure et de poésie, diffusées aux heures de grande écoute, et agrémentées de séquences filmées de la vie quotidienne en « brousse », donnant à voir des campements bienheureux et des troupeaux de chamelles bien grasses lors de la saison des pluies. Ces images ont le don de susciter un grand émoi chez les générations de spectateurs maures nées avant les années 1980.

La tente est en outre omniprésente dans les réunions politiques, notamment lors des échéances électorales nationales, ainsi qu’à l’occasion des visites du Président de la République mauritanien dans les différentes provinces du pays. Les communes qui ont l’"honneur" de recevoir sa visite déploient un faste démesuré pour s’attirer les grâces du ra’îs, dont d’immenses tentes de cérémonie aux décors d’une sophistication extrême, emblèmes du folklore national et supports du patriotisme.

Pourtant, il est intéressant de noter que le thème de la tente — et plus largement de la culture matérielle nomade des Maures — est le grand absent du « Projet de sauvegarde et de valorisation du patrimoine culturel mauritanien », lancé par l’Etat en 1999 et financé par la Banque mondiale, contrairement par exemple à la place accordée dans ce projet à la protection et à la mise en valeur des villes caravanières historiques comme Chinguetti, Ouadân, Tichit ou encore Oualata. Il semble en effet que la tente, emblème vivant en permanence réinventé et requalifié par les citadins maures, échappe complètement au processus national récent de patrimonialisation institutionnelle, processus calqué sur des schèmes culturels occidentaux et auquel les Maures restent largement étrangers.

Un objet de consommation et de distinction

Outre cette dimension emblématique, la tente acquiert par ailleurs un statut de bien de consommation et de marchandise qui, selon nous [21], est mis au service de pratiques de distinction au sein même de la société citadine maure, et celle de Nouakchott en particulier.

La tente comme marchandise de loisir

Le phénomène des vacances et week-ends passés sous la tente, en « brousse », avait été initié par les familles les plus fortunées. C’est ainsi en effet, comme l’a montré T. Veblen (1978 : 69), que la mode se diffuse : une couche sociale qui donne le ton et qui innove pour se différencier des couches inférieures, qui au contraire adoptent l’innovation, valorisée car émanant de la couche sociale supérieure à laquelle elles cherchent à ressembler, par imitation. En plus de constituer une réaction aux conditions difficiles de la vie urbaine, cette mode serait, d’une part, la réinvention d’une tradition ancrée chez les familles des villes de l’intérieur du pays [22], et semblerait inspirée, d’autre part, des pratiques occidentales de tourisme et de camping. Ne s’inscrirait-elle pas finalement dans une volonté d’accéder, par une mise en scène de la tradition, à une société mondiale paradigmatique de consommation et de loisir ?

Les tentes utilisées lors des vacances scolaires présentent exactement le même patron que celles des bédouins, mais elles sont fabriquées en cotonnades manufacturées et importées. Les citadines s’apprêtant à partir en « brousse » ne réalisent pas ces tentes elles-mêmes et les achètent dans un lieu spécifique, situé près de la Mosquée Marocaine, dans le centre de Nouakchott. Là, différentes coopératives artisanales présentent des tentes finies et en confectionnent devant les passants et acheteurs potentiels, alors que, dans la société bédouine "traditionnelle", la tente est fabriquée par les parentes d’un même campement, selon un système d’entraide réciproque. Ces coopératives féminines réalisent des tentes aux dimensions et aux décors standards, pour des prix fixés par les lois de l’offre et de la demande, destinées à une certaine clientèle : cette classe de loisir maure, ni fortunée ni pauvre, mais aussi les coopérants occidentaux, qui achètent ce type de tente, souvenir de leur séjour en Mauritanie.

La tente devient dans ce contexte une marchandise impersonnelle, presque produite en série, par des producteurs organisés et sur un marché spécifique, pour des clients anonymes mais appartenant à cette nouvelle « classe de loisir » (Veblen, 1978) maure émergeante. Bref, la tente occupe une place centrale dans ce que J.-P. Warnier qualifierait de « mise en objets de classe » (1999).

La tente comme objet de prestige et d’ostentation

Les familles maures les plus puissantes — économiquement et/ou politiquement —, qualifiées de batârîn (« patrons »), ont quant à elles recours, dans un souci évident de démarcation vis-à-vis de cette classe moyenne émergeante, à des tentes toujours plus sophistiquées et originales du point de vue de leur esthétique (illustration 8), de dimensions largement supérieures à la moyenne (certaines toiles couvrent une surface de 100 m2), et présentant un coût de fabrication exorbitant. Ces « grandes tentes » — expression qui a également en hassâniyya le sens de « grandes familles » — sont au cœur du "dispositif" d’ostentation de ces familles dont les chefs occupent bien souvent de hautes fonctions dans le secteur public (ministères, administrations, armées, douanes), mais aussi et surtout dans le secteur privé (grandes entreprises familiales maures), ou à la tête de projets variés financés par des ONG occidentales ou par des institutions internationales comme la Banque mondiale. La mode de ces tentes sophistiquées et bigarrées a été lancée au début des années 1980 et s’est véritablement diffusée dans ces familles aisées dans les années 1990.

La tente acquiert alors toutes les caractéristiques de l’objet de luxe : clients restreints, fabrication sur commande, producteurs peu nombreux et très spécialisés — l’ornementation de ces tentes en cotonnade exigeant des compétences techniques et esthétiques très importantes — prix de vente pouvant facilement atteindre 3000 euros, alors que le salaire mensuel d’un petit fonctionnaire n’excède que rarement 50 euros. Certes, le prix — payé pour moitié à la commande et pour moitié une fois le travail terminé — importe dans la définition de cet objet de luxe. Mais l’enjeu réside plutôt dans la volonté que la tente subjugue par sa beauté, son originalité, ses dimensions, bref qu’elle soit tout sauf une marchandise anonyme et accessible, au même titre que la villa dans un quartier huppé de Nouakchott, le 4 x 4 dernier cri ou le sac à main importé de France. L’objet est alors « démarchandisé » et « singularisé » (Kopytoff, 1986).

Ces familles se distinguent également des classes moyennes nouakchottoises en allant passer le week-end très loin de la capitale, parfois à 100 ou 200 km, pour fuir les concentrations de "citadins-campeurs" évoquées plus haut. La tente est plantée au milieu d’un paysage de dunes reverdies par les pluies de l’hivernage. Le propriétaire dispose souvent d’un troupeau de chamelles — laissé aux mains de bergers salariés — que ses hôtes peuvent admirer et dont ils peuvent apprécier le lait. La tente abrite des tapis confortables et des matelas. La viande est grillée, non pas comme les bédouins dans le sable et sur un manteau de braise, mais au « barbecue ». Le lait caillé de la mi-journée est servi avec de la glace pilée ! La promenade à dos de chameau, accompagnée par un berger, peut venir agrémenter la seconde partie de l’après-midi. Certes, cette mise en scène du "pittoresque" et de l’"authentique" répond incontestablement à une nostalgie de la vie bédouine. Mais ce retour, généralement le temps d’un week-end, à une vie qualifiée de « simple » et « traditionnelle », proche de la Nature, qui se double d’un certain faste matériel, seules ces familles fortunées (batârîn) peuvent se l’offrir et y accéder.

Les week-ends organisés dans le désert ne sont pas les seules occasions d’utilisation de ce type de tentes. Elles peuvent également être montées dans les cours des maisons et servent de salon de réception des visiteurs de la famille. Ces tentes sont également souvent dressées à l’occasion de mariages, moments privilégiés où l’honneur et le prestige des familles se mesurent, via les dots notamment et le faste de la réception. Bref, des cérémonies où l’on a l’opportunité de faire étalage de ses richesses. Et les grandes familles revendiquant une noblesse guerrière sont à ce titre de très loin les plus démonstratives. Des cassettes vidéo, tournées lors de ces mariages très privés où l’on ne veut voir que du "beau monde", sont en vente dans les boutiques spécialisées, et les classes moyennes, qui calquent leurs modes de vie et de consommation sur ceux des plus riches, se les arrachent. Ce sont enfin ces mêmes tentes que ces familles maures fortunées prêtent pour les déplacements du Président de la République à l’intérieur du pays. Au cours de ces voyages en grande pompe, de trois ou quatre jours, ces tentes sont dressées dans les différentes localités visitées.

Par conséquent, la tente semble parfaitement s’inscrire dans les dépenses somptueuses et les pratiques de consommation ostentatoire [23] au moyen desquelles ces familles se démarquent des classes moyennes, au pouvoir économique beaucoup plus restreint mais qui cherchent pourtant coûte que coûte à les imiter. Il y a actuellement à Nouakchott une véritable frénésie de consommation d’objets de luxe dans ce petit milieu fortuné, représentant quelques dizaines de familles. Derrière cette appartenance commune à l’oligarchie économique et politique maure et surtout derrière cette course à la consommation est en jeu le prestige de ces familles. Même si des pratiques similaires existaient dans la société maure bédouine [24], avant les années 1970, elles étaient beaucoup moins diffuses qu’elles peuvent l’être dans la société citadine contemporaine et n’étaient pas guidées par les mêmes motivations.

Conclusion

Appréhender la trajectoire sociale d’un objet permet, d’une part, d’être au plus près des "réalités" d’une société, d’autre part, de déceler et de comprendre les logiques et aspirations en jeu derrière les pratiques et les discours suscités par cet objet. Dans la société maure, bédouine ou citadine, la tente continue d’occuper une place centrale. L’étude de ses requalifications successives permet de cerner un peu mieux les mutations d’une société passée brutalement du nomadisme à la sédentarité et à la citadinité. La nouvelle société citadine maure, en quête permanente d’un équilibre entre les valeurs maures et celles importées d’Occident, trouve en la tente un point d’ancrage du passé, de l’"authenticité", et une image contemporaine de sa culture d’origine. Par ailleurs, la tente devient une marchandise, de consommation courante pour les uns, de luxe pour les autres, mise au service de pratiques de distinction entre les nouvelles classes urbaines.

"Objet social total" dans la société nomade puis objet délaissé par les sédentarisés, objet d’agrément ou de loisir, emblème vivant d’une culture, objet d’ostentation chez les citadins, la tente est mise dans tous ses états. Ces derniers sont autant de reflets des différentes facettes de cette société à plusieurs vitesses et en pleine crise de valeurs. La tente des Maures a sans doute encore de nouvelles et singulières carrières devant elle.

add_to_photos Notes

[1Source : Etude sur la population nomade en Mauritanie, Nouakchott, Office national de la statistique, Ministère du Plan, 1998.

[2Nous considérerons l’objet dans sa dimension "matérielle", un objet tangible affectant avant tout la vue et le toucher, un objet produit, symboliquement et techniquement, par une société et nommé par ses membres.

[3Je tiens à remercier les personnes qui ont accepté de relire ce texte pour leurs nombreuses remarques et suggestions de corrections.

[4Transcription des termes arabes : th, th anglais de « think » ; h, h aspiré ; kh, vélaire sonore, jota espagnole ; dh, th anglais de « the » ; dj, dentale sonore palatalisée ; sh, ch français ; ç, s emphatique ; d, d emphatique ; t, t emphatique ; z, dh emphatique ; c, spirante sonore émise par le larynx comprimé ; gh, r grasseyé ; les voyelles longues sont marquées par un accent circonflexe : â, û, î.

[5Certaines tentes de l’Est mauritanien (Hodh) sont fabriquées à partir de fines bandelettes de coton, tissées artisanalement au Mali et importées en rouleaux. Par ailleurs, les tentes en poil sont de plus en plus remplacées par des tentes en cotonnade industrielle importée.

[6C’est ainsi que les Maures se nomment par opposition aux Sûdân, « Noirs ».

[7Que l’on retrouve dans toute la moitié sud de la Mauritanie.

[8Le terme bâdiyya, que les Maures francophones traduisent en français par « brousse », signifierait en quelque sorte l’espace des campements, des pâturages et des troupeaux, par opposition aux termes khalawa et çahra, qui désignent des espaces désertiques et « vides ».

[9Chef-lieu de la région administrative du Trârza, située sur le bord du fleuve Sénégal, à 200 km au sud de Nouakchott.

[10Ils se repèrent sur cet axe au moyen des bornes kilométriques et des quelques villages qui le jalonnent. Tel campement sera ainsi localisé un peu après le PK 32, tel établissement sédentaire sera appelé « PK 25 », avant que ses habitants ne décident de lui donner un nom propre.

[11Un patrimoine non pas figé, institutionnalisé et officiel, mais bien au contraire spontané et vivant (Bonte, 1999).

[12L’islam ne semble pas jouer un grand rôle dans la construction de l’identité bizân, en tant que mode de différenciation par rapport aux autres identités ethniques du pays, les populations négro-africaines du Sud étant elles aussi musulmanes.

[13Le régionalisme n’avait d’ailleurs été introduit que pour effacer la référence "tribale" des discours.

[14Nouvelles catégories sociales nées de l’émergence d’une société citadine, calquées sur les modèles de hiérarchie sociale occidentaux et se distinguant l’une de l’autre essentiellement par la place professionnelle du mari et ses revenus économiques.

[15Et des identités ethniques en général de par le monde.

[16Mais aussi de son fonds culturel berbère important, occulté car sans réelle valeur politique pour les Bizân. Parmi ces derniers en effet, un grand nombre présente des origines berbères.

[17La Mauritanie a quitté la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (C.E.D.E.A.O.) fin 1999.

[18Informations de Ahmed Nawafleh, étudiant jordanien en France, 7-4-2003.

[19En Jordanie, la cafetière est un autre objet emblématique de l’hospitalité et de la culture bédouines.

[20Qui renvoient également au mythe de la civilisation bédouine arabe originelle, berceau de l’islam.

[21Nous appuyant sur une tradition de la sociologie (allant de Veblen à Bourdieu en passant par d’autres auteurs comme Baudrillard) qui appréhende « l’inégale répartition des produits de consommation comme l’expression des différences sociales et comme le moyen stratégique par excellence, de les signifier » (Segalen et Bromberger, 1996 : 11).

[22La capitale, Nouakchott, est implantée dans une zone d’erg, au bord de l’Océan atlantique. Petit poste militaire français depuis 1905, la ville n’a véritablement pris naissance qu’au moment de l’indépendance du pays en 1960. Alors que les villes de l’intérieur auxquelles nous faisons référence sont les cités caravanières citées plus haut, vieilles de plusieurs siècles.

[23L’historien et sociologue arabe Ibn Khaldûn (1332-1406) évoque cette même place assignée à la tente par les premiers souverains arabes, passés d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire, et pour laquelle « ils rivalisèrent de faste et d’art » (1997 : 417-418).

[24Des compétitions d’honneur (vaysh) entre individus (hommes ou femmes), via des objets de prestige (comme les chevaux, les parures féminines, les vêtements) — mais aussi via la beauté féminine ou le verbe poétique —, sont attestées dans cette société jusqu’à une période récente (Bonte, 1998(a) : 1203-1218).

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Pour citer cet article :

Sébastien Boulay, 2004. « Quand un objet change de statut : trajectoire de la tente dans la société maure (Mauritanie) ». ethnographiques.org, Numéro 6 - novembre 2004 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2004/Boulay - consulté le 28.03.2024)
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