Emma à Ry. Notes de recherche.

Résumé

Le village de Ry (Normandie) passe pour avoir servi de modèle au bourg de Yonville tel que Flaubert le décrit dans Madame Bovary, mœurs de province (1857). Ce lieu est devenu un véritable site littéraire depuis la création par un horloger-bijoutier de la Galerie Bovary : plus de deux cents automates miniatures organisés selon le principe des saynètes figurent les principaux épisodes du roman. Nous nous interrogeons sur les présupposés culturels de cette imitation artisanale de la fiction littéraire. Nous essayons aussi de comprendre les modes de participation des visiteurs à l’univers romanesque ainsi concrétisé (un peu à l’image d’une crèche...). Nous évoquons enfin les problèmes de localisation du mythe, de médiation culturelle et de confusion intéressée entre fiction et réalité.

Abstract

The village of Ry in Normandy is said to have inspired Flaubert’s Yonville, a village the novelist depicts in Madame Bovary, Provincial Mores (1857). Ry has become a genuine literary landmark since a local jeweler-and-clockmaker created the Galerie Bovary, in which the major episodes of the novel are represented in playlets, starring over two hundred miniature automata. This paper ponders the cultural presuppositions of a craftsman’s rendering of literary fiction. It seeks to understand the modes of visitor participation in the fictional universe made concrete in a manner reminiscent of a creche. It finally broaches the subjects of myth location, cultural mediation and intentional confusion of fiction and reality.

Sommaire

Table des matières

Présentation

Comme Illiers-Combray aux confins de la Beauce et du Perche ou Nohant au coeur du Berry, Ry est un petit village — normand — qui doit sa célébrité à la littérature et à ses entours. Ry serait en effet le modèle de cette « Yonville-l’Abbaye » qui, à quelques lieux de Rouen, aurait servi de cadre à la vie trop peu romanesque d’Emma Bovary, née Rouault. Quittons la grand route et faisons mine de nous laisser guider par le texte de Flaubert. Nous découvrons bientôt le bourg, « au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins. » (Flaubert, 1971 : 71).

Non loin de là, dans un vieux pressoir à cidre restauré, la Galerie Bovary propose depuis une trentaine d’années à des milliers de visiteurs « trois cents automates en mouvement » [illustration 1]. Ces personnages mécaniques miniaturisés représentent tout bonnement « les principales scènes du roman » de Flaubert... [1]. Si nous parcourons Yonville-Ry et remontons « la rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques » (Flaubert, 1971 : 74), nous croiserons sans doute quelques visiteurs qui s’attardent devant la vitrine de l’épicerie « Chez Emma » ou s’attablent dans la salle basse de l’« Hôtel Bovary », à moins qu’ils ne se recueillent sur la tombe de la mythique héroïne (et/ou de son prosaïque modèle). Et si notre temps ne nous est point trop compté, nous pourrons mettre littéralement nos pas dans ceux d’Emma. En effet, depuis quelques années, un circuit touristique d’une soixantaine de kilomètres permet de découvrir les sites et paysages qui auraient servi de cadre à Madame Bovary.

Ce roman ne s’inspire-t-il pas d’un « fait divers local », l’histoire des familles Delamare et Couturier dont l’existence présenterait d’étranges similitudes avec celle de Charles et Emma Bovary ? Ainsi, tout au long de cette « promenade au pays d’Emma Bovary », des panneaux rythment le pélérinage culturel, comme autant de petits cailloux blancs : la ferme de la nourrice Rollet ou l’auberge du Lion d’Or à Ry même ; le château du marquis de Pomereu, au Héron, où Emma a dansé toute une nuit ; plus loin, à Saint-Denis-Le-Thiboult, le château de la Huchette où elle retrouvait secrètement Rodolphe, son premier amant ; ou encore, à Héronchelles, la maison natale d’Hivert, le conducteur de la fameuse diligence qui chaque jeudi amenait Emma à Rouen pour aimer Léon dans une chambre d’hôtel...

Ainsi, pour de nombreux lecteurs, à Ry comme ailleurs, la fiction littéraire est-elle conçue comme une imitation artistique de la réalité historique, fut-elle anecdotique. Pourtant, dès la parution du roman, Flaubert lui-même protestera contre cette perception positiviste et curieuse des sources :

« Non, Monsieur, aucun modèle n’a posé devant moi. Madame Bovary est une pure invention. Tous les personnages de ce livre sont complètement imaginés, et Yonville-l’Abbaye lui-même est un pays qui n’existe pas, ainsi que la Rieulle, etc. Ce qui n’empêche qu’ici en Normandie, on ait voulu découvrir dans mon roman une foule d’allusions. » (Flaubert, 1980 : 728).

Que l’auteur s’inscrivît en faux contre les modes d’appropriation des fictions d’une partie de son lectorat ne mit pas son roman à l’abri de la longue histoire de ce type de lectures mimétiques.
Dès 1890, G. Dubosc, le chroniqueur littéraire du Journal de Rouen, donne le ton :

« Si vous cherchez sur une carte le petit bourg d’Yonville-l’Abbaye, où Gustave Flaubert a fait se dérouler l’action de Madame Bovary, vous courrez chance de ne pas le rencontrer. Par contre, si par un jour d’été vous vous égarez jusqu’au gros village de Ry, situé sur les confins du Vexin et du Pays de Bray, vous serez frappé de la ressemblance qu’il présente avec la bourgade si minutieusement décrite par le romancier (...). Flaubert avait connu par lui-même toute cette histoire ; les principaux personnages étaient liés avec sa famille et les détails particuliers, les notes intimes lui furent, pendant un séjour à Ry même pour cette étude, fournis par le pharmacien de l’endroit, qu’il connaissait beaucoup (...). Ces faits nous donnent des indications précises sur la méthode littéraire de G. Flaubert et sur ses procédés de composition » [2].

Une légende littéraire était née : « Vous voyez ici Rodolphe sous la tonnelle qui entoure de son grand manteau Emma en déshabillé, et juste derrière le petit ruisseau, n’est-ce pas ! » explique aujourd’hui encore le guide de la Galerie Bovary à ses visiteurs volontiers crédules.

La bataille topographique

En effet, l’histoire culturelle de la réception de cette fiction littéraire est d’abord celle d’une bataille d’experts ou de témoins privilégiés qui enquêtent sur les liens du texte et du hors-texte, sans doute au nom de la théorie générale du roman comme « miroir promené le long du chemin » (selon la formule bien connue de Stendhal). Cette perspective n’est-elle pas confirmée — apparemment — par le réalisme descriptif affiché par le sous-titre même — « Madame Bovary - mœurs de province », et les lectures scolaires ou académiques du roman réaliste.
En 1907, par exemple, le docteur R. Brunon, confie son témoignage personnel à La Normandie médicale :

« Un matin d’octobre 1878, notre camarade Henri Dumort entra dans le réfectoire des Internes, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, un panier sous le bras. « Je vous apporte, dit-il, des poires venant d’un arbre planté par Bovary ! » (...) Je poursuivis Dumort de mes questions. Il me raconta que sa famille habitait le village de Ry, et, précisément la maison où s’était empoisonnée Madame Bovary ; il me dit que beaucoup de détails du roman étaient vrais, que la Pharmacie, l’Auberge, les halles existaient encore (...) J’avais souvent entendu ma mère parler de Blainville et de Ry, parce qu’elle était originaire de la région (...). L’héroïne du roman s’appelait de son vrai nom Delphine C. Elle avait été dans son enfance, une compagne de ma mère (...). Tous ces détails me paraissent intéressants. Ils donnent des indications sur la méthode de travail de Flaubert et, à mes yeux, animent le roman d’une vie particulière (...). Ils montrent mieux que toutes les critiques comment Flaubert est l’inventeur du roman, non pas réaliste mais documentaire » [3].

La problématique référentielle ne cessera plus vraiment, au gré de notules journalistiques, de confidences dans des souvenirs littéraires ou lors du réexamen critique et universitaire de tel ou tel point de la thèse originelle qui veut que Ry rime nécessairement avec Bovary. Mais en 1957, dans le Bulletin des Amis de Flaubert (1957 : 2-24), R. Herval déclenche une véritable polémique littéraire par ses « propos hérétiques » : « Yonville-l’Abbaye n’est pas Ry » ! C’est Forges-les-Eaux cette fois qui serait le modèle de référence de Flaubert. G. Venzac contre-attaque en publiant la même année Au pays de Madame Bovary et ouvre sa démonstration par un péremptoire et magnifique : « Ry ou rien » (1957 : 7-14).

La querelle rebondira et d’autres hypothèses de localisation apparaîtront, Lyons-la-Forêt et Neuchâtel-en-Bray, par exemple [illustration 2]. Et pourtant la critique savante moderne ne se lassera pas de tempérer les partis-pris dogmatiques ou campanilistes — « Ne disons pas : Ry ou Forges ? Mais plutôt Ry et Forges » conseille J. Pommier, éminent professeur en Sorbonne [4]. D’autres dénonceront « le privilège exorbitant accordé à l’étude des origines » (Barthes, 1963 : 137-157) ou s’appliqueront à déconstruire une problématique naïvement scientiste qui ferait violence à l’ordre propre du littéraire. Cl. Gothot-Mersch (1966 : 229-240) démontrera ainsi, à partir d’une « analyse systématique des scénarios et des brouillons », que « la description d’Yonville s’élabore lentement, d’ébauche en ébauche, selon les nécessités du roman. » Ces querelles très vives et longtemps recommencées entre amateurs (les journalistes mondains ou les historiens érudits locaux) et professionnels (les universitaires impressionnistes ou les théoriciens de la littérature) ont cependant en commun de survaloriser le discours du roman (document pour les uns, Texte pour les autres) et d’ignorer les logiques d’appropriation parfois singulières des fictions dans la diversité sociale et culturelle de leurs lectorats, et plus encore leur inscription dans la scénographie locale. Ainsi, même A. Thibaudet (1935 : 92-122), le grand critique littéraire de l’entre-deux guerre, ne peut-il s’empêcher d’ironiser :

« Je laisse de côté la question des origines réelles de Madame Bovary. Il est certain qu’il y eût une vraie Mme Bovary, Mme Delamarre, née Couturier, décédée le 7 mars 1848, à Ry, et que d’autres ont posé pour certaines attitudes des personnages. Mais la chronique locale s’est emparée de tout cela, a donné des précisions fantaisistes, formé une légende, et dans le village de Ry les marchands de cartes postales vendant aux touristes tout le décor de Madame Bovary, comme ils pourraient vendre à Tarascon la maison du baobab. » [illustration 3]

Le lecteur impliqué

Force est pourtant de constater, loin de toute connivence cultivée (Grignon et Passeron, 1989) que l’originalité de Ry, c’est bien cet ancrage délibéré des saynètes d’automates miniatures et des étapes de la « Promenade avec Emma Bovary » dans la lettre de la figuration romanesque. Il est vrai que le texte s’y prête. Ainsi, à plusieurs reprises, temps du récit, temps de la narration et temps du lecteur se rejoignent. Songeons à la fameuse fin du roman, lieu stratégique du texte s’il en est. Berthe, désormais orpheline, est à la charge d’une tante qui « est pauvre et l’envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton » ; pendant ce temps, le pharmacien Homais (son parrain...) « fait une clientèle d’enfer ». A vrai dire, « l’autorité, le ménage et l’opinion publique le protège. » D’ailleurs, « il vient de recevoir la croix d’honneur. » (Flaubert, 1980 : 356). De fait, la galerie des automates repose sur un principe homologue, à savoir présenter à l’évidence des sens la présence des personnages — la robe de mariée d’Emma est reproduite « selon les indications du texte » assure le guide — et donner des garanties autobiographiques de la vérité des faits racontés. Ainsi, pour M. B, l’inventeur et animateur de la Galerie, « c’est Flaubert qui se met en scène lui-même quand il commence son récit. Souvenez-vous : « Nous étions à l’Etude quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau »... »

Une étude de stylistique pragmatique des innombrables occurrences du pronom « on » démontrerait cette logique récurrente de l’inclusion virtuelle du lecteur dans le scénario narratif : « Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary était enceinte » (1980 : 70 ; 235). D’autres instructions narratives introduisent le monde du lecteur dans le monde du texte. Considérons à titre d’exemple le fameux usage du « vous » lors des Comices : « Les ménagères vous heurtaient avec leurs grands paniers ». Ou encore, à propos de telle civilité de notable : « Il se levait, vous serrait les mains. » On s’y croirait. Observons, dans la même logique de rapprochement du lecteur et du narrateur, l’usage combiné du « vous » et du présent : « Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu’aux premières maisons du pays. » On accordera aussi que l’apparente communauté entre le narrateur et le lecteur est sensible dans les références à des scripts de comportements communément partagés ou donnés à partager :

« C’était cette rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin que vous apporte l’interruption de tout mouvement accoutumé (...). (1980 : 126) »

La critique a démontré que ces appels à la connivence du lecteur sont particulièrement fréquents dans Madame Bovary. Homais lui-même scénarise, selon le même mode (à visée pédagogique chez lui...), la vie de Léon à Paris :

« Vous êtes dans un jardin public, je suppose ; un quidam vous aborde ; vous causez ; il s’insinue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau (..). Les trois quarts du temps ce n’est que pour flibuster votre bourse. » (1980 : 72 ; 126 ; 125)

« Dieu (?) sait combien de pharmaciens de Seine-Inférieure se sont sentis convoqués fictivement dans le récit en la personne d’Homais, aux dires mêmes de Flaubert [illustration 4] ! Et la légende érudite voudrait que le fils Jouanne (né Homais, si l’on peut dire) ait pris à cœur de « reproduire dans la vie réelle le type idéal que Flaubert avait forgé. » » (Brunon, 1907 : 563).

Les très nombreux indices d’ancrage dans la micro-géographie normande renforcent ces effets de réel : Blainville-Crevon, Buchy, Quincampoix, Argueil, Rouen, Notre-Dame-de-Gondreville, Sassetôt-la-Guerrière, Tôtes, etc. Bien malin en effet celui qui saurait faire la part des toponymes fictifs et des toponymes attestés. Par ailleurs, le fameux plan de Yonville-L’Abbaye que Flaubert a dessiné à trois reprises, avec quelques variantes, sur son manuscrit en attribuant aux personnages principaux des lieux d’habitation de part et d’autre d’une longue et unique grand-rue de village ne peut que renforcer l’idée d’une copie du réel. Quel manuel scolaire et quelle édition à visée un peu culturelle ne reproduisent pas ce fameux plan topo-anthroponymique ? Et ceux qui douteraient encore du souci journalistico-ethnographique de Flaubert dans sa quête du réel (un fragment de réalité tout du moins) seront renvoyés à sa correspondance : « Demain, je vais assister à un enterrement pour ma Bovary. » Ainsi, le narrateur, tel un chroniqueur privilégié de l’ordinaire et des petits riens de l’histoire locale, semble nous mettre dans la confidence :

« Depuis les événements que l’on va raconter, rien (...), n’a changé à Yonville » ; d’ailleurs, le jardinier-fossoyeur « aujourd’hui encore, continue la culture de ses tubercules » dans un coin du cimetière et « le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours autour du clocher » (Flaubert, 1980 : 75).

Le lectorat ordinaire demeure sensible au réel (plausible) des faits et des valeurs dans un roman reçu comme « réaliste » et les lectures ordinaires valorisent cette participation à la fiction. L’identification intermittente aux personnages principaux est même pour nombre de lecteurs une condition sine qua non de l’intérêt à la fiction. Au fond, ce qui est recherché, c’est tout autant « le "réel" et le "véridique" (qui amènent à lire des biographies romancées, des documentaires, des livres d’histoire, des histoires vécues) que l’effet de réel ou l’effet d’authenticité (qui amène à lire des romans en sachant que ça n’a pas existé mais que c’est écrit de telle façon que "l’on y croit"). » (Lahire, 1998 : 116). Emma, de son côté, ne lit pas autrement : « Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers. » (Flaubert, 1980 : 272). Et le concepteur de la galerie des automates, lors des visites guidées, alterne à son tour la lecture des extraits du roman qui légendent les saynètes [illustration 5] et des commentaires qui assimilent implicitement les personnages à des personnes. Aussi s’autorise-t-il, pour faire revivre ces/ses personnages, des jugements de valeurs adossés au sens commun et des allusions plus ou moins ironiques ou grivoises à la vie comme elle va :

 


— « Le jeune Bovary est un grand benêt quand il arrive à Rouen ; il n’était pas très malin ; il le restera d’ailleurs toute sa vie ! » ;
— « La veuve Dubuc regardait à travers le carreau ; c’est pas beau mais c’est comme ça » ;
— « Quel menu de noces ! Vous n’avez pas eu ça vous ? » [illustration 6] ;
— « Ah, ah ! messieurs, Charles n’était pas très ardent... » ;
— « La servante décorée pendant ses Comices avait travaillé 54 ans chez le même patron. On ne faisait pas les 35 heures à l’époque ! » ;
— « Emma surprenait son amant dans son lit, au petit matin... C’est moi qui aimerais bien, mais ça m’est jamais arrivé... »
— « Là vous voyez Emma chez le notaire, ce vieux cochon ! »

Ecoutons-le actualiser Flaubert à sa manière (mp3, 3mn 59s) :

 

« Une histoire belle mais triste »

Quelques conclusions (provisoires) s’imposent [5].

Tout d’abord, à Ry, un lectorat élargi peut se sentir concerné par une littérature qui prend (enfin) en compte des « êtres terriblement réels (...), engagés dans des situations tragiques » et par « le traitement sérieux de la réalité contemporaine » dont le roman témoigne ; ce spectatorat aime aussi se retrouver sans doute dans « l’ascension de vastes groupes humains socialement inférieurs au statut de sujets d’une représentation problématique et existentielle » et se sentir partie prenante dans cette forme « d’intégration des individus et des évènements les plus communs dans le cours général de l’histoire » (Auerbach, 1977 : 42 ; 487). De fait, les visiteurs réagissent volontiers aux remarques évaluatives du guide et interviennent selon le même modèle appropriatif : « Mais les bocaux sont vides ? » ; « Ils avaient quel âge ? » ; « C’est la vie » [illustration 7].

Ensuite, le gros des visiteurs — dans l’ignorance superbe des verdicts le plus souvent disqualifiants et condescendants des institutions culturelles légitimes — semble apprécier le tour de main du faiseur d’automates — « C’est vraiment bien fait. C’est joli » — et le tour d’esprit du guide - « Flaubert a raconté l’histoire tout simplement de Madame Bovary, Mme Delamare. » Ce mode de médiation culturelle qui conjugue art et artisanat rend en effet « tout simplement » sensible (à tous les sens du terme) à un grand classique de la littérature [6]. Ce n’est pas une si mince gratification quand on a appris à lire dans le giron d’une « nation littéraire » éprise du culte solennel des grands auteurs et des gloses savantes.

De fait, ce mode singulier d’institution de la culture (à Ry, le roman, ses lieux, ses personnages, ses objets, occultent presque le romancier) s’inscrit sans doute dans un mouvement plus général de revitalisation du rapport à la littérature. Le lecteur contemporain n’est-il pas aussi ce pèlerin qui va de maisons d’écrivains en salons du livre et de sites littéraires en soirées de contage pour retrouver une sociabilité perdue avec la dématérialisation de la littérature et la formalisation de ses lectures ? Après tout, « qu’une œuvre quelle qu’elle soit quitte le terrain de l’art pour se mêler à la vie, c’est bien. Mais il y a mieux encore. Parfois, ce qui est issu du cerveau d’un romancier (...) rencontre tel crédit qu’on finit par oublier à peu prés la nature largement sinon tout à fait fictive du thème de départ. L’endroit qui était le théâtre supposé d’une action plusieurs moins imaginaire (...) se mue en lieu hautement historique, comme si cette action, devenue vraie, plongeait maintenant de solides racines dans la réalité topographique et la transfigurait. » (Leiris, 1970 : 515-518). Dans leur " artifictionnalité " ludique, les automates miniatures de l’autodidacte M.B. assurent le triomphe posthume du bovarysme (la si désirable confusion du réel et du fictionnel) et illustrent exactement (au premier degré) les automatismes de pensée, de langage et de comportements que la critique s’accorde à lire en général dans ce roman : « Quatre heures sonnèrent ; et elle se leva pour s’en retourner à Yonville, obéissant comme un automate à l’impulsion des habitudes. » (Flaubert, 1971 : 304).

Autrement dit — et plus profondément — par le jeu diffus des réinvestissements et des retentissements sémantiques qu’il suscite, ce petit monde d’Emma et de Charles reconstitué sous nos yeux ancre le récit dans l’histoire (locale) — « Je vous rappelle que c’est une histoire vraie » — tout en l’orientant vers l’universel (mythique) — « C’est une histoire belle mais triste » conclut le guide autochtone.

Enfin, ce type de confusion entre personnages de papier et personnes de chair et d’os renvoie enfin à une anthropologie de l’imaginaire et du contrôle de ses usages. On l’avait déjà perçu dans le réquisitoire de l’avocat impérial — « Leurs jambes entraient l’une dans l’autre (...). Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’en est pas plus moral ! » — et la chronique judiciaire la plus contemporaine bruit de la mise en procès de ces documentaires qui seraient (aussi) des fictions ou de ces vies privées qui seraient impudemment livrées aux lecteurs d’autofictions plus ou moins transparentes (Drouin, 2003 : 16). Faux débat sans doute en matière de pragmatique de l’esthétique. L’expérience existentielle de la fiction n’autorise-t-elle pas le lecteur moderne à exercer son droit à s’approprier selon sa convenance l’univers multidimensionnel du récit, à l’autofictionnaliser pour son propre compte/conte ?

add_to_photos Notes

[1La Galerie Bovary (établissement privé) est en quelque manière le « chef-d’œuvre » personnel de M.B., natif de Ry et artisan-horloger dans ce même bourg (615 habitants). M. B. assure toujours la visite commentée de sa traduction plastique et artisanale du roman de Flaubert. Par ailleurs, nous remercions vivement M.B. de nous autoriser à publier quelques uns de nos clichés personnels de la Galerie Bovary.
Il suffira par ailleurs de lancer une recherche sur Internet pour accéder à une bonne quinzaine de sites (y compris en allemand, anglais et néerlandais) qui donnent informations pratiques ou historiques et parfois témoignages ou références savantes sur Ry et le Musée des Automates - Galerie Bovary.
Le « circuit Bovary », lui, a été créé plus récemment par une association d’agricultrices de Ry et de ses environs dans le cadre d’un projet d’aménagement du « pays ».

[2G. Dubosc, « La Véritable Madame Bovary », Le Journal de Rouen, 22 novembre 1890.

[3R. Brunon, « A propos de Madame Bovary », La Normandie médicale, 1° décembre 1907 : 561-566.

[4J. Pommier, « En marge de Madame Bovary », Les Amis de Flaubert, Bulletin 6 : 36.
On pourra se reporter aussi aux mises au point de J. Bruneau (Correspondance, op. cit.) qui commente par exemple cette lettre adressée à L. Bouilhet le 9 mai 1855, en plein rédaction du roman : « J’ai peur que la fin (qui, dans la réalité a été la plus remplie) ne soit, dans mon livre, étriquée (...). » (p. 573) : « Cette phrase prouve de façon irréfutable que l’intrigue de Madame Bovary est fondée, en partie du moins, sur la « réalité » ; la vie et la mort d’Eugène Delamare, officier de santé, et de Delphine Couturier, son épouse. » (p. 1276, note 3).

[5Cette approche ethnographique d’un champ culturel s’inscrit dans une recherche plus générale sur les sites littéraires dirigée par D. Fabre (LAHIC, UMR 2558). Une première contribution à cet ouvrage collectif — C. Iehl et J.M. Privat, « Au pays de Madame BovaRy » — est à paraître.

[6Il conviendrait d’inscrire ces automates miniatures qui concrétisent lieux et personnages de fiction dans la longue série des reformulations « pédagogiques » qui imagent des œuvres culturelles et des reconstitutions ou reconstructions historiques d’événements fondateurs (la crêche de Noël en serait un bel exemple).
Sur la problématique des médiations littéraires on nous permettra de renvoyer à J.M. Privat et Y. Reuter, Lectures et médiations culturelles, Lyon, P.U.L., 1991 et à J.M. Privat, « L’institution du lecteur », Pratiques, Pratiques de lecteurs, n° 80, décembre 1993 : 7-34.

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Pour citer cet article :

Jean-Marie Privat, 2004. « Emma à Ry. Notes de recherche. ». ethnographiques.org, Numéro 5 - avril 2004 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2004/Privat - consulté le 28.03.2024)
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