De la communication rituelle telle qu’elle fut observée chez quelques ethnologues francophones rassemblés dans le canton de Neuchâtel

Résumé

Sur l’initiative de la Maison pour Tous Ergué-Armel de Quimper, une mission a été dépêchée à la fin du mois de novembre 2003 dans le canton de Neuchâtel (Suisse) pour y étudier les pratiques de communication des ethnologues francophones.
Après une rapide définition du terrain et des moyens mis en oeuvre pour le pénétrer, nous tenterons de montrer en quoi la cérémonie étudiée et désignée par les participants par le terme de « colloque » participe d’une forme élaborée de ritualisation de la parole.
Par l’analyse d’une séquence type, nous mettrons en évidence quelques principes de base de la ritualisation. (Enoncés mensongers, transferts hiérarchiques, pratiques du détournement, mise en oeuvre d’outils linguistiques, musicaux et gestuels codés).
En conclusion, nous nous interrogerons sur l’apport de la ritualisation à la transmission des savoirs.

Sommaire

Table des matières

Du colloque et des ethnologues francophones

La population que nous avons regroupée sous le vocable « ethnologues francophones du Jura Suisse » regroupe un nombre assez réduit d’individus (une cinquantaine tout au plus) dont la cohésion et l’unité repose sur une communauté de savoirs plus que sur un territoire géographique. Il est à noter que la cérémonie accueillait aussi en son sein un anglophone dont il a été impossible de déterminer avec certitude si sa présence était due à sa haute compétence ou à la volonté du maître de cérémonie de donner à la rencontre un caractère quasi-universel. Son écoute attentive participait à valoriser les diverses communications francophones sans que l’on puisse affirmer que c’était là son seul rôle, tant sa propre intervention fut saluée avec enthousiasme. L’importance d’une communication "colloquale" tient sans doute autant à la qualité des intervenants qu’à celle des auditeurs. C’est un point sur lequel il ne nous sera pas possible d’insister ici compte tenu du temps imparti, mais sur lequel il serait intéressant de pousser l’analyse.

Les "collocuteurs", visiblement cooptés les uns par les autres sous l’égide du maître de cérémonie à la suite de négociations complexes sur lesquelles nous ne nous attarderons pas, peuvent être des hommes et des femmes d’âges variables, à l’exception des enfants. Si tous communiquent dans une égalité et une symétrie parfaite de forme, chacun se présente sous les couleurs de sa tribu (université, laboratoire, école), un peu comme s’ils étaient les champions d’un jeu dont les règles, qui excluent apparemment toute forme de compétition, ne permettent pas de révéler tous les enjeux. Les plus jeunes, appelés « doctorants », souvent plus fébriles que les anciens, achèvent une longue phase de formation. Le colloque revêt pour eux un caractère indéniable d’initiation rituelle. Ils trouveront, au moment des séquences dites « Questions - Réponses », l’occasion de parfaire leur connaissance des règles ancestrales de la communication rituelle.

Il ne nous a pas été possible de déterminer avec précision la fréquence des colloques. Il paraît cependant qu’ils ne répondent à aucun cycle naturel et se tiennent en fonction d’un calendrier abstrait connu sous le nom d’« année universitaire ». L’année universitaire dure neuf mois environ, les trois mois restants étant désignés sous le vocable de « vacances ». On formera l’hypothèse de « moissons de l’esprit » dont la date est fixée en fonction de la maturation des réflexions et des recherches des divers intervenants. Le colloque serait donc un moment de partage et d’échange, voire de troc, entre les membres de la tribu.

Entre deux colloques, les membres de la communauté échangent entre eux à l’aide d’un médium aussi immatériel que technologique : l’Internet. C’est de cette manière que nous avons pris contact avec eux depuis Quimper. C’est de cette manière que nous nous en sommes remis à ce système de communication pour nous rendre à Neuchâtel (Suisse) et que nous sommes arrivés à l’heure où commençaient les communications à Neuchâtel (France). Il aurait été intéressant de décoder les mécanismes d’entrée en colloque et particulièrement la cérémonie du « vin d’honneur », réminiscence intellectuelle du culte de Bacchus, qui ouvre traditionnellement les rituels "colloquaux". Cela ne nous a pas été possible et devrait faire l’objet d’une nouvelle mission. En revanche, notre arrivée tardive dans la cérémonie et nos explications sur les causes de notre retard nous ont tout de suite valu la sympathie des membres de la tribu qui, sans être hostile, aurait pu être légitimement surprise de notre intérêt pour leurs débats. Le rire, exempt de toute moquerie, que nous avons suscité a évité que notre présence ne fût ressentie comme une question, voire une menace.

Analyse d’une séquence type

Le rituel de communication des ethnologues francophones répond à des règles très strictes établies par le maître de cérémonie et acceptées par tous.

L’espace "colloqual" est divisé en deux parties inégales.

Du côté le plus vaste se tient le public (dont certains membres seront communicateurs le moment venu). Le public est assis sur des chaises dans une attitude de profonde attention mettant un jeu un appareil gestuel minimaliste qui peut aller du froncement de sourcils à la prise de notes sur un bloc. Le silence est requis. L’arrivée d’un retardataire s’effectue sans que nul ne semble en prendre conscience, de même que tout bruit parasite, chute d’un crayon ou d’un sac, sera ostensiblement ignoré. Les jambes peuvent être croisées ou décroisées. Toux et bâillement sont proscrits.

En face du public est disposée une table derrière laquelle s’est assis le communicateur qui pose à portée de sa main une chemise de papier et parfois sa montre. Un verre et une bouteille d’eau sont mis à sa disposition. Il sera le seul autorisé à parler pendant toute la première partie du rituel. Même s’il lit un texte, il devra donner, par des regards et des pauses, l’illusion d’une oralité libre. Tous les intervenants francophones communiqueront assis. Seul l’invité anglophone préférera effectuer sa prestation debout devant la table et marchant de long en large. Cette entorse à l’usage (car il ne semble pas qu’il y ait de règle écrite imposant la posture assise) suscitera l’admiration des plus jeunes du public. Il est possible que la pratique de la communication « debout » soit liée au caractère allogène de l’invité.

Chaque séquence débute invariablement par un énoncé mensonger du type « On va commencer » « On va y aller ». Cet énoncé a pour objet de permettre à l’intervenant de se concentrer pendant que les auditeurs achèvent leur café. En fin de journée, l’énoncé est repris par le maître de cérémonie sous le mode « demain on commence à l’heure ». Même si les décalages demeurent minimes, de l’ordre de 10 minutes à une demi-heure selon qu’on en est à la reprise d’une pause ou d’une journée, ils remettent gravement en cause tout ce qui avait pu être admis jusqu’à aujourd’hui sur la régularité Suisse. On peut aussi émettre l’hypothèse que cette infraction à la règle du temps pourrait être due au caractère international du colloque ou au désir inconscient des Suisses de se mettre bientôt à l’heure européenne.

Au début de chaque séquence, le maître de cérémonie présente l’intervenant, ses titres (directeur, professeur, chercheur, doctorant), sa tribu (école, université), son pays d’origine et l’intitulé de sa communication. Il rappelle aussi la règle : « pas plus de trente minutes ». Le cas échéant, un assistant ou une assistante munie d’une montre fera signe au communicant qu’il est temps de conclure.

Le silence se fait dans le public exactement au moment où l’intervenant commence à parler, sans que l’on puisse déterminer si celui-ci a commencé son intervention parce que le silence s’était fait où si le silence s’était fait parce que l’intervenant avait commencé à parler.

Il s’opère alors un curieux transfert de hiérarchie qui fait qu’au cours de sa communication un doctorant (jeune en phase d’initiation) prend le pas sur un docteur ou un directeur. C’est lui qui devient pour trente minutes le vrai maître de la parole. Pourtant, étrangement, alors que le communicant semble investi d’un savoir qu’il devrait communiquer, toutes ses interventions débutent par l’affirmation de la modestie et de l’ignorance. « C’est un tout petit sujet... » « Je ne suis pas vraiment allé au bout... » « C’est une affaire qui pose plus de questions qu’elle n’amène de réponses... ». Paradoxalement, on verra en fin de séquence les auditeurs invités à poser des questions proposer le plus naturellement du monde... des réponses. La timidité, compréhensible chez les jeunes doctorants, n’est pas une hypothèse que l’on peut retenir chez les docteurs, directeurs et chargés de cours rompus aux techniques de la ritualisation colloquale. Il faut plutôt voir là un jeu subtil de transferts momentanés de hiérarchies, une mise à distance du savoir destinée à enseigner sans humilier, à transmettre la connaissance sans révéler l’ignorance.

Quel que soit le sujet de la communication, les interventions sont généralement bâties sur un rythme ternaire qui s’applique au tout et au détail. Introduction, développement, conclusion. Premier temps, deuxième temps, troisième temps... « Ce problème pose trois questions... ». On note ici la résurgence d’un mythe fondateur encore très vivace chez les ethnologues francophones et qui pose qu’il faut toujours trois parties pour faire un tout. L’interprétation religieuse est tentante mais incomplète. Si le Père, le Fils et le Saint Esprit ne font bien qu’un seul Dieu dans le mythe ancien, il n’y a guère plus de deux cents ans, la Liberté, l’Egalité et la Fraternité ont fait, contre le mythe et tout pareillement, la République, une et indivisible.

Notre connaissance insuffisante de l’anglo-américain ne nous a pas permis de noter si l’intervenant anglophone utilisait ce modèle.

La communication, au-delà de sa forme et dans son expression même, met en jeu des outils linguistiques absents du langage conversationnel tel que les ethnologues le pratiquent ordinairement à la cafétéria. Une danse, par exemple, deviendra « mise en jeu de compétences gestuelles » ; un défi adressé à un interlocuteur sera un « énoncé agonistique ». On a noté également des incantations récurrentes « Goffman » « Laboff », parfois employées sous une forme adjectivale « goffmannien » (que nous retranscrivons ici comme nous les avons notées phonétiquement), et dont nous formulerons l’hypothèse qu’elles sont des appels à la protection de divinités communes à l’ensemble des ethnologues. Goffman et Laboff existent-ils ou ont-ils existé ? Cette question mériterait d’être approfondie.

A l’issue de la communication et après l’exposé de la conclusion qui, comme on l’a dit, pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, l’intervenant fait face en silence au claquement rituel des mains des auditeurs. On peut proposer trois hypothèses à ces applaudissements. Ils peuvent avoir une fonction physiologique en permettant aux auditeurs immobiles et silencieux pendant une demi-heure de refaire circuler le sang dans leurs membres. Ils peuvent avoir une fonction musicale, ainsi qu’un silence ou un soupir dans une partition. Ils peuvent aussi avoir une fonction d’hommage rendu à celui qui vient de parler.

Enfin, la séquence de communication se termine par l’invitation faite au public à poser des questions à l’intervenant. Questions rituelles, elles aussi, et qui se doivent d’obéir à une suite d’énoncés obligatoire : hommage, question, question(s) préalable(s) et réponse sous forme interro-négative. Exemple : « C’était passionnant... » « Mais je me pose une question de fond... » « Mais avant cela j’aimerais savoir... » « Et en fait, est-ce que vous ne croyez pas que... ». A la suite de l’enchaînement de ces différentes séquences linguistiques, l’intervenant agrée la réponse que pose le questionneur. Après quoi, le maître de cérémonie clôt la communication sur une formule du type « Il a bien parlé et le débat n’est pas clos » qui répond symétriquement à l’énoncé mensonger du début.

En conclusion

Ainsi, entre le « On va commencer » qui ne marque pas le début et « le débat n’est pas clos » qui n’achève pas l’intervention, il est évident que se déroule un exercice rituel de la parole, riche en codes et procédés dont nous n’avons pu donner ici qu’une description sommaire.

Il semble évident que par ce jeu complexe de transferts de hiérarchies, par la discipline d’écoute imposée par le rituel, par les détours mensongers, et l’acceptation volontaire de règles partagées, les ethnologues francophones du Jura Suisse (Canton de Neuchâtel) ont mis en jeu une stratégie efficace de communication de leurs savoirs évitant l’intimidation, de sorte qu’un observateur, même non initié (mais néanmoins attentif), pourrait en faire son miel.

Reste la grande question du rapport que les ethnologues entretiennent eux-mêmes avec leurs propres rituels. Quelle conscience peuvent-ils en avoir ? Quel humour serait en mesure d’accompagner cette conscience ? Pour ma part, je ne doute ni de la conscience, ni de l’humour. J’eusse aimé (l’imparfait du subjonctif est au rituel de l’écrivain ce que la danse du renne est à l’éleveur Tchouk), j’eusse aimé, donc, communiquer de vive voix quelques-unes de mes observations. Le temps manquait hélas pour les mettre en ordre. De plus, la communication d’un observateur observant des observateurs et communiquant au plus près de ce qu’il a compris de leurs modes d’observation aurait risqué de provoquer un dangereux effet Larsen. Larsen linguistique et/ou Larsen méthodologique : le risque eût été grand d’y laisser quelques neurones !

Pour citer cet article :

Dominique Lemaire, 2005. « De la communication rituelle telle qu’elle fut observée chez quelques ethnologues francophones rassemblés dans le canton de Neuchâtel ». ethnographiques.org, Numéro 7 - avril 2005 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2005/Lemaire - consulté le 28.03.2024)
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