Penser la terreur, l’horrible et la mort : entretien avec Talal Asad

Sommaire

Table des matières

Cet entretien avec Talal Asad a été réalisé à New York le 5 décembre 2006

Avant-propos

Talal Asad est Distinguished Professor au Département d’anthropologie du Graduate Center de la City University of New York. Penseur incisif et stimulant, il questionne inlassablement depuis les années 1960 les modalités de production du savoir anthropologique et perturbe le confort de nos assurances conceptuelles les mieux établies — sinon les plus diffusées — sur les notions de modernité, de sécularisation, de laïcité et de religion. Il a notamment publié The Kababish Arabs : Power, Authority and Consent in a Nomadic Tribe (1970), Genealogies of Religion  : Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam (1993), Formations of the Secular  : Christianity, Islam, Modernity (2003) et, tout récemment, On Suicide Bombing (2007) [1].

Cet entretien, réalisé à New York le 5 décembre 2006 et traduit de l’anglais par mes soins, porte tout d’abord un éclairage sur l’ancrage et la posture anthropologiques de Talal Asad ; il parcourt ensuite la réflexion que celui-ci a développée dans son dernier ouvrage sur les attentats-suicides et sur le sens de l’horreur qu’induisent de tels actes.

Ancrage disciplinaire

M. B. : Pour débuter, quels sont les éléments qui vous ont conduit à entreprendre des études en anthropologie ?

T. A. : Ayant grandi au Pakistan, dans un univers culturel bien spécifique, je suppose que j’ai rapidement pris conscience des différences entre les sociétés et les cultures. Aussi loin que je puisse me rappeler, j’entretenais déjà là-bas une fascination pour les multiples styles de vie. Dans une certaine mesure, des différences étaient déjà présentes au sein de ma famille. Mon père venait en effet d’une autre culture, puisqu’il était originaire d’Autriche. Il est né Juif avant de se convertir à l’Islam [2]. Ma mère, originaire d’Arabie Saoudite, venait également d’un milieu différent du Pakistan. J’étais ainsi conscient d’être au carrefour de plusieurs cultures.

M. B. : L’anthropologie comme discipline faisait déjà l’objet de discussions dans votre famille ?

T. A. : Non, pas directement dans ma famille. Un jour — je crois avoir en fait déjà raconté cette anecdote lors d’une interview avec David Scott (2006) — j’avais reçu un livre d’une Américaine fort sympathique qui m’avait fasciné : Patterns of Culture de Ruth Benedict (1934). C’est le premier livre d’anthropologie que j’ai lu. Mais ce n’était pas un sujet particulièrement discuté en famille.

M. B. : Vous êtes alors venu en Angleterre pour étudier l’anthropologie ?

T. A. : Je suis tout d’abord venu à Londres pour étudier l’architecture durant quelques années. Mais je n’étais pas très content de ce choix, qui répondait principalement au vœu de mon père ; je crois que je n’étais pas très bon architecte. J’ai ensuite connu un groupe d’amis qui étudiaient l’anthropologie et ont nourri mon intérêt pour cette discipline. J’ai fait mon premier cycle d’études dans ce domaine à Edimbourg avant d’aller à Oxford pour terminer un bachelor of literature, qui était une sorte de master et — en fait — l’un des plus anciens titres d’Oxford ; j’ai effectué une étude historique du développement de la loi islamique en Inde du nord sous le régime britannique. Après avoir achevé mon mémoire, je suis parti cinq ans au Soudan pour enseigner et faire une recherche de terrain dans le cadre de ma thèse, dirigée par Edward Evans-Pritchard.

M. B. : Comment s’est passée cette expérience soudanaise ?

T. A. : J’ai aimé le Soudan ; celui des années 60 bien sûr. C’était un Soudan très différent de celui d’aujourd’hui, où je ne suis d’ailleurs plus retourné depuis 1975. Mon expérience de terrain a été merveilleuse et très intéressante, même si elle a été un peu difficile et déconcertante parfois, car on ne savait pas toujours ce qu’on allait chercher. À cette époque, en Angleterre, quand il s’agissait de partir sur le terrain, on ne procédait pas comme on le fait maintenant en ayant défini au préalable ses hypothèses de départ, ses questions de recherche et sa future contribution à la littérature. C’était beaucoup plus ouvert qu’aujourd’hui : on allait faire une étude quelque part avec une idée assez vague de son objet. Par exemple, je voulais réaliser une étude sur un système politique et écologique, sans forcément savoir quoi chercher ni comment m’y prendre. Au bout d’un certain temps, j’ai aussi connu l’expérience — classique chez de si nombreux anthropologues — où l’on commence à être quelque peu déprimé et à se poser des questions sur ce que l’on fait là.

M. B. : Y avait-il d’autres anthropologues dans la même aire géographique que vous ?

T. A. : Non. Quand j’enseignais au Département d’anthropologie de l’Université de Khartoum, un ensemble de projets d’études au nord du Soudan avaient été prévus, étant donné que la plupart des recherches menées jusqu’à cette date, en particulier par Evans-Pritchard ou Godfrey Lienhardt, concernaient surtout le sud du pays. Après avoir obtenu d’importantes subventions de la Fondation Ford, le Département avait décidé de développer des projets dans des régions culturellement distinctes. Pour le nord, c’est Ian Cunnison, le chef du Département qui avait travaillé dans la région du Kordofan avec les Baggara — signifiant “vache” en arabe — qui m’a incité à choisir le groupe très intéressant des Kababish ; ce groupe peuplait l’extrême nord du Kordofan, une grande province à côté du Darfour que tout le monde connaît désormais. Aux abords du désert libyen, les Kababish élevaient des chameaux, des moutons, des chèvres, un peu de bétail. Lors de ma première expérience sur le terrain, je suis resté une année entière, me déplaçant continuellement avec la tribu nomade ; cela faisait partie de mon contrat de cinq ans.

M. B. : Et au terme de ces cinq années, vous êtes retourné en Angleterre ?

T. A. : Oui. Cunnison, qui avait rejoint l’Université de Hull, a suggéré que l’on m’y engage ; je suis entré en fonction en septembre 1966. J’étais alors très soucieux de terminer ma thèse, car je n’avais pas encore commencé à la rédiger ; à Khartoum, j’avais toujours l’impression de devoir compléter mes données. Et à partir du moment où je me suis mis à écrire, en Angleterre, j’ai progressivement ressenti le besoin de réfléchir à différentes dimensions historiques. Le débat sur la place de l’histoire en anthropologie devenait d’actualité et j’estimais que ce débat était important. J’étais particulièrement intéressé par tout ce qui touchait au colonialisme ; je crois que cet intérêt a résulté de la guerre de 1967 [3]. Cet événement a été pour moi une cassure importante. Cela m’a fait repenser à toutes sortes de choses, notamment à la question du pouvoir, question qui me préoccupait justement dans mon propre travail. Je n’étais pas intéressé à porter des jugements moraux ni sur le colonialisme, ni sur la question du rapport entre pouvoir et savoir, mais plutôt à réfléchir à l’impact que ces éléments avaient eu sur la façon de faire de l’anthropologie. Je pense avoir commencé à réfléchir à ces choses au moment d’écrire ma thèse, achevée en 1968. Un livre a ensuite été publié très rapidement, en 1970. J’espérais alors que les gens allaient s’intéresser de plus en plus à cette problématique.

M. B. : Ce n’a pas été le cas ?

T. A. : Non. En 1970 par exemple, année de la publication du livre, s’est tenu à Bristol le congrès de l’ASA (Association of Social Anthropologists), qui rassemblait comme chaque année à cette époque à peine plus d’une centaine de personnes. Au moment de proposer des thématiques pour les prochains congrès, j’ai suggéré de faire quelque chose sur le colonialisme, ce qui a été mis au tableau avec d’autres propositions ; mais au moment de les discuter, ce thème a été - à proprement parler - ignoré. J’étais un assez jeune anthropologue qui n’avait pas grand chose à dire en la matière ! Je suis donc retourné vers Ian Cunnison pour lui proposer de faire une plus petite conférence à Hull et nous avons commencé à rassembler quelques noms de personnes qui pouvaient être intéressées par ce thème. Mais nous avons dû attendre 1972 — j’ai en effet passé une année en Egypte entre 1970 et 1971 — pour organiser cette conférence, qui a débouché sur la publication de l’ouvrage Anthropology and the Colonial Encounter (1973).

M. B. : Dans cet ouvrage justement, vous écriviez que les anthropologues étaient réticents à analyser sérieusement les structures de pouvoir dans lesquelles venait s’inscrire leur discipline. Comment perceviez-vous ces réticences ?

T. A. : Il n’y avait pas de discussion sérieuse à ce propos. Pour les anthropologues de l’ASA, ce n’était pas une question intéressante. Et à la parution du livre, il n’y avait pas beaucoup d’intérêt non plus. En fait, j’étais invité à différents endroits, aux Pays-Bas ou en France par exemple, pour présenter et discuter les enjeux soulevés par Anthropology and the Colonial Encounter ; je savais aussi par différents amis, notamment par James Farris qui avait travaillé au Soudan et enseignait à l’Université du Connecticut, que cet intérêt existait aux Etats-Unis. Mais personne ne s’y intéressait véritablement en Grande-Bretagne.

M. B. : Était-ce un manque d’intérêt ou la crainte d’avoir à dévoiler certaines choses ?

T. A. : Je ne crois pas qu’il s’agissait de crainte avant tout. J’ai plutôt l’impression que l’intention du livre n’a pas été bien comprise, car il ne s’agissait pas d’imposer un point de vue sur la question. Cela expliquerait pourquoi Anthropology and the Colonial Encounter a été partiellement mal compris, tant d’ailleurs par ceux qui ont aimé son contenu que par les autres. Pour autant que je puisse en juger, les deux camps ont pensé que j’avais formulé une critique du rôle que l’anthropologie jouait dans le colonialisme et que j’avais voulu traiter la question morale de savoir pourquoi l’anthropologie s’était associée au colonialisme, ce que je crois être une fausse et inintéressante question. En fait, c’était le début d’une conversation : je voulais vraiment réfléchir de façon systématique aux conditions dans lesquelles le savoir anthropologique était produit, en le mettant en relation avec le pouvoir. Et ces éléments n’étaient pas encore entièrement clairs pour moi à cette époque ; ils le sont devenus seulement après avoir lu Foucault. C’est chez cet auteur que j’ai trouvé une façon sophistiquée d’exposer les différents aspects de ce problème. Je recherchais quelque chose comme cela et je pense vraiment que l’œuvre de Foucault l’a très bien cristallisé ; c’est pourquoi j’étais si enthousiaste à le lire. Ce n’était donc pas seulement un manque d’intérêt de la part des anthropologues britanniques : ceux-ci avaient aussi l’impression d’être traités de colonialistes alors qu’ils estimaient avoir au contraire été si amicaux à l’égard des peuples étudiés, et avoir même souvent défendu ces derniers contre les agents officiels du colonialisme, ce qui est vrai. Finalement, je dirais qu’il y avait à la fois un malentendu et un manque d’intérêt.

Posture anthropologique


M. B. : Traiter la question du pouvoir dans la constitution du savoir anthropologique a depuis lors conduit au renouvellement de certaines approches méthodologiques et théoriques. A ce propos, estimez-vous que la réticence à analyser le rapport du savoir au pouvoir a aujourd’hui disparu ? En d’autres termes, que pensez-vous des formes expérimentales d’écriture, des tentatives de co-construction des données avec les informateurs, de la notion de réflexivité ? Est-ce la bonne direction à prendre pour analyser la production du savoir anthropologique ?

T. A. : Comme vous le savez, j’ai contribué à Writing Culture (1986). Je suis très favorable à la réflexivité ; je ne crois pas cependant que la partie la plus intéressante du problème relève des formes d’écriture. Le problème ne peut pas être résolu simplement par l’adoption de différents styles d’écriture ou de collaborations entre les informateurs et les chercheurs. Dans ce “tournant littéraire”, il y a pour moi quelque chose d’intéressant et d’inintéressant tout à la fois. Il est trop subjectiviste ; il donne trop de poids aux sentiments et aux attitudes du chercheur individuel. Je reste toujours convaincu — est-ce dû au fait d’avoir été formé par la génération précédente ? — qu’il est possible de produire des études objectives, même si je n’aime guère ce mot maintenant car il est très problématique ; mais je l’utilise. Bien sûr, de nombreux intellectuels ayant écrit sur ce “tournant” sont fortement opposés à cette idée d’objectivité et ne croient plus en une telle possibilité. Je pense que c’est une erreur ; j’estime en effet que nous devrions être capables de produire certaines analyses objectives. Il ne suffit pas de dire que notre engagement est tellement subjectif qu’il faudrait abandonner cette idée, ni que le pouvoir est si profondément enraciné en nous que nous serions tous impliqués dans une forme ou une autre de domination entre le chercheur et l’informateur. A mon sens, ces éléments occupent une trop grande place dans ce “tournant”, ce que je n’apprécie pas. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de dominants et de dominés, mais que c’est une caractéristique de toute forme de vie sociale, pas seulement de la recherche anthropologique. Dès lors que cette possibilité est inscrite dans toute relation sociale, les anthropologues devraient explorer cette question en des termes plus larges que celui de domination ; ou plutôt — et c’est pourquoi je pense que Foucault a des idées plus utiles sur la question du pouvoir — ils ne devraient pas simplement montrer le pouvoir comme une forme d’oppression, mais aussi comme un forme de productivité. Ce sont ces deux aspects — tant au niveau individuel et, plus important, au niveau institutionnel et social — qui sont intéressants à explorer, au lieu d’affirmer que nous sommes tous pris dans un rapport d’oppression et que nous devrions chercher à en sortir.

M. B. : Dans cette perspective, ne pensez-vous pas que ces expériences subjectivistes pourraient être une nouvelle manière de ne pas prendre au sérieux l’analyse du rapport entre pouvoir et savoir, d’exprimer différemment cette réticence que vous observiez dans les années 60 ou 70 ?

T. A. : C’est une très bonne question ; je n’y avais pas pensé sous cet angle. Il est sûr en tout cas que ces expériences ne prennent pas suffisamment au sérieux la question du rapport entre pouvoir et savoir tel que je l’approuve et le soutiens. Quant à savoir s’il s’agit là d’une nouvelle forme de réticence, je n’y ai pas assez réfléchi ; c’est possible. Mais il y a un autre élément qui, je crois, ne prend pas non plus au sérieux cet aspect : c’est une certaine forme d’activisme. A mon sens, de trop nombreux anthropologues de gauche — et je me considère moi-même de gauche — s’appliquent avant tout à faire la critique des formes de domination dans les différents contextes culturels et sociaux. Je ne suis pas en désaccord avec le fait qu’il puisse y avoir de l’exploitation, mais je suis moins intéressé, comme anthropologue, à entreprendre la critique morale de l’exploitation des travailleurs ou des groupes raciaux. Je suis intéressé — et je crois que l’anthropologie est le lieu d’une telle opportunité — par une exploration des idées et des concepts qui sous-tendent les différentes formations culturelles plutôt que par une dénonciation de ce qui est affreux. Je ne suis toutefois pas entièrement contre la critique. En tout cas, je pense que le faible intérêt pour le problème du pouvoir/savoir, du pouvoir en tant qu’élément constitutif du savoir anthropologique, est plutôt dû à l’activisme politique qu’au subjectivisme.

M. B. : Pourrait-on dire néanmoins qu’en explorant la formation des idées et des concepts, vous cherchez à lutter d’une certaine manière contre les préjugés, les contradictions ou les impasses de jugement ?

T. A. : Je suis quelque peu hésitant à accepter ce terme “lutter”. Il peut bien en être ainsi, mais quelque chose de très important dans ce que j’essaie de faire ne s’accorde pas avec ce terme. Dans un groupe de discussion critique sur le Moyen-Orient auquel j’ai participé au début des années 1970, et plus largement dans le domaine anthropologique, j’ai toujours estimé qu’il devait y avoir au moins deux sortes d’efforts : le premier relèverait franchement d’une critique des idées préconçues ; il se voudrait polémique pour essayer d’ébranler certains préjugés qui existent dans la littérature. L’autre effort, celui qui m’intéresse le plus, tiendrait simplement dans le fait d’explorer ces préjugés. Maintenant, quand on parle de “lutter” contre ces préjugés, on risque de passer à côté du fait que leur exploration ne demande pas, a priori, de les abandonner. Par exemple, certaines idées libérales sur la violence que j’explore et analyse peuvent très bien être des idées que je soutiens personnellement. En fait, je cherche à mieux connaître ce qui les sous-tend, à mieux connaître les contradictions et les tensions qu’elles contiennent. Ainsi, quand je dis que je suis intéressé à explorer des idées reçues, ou à les questionner, j’entends ce dernier terme dans une double acception : soit pour demander de les abandonner ou de les modifier, soit pour fournir de meilleures raisons de les conserver. Nous saurons mieux nous positionner si nous avons au moins regardé auparavant quelles sortes de suppositions culturelles sont logées dans ces concepts ! Il s’agit là d’une dimension analytique qui est faussement décrite par le terme de “lutte” contre les idées reçues. Et un autre aspect de ce travail exploratoire peut conduire parfois à considérer les idées et les concepts de façon purement expérimentale, pour voir non seulement comment les choses tiennent ensemble, mais aussi pour essayer de relier ces choses à des idées très différentes ; à nouveau, je m’inspire ici clairement de Foucault. Je nourris donc un intérêt pour une forme de pensée expérimentale ; pour cette raison, j’utilise parfois le langage de la théologie chrétienne, sans référence aucune à ma croyance ou à mon incrédulité. Mon but est de voir différentes connections : peut-être que cela ne conduira nulle part ou que cela ouvrira des perspectives intéressantes. Mon travail n’est pas seulement une stricte analyse rationnelle des concepts, mais également une tentative expérimentale de connecter et déconnecter les composants d’idées, ce qui peut être productif ou non.

M. B. : En vous écoutant, il apparaît que votre posture anthropologique se laisserait définir par cette approche intellectuelle expérimentale. Quelle place occupe dès lors l’ethnographie et, corollairement, la théorie dans votre travail ?

T. A. : En premier lieu, les théories qui m’intéressent font véritablement partie de la recherche empirique. J’associe en effet la notion de “théorie” à ce qui structure déjà le monde empirique lui-même. Des actions telles que voir ou écouter — et il s’agit là d’une observation fondamentale et bien établie par les philosophes, qui vaut aussi pour les sciences expérimentales — ne relèvent pas d’une pure impression : elles sont en quelque sorte “saturées” par la théorie. J’aime donc à penser que ces deux aspects restent étroitement liés. De ce fait, l’ethnographie est très importante ; mais je crains que l’anthropologie ne la fétichise trop pour son propre compte ; pour se définir comme discipline. Les détails de l’expérience, des idées, des relations, des processus matériels, sont extrêmement importants pour la théorie même et pour montrer comment celle-ci fait ou ne fait pas sens : ils la mettent en évidence et la rendent intelligible. Mais je ne crois pas que seule l’anthropologie puisse le faire. Les choses que j’apprécie dans l’ethnographie — qui reste pour moi indispensable — se retrouvent extrêmement bien dans la belle littérature, dans certains romans par exemple. Les menus détails qui caractérisent les relations sociales ou la vie des gens, les bons romanciers sont capables de nous les transmettre et, parfois du moins, de les révéler encore mieux que ne le feraient les anthropologues avec certaines données rapportées de leur terrain. Il me semble donc nécessaire de ne pas confondre l’importance du détail, de la matérialité de l’expérience, des interactions entre les gens, de leurs émotions, de leurs attentes, de leurs espoirs, de leurs imaginations, avec l’ethnographie exclusivement, dans un sens étroit du terme. La littérature peut aussi faire partie de l’analyse.

M. B. : Mais ne pourrait-on pas dire que la différence entre littérature et ethnographie tient dans le fait que l’ethnographie collecte ces détails de façon bien plus systématique ?

T. A. : C’est possible. Je pense toutefois que ce qui importe véritablement tient moins dans la collecte des détails et dans l’ethnographie en tant que telle — même si, vous avez raison, il y a là une tentative de systématicité — que dans l’analyse systématique du détail et de son développement. D’ailleurs chaque anthropologue, lorsqu’il est en phase d’exploration — et j’ai brièvement mentionné cela à propos des Kababish — ne sait pas exactement que faire de l’ethnographie. Dans mon propre travail de terrain par exemple, j’avais pensé que beaucoup de choses allaient être importantes alors qu’elles ne l’étaient pas du tout ; et les choses que j’avais estimé être sans importance le sont devenues ultérieurement. J’ai ainsi découvert des manques dans ce que j’avais collecté. Il devrait donc y avoir une continuité dialectique entre la préparation analytique pour rechercher la signification du matériel ethnographique et la recherche de ce même matériel. Maintenant, un très bon romancier peut le faire, surtout quand il s’applique à décrire les relations entre les personnes. Et dans ces relations, il y a toujours des éléments qui résistent à la systématisation. Récemment, j’ai lu un magnifique roman de l’écrivain irlandais John Banville (2005), intitulé The Sea ; c’est à la fois une superbe description et une analyse attentive de sensibilités, de peurs sincères, d’espoirs, de récriminations relatives au souvenir d’un proche. L’histoire est celle d’un homme dans la fleur de l’âge dont la femme est décédée d’un cancer ; cet homme retourne au bord de mer qu’il avait l’habitude de fréquenter, d’abord comme petit garçon puis avec sa femme. Il n’y pas beaucoup d’intrigue, mais ce roman est écrit avec une telle subtilité que je l’assimile à une véritable ethnographie : il nous fait voir de manière si pénétrante, si neuve, ces connections entre les sentiments, l’âge, les attentes relatives à la mort, à la vie, à l’amour ! Je dirais donc — pour revenir à votre question — que l’ethnographie est très importante mais que nous devons la considérer à la fois comme déjà “saturée” par la théorie et dialectiquement connectée à celle-ci. C’est donc extrêmement important de ne pas fétichiser la collecte d’informations systématiques. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille mettre l’ethnographie et la littérature au même niveau : les romans sont imaginés — ce qui ne veut pas nécessairement dire irréels — tandis que si vous allez chercher des informations auprès de n’importe quel groupe ou de n’importe quelle communauté, elles ne sortiront pas de votre imagination. Par contre, pour leur donner du sens, pour montrer les connections entre une chose et une autre, votre imagination doit constamment travailler : « comment ceci peut être mis en lien avec cela ? » L’idée peut provenir d’un roman ; je ne dirais donc pas qu’une donnée tirée de l’ethnographie doive être traitée de la même façon qu’une donnée tirée de la littérature. La dialectique entre ces deux domaines est plus compliquée ; elle doit permettre de soulever de nouvelles questions sur ce qui relie les choses entre elles.

M. B. : Pour revenir à la question de la théorie, comment cette dernière est-elle conçue dans votre œuvre ?

T. A. : Comme je l’ai dit, ma conception de la théorie est celle d’une série de questions déjà inscrites dans le matériel que je traite : il y a tout à la fois des “petites” questions, que certaines personnes appelleraient des questions factuelles, et des questions plus larges relatives aux connections possibles. Ma théorie n’est donc pas en attente de réponses définitives — naturellement, je m’attends à ce que certaines choses soient plus importantes que d’autres — mais elle est toujours sujette à réexamen. Je crois que l’une des erreurs de traditions aussi fortes et vibrantes que le marxisme ou le structuralisme de Lévi-Strauss était leurs attentes préalables et leur détermination à réaliser les analyses d’une certaine façon, tout en sachant parfois quelle allait être la réponse. Cela n’est certainement pas ma conception de la théorie, ni de mon travail théorique. Je conçois ce dernier de façon beaucoup plus ouverte ; je suis prêt à le réviser, même dans ses aspects les plus fondamentaux. Dans cette perspective, c’est une forme de scepticisme, comme l’ont écrit Hirschkind et Scott (2006) à propos de ma démarche. Etre sceptique signifie pour moi être continuellement prêt à dire que je ne suis pas sûr de la réponse à donner, que je ne suis pas sûr d’avoir les meilleurs outils intellectuels pour traiter telle ou telle question. Un autre aspect du scepticisme concerne aussi l’avenir d’un monde meilleur, mais c’est là une autre affaire.

Sur les attentats-suicides

M. B. : A ce propos, et pour me tourner à présent vers votre dernier ouvrage On Suicide Bombing (2007), j’aurais aimé savoir si une certaine forme de scepticisme n’avait justement pas nourri votre intérêt intellectuel pour les attentats-suicides et le sens de l’horreur que ceux-ci génèrent chez les Occidentaux ?

T. A. : Oui, si l’on entend par scepticisme le fait de ne pas être satisfait avec les discours ambiants sur le terrorisme et la guerre contre le terrorisme qui prévalent aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure peut-être, en Europe de l’Ouest ; de ne pas être satisfait avec la façon d’expliquer les attentats-suicides et d’en attribuer les causes. En fait, ce sont des raisons conceptuelles et même politiques qui m’ont poussé dans cette réflexion ; il y a certainement des raisons personnelles aussi car en tant que personne issue d’un milieu musulman, je suis plus sensible à certaines questions. J’ai dès lors essayé de montrer que les explications — celles que je discute en particulier dans les deux premiers chapitres [4] — ne sont pas vraiment convaincantes ; à la base, mes analyses visent à les démanteler. D’un autre côté, ce scepticisme m’a littéralement conduit à me demander quelle était la raison de ces explications ; cet intérêt se reflète d’ailleurs bien dans le dernier chapitre. Quand certaines personnes disent être horrifiées par les attaques suicides, on ne peut pas se limiter à dire que cela sert la propagande ; il n’est pas correct de dire que parler d’horreur relève d’une pure hypocrisie. Non. Il s’agissait véritablement de dire : « il y a là quelque chose, qu’est-ce que c’est ? » Comme je l’ai écrit, c’est la partie la plus spéculative du livre, partie dans laquelle j’essaie de comprendre les différentes racines de ce qui pourrait être décrit comme “horrible” avant de suggérer, au final, un nombre de raisons expliquant pourquoi ce sens de l’horreur existe. Malgré mon propre pessimisme, la discussion sur l’horreur a aussi résulté de l’impression qu’il y avait là quelque chose à explorer en rapport avec une certaine idée de l’humain, indépendamment de toute configuration culturelle, sociale ou historique. Sur ce point, je ne suis pas sûr d’avoir trouvé une réponse ; je ne suis pas sûr que mes spéculations — je suis en fait persuadé qu’elles ne sont pas achevées — peuvent déboucher sur une réponse me permettant de savoir si l’on peut ou si l’on doit chercher quelque chose à ce niveau-là. Cela peut être ou non du scepticisme ; c’est en tout cas un essai de réflexion provisoire, marquée par une grande incertitude.

M. B. : Derrière cette grande incertitude, n’y a-t-il pas aussi un désir de sincérité et d’honnêteté dans votre façon de traiter les arguments ?

T. A. : Je ne crois pas que le problème de la sincérité m’ait beaucoup inquiété. Si j’étais malhonnête avec moi-même, alors je n’obtiendrais pas les réponses que je recherche ; je ne tromperais que moi-même. Etre sincère n’est donc pas une préoccupation majeure. Je pense d’ailleurs que la plupart des personnes essaient de l’être.

M. B. : À vous lire, je ressentais en fait une tension entre l’urgence de répondre aux questions que vous vous posez et la nécessité de rester sincère, d’aller au fond des arguments et de la discussion...

T. A. : Je n’utiliserais dès lors pas le mot “sincérité”, mais celui d’impartialité. Dans le chapitre final en tout cas, j’ai essayé d’être aussi neutre que possible — de nouveau, ce n’est pas un très bon terme — et de n’avoir aucun parti pris même si, par certains aspects, le fait de traiter cette vaste question demeure bien sûr lié à la situation présente, à la situation politique, à ma propre situation aux Etats-Unis, quand bien même je suis au bénéfice de la citoyenneté américaine [5]. J’ai essayé de comprendre, d’être critique à l’encontre de nombreux arguments : par exemple, quand je discute ceux de Michael Walzer (1977, 2004), éminent philosophe de la guerre “juste”, ma préoccupation était de poser les questions qui m’ont troublé et qui — je l’espère — le troubleront à son tour, ou troubleront le lecteur. Et je veux qu’il soit troublé ; je veux que nous soyons troublés. Je ressens d’ailleurs une grande perplexité quand les progressistes revendiquent une pensée absolument libre et ouverte alors que — si souvent — celle-ci ne l’est pas du tout : parce qu’on ne veut pas qu’elle le soit ; parce qu’on ne veut pas être troublé. Ainsi, il y a peut-être une différence — vous avez assez raison — entre ce qui m’a poussé à faire cette brève étude et ce que j’ai ensuite ouvert comme chantier d’investigation.

M. B. : Dans On Suicide Bombing , vous commencez par une discussion critique de la conception assez répandue selon laquelle il existerait une “culture islamique de la mort” avant d’argumenter contre l’idée de “clash des civilisations”. Pouvez-vous résumer ce point de départ et expliquer en quoi celui-ci vous aide à réfléchir à la question des attentats-suicides ?

T. A. : À mon sens, ces conceptions ont constitué l’orientation majeure pour parler tout à la fois des attentats-suicides et de la place des immigrants de culture musulmane, tant en Occident que dans le reste du monde. La notion de “clash des civilisations” semble avoir été le cadre à partir duquel on a tenté d’expliquer pourquoi les attentats-suicides seraient si prisés parmi les jihadistes musulmans. Or je pense que c’est vraiment inapproprié. Mon postulat est qu’il n’y a pas de “clash des civilisations”, c’est inacceptable. Je ne suis pas la première personne à le dire, beaucoup d’autres l’ont signalé ; mais bien plus de personnes ont colporté cette thèse plutôt qu’ils ne l’ont disputée. C’est important — au moins d’essayer — d’argumenter contre cette idée et de dire qu’elle n’est pas valable, pour toutes sortes de raisons. Et il importe de dire ensuite que la claire distinction que nous faisons entre notre préoccupation libérale pour la vie et, à l’opposé, la préoccupation musulmane pour la mort est beaucoup trop simple. Je m’applique donc à faire remarquer que si nous regardons soigneusement l’histoire de la pensée libérale et ses imbrications politiques, nous trouvons un scénario complexe dans lequel une certaine culture de la mort occupe aussi une place importante chez nous ; c’est pourquoi j’essaie avant tout d’examiner, d’une part, les connections entre la violence et la mort et, d’autre part, les aspects politiques de la continuité d’une communauté, d’une nation, d’une société, et la place de la violence dans cette continuité. Et c’est en voyant cela que les choses deviennent bien plus compliquées. Il ne suffit plus de dire simplement : « notre culture est tournée vers la vie, la leur vers la mort ». Ensuite, je dis qu’il faut éviter de toujours expliquer les attentats-suicides en termes de motifs, ce qui pour moi a été un échec complet pour les raisons que je détaille dans le deuxième chapitre. Au lieu de rechercher les causes et les justifications d’un attentat-suicide, intéressons-nous plutôt à quelques-uns de ses effets, et particulièrement à celui d’horreur. J’ai ainsi déplacé la question de savoir pourquoi ces personnes font de tels actes vers celle qui consiste à savoir pourquoi nous ressentons une telle horreur face à ces actes. Y a-t-il là seulement des explications politiques ou individuelles, ou y a-t-il aussi quelque chose autour du simple fait d’être humain ?

M. B. : Globalement, vous focalisez votre attention sur les discours occidentaux. Ne suggérez-vous pas dès lors une différence entre Occidentaux ou non Occidentaux dans la façon de réagir aux attentats-suicides ?

T. A. : Je n’ai pas fait de lien systématique entre Occidentaux et non Occidentaux en tant que tel. En réalité, j’ai tenté d’explorer ce que veut dire “être saisi d’horreur” ; c’est pourquoi je disais auparavant que j’ai cherché à identifier les contours de ce que signifie “être humain”, et non pas “être occidental” ou “être oriental” ; je n’ai pas systématiquement analysé de telles différences. Par contre, je me suis beaucoup plus intéressé à ce qui se passe en Occident. En fait, une partie de mon travail anthropologique a toujours été centrée sur les discours et perceptions des Occidentaux ; même si j’ai écrit — et continuerai à écrire — sur certaines formes de pensée et certaines pratiques du monde musulman, ce qui reste évidemment pour moi un sujet de première importance, je réfléchis aussi beaucoup à la façon dont les Occidentaux pensent ces choses-là. D’une certaine façon, cela relève du fait que je fais partie d’une tradition, d’une institution, qui se trouve en Occident : essayons par conséquent de penser aux descriptions et aux explications que nous donnons, de les regarder d’un œil critique. En d’autres termes, autant je suis intéressé par les questions de modernité et de laïcité, autant je demeure intéressé par l’anthropologie de la société occidentale en tant que telle, cette dernière étant devenue — comme chacun le sait — si fondamentale pour la destinée du reste du monde. Je pense ainsi qu’il nous est nécessaire de réfléchir autant à ces aspects qu’aux objets traditionnels étudiés par les anthropologues dans le monde non occidental. Maintenant, analyser les discours occidentaux sur l’horreur, ce qui m’a principalement occupé dans la troisième partie du livre, ne veut pas dire qu’il ne s’agit là que d’une notion occidentale, même si je focalise mon attention sur l’Europe, les Etats-Unis ou même Israël, qui est fondamentalement une société occidentale. Au cours de ces dernières années, j’ai constamment dit que si les Occidentaux étaient horrifiés parce que les leurs mouraient dans les attaques suicides, cela n’expliquait pas tout. Je pense qu’il y a quelque chose de plus ; et cette chose-là pourrait bien être cette dimension humaine à explorer.

Penser l’horrible et la mort

M. B. : Comme vous le précisez, cette exploration constitue la troisième partie du livre, consacrée au “sens de l’horreur” que peuvent induire les attentats-suicides. Comment définissez-vous cette notion ?

T. A. : Je m’appuie tout d’abord sur Stanley Cavell (1999), un philosophe d’Harvard ayant non seulement beaucoup écrit sur Wittgenstein, mais ayant aussi utilisé ce dernier comme point de départ de ses différents travaux. Cavell associe l’horreur à la désintégration totale du sens de l’identité et fait remarquer que contrairement à la terreur, qui résulte de la peur, l’horreur est intransitive. Elle est, à strictement parler, un état. Il n’y a pas d’horreur “de” quelque chose : l’horreur est là où l’on est. J’ai donc essayé de la penser en ces termes : un état qui peut ensuite être transformé — de manière productive ou improductive — en quelque chose d’autre. C’est pourquoi, vers la fin du livre, je mets cet état en lien avec divers éléments, l’idée de réciprocité notamment, celle de la mort pour la mort que nous entretenons par rapport au châtiment. Je souligne l’impossibilité d’avoir cette réciprocité dans les situations où le tueur et le tué ne sont plus présents ; dans les situations où le tueur a physiquement disparu, si bien qu’il n’est plus possible — d’une certaine façon — de rétablir un équilibre, de faire justice en recherchant cet équilibre. Dans cette perspective, le sens de l’horreur — il s’agit là seulement d’un élément, je ne suis pas en train de suggérer que cela couvre l’ensemble du phénomène — peut alors se transformer en un désir de vengeance. Un tel désir peut durer ou être contrecarré : dans le cas du mythe chrétien, la Crucifixion du Christ peut être transformée bien qu’elle soit horrible à un certain niveau et génère ce sens de l’horreur ; et elle est transformée par la possibilité du salut. Ainsi, l’horreur, qui reste un état de complet effondrement du sens de l’identité humaine, est très souvent transformée, à l’exception peut-être de l’exemple ultime par lequel je termine : celui de Kafka (2004). Ce dernier nous fait comprendre dans La Métamorphose qu’il n’y a rien d’autre que la mort, qu’elle ne signifie rien, ne laissant dès lors rien d’autre que l’horreur. Finalement, si vous me poussez un peu, je dirais que je suis persuadé du fait que — je n’aime pas trop penser à cela, et je ne parle pas ici de ma propre mort — nous sommes tous pris par cette nécessité de construire une illusion de civilisation, de continuité, d’idées, de joie, de bonheur et de toutes ces choses-là. Mais ce que Kafka dit n’est pas une chose effrayante ; il évoque simplement un véritable anéantissement, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’il n’est pas possible de faire de la recherche en la matière !

M. B. : Vous dites que l’horreur est intransitive parce qu’elle n’a pas d’objet. Dans votre livre, vous écrivez aussi que l’horreur fait “exploser” l’imagination et produit un sentiment d’insaisissable, d’inexplicable. N’y aurait-il donc pas quand même une présence — très proche, viscéralement proche — de quelque chose d’impossible à nommer, à atteindre ?

T. A. : Je crois que l’horreur est un état distinct de ce qui la génère, quelle qu’en soit la cause. La terreur au contraire, ou la peur, reste étroitement liée à l’objet qui produit cette émotion. Pour moi, l’horreur — du moins de la façon dont je la définis — est bien plus qu’une simple émotion. Plusieurs personnes ont d’ailleurs abordé ce point : dans sa discussion sur le “sublime” et le “beau”, Edmund Burke (1987) a par exemple associé l’horreur à une sorte d’état esthétique, à un aspect de l’esthétique telle qu’elle commence à être théorisée au XVIIIe siècle, par Emmanuel Kant et par d’autres. Et c’est absolument vrai que l’on ne peut pas saisir l’horreur, qui diffère ainsi de la peur ; quand cette dernière devient quelque chose qui ne peut plus être saisi, on s’approche de l’horreur. La citation de Burke que je donne dans mon livre renvoie à cet aspect d’insaisissabilité, à l’idée de quelque chose de vaste, sans limite ni forme, constituant elle-même une expérience de l’horreur.

M. B. : C’est alors l’expérience de l’informe et de l’insaisissable qui dissout le sens de l’identité d’une personne et qui génère ce sens de l’horreur ?

T. A. : Oui, quand l’identité elle-même commence à être questionnée ou n’est plus là pour “vous appuyer dessus”, apparaît le double sentiment d’une énorme possibilité aussi bien que d’une énorme impossibilité. L’horreur crée cela chez un individu. Et c’est peut-être pourquoi le mythe de l’état de néant revient et revient dans tellement de religions, mais certainement le plus dans le Christianisme et dans la religion judéo-chrétienne ; des parallèles existent aussi avec l’Islam. Ce mythe est exprimé le plus explicitement au début de la Bible où l’on donne lentement forme au néant ; non pas au “rien”, mais à l’absence complète de forme, à la déstructuration totale, à la non identité ; et j’entends identité non pas dans le sens où l’utilisent maintenant les “cultural studies”, mais au sens d’identifier, au sens même de la philosophie logique de l’identification de quelque chose. Dans le mythe, ce quelque chose ne peut pas être identifié. C’est Dieu qui commence à donner une identité à différents éléments, et cela commence à faire un monde ; et cela commence progressivement à remplacer l’horreur de l’informe, de la totale informité : il y a exigence de structuration et de forme.

M. B. : Dans cette perspective, lors d’un attentat-suicide, le sens de l’horreur provient de la “déformation” physique — mutilation et dispersion des corps — ou, plutôt, de l’impossibilité d’attribuer une signification à une telle action ?

T. A. : Des deux. Tout à la fin du livre, je présente quelques explications propres à l’horreur suscitée par les attentats-suicides. Qu’une personne voie les bras, la tête, les cheveux, les mains de quelqu’un d’autre qui n’est plus humain, que les conceptions faisant de toutes ces parties un corps humain ne tiennent plus, c’est un aspect très important de l’horreur d’un attentat-suicide. L’autre aspect étant bien sûr de ne pas être capable de donner un seul sens à cela, ce qui conduit à produire un vague sentiment — et je reviens à nouveau dans les dernières lignes sur ce point — qui doit être rapidement refoulé : le sentiment qu’il n’y a rien d’autre à la fin que la mort ; mort non pas comme une chose terrifiante, mais comme un vide ; un vide de toute signification, et de peur.

M. B. : Comme vide ou comme clôture ?

T. A. : Non pas comme clôture mais vraiment comme vide. Car penser en terme de clôture ferait déjà partie de la façon dont nous gérons la mort et son traitement ; de la façon dont nous appréhendons cette inévitabilité et nous lui donnons sens, comme beaucoup de bons anthropologues l’ont écrit.

M. B. : Dans ce troisième chapitre, vous associez également l’horreur à cette facilité avec laquelle nous pouvons franchir les limites entre l’humain et le non humain. Pouvez-vous encore commenter ce point ?

T. A. : Je me rappelle à ce propos d’un ou deux exemples, dont le film de Franju (1949), Le sang des bêtes. Je l’ai vu plusieurs fois ; c’est absolument dévastateur, parce qu’il montre justement comment un être organique et vivant est facilement transformé en une chose sans vie pouvant être divisée en autant de parties que nécessaire. À mon sens, voir que l’humain — ce que nous construisons pour nous-mêmes en tant qu’humain non seulement dans sa dimension intellectuelle, mais aussi comme l’un des présupposés de base de nos vies quotidiennes — peut être effacé ou nié devient une source très importante de ce sens de l’horreur. Et cela ne relève pas simplement d’un déplacement de l’humain vers le non humain, mais plus généralement de la transgression des formes et des catégories. Sur cet aspect, j’ai mentionné Mary Douglas (1967) et Franz Steiner (1956) — qui fait une analyse très froide, mais dont la potentialité est assez merveilleuse — et j’aurais aussi pu mentionner La nausée de Sartre (1938) qui traite en partie de l’horreur résultant de l’absence de forme. Premièrement, il y a la question du déplacement et de la transgression des catégories et, deuxièmement, celle de la cassure complète ou de l’effondrement complet de toute catégorie. Je me suis encore intéressé à Simone de Beauvoir (1963) qui réfléchit au vieillissement d’une manière très perspicace et pénétrante ; certains aspects de son autobiographie m’ont frappé parce que l’horreur n’a plus à voir avec la violence ; il n’y a pas de violence et, pourtant, il y a ici un sens de l’horreur.

M. B. : Dans la transformation du corps et de la façon de se le représenter ?

T. A. : Exactement. Quand l’image que l’on a du corps et de soi se désagrège progressivement. Je pense que beaucoup d’œuvres littéraires de la fin du dix-neuvième ou du début du vingtième siècle ont émergé d’une sorte de tradition littéraire romantique très stimulante et provocante — comme The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde (2007) — où tout ce jeu entre la stabilité d’une certaine image et l’instabilité d’une autre, qui devrait être stable, devient source potentielle de l’horreur, notamment quand on réalise petit à petit l’instabilité de cette image. A un niveau littéraire, cela fait aussi partie de l’exploration de l’horreur. Et par certains aspects, le texte de Simone de Beauvoir, qui n’est pas à proprement parler une ethnographie, a été pour moi très stimulant car il m’a fait réfléchir au fait que l’horreur pouvait aussi provenir de quelque chose de non violent, contrairement au Sang des bêtes de Franju ou, même, au film de Haneke (2005), Caché, ainsi qu’à la plupart des autres exemples que je discute brièvement dans le livre, comme le supplice chinois des “cent morceaux” [6] évoqué par Georges Bataille (2006).

M. B. : Pour terminer, je me demandais si vous n’aviez pas finalement tenté de produire dans ce livre une mise en abîme de ce sens de l’horrible, en faisant ressentir au lecteur l’ horrible facilité avec laquelle nous pouvons construire une sorte de supériorité morale pour penser les attentats-suicides ?

T. A. : C’est possible ; il me semble en tout cas que la façon de penser les attentats-suicides est marquée par différentes sortes d’aveuglements. Il faut dire que ce livre a été écrit très vite après les Wellek Lectures [7] pour être publié dans la série du même nom des Columbia University Press. Et depuis le moment où j’ai remis le manuscrit, j’ai pensé à différentes choses que j’aurais pu développer, notamment aux manières de construire des excuses pour nous-mêmes. Un aspect dont je suis persuadé et qui, je suppose, ressort très clairement de mes deux premiers chapitres est que je ne crois pas un seul instant à la guerre “juste” ; cela ne signifie pas qu’il n’y a pas la nécessité de combattre à un certain moment — et les gens combattent tout le temps — mais parler de guerre “juste” reflète une pensée théologique qui remonte à Saint Augustin : n’est-il pas surprenant que des écrivains profanes se mettent à parler de guerre “juste” ? Les Romains n’avaient pas l’idée d’une guerre “juste”, même s’ils avaient certaines règles.

M. B. : C’était “juste” la guerre...

T. A. : Effectivement ! Et je pense que nous nous cramponnons toujours à cette idée de guerre “juste”, ce qui m’a conduit à m’intéresser de plus en plus au droit international, aux activités humanitaires, à la façon dont nous essayons de penser les “bonnes” interventions militaires et les “mauvaises” ; ce sont des sujets sur lesquels je souhaite lire un peu plus désormais. Au final, tout cela reste des excuses, nécessaires peut-être. Je pense néanmoins que toutes ces excuses pourraient bien être là pour empêcher la petite frange de l’horreur d’émerger, particulièrement dans notre monde moderne où la notion de l’individu est, potentiellement, celle d’un sujet complètement libre appartenant à une société qui pourrait absolument maîtriser les commandes de sa destinée. C’est pourquoi nous devons parler de guerre “juste” ; nous devons avoir les Conventions de Genève ; nous devons avoir ces éléments qui, en eux-mêmes — et je ne suis pas en train de dire ici qu’il faille les abandonner — peuvent être la fine pellicule susceptible de recouvrir et de faire disparaître l’horreur. Comme Freud (2004) le disait, nous avons besoin de certaines excuses pour vivre ; il a parlé de la civilisation comme d’une sorte d’appareil répressif, mais d’une répression des pulsions individuelles plutôt que de l’horreur en tant que telle. Pour ma part, je pense que nous sommes tous en train d’essayer de détourner de plus en plus notre regard de la réalité de l’horreur, qui ne cesse pourtant de montrer son visage ; collectivement, nous tentons de nous éloigner de l’horreur avec nos discours et nos institutions. J’ai donc voulu savoir comment nous construisons tous ces discours pour penser et, surtout, ne pas penser l’horreur ultime de ces actes.

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Filmographie

FRANJU Georges, 1949, Le sang des bêtes, France, 21 min.

HANEKE Michael, 2005, Caché, France, 117 min.

add_to_photos Notes

[1Pour une bibliographie détaillée des ouvrages et articles publiés par Talal Asad, voir la compilation établie par Z. Saleh (2006).

[2Muhammad Asad, né Léopold Weiss, est notamment connu pour avoir publié The Road to Mecca chez les éditeurs new-yorkais Simon and Schuster (1954).

[3La guerre des Six Jours a été déclenchée par Israël contre l’Egypte et ses voisins arabes le 5 juin 1967. A l’issue de celle-ci, la conquête par l’Etat Hébreu de la bande de Gaza, du Sinaï, de la Cisjordanie et du Golan a durablement transformé l’équilibre diplomatique du Proche-Orient.

[4L’ouvrage se compose de la façon suivante : Introduction - 1. Terrorism - 2. Suicide Terrorism - 3. Horror at Suicide Terrorism - Epilog.

[5Après avoir enseigné plus d’une vingtaine d’années à Hull, Talal Asad s’est installé aux Etats-Unis en 1988 pour rejoindre le Département d’anthropologie de la Graduate Faculty of the New School for Social Research, New York. Il a ensuite enseigné à la Johns Hopkins University entre 1995 et 1998, année à partir de laquelle il est affilié au Département d’anthropologie du Graduate Center of the City University of New York.

[6Dans les Larmes d’Eros — cité par Asad — Bataille dit avoir été obsédé par l’image de la douleur, « à la fois extatique (?) et intolérable » d’un supplicié chinois, reproduite sur un cliché photographique en sa possession : « ce que soudainement je voyais et qui m’enfermait dans l’angoisse — mais qui dans le même temps m’en délivrait — était l’identité de ces parfaits contraires, opposant à l’extase divine une horreur extrême » (2006 : 122).

[7Conférences données entre le 15 et le 17 mai 2006 à l’Université de Californie, Irvine. Depuis 1981, les Wellek Lectures sont annuellement sponsorisées et organisées par l’Institut de théorie critique de cette Université.

Pour citer cet article :

Marc Antoine Berthod, 2007. « Penser la terreur, l’horrible et la mort : entretien avec Talal Asad ». ethnographiques.org, Numéro 13 - juin 2007 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Berthod - consulté le 19.03.2024)
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