La présomption d’urgence chez les professionnels de la santé : l’exemple de prontos-socorros brésiliens

Résumé

Dans les services d’urgences, le personnel réagit par une attention différenciée selon les patients. Ces derniers possèdent une valeur mobilisatrice plus ou moins grande qui se traduit de manière concrète par la place qui leur est attribuée dans la hiérarchie et l’ordre des priorités : aux deux extrêmes, se trouvent les patients qui sont immédiatement pris en charge et ceux qui attendent jusqu’au découragement. Quels sont les signes qui suscitent une forte (ou faible) mobilisation de la part des médecins et participent ainsi (ou font d’emblée obstacle) à la valorisation d’un état de santé comme urgence ? A travers les éléments de réponse apportés à cette interrogation, c’est la conception biomédicale de l’urgence que l’auteure cherche plus largement à appréhender en partant, non pas des définitions savantes de l’urgence médicale ou encore des discours normatifs des médecins sur l’urgence, mais des comportements tels qu’ils se manifestent et se donnent à observer en situation.

Abstract

Emergency ward medical personnel responds to patients with differentiated levels of attention. Patients’ capacities to mobilize attention vary and are expressed through an attributed hierarchical rank and level of priority : at the two extremes we find patients who are immediately cared for, and those who are left to wait indefinitely. What are the signs which elicit a high (or low) degree of mobilization by doctors, and which participate in (or prevent) appreciation of a particular health problem as an emergency ? Through this inquiry the author attempts to understand the biomedical conception of medical emergency, not as it is defined academically or in the normative discourse of doctors, but as it emerges through observable behavior manifested in situation.

Sommaire

Table des matières

Présentation

Dans les services d’urgence, le personnel médical et non médical réagit par une mobilisation différenciée selon les patients. Toute personne qui se rend aux Urgences en fait l’expérience, amère ou heureuse, rarement anodine : que l’attente soit longue et accompagnée du sentiment que personne ne se soucie de soi ; qu’à l’inverse, la prise en charge médicale intervienne tôt et au détriment de patients arrivés avant soi (un cas de figure qui ne manque jamais de susciter des sentiments d’injustice et des commentaires mécontents) ; ou encore que la compassion pour des personnes apparemment très mal en point, conduise à considérer la durée de l’attente comme une marque de froideur, voire d’inhumanité, de la part du personnel des Urgences.

Dans ces services, l’attention accordée aux patients, la mobilisation qu’ils suscitent comme la place qui leur est attribuée dans l’ordre des priorités [1] sont fonction de l’appréciation première qui est faite de leur état. Cette appréciation s’inscrit dans un continuum qui s’étend de l’extrêmement urgent au non urgent [2] en passant par l’inépuisable et subtile gradation des « très urgent », « urgent », « pas très urgent mais urgent quand même », etc. Ce constat vaut également pour les centrales d’appel et l’aide mobile d’urgence dont les réponses aux demandes d’intervention des usagers — positives, négatives, plus ou moins promptes — dépendent de cette évaluation cruciale. Une appréciation aux conséquences si concrètes et sérieuses pour les patients (c’est d’elle que dépendent la rapidité et la qualité de l’aide et des soins apportés) mérite bien qu’on l’examine d’un peu plus près. Telle est précisément mon intention dans cet article où je propose de focaliser l’attention sur une catégorie de travailleurs des Urgences, celle des professionnels de la santé [3] et de puiser, pour ce faire, dans les données brésiliennes que j’ai recueillies, depuis 1998, dans les « services d’Urgence » (prontos-socorros) d’hôpitaux universitaires brésiliens, notamment celui de l’Hospital das Clínicas de la ville de Marília (Etat de São Paulo) (Photos 1 et 2).

Mon propos portera sur les indices immédiats qui forgent l’appréciation première d’urgence chez ces professionnels, autrement dit sur les signes qui participent, chez eux, à la valorisation d’un état de santé comme urgence ou qui font d’emblée obstacle à cette valorisation. Il me conduira, en conclusion, à dégager quelques traits caractéristiques de la conception biomédicale de l’urgence. La question des signes et de leur interprétation est d’autant plus importante et pertinente aux Urgences qu’il s’agit d’univers où le personnel — qui ne possède généralement pas ou peu d’informations sur les patients à leur arrivée — se fie entièrement aux indices qu’il peut rapidement réunir sur leur compte (leur mode d’arrivée, leur apparence, leur façon de se comporter, les personnes qui les accompagnent, etc.). La lecture qui est faite de ces signes se révèle dès lors cruciale pour l’orientation et la prise en charge ultérieures des patients.

Remarques préalables

Avant d’examiner ces indices, quelques observations s’imposent. Tout d’abord, il faut préciser que les éléments qui concourent à produire la première appréciation d’urgence (ou de non-urgence) chez les professionnels de la santé relèvent d’ordres divers. Les indices dont il sera ici question, loin d’épuiser la quantité et la variété de ces ordres, ne constituent en fait qu’une classe d’entre eux. Participent en effet de l’appréciation des éléments qui sont également techniques (les éléments théoriques et empiriques de connaissance proprement biomédicale), professionnels (les éléments relatifs à l’expérience que les professionnels de la santé ont de leur fonction et aux conceptions qu’ils ont de leur rôle professionnel normal) [4], idéologiques (les éléments relatifs à l’évaluation morale des patients, c’est-à-dire à leur étiquetage en termes moraux sur la base de conceptions culturelles de la valeur sociale répandues dans la société) [5], personnels (les éléments relatifs au domaine de la vie et de l’histoire individuelles). C’est l’ensemble de ces éléments qui forge l’appréciation et qui influe, par conséquent, sur la prise en charge des patients, la durée de leur attente, leur orientation, le traitement qu’ils reçoivent, etc. Laissant la plupart dans l’ombre, l’examen de l’appréciation d’urgence sera donc ici partiel et ne rendra pas compte de toute sa complexité [6].

Il importe également de signaler que les professionnels de la santé ne sont ni les seuls ni les premiers à apprécier les cas qui arrivent aux Urgences et à prendre des décisions en conséquence. Les parcours suivis par les usagers de ces services (jusqu’à leur prise en charge) montrent en effet toute l’incidence de l’évaluation du personnel sans formation médicale sur le tri des urgences : vigiles postés à l’entrée de ces services (Photos 3, 4, 5 et 6), portiers surveillant le mouvement des portes d’accès aux secteurs de prise en charge médicale interdits au public (Photo 7), réceptionnistes enregistrant les patients à leur arrivée [7] (Photo 8), opérateurs des centrales d’appel (Photo 9), chauffeurs des véhicules de secours (Photo 10), sont autant d’agents qui évaluent les patients avant que ceux-ci n’entrent en contact avec des professionnels de la santé. Les premiers apparaissent dès lors comme les trieurs effectifs mais non déclarés des urgences, et les seconds comme les trieurs déclarés mais souvent ultimes de cette chaîne d’évaluations. L’appréciation des premiers trieurs est d’ailleurs d’autant plus décisive que les agents qui interviennent aux étapes ultérieures de la prise en charge sont souvent enclins à accepter l’évaluation précédente [8]. En nous en tenant à l’examen exclusif des indices qui forgent les appréciations d’urgence des professionnels de la santé, nous laisserons donc de côté ces constats aux implications pourtant cruciales pour les patients, les évaluations dont ils font l’objet, l’adéquation et la qualité du secours et des soins qui leur sont apportés.

Une dernière précision terminologique, enfin : la biomédecine brésilienne ne parle pas seulement d’urgences mais distingue les « urgences » (urgências) des « émergences » (emergências). Il s’agit là de deux catégories d’urgence auxquelles se réfèrent communément les professionnels de la santé. Ces derniers insistent en effet sur la nécessité de distinguer « les cas qui peuvent attendre » (les urgences) des « cas qui ne peuvent pas attendre » (les émergences) [9]. On retiendra de cette classification qu’elle différencie les urgences très urgentes des urgences moins urgentes [10].

Les indices de la présomption d’urgence (et de non-urgence)

Deux grands types de parcours attendent les patients à leur arrivée aux Urgences. Le plus commun consiste à remplir une fiche à la réception et à attendre ensuite son tour plus ou moins longtemps (Photo 11). L’autre consiste à court-circuiter toutes les étapes et à obtenir une admission immédiate dans le secteur proprement médical des Urgences, interdit au public. Les patients qui suivent ce second parcours ont convaincu de l’urgence de leur état les divers professionnels rencontrés sur la route du médecin. A la différence de ceux qui suivent le parcours le plus long, ils possèdent ce que N. Dodier et A. Camus (1997 : 113) ont nommé une « valeur mobilisatrice » [11] élevée. Aux Urgences, chaque patient acquiert une valeur mobilisatrice qui se traduit de manière très concrète par la place qui est accordée à sa prise en charge médicale dans la hiérarchie et l’ordre des priorités. Plus grande est la valeur mobilisatrice de son cas, moins longue est son attente. Ainsi les patients qui possèdent la valeur mobilisatrice la plus basse — les patients « tolérés » selon N. Dodier et A. Camus (1997 : 113) — sont ceux qui attendent le plus, et il n’est d’ailleurs pas rare que le personnel des Urgences se débarrasse d’eux par ce moyen : découragés d’attendre, ils finissent par s’en aller.

La valorisation d’un état de santé jugé « urgent » peut être assez aisément identifiée grâce à l’observation des comportements du personnel. Elle peut être déduite de l’attitude différenciée de ce personnel vis-à-vis des patients au moment de leur arrivée et plus tard. Dans un univers où l’urgence est définie par la nécessité d’agir vite, sans délai, tout ce qui se passe dans l’ordre du temps et de la nécessité — le temps d’attente ; le parcours suivi par le patient ; le climat de tension et de nervosité, l’accélération, voire la précipitation ou, au contraire, le calme, la lenteur des actions ; la venue d’un médecin ou d’un infirmier en salle d’attente pour voir ou aller chercher le patient ; le nombre de professionnels de santé qui interviennent au moment de son arrivée et ensuite, etc. — témoigne du degré d’attention/mobilisation de l’équipe médicale. Ce degré peut être fort, faible ou inexistant. L’ensemble de ces signes indique à l’observateur quels sont les cas jugés a priori urgents et non urgents. Ils le guident dans sa recherche des indices immédiats qui forgent ce qu’on peut appeler la présomption d’urgence.

Être inconscient ou allongé

Les patients qui arrivent inconscients aux Urgences sont très rapidement pris en charge, et ceci quels que soient le problème et le moyen de transport qui les y ont conduits. La même observation s’applique aux patients qui entrent aux Urgences couchés sur un brancard : conscients ou non, et quel que soit par ailleurs leur état de santé (évalué seulement ultérieurement par les médecins), ils sont immédiatement admis dans le secteur de prise en charge médicale. Être évanoui ou allongé sont deux états portant par excellence les indices d’une probable « émergence ». La perte de connaissance notamment est prise très au sérieux et suscite un degré d’attention élevé. Il suffit d’observer les actions et réactions rapides provoquées par la perte de conscience de patients en salle d’attente, pour avoir la confirmation de l’importance donnée à cette manifestation par le personnel médical. L’évanouissement augmente considérablement la valeur mobilisatrice de patients, demeurée très faible jusqu’alors. Certains patients et accompagnants ont d’ailleurs bien relevé l’importance accordée à cet état par les médecins. Fatigués par l’attente, ils lancent à voix haute des phrases telles que : « ma parole, il faut que je m’évanouisse [ou « que je tombe par terre »] pour qu’on s’occupe de moi ! ».

Bien que différentes, ces deux situations hautement mobilisatrices — être inconscient et être allongé — ont une chose en commun : le patient ne marche pas. Ne pas être ou tenir sur ses pieds constitue donc un élément d’immédiate visibilité qui tend à être apprécié comme un signe d’urgence. Il importe d’ailleurs de signaler que l’équivalence « la personne (consciente ou non) n’est pas debout (ne marche pas) = son cas est probablement urgent », n’existe pas seulement aux yeux des professionnels de la santé. Le signe « être allongé » alerte tous les professionnels des Urgences, les opérateurs des centrales d’appel, les chauffeurs des véhicules de secours comme les simples piétons ou automobilistes. Le nombre très important de sollicitations reçues par les centrales d’appel concernant « une personne allongée dans la rue » en est la preuve. Dans leur interprétation de ce signe, spécialistes de l’urgence médicale et profanes se rencontrent et partagent une même première appréciation inquiète.

Marcher, tenir debout, parler

Pour les professionnels de santé des Urgences, l’équivalence contraire vaut également. L’attente à laquelle sont soumis les patients qui arrivent à pied et qui se tiennent debout, comme les parcours qu’ils suivent, signalent l’existence de l’équivalence opposée, à savoir : « la personne est debout (elle marche) = son cas n’est probablement pas urgent ». Marcher et parler sont des signes qui ne favorisent pas une prise en charge rapide. Ils sont lus comme les indices d’un état de santé qui peut attendre.

A leur arrivée, les patients qui présentent ces caractéristiques sont d’abord dirigés vers la réception par le garde posté à l’entrée des Urgences, puis vers la salle d’attente par la réceptionniste une fois la fiche complétée [12]. Autrement dit, les professionnels avec lesquels les patients établissent les premiers contacts sont deux agents sans aucune formation médicale ou paramédicale. Ce sont eux néanmoins qui jugent les patients aptes à attendre et qui décident de la durée de cette attente. Ils sont les premiers à interpréter les indices d’un état de santé non préoccupant (« il marche », « il parle ») et les médecins et infirmiers partagent leur lecture de ces signes. Si tel n’était pas le cas, ces derniers n’abandonneraient pas la première évaluation des patients à des profanes qui évaluent les états de santé à l’aide de quelques regards et questions sommaires.

Une conséquence problématique de cette seconde équivalence — « la personne est debout (elle marche) = son cas n’est probablement pas urgent » — est donc qu’elle débouche sur la déconsidération de la grande majorité des cas, et notamment des cas dits « cliniques » (casos clínicos)  [13]. D’une façon générale, ces derniers suscitent peu l’attention et leur valeur mobilisatrice est faible. Pourtant, de la même façon que toute personne évanouie ou allongée n’est pas nécessairement dans un état préoccupant, toute personne qui tient sur ses pieds ne se trouve pas nécessairement dans un état satisfaisant. Toutefois, une différence existe : dans le premier cas, les patients bénéficient d’une suspicion de gravité qui se traduit rapidement par une première évaluation clinique visant à vérifier si leur état est sérieux et la nécessité (immédiate ou non) d’un diagnostic plus affiné et d’une éventuelle intervention ; dans le second cas, les patients, parce qu’ils ne bénéficient pas de cette suspicion, attendent parfois très longtemps le moment d’être examiné, de recevoir une médication, un soulagement. Or, durant l’attente, leur problème ou leur état de santé peut empirer au point de devenir une urgence voire une émergence. Sans être fréquent, ce cas de figure n’est cependant pas rare. De plus, l’attente des patients sur pied n’est pas toujours justifiée par l’activité des professionnels de la santé, soi-disant pris par des cas plus urgents. Bien souvent, au contraire, les salles d’attente sont pleines alors que des médecins, internes et infirmiers sont inoccupés dans les secteurs médicaux de prise en charge.

La dépréciation des cas cliniques peut aussi être observée au travers de l’absence fréquente d’un médecin dans les salles dites de « tri clinique » (triagem clínica) des Urgences. Dans ces deux pièces sont reçus, selon leur âge, les patients classés comme « cas clinique » et jugés capables d’attendre par les gardes, portiers et réceptionnistes. Dans la salle de tri, ces patients ont une consultation avec un médecin généraliste. C’est cette consultation qu’attend la majorité des personnes assises en salle d’attente et c’est à partir d’elle que se dessine pour chacune la prochaine étape du parcours à suivre. Certains patients sont renvoyés chez eux avec une ordonnance en poche. D’autres restent aux Urgences, le temps d’y réaliser les examens demandés par le médecin (passer une radio, par exemple). D’autres encore reprennent leur place en salle d’attente et y demeurent jusqu’à la consultation avec le spécialiste indiqué par le médecin du tri.

Destiné à désengorger les Urgences, le tri clinique a également comme fonction déclarée d’évaluer le niveau de gravité et d’urgence des problèmes présentés par les patients à leur arrivée. Or, bien souvent, les salles de tri sont vides et le restent parfois très longtemps (plusieurs heures) pendant que les fiches des patients, apportées à intervalles réguliers par les réceptionnistes, s’accumulent dans les petites boîtes en bois accrochées au mur, à l’entrée de ces pièces. L’absence d’un professionnel de la santé travaillant de manière permanente au tri clinique est une observation parmi d’autres qui témoigne de la valeur mobilisatrice très basse des patients censés être examinés par ce médecin, aucun des cas cliniques n’étant apparemment considéré a priori comme potentiellement urgent.

Pâtir d’un problème soudain

De façon générale, il est également donné plus d’attention au patient quand son problème vient de surgir. Les questions telles que « Depuis quand avez-vous cette douleur ? », « Depuis quand êtes-vous comme ça ? », figurent parmi les premières que posent les réceptionnistes au moment de l’enregistrement, les médecins au moment de la consultation, et les opérateurs des centrales d’appel d’urgence au téléphone. Quand la personne répond : « Depuis hier soir », « Depuis une semaine » ou « Depuis un mois », elle entend très souvent le commentaire suivant : « Mais pourquoi vous n’êtes pas venu consulter avant ! » Et pour n’avoir simplement pas répondu que le problème vient de se produire, son problème sort de la catégorie des possibles urgences ou émergences. En d’autres termes, aux Urgences — et voici encore une autre équivalence — plus le problème (le symptôme) est ancien, moins il est urgent [1997 :113) arrivent (...)" id="nh2-14">14].

La question du temps n’est donc en aucune façon accessoire puisque plus une personne souffre d’un problème ancien, plus elle tend à attendre son tour. Le raisonnement semble être le suivant : si le patient et son problème ont attendu jusqu’à maintenant, ils peuvent bien attendre encore un peu [15]. A l’inverse, plus le problème (le symptôme) dont se plaint le patient est récent, plus il tend à être considéré comme le signe d’un mal probablement urgent. D’ailleurs « récent » n’est pas vraiment l’adjectif adéquat. Pour être rapidement examiné, il faut que le problème vienne de se manifester. En d’autres termes : ce qui tend à être considéré comme urgent, c’est ce qui vient de surgir (émerger). A partir de là, il n’est pas surprenant de constater que tout problème de santé qui présente un caractère chronique soit a priori exclu de l’urgent.

Cette représentation de l’urgent permet également de comprendre pourquoi, aux Urgences, les états traumatiques sont survalorisés comme urgences et, surtout, comme émergences. Cette survalorisation s’enracine dans une interprétation, finalement très littérale de ce qu’est une émergence telle que la caractérisent les dictionnaires des noms communs brésiliens [16], à savoir une situation ou un événement qui surgit, se manifeste, arrive soudainement. Le problème de santé qui présente cette caractéristique tend à être considéré et traité a priori comme une émergence. Le cas de figure par excellence est celui des états traumatiques. On y reviendra.

La dépréciation des problèmes/symptômes anciens est notable dans les nombreuses histoires de patients « casse-pieds » (chatos) que racontent médecins et internes. Leur contenu est variable mais, au fond, elles relatent toutes la même histoire : celle de personnes venues consulter à un moment particulièrement inopportun (au milieu de la nuit, peu avant minuit la nuit du jour de l’An, la veille de Noël, etc.) pour un problème qui n’est pas nouveau (par exemple, un père qui emmène sa fille au milieu de la nuit pour un mal d’oreilles dont elle souffre depuis trois jours). Les histoires illustrant les « vraies émergences » (emergências verdadeiras) sont bien différentes et relatées avec animation : elles sont toutes liées à des accidents de voiture, d’avion, de train. Pour l’arrivée des personnes impliquées dans de tels malheurs, il n’y a pas de moments mal choisis.

Souffrir

Le personnel médical et non-médical des Urgences manifeste une relative indifférence à la douleur. La souffrance physique n’a pas d’incidence sur le temps d’attente. Elle n’est pas lue comme un signe d’urgence, quel que soit par ailleurs le comportement du patient (qu’il extériorise sa douleur en criant, pleurant, gémissant et/ou en se contorsionnant ou qu’il reste sagement dans son coin). A en croire les discours de nombreux médecins, les expressions sonores et gestuelles de la douleur sont même plutôt à interpréter comme des signes de santé et de vie : un patient bruyant ne va pas si mal, sans quoi il n’aurait pas l’énergie de se manifester. Mais comme les observations révèlent par ailleurs que souffrir en silence n’augmente pas la valeur mobilisatrice du patient — au contraire, elle tend à diminuer ses chances de susciter plus d’attention durant l’attente [17] — souffrir ostensiblement ou discrètement revient au même.

Pour de nombreux professionnels de la santé au sein des Urgences, la souffrance physique et psychique renvoie à la sphère psychologique. Pour cette raison, elle est mise en doute et dévalorisée : on n’y croit pas — « c’est psychologique » (é psicológico) — ; elle est objet de méfiance — « le patient feint » (o paciente finge) — ; et de mépris — « celui qui crie va pour le mieux » (quem grita está ótimo). Cette observation peut être étendue à tous les symptômes et problèmes qui présentent une dimension psychologique explicite [18], et plus encore quand ils se manifestent chez des femmes que beaucoup tiennent pour de grandes actrices. Les plaisanteries et les commentaires complices, à connotation généralement sexuelle, qu’échangent entre eux médecins et surtout internes, au sujet des femmes qui arrivent aux Urgences dans un état de grande agitation témoignent du peu de cas qu’ils font de ces patientes excessives qui « n’ont rien de physique » (não têm nada físico) et de leur mépris pour elles. Particulièrement significatives sont en ce sens les diverses dénominations attribuées, par raillerie, à leurs troubles, comme par exemple « SVC » qui signifie « Syndrome du Vagin en Manque » (Síndrome da Vagina Carente) et « SPA » qui signifie « Syndrome du Pénis Absent » (Síndrome do Pênis Ausente). Le problème de ces femmes, « c’est la tête » (é a cabeça) et c’est pour cette raison qu’il n’est pas pris au sérieux en termes de gravité et d’urgence : le corps physique n’est pas explicitement touché et les « fonctions vitales » [19] (funções vitais) ne sont pas en danger.

Parmi les différentes douleurs, il en est une qui fait figure d’exception pour autant qu’elle soit soudaine : la « douleur dans la poitrine » (dor no peito). Celle-ci confère au patient qui s’en plaint une haute valeur mobilisatrice car elle peut être l’indice d’un infarctus, émergence par excellence parmi les cas cliniques. Le fait que certains patients se plaignent de telles douleurs pour hâter leur prise en charge suggère d’ailleurs que ceux-ci connaissent la valeur accordée par les médecins à ce symptôme.

Pâtir d’un traumatisme physique

Les états de santé qui possèdent de loin la valeur mobilisatrice la plus élevée sont les états traumatiques (ou potentiellement traumatiques) qui présentent des signes immédiatement visibles et impressionnants : du sang, une perte de connaissance, des blessures et des fractures visibles, etc. Ils résultent d’accidents divers comme des accidents de la circulation, des chutes ou des accidents du travail.

Chez les victimes d’accidents, les professionnels de la santé suspectent toujours l’existence de possibles traumatismes, c’est-à-dire de problèmes causés de manière soudaine par un agent physique extérieur, particulièrement par un choc violent. Il leur importe d’identifier et d’évaluer rapidement de quoi souffrent ces patients. Pour cette raison, ces derniers sont généralement rapidement pris en charge dans la mesure où ils présentent un ou plusieurs des signes visibles cités plus haut, et plus particulièrement la perte de connaissance. Considérés et traités a priori comme de probables émergences, les accidentés bénéficient donc d’une présomption d’urgence que ne suscitent pas les autres patients.

Parmi les problèmes de santé qui découlent de traumatismes, il existe par ailleurs une gradation allant des plus mobilisateurs au moins mobilisateurs. Les plus valorisés sont ceux qui découlent d’accidents avec présomption de polytraumatismes, comme lors d’accidents engageant des véhicules de transport. « Emergences » par excellence, ces états (potentiellement) traumatiques, appelés « émergences chirurgicales » (emergências cirúrgicas), sont aussi les plus spectaculaires. Ce sont ces états que les professionnels de santé citent systématiquement et spontanément quand ils cherchent à définir ou à illustrer ce qu’est une émergence. De même, ce sont ces cas que les médecins et les internes disent aimer prendre en charge aux Urgences. Ajoutons enfin que les victimes d’accidents sont souvent conduites aux Urgences par les pompiers, ce qui a aussi un impact positif sur la mobilisation de l’équipe médicale et la rapidité de la prise en charge.

En définitive, si les victimes d’accidents sont considérées comme les emergências par excellence, c’est bien parce qu’elles réunissent tous les signes qui possèdent un fort pouvoir mobilisateur au regard des représentations biomédicales de l’urgence/émergence : être évanoui, être allongé, arriver avec les pompiers, avoir un problème survenu soudainement et engageant explicitement le corps en raison de chocs avec des éléments matériels. A ces caractéristiques s’en ajoute une autre, importante : la présence de signes visibles et impressionnants sur le patient, tels que du sang, des blessures, des fractures ouvertes, etc. Mieux, le caractère également très visible et impressionnant de la situation qui est à l’origine des (possibles) problèmes des patients, à savoir l’accident lui-même, dont l’aspect spectaculaire augmente encore le caractère potentiellement emergente de l’état de la victime.

Conclusion

Les urgences des Urgences et des médecins, et plus encore les émergences, sont représentées et identifiées sur la base des caractéristiques présentées par les problèmes de santé qui découlent de chocs physiques et par le type de situation accidentelle qui les provoque. En définitive, les pratiques suggèrent l’existence et la concrétisation de l’équivalence suivante : « émergences = cas traumatiques », autrement dit des cas pour lesquels est envisagé d’emblée le recours probable à une intervention chirurgicale. L’association de l’émergence à la nécessité d’une opération immédiate est d’ailleurs bien résumée et explicitée par une expression récurrente des professionnels de la santé : « c’est une émergence parce que ça part en chirurgie » (é emergência porque vai para a cirurgia).

Or, les états de santé de l’immense majorité des personnes que l’on rencontre aux Urgences ne présentent pas les caractères d’une emergência pensée à partir des états traumatiques qui dérivent d’accidents. Leurs problèmes, sans être nécessairement moins graves que ceux des accidentés, présentent néanmoins des signes souvent plus discrets : manifestations physiques moins immédiatement visibles et spectaculaires, causes moins impressionnantes et brutales. Parce que ces cas s’éloignent des signes mobilisateurs qui font sens à l’intérieur des représentations biomédicales de l’urgence/émergence, ils ne sont pas valorisés en tant qu’urgents et tendent à se fondre dans la catégorie des problèmes qui « peuvent attendre ». Vaste catégorie dans laquelle il est finalement relativement difficile d’identifier et de réussir à distinguer en situation ce qui peut attendre le plus de ce qui peut attendre le moins.

Comme tout travailleur, les professionnels de la santé au sein des Urgences ont une idée des demandes qui conviennent à leur poste. Ils tendent ainsi à considérer comme légitimes celles qui s’inscrivent dans ce qu’ils estiment être leur champ d’activité, et illégitimes celles qui s’inscrivent en dehors de ce champ. A leurs yeux, il apparaît que les cas chirurgicaux représentent de loin les urgences les plus légitimes (ce sont les urgences par excellence, celles qui méritent l’appellation d’emergências) tandis que les cas cliniques représentent des urgences moins légitimes (à peine des urgences). Quant aux cas psychiatriques, ils sont ordinairement perçus comme illégitimes car irréductibles aux critères de l’urgence.

add_to_photos Notes

[1C’est-à-dire, le moment où intervient leur prise en charge vraiment médicale : tout de suite, plus tard, bien plus tard.

[2La mort, par exemple.

[3Infirmiers, médecins et internes.

[4Conceptions au nom desquelles ils jugent les demandes qui leur sont adressées légitimes (ce sont celles qu’ils estiment convenir à leur poste de travail) ou illégitimes.

[5C’est sur la base de préjugés découlant de l’adhésion à ces conceptions que certains patients sont considérés comme méritant des soins alors que d’autres en sont jugés indignes (Giglio-Jacquemot, 2005). A partir d’observations réalisées dans un tout autre contexte culturel — les services d’urgences de divers hôpitaux nord-américains — Julius Roth (1972) a bien montré lui aussi l’influence de l’évaluation morale des patients par les médecins sur l’ordre de priorité, la qualité de la prise en charge, le diagnostic, le traitement et l’orientation finale.

[6Pour davantage de développements sur les diverses questions abordées rapidement dans cet article, on pourra consulter Giglio-Jacquemot (2000 ; 2005).

[7Et qui, ce faisant, rangent les patients dans des catégories — « cas cliniques », « orthopédie », « gynécologie », « suture », « inhalation », « cas psychiatriques »,... — qui décident de leur orientation immédiate.

[8Ainsi les vigiles stationnés à l’entrée des Urgences et les réceptionnistes à l’admission déterminent-ils souvent la durée d’attente des arrivants comme leur orientation immédiate et peuvent même occasionnellement les empêcher de voir un médecin. Il en va de même des pompiers, ambulanciers ou encore policiers dont l’étiquetage des patients, avant leur arrivée à l’hôpital, peut influencer de façon très significative l’ordre de priorité et les modalités de leur prise en charge aux Urgences.

[9Cette distinction, qui n’est familière qu’aux professionnels de santé, fait entre eux l’objet d’un très large consensus. Les médecins, peu nombreux, qui la remettent en question dénoncent la discrimination illégitime des états de santé sur laquelle elle débouche et la jugent, pour cette raison, éthiquement condamnable.

[10Pour une analyse approfondie de cette classification et de ses critères, on pourra consulter Jacquemot (2000).

[11Avec cette notion, ces auteurs résument l’ensemble des dimensions qui font que le patient paraît plus ou moins intéressant.

[12Excepté, parmi eux, ceux qui se plaignent de symptômes généralement pris au sérieux car considérés comme les signes d’une possible émergence : par exemple, la « douleur dans la poitrine » (dor no peito), le « manque d’air » (falta de ar) et les « douleurs de l’accouchement » (dores do parto), pour reprendre les expressions communément utilisées par les patients.

[13Sont classés dans cette catégorie, les cas qui n’exigent pas d’intervention de nature chirurgicale mais des actions de nature clinique : suivi, médication, orientations.

[14N. Dodier et A. Camus (1997 :113) arrivent à la même constatation à partir des observations ethnographiques qu’ils ont réalisées dans le service d’Urgences d’un hôpital parisien.

[15Sous-entendu, s’il y avait urgence, le patient serait déjà mort.

[16Dont le Novo Dicionário Aurélio da Língua Portuguesa (1986).

[17A la différence des patients qui manifestent leur souffrance avec force : leur prise en charge est en effet parfois accélérée pour mettre fin à la perturbation ou à l’inquiétude qu’ils créent en salle d’attente.

[18Et qui entrent généralement dans la catégorie des cas dits « psychiatriques » (casos psiquiátricos).

[19C’est-à-dire, les fonctions cérébrales, respiratoires et circulatoires.

library_books Bibliographie

JACQUEMOT Armelle, 2000, « Qu’est-ce qu’une urgence ? Quelques réflexions sur les définitions biomédicales de l’urgence médicale », in Jean Bernabé et al. (eds.), Au visiteur lumineuxDes îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, Petit-Bourg, Ibis Rouge Editions : 575-586.

GIGLIO-JACQUEMOT Armelle, 2002, Urgences, DV, couleur, 59 mn, V0 en portugais sous-titrée en français, Lille, Coproduction A. Giglio-Jacquemot et Université de Lille 3.

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Pour citer cet article :

Armelle Giglio-Jacquemot, 2007. « La présomption d’urgence chez les professionnels de la santé : l’exemple de prontos-socorros brésiliens ». ethnographiques.org, Numéro 14 - octobre 2007
Face à la maladie et au malheur [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Giglio-Jacquemot - consulté le 19.03.2024)
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