Les paradoxes de l’invisibilité.
Le travail de rue d’une association marseillaise auprès de prostituées maghrébines

Résumé

Cet article présente le travail de rue et d’accueil réalisé par une association marseillaise d’auto-support d’usagers de drogue auprès d’un public de femmes maghrébines exerçant une forme singulière de prostitution de rue. A l’invisibilité relative de cette prostitution de rue répond la rareté des recherches traitant des formes d’actions sociales à l’endroit de ce type de prostitution, comme des caractéristiques qui lui sont propres. Cet article, exploratoire, vise à aborder les deux questions. Il décrit d’une part le travail de rue de membres de l’association, en pointant les compétences liées à l’expérience dans l’exercice de ce travail. La porosité des publics que l’association rencontre au cours des tournées donne également à voir les limites de la définition de "cibles" spécifiques. Car c’est avant tout d’une intervention au sein d’un espace social urbain singulier, marqué par la coexistence de personnes en situation de grande précarité, qu’il s’agit. D’autre part, l’article aborde la manière dont certaines des caractéristiques propres à cette prostitution, et certains éléments des trajectoires de femmes rencontrées, illustrent les relations complexes régissant les liens entre genre, migration et prostitution. L’article montre enfin la manière dont la prévention du sida et les stratégies de "réduction des risques" s’appuient et donnent une biolégitimité à l’attention portée à certains publics, mais aussi une visibilité à l’impact sanitaire des métamorphoses de la question sociale.

Abstract

This article presents the outreach and support work of a street-worker self-help association of drug users in Marseille who had as one of their principal “publics” North African prostitutes. This type of street prostitution is invisible and very little research has examined either social work with this population or the characteristics of these women’s biographies. This work is exploratory and aims at posing two questions. First, it describes the history and the sorts of competence linked to the experience of street work. The porosity of "publics" that the association encountered during its daily rounds illustrates the limits of the definition of specific "targets" for this kind of social work ; it is much more an urban social space than a specific "public" that seems to characterize "outreach". Secondly, the article tackles elements of the life histories of several women, to illustrate the complexity of the links between gender, migration and prostitution. Finally, it examines the ways in which aids prevention and "harm reduction" give a sort of biolegitimacy to social work, and tend to reveal invisible situations, and the public health impact of social problems.

Sommaire

Table des matières

« C’est ainsi et personne n’y peut rien. Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir ».
Maurice Merleau-Ponty (1964)

Le sida et sa prévention ont permis de révéler des phénomènes qui, avant eux, faisaient l’objet de stratégies d’évitement et étaient laissés dans une zone d’ombre. Avec le sida ont pu par exemple être posées les questions relatives au traitement social des homosexuels et des usagers de drogues, à la santé des détenus, et plus globalement aux enjeux de pouvoir révélés par l’étude des usages sociaux de la sexualité (Pinell et al, 2002). Le travail associatif qui va ici être décrit trouve le fondement de sa légitimité en partie dans un objectif de prévention du sida. Il se réalise en direction d’un public invisible dans la ville, comme il l’était jusqu’alors au sein de la plupart des "cibles" d’intervention du travail social, voire des initiatives de prévention [1]. Cet article n’aurait pu voir le jour sans la participation et la collaboration de l’ensemble de l’équipe de l’association Asud mars say yeah, avec laquelle ce dispositif de recherche exploratoire a été conçu, et qui a rendu possible son déroulement. Afin de ne pas reléguer ce rôle à une note de bas de page comme cela est classiquement le cas, que l’équipe trouve ici l’expression de tous mes remerciements, et de tout mon respect.

Depuis 2002 en effet, une association marseillaise d’« auto-support des usagers de drogues » Asud Mars Say Yeah, réalise plusieurs fois par semaine des tournées de travail de rue en direction de femmes maghrébines prostituées. Depuis deux ans, une permanence leur étant destinée est ouverte une fois par semaine au sein du local d’Asud, situé non loin de la gare Saint Charles.

Un travail de recueil de données a été conduit de janvier à juin 2006. La fréquentation de la permanence hebdomadaire destinée aux femmes maghrébines exerçant des activités de travail du sexe, une participation au travail de rue, l’interview de certains salariés de l’association et de multiples discussions informelles avec les femmes présentes lors des permanences et/ou rencontrées dans la rue constituent, avec les éléments apportés par les rapports d’activité d’Asud (2004 et 2005), les matériaux utilisés pour la rédaction de cet article. L’assistance à des rencontres associatives organisées localement a aussi permis la collecte d’informations et l’échange avec d’autres intervenants auprès du même public [2].

L’hypothèse de cet article est double : elle postule d’une part que ce travail de rue permet l’accès à la visibilité de ce que l’association nomme un "public" et d’autre part, par devers elle, qu’il est un analyseur pertinent (et également une mise en visibilité) de la complexité des liens entre genre, migration et prostitution.

L’invisibilité, condition sine qua non d’une pratique "honteuse"

La prostitution des étrangères est un phénomène doublement visible. L’insistance sur la proportion importante de femmes étrangères dans la prostitution de rue par les médias [3] et les chiffres circulant au sein de certains rapports en attestent. Ce phénomène aurait commencé à se développer au début des années 1990, particulièrement en ce qui concerne les prostitués algériens et algériennes (Guillemaut, 2004 ; Moujoud et Teixeira, 2005), en France en général, et à Marseille en particulier (Gaissad, 2000). Selon le rapport d’activité de l’année 2001 de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) « les Maghrébines représentent 8,6% des prostituées étrangères de voie publique à Paris. Elles sont plus nombreuses à Marseille, où elles constituent 19% des étrangères prostituées de rue et 40% des prostituées étrangères en général » (Moujoud, 2005 : 201). L’association Autres Regards, qui travaille à Marseille avec et en direction des personnes prostituées dans une perspective de "santé communautaire", note dans son rapport d’activité 2005 que « sur 327 personnes reçues par l’association, 150 sont d’origine étrangère, soit environ la moitié (...). Parmi les personnes étrangères : 29% viennent d’Algérie, 7% du Maroc, et 7% de Roumanie » [4]. La part des femmes étrangères dans la prostitution donne parfois lieu à des évaluations encore plus importantes, telle celle de Maryse Jaspard, selon laquelle « Aujourd’hui être prostituée en France c’est, à 80 %, être femme d’origine étrangère, donc femme sans existence administrative, sans protection sociale, et bien souvent sans aucune connaissance de la langue » (Jaspard, 2006) [5].

Par ailleurs, cette visibilité a été le socle du développement d’initiatives institutionnelles et de mobilisations associatives sur fond d’enjeu de régulation des "flux migratoires", dont le paroxysme a sans nul doute été la manière dont la Loi de Sécurité Intérieure adoptée en 2003 pose la question de la prostitution des femmes étrangères en situation irrégulière (Handman et Mossuz-Lavau, 2005 ; Jaksic, 2006 ; Fassin, 2006).

Mais la prostitution évoquée dans cet article se spécifie par son invisibilité pour le profane, le passant ordinaire. L’échange économico-sexuel, pour reprendre le terme de l’anthropologue Paola Tabet [6], dont il est question ici, connaît en effet des codes spécifiques. Une partie des femmes maghrébines exerçant la prostitution de rue a des attributs vestimentaires qui ne renvoient pas à l’imaginaire ou aux stéréotypes de sens commun sur les prostituées : un certain nombre d’entre elles portent un fichu sur les cheveux ou un foulard et de larges jupes ou robes ; aucune partie du corps n’est donc exposée. Si certaines femmes restent en groupe, discutant entre elles, dans une rue située entre la Canebière et le marché des Capucins à Noailles (quartiers de l’hypercentre paupérisé), la plupart se déplacent incessamment, d’où le terme de « marcheuses » qui peut être utilisé pour les désigner, à Marseille comme à Paris (Moujoud, 2005).

Alors que comme l’indique Milena Jaksic, la représentation dominante de la femme étrangère prostituée est celle d’une « jeune, voire très jeune femme "poussée par la misère et la pauvreté vers un Eldorado qui n’ouvrait que les portes de l’enfer" » (Jaksic, 2007 : 8), la plupart des femmes qui se rendent aujourd’hui à la permanence de l’association Asud, originaires principalement d’Algérie (du Maroc parfois), sont âgées de 40 à 60 ans, même si quelques unes se situent en deçà ou au-delà de cette "fourchette" [7]. En grande partie « destinées aux travailleurs immigrés » [8] (Vassort, 2002 : 251), ces femmes ont essentiellement pour clients des hommes qui partagent avec elles l’expérience de la trajectoire migratoire, mais aussi et peut-être surtout celle de la précarité. Cette précarité explique d’ailleurs la modicité des tarifs pratiqués, qui vont selon leurs dires de 3 à 20 euros. Les femmes maghrébines en contact avec l’association du fait d’une pratique de la prostitution de rue dans l’hyper-centre-ville, connaissent donc dans l’ensemble une situation administrative, économique et sociale singulière, marquée par la précarité. Tel n’est pas forcément le cas du commerce sexuel des femmes maghrébines résidant en France car, comme le montrent les travaux de Nassima Moujoud, il existe une grande variété de situations, selon que cette activité s’exerce dans les bars, hôtels, foyers d’hébergement, quartiers pauvres ou huppés, etc. Ainsi, note-t-elle, « la biographie des prostituées et l’identité de leurs clients varient selon qu’il s’agit d’un quartier touristique riche, comme les Champs Elysées, ou d’un "quartier d’immigration" comme Clichy » (Moujoud, 2005 : 200). Le type de prostitution des femmes dont il est question dans cette contribution est diurne ; la nuit, elles ne sont pas présentes dans la rue. Cela est lié au fait qu’une partie d’entre elles sont des mères chefs de famille ayant des enfants dont elles doivent s’occuper en dehors des temps scolaires. Mais cela est aussi motivé par l’appréhension des violences et lu comme une mesure de protection [9].

Afin d’éclairer ce double phénomène d’invisibilisation d’une pratique stigmatisée par les femmes prostituées et de mise en visibilité de cette activité, partielle on le verra, par le travail de rue [10], nous commencerons par décrire comment une association initialement destinée à travailler avec des usagers de drogues s’est trouvée en contact avec ces femmes. Comme nous allons nous attacher à le décrire, le travail de rue consiste en pratique, c’est du moins ce qui le rend possible, à "apprendre à voir" et à entrer en relation [11]. Nous verrons dans un second temps que l’expérience et la restitution de trajectoires de certaines des femmes rencontrées permettent d’appréhender la particularité de ces échanges économico-sexuels du point de vue de l’impact de la condition sociale d’étrangère sur les inégalités de genre préexistantes, et de l’insertion sur le marché du travail. Enfin, nous aborderons ce que ces situations et le travail réalisé par l’association en termes de prévention des infections sexuellement transmissibles et du sida rendent visible en termes d’enjeux relatifs au développement d’actions en direction des "migrants", cibles aujourd’hui prioritaires des politiques nationales et locales de lutte contre le sida.

L’intermédiation, ressource pour l’association. Travail de rue et identification d’un "nouveau public" invisible dans le centre-ville marseillais

C’est la concomitance de deux faits qui vont conduire à partir de 2001 l’association Asud d’abord à identifier, ensuite à initier un travail spécifique en direction de femmes maghrébines prostituées. Non pas que la prostitution ait été jusqu’alors un phénomène ignoré par l’association. En effet, des rares données épidémiologiques dont nous disposons en France concernant les liens entre VIH et prostitution (Mathieu, 2000), il ressort une exposition plus grande, notamment au cours des premières années de l’épidémie, des prostituées usagères de drogues par voie intraveineuse. « Les principaux risques de contamination des prostituées ne sont en effet pas présents lors des rencontres avec leurs clients, mais lors des rapports sexuels avec des partenaires "privés", avec qui les préservatifs ne sont pas utilisés (...) ou, le plus souvent, dans les situations de toxicomanie. Dans ce dernier cas, il est selon les épidémiologistes souvent plus juste de parler de "toxicomanes prostituées" que de "prostituées toxicomanes" » (Mathieu, 2000 : 37). Les femmes usagères de drogues avec lesquelles l’association Asud est en contact depuis sa création sont en majorité "descendantes de l’immigration maghrébine post-coloniale". Elles connaissent de fait des conditions concrètes d’existence et de vie très précaires (Bouamama, 2000). Mais, d’une part leurs trajectoires sont très sensiblement différentes de celles de femmes ayant pour la plupart, nous le verrons, initié seules un parcours migratoire. D’autre part, il s’agit là pour l’association Asud, et compte tenu de ce qui a été évoqué précédemment en termes d’exposition au VIH, de bénéficiaires "naturelles" du projet associatif initial, en ce sens qu’elles se rendent à l’association ou en croisent les membres en se présentant comme usagères de drogues. De plus, dans ce type de situations, l’ethnicité des femmes n’est jamais mise en avant dans les descriptions, puisqu’elles sont désignées avant tout comme des usagères "des quartiers".

Le premier élément d’explication de l’attention portée à ce public par l’association Asud, créée en 1995, est le tournant qu’elle va connaître à partir de 2000. Alors que le travail de rue a toujours été un mode d’intervention central [12], il était jusqu’alors destiné aux usagers de drogues en grande précarité et à la médiation entre ces derniers et les autres acteurs du territoire (habitants, commerçants, etc.) [13]. La présence régulière des membres de l’association en centre-ville va toutefois les conduire à la prise en compte de personnes et de groupes présents sur ce territoire, et concernés à d’autres titres que l’usage de drogue par le travail de l’association. L’interpellation par d’autres populations autour de questions de précarité administrative et sociale, et le constat d’un déficit d’accès à la prévention et aux soins, vont ainsi venir justifier l’insertion de nouveaux publics au sein d’objectifs (lutte contre l’exclusion et accès à la prévention et aux soins) qui, eux, restent inchangés.

Mais cet élargissement des "cibles" de l’intervention n’est pas seulement lié à la prise en compte de l’ensemble des questions posées par la présence de ces groupes sur un territoire d’intervention. Pour « aller vers l’ensemble des publics concernés par des manques, des déficits et des freins, en terme d’accès à la santé et aux droits  » (Asud, 2004 : 12), objectif que donne l’association à partir de cette période au travail de rue, encore faut-il être en mesure de les identifier et de nouer le dialogue. Intervient alors le deuxième élément explicatif du démarrage d’actions spécifiques en direction de ces femmes : l’arrivée en 2001 dans l’équipe d’Asud d’une femme arabophone et d’origine algérienne ayant travaillé pendant plusieurs années auprès de ce public [14]. Ce sont certains éléments de l’expérience acquise par cette personne que nous allons maintenant nous attacher à décrire. Celle-ci est importante à connaître pour comprendre ce qui rend possible l’identification par l’association d’un déficit d’information et d’accès aux droits et aux soins d’un public pendant longtemps invisible au sein des programmes de prévention, incluant ou non des équipes mobiles et du travail de rue.

En 1993, Sakina [15] entre en contact dans le centre-ville marseillais avec l’équipe d’un bus dont l’objectif est de promouvoir l’accès au matériel de prévention et à l’information des personnes prostituées [16]. Elle est alors engagée dans des pratiques d’usage de drogue par voie intraveineuse et n’a jamais été suivie par un acteur institutionnel ou associatif intervenant dans les domaines de la prévention et/ou de la prise en charge des usages de psychotropes. Elle découvre avec le bus, auprès duquel elle récupère des "pompes", une approche de la prévention et de la diffusion d’information qu’elle ne connaissait pas, et qui lui paraît tout à fait appropriée aux personnes qui, pour des raisons diverses, se tiennent éloignées des institutions et n’ont pas accès à l’information. A ceci près qu’elle interpelle l’équipe du bus sur la présence en centre-ville de personnes qui restent singulièrement exclues de toute information préventive sur le VIH. Celles et ceux auxquels pense Sakina en ces premières années de la décennie 1990 sont arrivés après les troubles politiques qu’a connue l’Algérie en 1992. Comme le note Françoise Guillemaut : « Des femmes chefs de famille ayant subi des violences se sont alors exilées à Marseille où elles n’ont pas trouvé d’autre travail que la prostitution de rue » (Guillemaut, 2004 : 77).

Sakina explique (nous sommes en mars 2006) : « En fait il y avait un bar à l’époque que je connaissais, où tu avais des tas de nanas... Parce qu’à l’époque il y a eu une importante arrivée de femmes qui venaient seules d’Algérie. Elles s’étaient jamais prostituées avant, non jamais, enfin pour la grande majorité de ce que j’en sais (...). Des nanas qui étaient mariées, comme une qui m’avait dit : "Le seul homme que j’ai connu dans ma vie c’était mon mari", après... Elles étaient venues à cause de problèmes là-bas, la plupart du temps parce que leur mari les avait quittées ou n’étaient plus là pour subvenir aux besoins et donc elles pensaient qu’en partant seules, elles allaient pouvoir faire vivre leur famille en envoyant de l’argent [17] ».

La responsable de l’équipe du bus propose alors à Sakina de réaliser un diagnostic de la situation pendant quelques mois, afin d’avoir des arguments pour faire financer un projet de prévention qui s’adresse à ce public. Sakina commence donc à fréquenter plus régulièrement le bar qu’elle pense être le principal lieu de rencontres de ces femmes. Deux problèmes sont identifiés par Sakina. D’abord, ni ces femmes, ni leurs clients n’ont accès à une information sur le virus du sida et ses modes de transmission et de prévention.

« J’ai commencé à fréquenter le bar dans la perspective de donner des préservatifs et de parler du sida. Quasi aucune ne savait ce que c’était, ou alors elles m’expliquaient que ça n’existait pas dans leur pays et chez les hommes de leur communauté » (Idem).

A cette époque, la prévalence au Maghreb est en effet faible, et le sida est synonyme de maladie des "expulsés" et des "immigrés" (Musso, 2005 ; Dialmy, 1998). Les "premiers cas" arrivant dans les hôpitaux concernent des personnes ayant été contaminées en Europe. Il s’agit soit de travailleurs immigrés vivant seuls dans le pays d’émigration, soit de jeunes gens, en grand majorité des hommes, expulsés dans le pays d’origine de leurs parents (avec lequel pour la plupart aucun contact n’avait été maintenu) à l’issue d’une trajectoire marquée par l’usage de drogue et les incarcérations (du fait de l’existence de la "double-peine") (Musso-Dimitrijevic, 2000). Si la première association de lutte contre le sida du Maghreb naît au Maroc en 1988, la prévention est alors quasi-inexistante dans la région. L’Algérie connaît par ailleurs une situation politique qui a pour conséquence une moindre attention portée aux problèmes de santé publique, notamment en l’absence de données épidémiologiques alarmantes.

A ces carences en termes non seulement d’informations mais aussi de conscience d’un risque relégué aux frontières de la "communauté" [18], s’ajoutent d’importants problèmes administratifs. La majorité de ces femmes sont en situation irrégulière sur le territoire ou "sans papiers". « A l’époque en 1993-94 aussi ce qu’il y avait c’est beaucoup d’expulsions. Moi je disais aux flics : "c’est pas une expulsion que vous faites c’est une condamnation à mort, la femme elle rentre au pays, il y a ses frères même si c’est pas ses frères c’est ses oncles, s’ils savent ce que t’as fait là au pays !... Ça peut très mal se terminer pour toi". » Les rumeurs et histoires rapportées par Sakina sont à cet égard édifiantes. Ainsi d’une femme qui aurait été reconnue par une personne proche de sa parenté et qui, une fois expulsée, a perdu la vie sous les coups de membres de sa famille pour s’être prostituée. Ces histoires rendent visibles deux phénomènes. Le premier renvoie à ce qu’Alain Tarrius qualifie de « territoire circulatoire » (Tarrius, 1992, 2002) : ces femmes exerçant leurs activités dans le centre-ville de Marseille disent explicitement redouter qu’un "voisin" du pays ou un proche d’alliés ou d’apparentés puisse les "voir" ou être averti d’activités qu’elles souhaitent ne pas dévoiler dans le pays d’origine. La densité des circulations entre les deux rives de la Méditerranée (Marseille n’est-elle pas, dit-on à Alger, la 39ème wilaya [19] ?) a un impact sur la circulation des informations et les tactiques à déployer dans la perspective de maintenir un secret. En second lieu, l’appréhension d’être "vue" ajoutée à celle d’être "expulsée" conduit alors [20] ces femmes à des stratégies de séjour et de survie singulières.

Certaines sont extrêmement dépendantes des tenancières de bar [21], que Sakina mentionne :

« En fait elles étaient nourries et logées mais alors dans des conditions pas croyables, des matelas alignés les uns à côtés des autres à l’étage et elles donnaient les trois quart de leurs passes déjà pas chères payées à la propriétaire (...). Certaines ne savaient pas que la prostitution n’était pas interdite, que c’est le racolage qui est interdit, et elles avaient peur donc elles pensaient que c’était la seule manière d’être protégées ».

D’autres vont miser sur l’adoption de stratégies matrimoniales, qui se présentent comme une solution de sortie des problèmes administratifs. Le mariage avec un homme de nationalité française peut être privilégié dans la perspective d’accéder à une possible régularisation, voire à l’acquisition de la nationalité. De ce fait, l’échange économico-sexuel ne peut se penser sans la prise en compte de l’impact de lois en matière de droit au séjour sur les marges de manœuvre féminines. On comprend bien à la lumière de cet exemple la spécificité des problèmes des femmes sans papiers, dans la mesure où cette situation les conduit à un surcroît d’exposition à la domination masculine [22].

C’est pourquoi, revenant sur certaines biographies de femmes expulsées et maltraitées par des hommes dans le pays d’origine, ou exploitées par un mari auquel elles sont assignées à payer une dette pour rembourser l’achat d’une régularisation administrative, Sakina en conclut : « En vérité envers les femmes, moi je te dis, la France elle a jamais rien compris ». Elle entend par là l’écart entre les discours sur la mission émancipatrice à l’endroit des femmes que revendiquent les institutions républicaines, et les pratiques de complicité vis-à-vis des phénomènes d’oppression à l’égard des femmes sans papiers que met en lumière l’impact des lois sur les droits d’entrée et de séjour sur le territoire national [23]. Il faut toutefois nuancer le propos en rapportant des situations où l’accès à la régularisation administrative par le biais du mariage s’effectue dans le cadre de ce qu’il serait plus juste de nommer un processus de don et de contre-don, où l’échange n’est pas perçu comme oppresseur ou inégal. Ainsi d’exemples rapportés par Sakina de femmes s’étant mariées dans la perspective d’obtenir un statut régulier sur le territoire avec des "SDF" :

« Il y en a que j’ai vu se marier avec un mec de la rue, un SDF, qu’elles ont mis dans un appartement, retapé, remis propre et tout en échange qu’il se marie avec elles et qu’elles aient des papiers. J’ai vu des couples se former qui sont toujours ensemble et qui sont bien ».

A l’issue d’une période de quelques mois d’approfondissement des relations entretenues avec ces femmes, d’échange d’informations et de confidences, Sakina va participer au montage d’un projet de prévention en direction des femmes maghrébines prostituées en centre-ville avec l’association Autres Regards. Elle rencontre alors par le biais de ces premières prises de contact d’autres femmes, les « marcheuses », qui travaillent dans la rue. Elle réalise auprès d’elles un travail d’information, de distribution de préservatifs, d’orientation et d’accompagnement sur les questions liées aux papiers et au logement. C’est en 2001 que Sakina rejoint l’équipe d’Asud, et continue avec eux le travail qu’elle réalise depuis plusieurs années.

Expérience et compétence en travail de rue : le double travail de la reconnaissance

Les quelques éléments de la trajectoire de Sakina exposés ci-dessus introduisent par certains égards à ce qui fonde une "compétence" en terme de travail de rue auprès de ce public, et qu’elle va par la suite pouvoir en partie transmettre au sein de l’équipe. Il existe cependant des dispositions préexistantes dans l’équipe. Ces dispositions sont explicitées dans ce que l’association revendique en termes de fondements éthiques : l’accueil inconditionnel de l’autre quel qu’il soit, le non jugement et le respect. Au-delà, la compétence des membres de l’association trouve aussi sa source dans la revendication d’appartenance à la mouvance de l’« auto-support » des usagers de drogues (Jauffret, 2000 ; Pinell et al, 2002). L’apport du travail de "pairs" peut être souligné : le fait d’avoir partagé l’expérience intime et sociale de pratiques, d’un stigmate, d’une identité sociale, ou d’y avoir été "initié" [24] par la fréquentation d’un milieu est reconnu, dans le cadre de l’association et du travail de rue, comme une compétence professionnelle. C’est parce qu’il y a consensus sur la valeur de l’expérience que l’arrivée de Sakina dans l’équipe peut permettre d’envisager un travail spécifique en direction de, et avec, ces femmes.

Extrait du rapport d’activité 2005
« Ces femmes, nous les avons, croisées, rencontrées, dans un premier temps, en travail de rue. Elles "exercent" une prostitution très précaire et quasiment invisible : elles marchent dans la rue, avec des sachets comme n’importe quelle femme qui aurait fait ses courses. Si elles ne nous sont pas présentées par les anciennes, la seule manière de pouvoir les aborder, c’est l’observation : "si je vois une femme tourner deux ou trois fois sur Noailles ou si je la vois descendre et remonter la Canebière, il s’agit certainement d’une femme qui travaille". Ces femmes qui se confondent avec la foule, se confondent aussi avec nos mères et nos grand-mères (67% d’entre elles ont entre 31 et 60 ans) ».

Sakina sait "voir" ces femmes, elle les "reconnaît". Elle sait les codes de la même manière que les clients ne se trompent pas quand, d’un échange de regards, ils entrent en négociation avec l’une d’entre elles. Elle sait aussi reconnaître "les clandestines", ou celles qui ne sont pas là depuis longtemps, les "mamas" qu’elle distingue de celles du même âge au milieu desquelles elle a grandi. Elle identifie les femmes récemment arrivées à leur démarche, à leur tenue, à leur accent qui n’est pas celui de l’arabe dialectal qui se pratique dans les quartiers. Elle partage ce savoir avec un autre homme de l’équipe, Rachid, lui-même issu de l’immigration algérienne mais qui a grandi à Marseille. Pour Sakina et Rachid, la maîtrise de la langue ne se limite pas au fait de pouvoir "communiquer" avec ces femmes ou de pouvoir leur transmettre des informations. Elle est aussi connaissance des usages et des situations. Ce sont des mots du champ lexical de la parenté, marquant le respect, qui sont utilisés pour interpeller ces femmes (tel khalti : tante), lesquelles usent en retour de termes équivalents (binti, habiba : fille, chérie).

Notes du carnet de terrain (14 Mars 2006)
Pendant que Rachid discute avec Amina, une personne vivant dans la rue connue de l’association, une femme maghrébine d’une cinquantaine d’années, les cheveux couverts par un foulard et un tatouage sur le menton, vient nous saluer et demander des préservatifs. Elle est chaleureuse et souriante, appelle Sakina habiba, Sakina l’appelle khalti en signe de respect. Elle explique qu’elle ne va pas avec les hommes qui ne veulent pas de préservatifs et qu’elle a fait "les tests" qui sont négatifs. Sakina me dit qu’il y a eu un gros travail de fait autour du préservatif et de la prévention, et qu’il est maintenant fréquent que des discours de ce type soient énoncés : « C’est comme s’il fallait qu’elles se justifient, qu’elles disent qu’elles l’utilisent toujours ». La femme prend cinq rangées de trois préservatifs et repart sur les allées Gambetta. Sakina me dit que c’est Rachid qui l’a rencontrée, et qu’elle ne la connaissait pas avant. Elle aurait des enfants mais dont elle ne veut pas qu’ils sachent ce qu’elle fait.

Outre la compétence en terme de "repérage", laquelle peut être transmise par une sorte d’"éducation" du regard, existe aussi un savoir des codes et modes d’entrée en relation avec les femmes en question. Lors des tournées du travail de rue, et à la différence d’autres publics pour lesquels le geste d’entrée en contact va consister à serrer la main, ce sont là des accolades chaleureuses et des bises que se font les membres de l’équipe de travail de rue et ces femmes lorsqu’ils se croisent. L’observation des interactions donne à voir d’autres éléments importants. La manière d’abord dont les préservatifs sont donnés aux femmes, très discrètement et rapidement. Transportés dans des sacs à dos, le matériel (préservatifs, dosettes de gel lubrifiant, kits d’hygiène) est remis de manière fugace de la main à la main ou directement dans le sac des personnes. Il est par ailleurs important de ne pas rester sur place longtemps, sous peine de nuire à la bonne marche du commerce, car la présence de membres de l’équipe peut faire "fuir le client".

C’est d’ailleurs là l’une des raisons majeures de l’option d’ouvrir une permanence au sein de l’association. Car les femmes croisées dans la rue sollicitent l’équipe sur un ensemble de problèmes qu’elles rencontrent au quotidien, parmi lesquels papiers et logement (paiement du loyer, menace d’expulsion, etc.) et problèmes liés aux enfants (scolarité, éducation...) figurent en première place. Mais les problèmes de santé sont également une réalité importante : les problèmes de diabète et de santé mentale sont régulièrement évoqués. Pour répondre à ces sollicitations et aux besoins de médiation avec les services sociaux, avec lesquels les interactions sont souvent difficiles et complexes, il fallait qu’un espace qui ne soit pas celui de la rue, encadré par les contraintes du métier, soit ouvert. De surcroît, il n’est pas possible lors d’une tournée de travail de rue de réellement "cibler" un public particulier. La distance qui sépare le local d’Asud de la rue où travaillent les femmes est d’environ 800 mètres, et nous avons observé que les membres de l’équipe mettent plus d’une heure pour s’y rendre. La plupart des arrêts sont liés aux sollicitations émanant de personnes issues principalement de deux autres "publics" en relation avec l’association, et occupant eux aussi la rue : des usagers de drogue par voie intraveineuse et des personnes vivant dans la rue (SDF). C’est donc aussi un espace social urbain, et pas seulement un public précis, qui est concerné par les tournées de travail de rue.

Enfin, si l’existence de financements accessibles pour le travail de rue est liée à un objectif de maintien d’un lien social avec des publics « désaffiliés » (Castel, 1995), l’existence de la permanence ouverte par l’association repose quant à elle sur la montée en légitimité dans les « politiques du sida » (Fassin, 1999) du fait de cibler des "femmes" et particulièrement des "migrantes" dans le cadre des initiatives de prévention [25].

De la rue au local : les stratégies de la discrétion

Depuis deux ans sont donc ouvertes des permanences pour accueillir spécifiquement ces femmes.

Extraits du rapport d’activités 2005
« Ces permanences ont connu très vite un grand succès : en 2005 nous avons reçu 39 femmes (104 participations) sur les 29 permanences proposées. Très vite, les permanences ont pris une orientation sociale, en adéquation avec les attentes exprimées par ces femmes.
Leur inquiétude principale concerne la régularisation, l’accès à une couverture de soin et, bien sûr, étant donné qu’elles n’ont pas de revenus, de trouver des moyens de vivre dignement (se nourrir, se laver, s’habiller, subvenir aux besoins de leurs enfants).
La permanence s’est donc construite peu à peu autour des attentes de ces femmes.
Les permanences ont lieu tous les mardi de 10h à 12h et sont la continuité du travail initié en rue. L’accueil se fait autour d’un petit déjeuner (café, thé, jus de fruit, céréales, viennoiseries). Les femmes peuvent se poser, discuter, échanger, voire s’encourager, dans un autre contexte que la rue.
Elles peuvent nous exposer leurs soucis, souvent avec une certaine pudeur (en aparté, dans la cuisine ou dans le bureau).
Pendant ces temps-là, nous sommes souvent amenés à nous servir du téléphone ou d’internet pour répondre aux besoins de ces femmes et pour les orienter vers le droit commun. Dans cette démarche, nous faisons également des accompagnements... ».

Dans l’espace du local de l’association, la tension entre les habitudes incorporées par les femmes travaillant dans la rue dans leurs relations habituelles aux institutions, et les objectifs du projet porté par l’équipe de l’association, se donne à voir. Alors que le projet vise à rendre les femmes prostituées actrices de la permanence, en promouvant leur participation et la solidarité entre elles, l’équipe s’est trouvée confrontée au sentiment que la permanence est investie « comme une annexe de la sécu » [26]. L’habitude d’un certain type de modalité d’interaction avec les institutions conduit les usagères de la permanence à des modes de présentation de soi et d’usage du lieu qui reproduisent ce qu’elles vivent ordinairement comme rapports sociaux face aux institutions, bailleurs ou travailleurs sociaux. Une partie du travail d’accueil vise donc à ce que les femmes présentes s’approprient le lieu afin qu’il devienne plus convivial.

Outre l’accueil, des séances d’information collective sont organisées, autour des questions liées aux infections sexuellement transmissibles et au sida, par des membres du personnel d’un centre de dépistage anonyme et gratuit de la ville. Celui-ci a été choisi éloigné du lieu de travail et de vie de la plupart des usagères de la permanence, afin que l’appréhension de la non garantie d’anonymat ne les empêche pas d’avoir recours au dépistage. La peur de la stigmatisation liée au sida est en effet avancée par la plupart d’entre elles pour expliquer le non recours au dépistage. Ces séances donnent lieu à une multitude de discussions et de questions de la part des participantes : les "recettes" pour empêcher les règles d’arriver afin de ne pas "perdre" de jours de travail, le recours à l’automédication en cas d’infections sexuellement transmissibles, le refus fréquent des clients d’utiliser le préservatif en constituent quelques thèmes. Comme le relève une jeune femme membre de l’équipe de l’association : « C’est comme si c’était la première fois qu’on prenait la peine de les informer sur leur corps et sur la sexualité. Et manifestement, ça les intéresse ». Mais l’on voit bien comment l’ensemble du travail mené par l’association participe aussi d’une stratégie de discrétion (choix d’un Centre de Dépistage Anonyme et Gratuit) qui fait écho à celle des femmes accueillies. Le fait même que certaines des usagères de la permanence s’adressent, non à une association de santé communautaire destinée aux personnes prostituées, mais à Asud, participe sans doute aussi à une stratégie d’évitement du stigmate et de maintien de l’invisibilité.

A l’occasion de ces permanences, plus souvent que dans le cadre du travail de rue, il arrive que des discussions collectives portent sur le "travail", les difficultés d’existence concrètes, les évènements de vie des unes et des autres, les espoirs et les craintes. Si nous nous sommes jusqu’alors attachés à décrire le type de travail effectué par l’association et ses conditions de possibilité, il s’agit à présent d’évoquer la teneur de certaines discussions, ce qu’elles révèlent, et certains itinéraires de femmes rencontrées.

Les modes d’entrée dans la pratique

Afin d’illustrer la variété des modalités et déterminants d’entrée dans le "métier", nous allons nous attacher à la restitution d’éléments relatifs à trois itinéraires de femmes rencontrées dans le cadre de ces permanences. Il s’agit de trois sœurs, nées en Algérie, et résidant en France depuis respectivement 26 ans pour deux d’entre elles, et deux ans pour la troisième. Chacun de ces itinéraires illustre des modalités différentes d’entrée dans la pratique, en termes de trajectoire comme en termes de présentation de soi.

La plus loquace, Chafika va avoir 45 ans. Elle porte un pantalon, n’est pas vêtue de façon "traditionnelle". C’est une femme souriante et chaleureuse. Elle est partie il y a 26 ans d’Algérie, quelques mois avant sa sœur aînée. Cette dernière, Ouria, est également présente ce même jour à la permanence. Elle est quant à elle habillée d’une large jupe, les cheveux couverts par un foulard et le visage décoré de tatouages rituels. Alors qu’Ouria est partie rejoindre son mari dans le cadre du regroupement familial, et a eu en France plusieurs enfants, Chafika présente son émigration de façon différente : « Moi je suis une aventurière... Ce que j’ai toujours aimé c’est la liberté. Petite déjà je lisais des livres qui en parlaient » [27]. Liberté dont elle a profondément senti les limites et les entraves il y a 26 ans, lorsque son père est décédé, laissant une veuve sans travail et 10 enfants. Les frères aînés ont alors pris le pouvoir dans la famille et Chafika, âgée à l’époque de 18 ans, a décidé de partir, avec une seule adresse en poche, celle « de la fille d’une femme que je connaissais » à Béziers. A l’époque sans papiers, elle est employée par le mari de la femme chez qui elle arrive dans un hôtel bar restaurant où elle travaille « sans arrêt et sans être payée ». Au bout de presque un an de ce régime, épuisée, elle se confie à un ami de la famille chez qui elle réside, qui lui parle d’un autre hôtel à Montélimar où elle pourrait avoir un salaire. Elle n’est pas très claire sur le moment où ont commencé les premiers échanges de services sexuels contre de l’argent, mais évoque après cette deuxième fuite, quand elle part de Béziers pour avoir accès à un autre emploi de service dans un hôtel, une rencontre et un mariage, avec un immigré de la même origine mais en situation régulière sur le territoire. Il va naître un fils de cette union qui durera trois ans. Il est aujourd’hui âgé de 21 ans. C’est au moment du divorce qu’elle dit avoir commencé à se prostituer.

« J’étais trop déçue par les hommes, alors j’ai dit : maintenant tu veux ça, je sais que les belles histoires que tu racontes c’est faux, alors si tu veux ça tu vas me donner ça [28] ».

Les circonstances et motivations avancées par Chafika à l’entrée dans la pratique, sur lesquelles nous reviendrons, mettent en exergue la question de la relégation à des secteurs professionnels où l’exploitation est de mise, d’autant que l’absence de papiers lui laisse le champ libre.

Pour Ouria, la sœur aînée, l’histoire est différente. C’est au décès de son mari après deux décennies de mariage pendant lesquelles elle avait été assignée à l’espace domestique, qu’elle relie l’entrée dans la prostitution. Il lui a alors fallu trouver un moyen de subsistance, pour elle-même et les enfants qu’elle avait encore à élever. La référence aux enfants et à leur éducation est quasi-systématiquement mise en avant par les femmes rencontrées pour expliquer le "choix" de leur activité. Certains enfants vivent en France, d’autres dans le pays d’origine. Ainsi de cette autre femme d’une cinquantaine d’années, chef de famille à l’issue d’un divorce qui la laissa sans ressources, dont les 5 enfants vivent en Algérie et ignorent son activité. Elle montre avec fierté les photos de ceux-ci en énonçant leurs qualités et professions : juge, avocat, médecin... La plupart de ces femmes exercent donc les fonctions et rôle de chef de famille et envoient de l’argent à la parenté restée au pays, sans que celle-ci soit au courant de la nature de l’activité professionnelle qu’elles exercent.

La troisième sœur, Sofia, va sur ses 30 ans. C’est la seule à avoir initié la pratique du commerce sexuel dans son pays d’origine. Mère célibataire d’un fils de 9 ans qu’elle a laissé en Algérie chez une de ses sœurs, elle est venue il y a deux ans « tenter sa chance » à Marseille. Là-bas, dit-elle, elle ne gagnait pas assez bien sa vie (elle n’évoque pas en revanche la stigmatisation que pouvaient entraîner ses activités). Mais elle est déçue au regard de ce qu’elle espérait : les clients se font de plus en plus rares, ils rechignent à utiliser un préservatif et à payer un montant convenable, même si son jeune âge permet à Sofia d’espérer mieux que ses consœurs plus âgées. C’est un constat sur lequel s’accordent les trois femmes : les affaires vont mal, rien ne va en s’arrangeant pour les clients précaires avec lesquels elles sont en contact, et il arrive régulièrement que le préservatif soit difficile à imposer.

Si ces exemples ne constituent pas des itinéraires exemplaires au sens d’une supposée représentativité, des propos similaires à ceux qui viennent d’être rapportés sont tenus par les autres femmes à propos du contexte actuel à Marseille. Mais il n’est pas pour autant question de retourner vivre en Algérie : ou bien on rentre triomphante en ayant réussi, ou bien on ne rentre pas. En cela, les projets migratoires des femmes ne se distinguent guère de ceux des hommes : l’aspiration et l’assignation à la réussite les caractérisent. Certaines d’entre elles font vivre des familles ou construire des maisons au pays. Les enjeux et défis qu’elles relèvent "là-bas" sont aussi ce qui leur permet de supporter les difficiles conditions d’existence quotidienne "ici".

Si les histoires de vie de la plupart des femmes auprès desquels des éléments de cet ordre ont pu être recueillis se caractérisent par leur grande diversité (périodes de migration, statut sur le territoire, statut matrimonial, etc.), il existe néanmoins des traits communs remarquables en ce qu’ils éclairent les contraintes qui encadrent l’insertion de femmes étrangères peu qualifiées sur le marche du travail. La plupart des femmes rencontrées disent ne pas avoir exercé le commerce du sexe dans leur pays d’origine [29]. Elles ne sont donc pas venues en France pour se prostituer mais « leur migration s’inscrit dans un ensemble de rapports de pouvoir déterminant les possibilités de femmes étrangères pauvres d’accéder aux droits sociaux et politiques » (Moujoud, 2005 : 219). Il faut en effet avoir à l’esprit que jusqu’en 1984, les femmes ne bénéficiaient pas de droits propres en dehors du regroupement familial, et que « le marché du travail en immigration a été conçu pour les hommes » (Moujoud, 2005 : 207). La carte de séjour des femmes dépendait de celle de leurs maris. Aujourd’hui, le code du statut personnel du pays d’origine continue en France à régir les relations au sein du couple et de la famille, tandis que les accords de main d’œuvre ignorent les femmes. Outre la question de leur fréquente absence de qualification, le fait que les femmes migrantes ne puissent avoir automatiquement le droit d’exercer une activité professionnelle a eu pour conséquence l’orientation vers le marché informel ou clandestin (Chaïb, 2003). Pour celles qui sont en situation irrégulière sur le territoire s’ajoute à ces difficultés le fait de ne pas pouvoir rentrer voir leur famille au pays, et de ne pas pouvoir faire venir leurs enfants.

Perception de soi et des "siens" : la question du "communautaire"

Ce qui vient d’être évoqué montre ce qui est rendu visible en termes de conditions sociales de ces femmes par le recueil de leur trajectoire. Nous voudrions à présent évoquer des éléments qui éclairent la perception que la plupart des femmes rencontrées ont de leur travail comme de leur appartenance à une "communauté" immigrée.

Tout d’abord il est notable que certains termes ne sont utilisés qu’en français et jamais en arabe. Dans le cadre de discussions à "bâtons rompus" entre elles, le terme qui revient fréquemment pour désigner leurs activités est celui de haram (illicite, interdit) et plus rarement, le terme ou verbe hdem qui désigne le travail. Lorsqu’elles s’expriment en français en revanche, certaines utilisent les termes de "prostituée, prostitution", voire même "faire la pute" [30]. L’évocation des sécrétions du corps, de la sexualité et du sida se fait quasi-systématiquement en français. Tout se passe comme si l’activité était invisibilisée dans la langue maternelle, ou plus précisément, comme si son seul mode d’évocation possible l’inscrivait dans le registre de la condamnation religieuse et morale. Il y a toutefois des échelles dans le haram comme l’explique une femme alors que la discussion porte sur les moyens de contraception :

« Le travail qu’on fait c’est haram, mais Dieu peut comprendre si c’est pour nourrir ses enfants qu’on soit obligé de faire ça. Par contre ce qui est vraiment haram et que Dieu ne peut pas pardonner, c’est si tu avortes, là c’est vraiment très grave ».

Cette référence au haram, compensée par l’argument de la nécessité induite par la présence des enfants et le statut de mère, vient également expliquer le secret maintenu sur le commerce sexuel auprès des membres de la famille ou des proches. Les femmes maghrébines exerçant la prostitution de rue rencontrées ne vivent pas dans les cités ou quartiers à forte et ancienne composante immigrée, où la pression et le contrôle social sont décrits comme plus importants. Elles n’ont aucun contact avec des associations issues de l’immigration.

En revanche, la vie en logement insalubre ou précaire dans l’hypercentre, ou bien en hôtel social, favorise la création de réseaux d’interconnaissance et de solidarité avec des femmes mariées primo-arrivantes n’exerçant pas ce type d’activités. Ainsi sont orientées à la permanence de l’association des femmes qui ne se prostituent pas, mais sont en grande difficulté sociale et administrative. Récemment, plusieurs femmes prostituées ont fait une quête et demandé la saddaka [31] afin d’aider une famille en grande difficulté venant d’arriver en France avec un enfant très malade. C’est aussi la socialisation dans les hôtels meublés de l’hyper-centre-ville qui amène assez vite des femmes primo-arrivantes et sans papiers au constat que « faire des ménages » ou « travailler au hammam », qui font partie des pistes qu’elles creusent à l’arrivée, ne sont pas des activités leur permettant d’envoyer « assez d’argent » au pays. C’est donc au sein de réseaux "communautaires" singuliers qu’évoluent ces femmes, avant tout caractérisés par la coexistence au sein d’un même espace social urbain de personnes primo-arrivantes ou résidentes depuis plusieurs années dans l’hypercentre, et en situation de précarité administrative et sociale.

Ce type de prostitution de rue pose des questions relativement inédites en termes d’intervention [32] aux associations intervenant dans le milieu de la prostitution et revendiquant une "approche communautaire". D’une part, les associations se présentant comme « paritaires », « issues du milieu » ou « communautaires » ont fait l’expérience, avec le développement d’une prostitution des "étrangères", des limites des réseaux communautaires des acteurs de prévention. Par ailleurs, les enjeux en termes de gestion du stigmate de la prostitution peuvent être différents selon les réseaux sociaux, ce qui peut avoir des conséquences en termes de limites d’une approche communautaire ou de stratégies d’empowerment (l’identité sociale de prostituée n’étant pas revendiquée). En effet, les salariés de ces associations témoignent de leurs difficultés actuelles à recruter des femmes « issues du milieu ». L’activité de prostitution n’étant pas revendiquée, il est difficile d’envisager une action sur la base d’une telle "identité". Comme le montre l’exemple des compétences développées par Sakina, ce qu’elle mobilise n’est pas l’appartenance à une supposée communauté de "travailleuses du sexe" maghrébines exerçant dans la rue, mais une série de codes (langue, termes, gestes et prises de contact) à laquelle s’ajoute la traversée antérieure d’une expérience de gestion d’un stigmate d’un autre type ("toxicomane"), et le rapport que cela implique avec les institutions et les travailleurs sociaux "traditionnels".

Du sida à la santé

En entamant un projet initialement légitimé par l’attention portée à la prévention du sida et des Infections Sexuellement Transmissibles (IST) au sein d’un public "migrant", qui est aujourd’hui l’une des cibles principales des politiques de lutte contre le sida (DGS/DHOS, 2004), on voit combien l’action d’Asud rend visible un ensemble de conditions sociales et difficultés existant dans ce public de femmes maghrébines pratiquant la prostitution de rue. De plus, comme l’histoire du projet et les séances d’information collective le montrent, ces femmes n’ont assurément pas eu accès à une information préventive qu’elles puissent s’approprier, dans leur pays d’origine comme en France.

Cependant si l’information sur la sexualité, les IST et le sida rencontre un intérêt réel de la part des femmes, il n’en demeure pas moins que d’autres problèmes de santé sont plus fréquents et révélateurs d’un accès à la prévention et aux soins déficitaire pour elles. Il en va ainsi du diabète, pathologie très répandue au Maghreb et qui concerne beaucoup de femmes accueillies et rencontrées par l’association [33], et des problèmes de santé mentale en grande partie induits par la précarité des conditions d’existence, auxquels il est fréquemment fait référence. Le sida et sa prévention seraient ainsi le levier ayant permis un travail plus large sur l’accès aux soins et à l’information, en levant le voile sur la dimension sanitaire des problèmes de précarité sociale.

Mais la description de ce travail met aussi en exergue l’existence de tensions entre visibilité et invisibilité qui aboutissent à ce qui pourrait être désigné comme une « co-construction », entre l’équipe d’Asud et les femmes accueillies, d’une forme de reconnaissance qui ne débouche pas sur la stigmatisation. L’adaptation aux contraintes du travail dans la rue par les membres de l’équipe associative (discrétion des dons de préservatifs, rapidité des interactions pour ne pas faire fuir les clients), l’ouverture d’une permanence et le choix d’un centre de dépistage éloigné du lieu de vie en constituent des exemples.

On peut noter que c’est aussi sur la base d’une « biolégitimité » (Fassin, 2001), et sur celle de la prévention d’une pathologie transmissible, qu’il est possible de s’adresser à des publics pourtant caractérisés en partie par l’illégitimité de leur présence sur le territoire (absence de papiers d’une partie de ces femmes). Mais a contrario, peu de réponses sont disponibles pour faire face aux difficultés dont ces femmes font part à l’association : des problèmes de papiers, à ceux du logement, en passant par des pistes d’insertion professionnelle pour celles qui le souhaiteraient. Comme l’exprime une jeune femme membre de l’équipe au cours d’un entretien :

« On a eu pas mal de refus de cartes de séjour car le problème de beaucoup c’est qu’elles ne justifient pas de 10 ans de présence sur le sol français (...) Le mardi matin en fait moi... Je traîne vraiment les pieds pour venir : j’adore ces femmes mais c’est épuisant quoi, parce qu’il y a un manque de solutions... On est bloqué dans l’aide quotidienne qu’on peut leur faire, dans les orientations qu’on peut faire puis les colis il faut des lettres d’assistante sociale et puis les papiers on s’aperçoit qu’il y a pas grand chose à faire et puis elles ont pas d’argent... Donc on est face à des problèmes auxquels on peut pas répondre » (Entretien avec Laeticia, Salariée d’Asud, 9 Mai 2006).

Ce dernier extrait souligne bien l’ambivalence du travail de prévention : les risques sanitaires prennent place et sont entendus comme éléments parmi d’autres d’un ensemble de difficultés ou d’autres risques sociaux, notamment celui de l’expulsion (du territoire, du logement...). Dans ce contexte, le travail d’Asud, s’il rend visible les besoins d’un "public", éclaire aussi son maintien aux frontières des institutions et du droit commun.

add_to_photos Notes

[1Il faut noter toutefois que le "public" dont il va être question est également en contact avec une autre association marseillaise de santé communautaire avec les personnes prostituées, l’association Autres Regards. Sur l’histoire de cette association, voir Lilian Mathieu (2000).

[2Notamment « Prostitution et VIH », soirée organisée par le réseau Santé sud le 8 Juin 2006, et Rencontre Nationale Tampep « Prostitution et groupes communautaires », Marseille, 29 Septembre 2006.

[3Même si insistance a été faite, notamment afin de légitimer la Loi de Sécurité Intérieure adoptée en 2003, sur les prostituées étrangères en provenance des pays de l’Est et/ou d’Afrique sub-saharienne. A ce sujet voir l’article d’Eric Fassin (2006 : 230-248) portant sur les liens entre questions sexuelles et questions raciales dans le débat public en France.

[4Soirée « VIH et Prostitution », Marseille, Maison des associations, Organisé par le réseau Santé Sud.

[5« Surtout, les données concernant la prostitution sont nécessairement limitées : loin de constituer un univers stable et bien délimité dont on pourrait avoir une connaissance statistique parfaite, l’espace de la prostitution est extrêmement fluide et informel : ses frontières sont indécises, ses effectifs constamment mouvants, sa population hétérogène, vivant dans une semi-clandestinité et rétive à toute démarche d’enquête. En conséquence, la production de données scientifiques sur cette population se révèle une entreprise le plus souvent extrêmement ardue. Faute de base de comparaison stable, les données chiffrées, en particulier, ne peuvent souvent prétendre qu’à une représentativité toute relative » (Mathieu, 2000 : 20).

[6Paola Tabet défend la thèse d’un continuum allant du mariage à la prostitution dans ce qu’elle appelle les échanges économico-sexuels, structurés par les rapports de domination et l’instrumentalisation du corps des femmes au service de celui des hommes.

[7Une étude menée à Marseille en 2006 auprès d’une soixantaine de femmes maghrébines exerçant la prostitution de rue par l’association Autres Regards indique que 20% de ces femmes ont plus de 60 ans, et que la moitié a plus de 45 ans. Chiffres communiqués dans le cadre de la rencontre nationale France du réseau TAMPEP, Marseille, 26 Septembre 2006.

[8« Les clients : c’est nos pères, les invalides, les ouvriers qui ont leur femme au bled, ceux des foyers Sonacotra, etc. », me dira Sakina, intervenante en travail de rue sur laquelle nous reviendrons. Toutefois, les clients peuvent aussi être des travailleurs immigrés d’autres origines (turque, africaine).

[9Le seul moment où cette pratique n’est pas diurne est celui du ramadan : la plupart des femmes ne travaillent alors pas pendant la journée, mais quelques-unes rencontrent des hommes le soir, après la rupture du jeûne.

[10Initialement développé dans le cadre du secteur de la prévention spécialisée, le travail de rue s’est étendu à partir des années 1980 à divers dispositifs, via notamment le secteur associatif de lutte contre les exclusions, "ciblant" des groupes variés tels que les « SDF », « jeunes errants », « prostitué-e-s », etc.

[11Précisons que le travail de rue est en France un secteur d’activité très peu documenté ; rares sont les chercheurs à s’y être intéressés alors qu’il a connu, notamment avec les initiatives mises en place dans le cadre du travail de proximité et de la lutte contre le sida, un développement important (Mathieu, 2000). On peut toutefois noter la publication récente sous la direction de Serge Escots (2005) d’un ouvrage consacré au travail de rue, composé de témoignages réflexifs d’acteurs engagés dans ces pratiques.

[12« De tout temps, ASUD a entretenu une relation étroite avec le centre ville de Marseille. Territoire, scène ou carrefour des drogues et de leurs utilisateurs, il représente pour nous un espace propice à l’intervention, au lien et aux contacts avec les usagers ». Asud (2004) (c’est eux qui soulignent).

[13Dans le cadre du programme de la mission sida-toxicomanie de la ville lancé en 1998, Renforcer le travail de proximité. Cf. Cereq, Mission Sida-Toxicomanie Ville de Marseille (2002).

[14Comme salariée de l’association Autres Regards.

[15Les prénoms ont été modifiés.

[16Alors dénommé « projet VIH et Prostitution » et porté par l’association Aides Provence, il s’autonomisera pour devenir en 1995 l’association Autres Regards. Sur l’émergence des associations de santé communautaire dans le champ de la prostitution, voir Lilian Mathieu (2000).

[17La dégradation des conditions d’existence dans les sociétés de départ, pour des raisons à la fois politiques et économiques, est effectivement un facteur explicatif majeur de la migration en général et de celle de femmes seules en particulier. En outre, l’absence de revenus et de protection sociale à la suite d’un divorce ou d’une séparation, comme les faibles possibilités d’insertion professionnelle dans le pays d’origine du fait de l’absence de qualifications, peuvent conduire à considérer le départ comme la seule "porte de sortie" pour faire vivre sa famille. La paupérisation des femmes, notamment dans les pays du sud, surtout lorsqu’elles sont chefs de famille, est démontrée par un ensemble de travaux (Moujoud et Teixeira, 2005).

[18Cette perception communautaire du risque et sa relégation aux "frontières" est une donnée largement évoquée dans les études en sciences sociales sur le sida. Voir Marcel Calvez (2001).

[19La wilaya est une unité administrative qui découpe l’espace urbain. Il est fréquent d’entendre à Alger ou Marseille que cette dernière serait la 39ème wilaya d’Alger, qui en compte 38.

[20Nous verrons plus loin celles actuellement en cours pour les femmes que nous avons rencontrées en 2006.

[21La présence importante de "mères maquerelles" ou femmes proxénètes dans le milieu est notée également par Nassima Moujoud sur le terrain parisien (Moujoud, 2005 : 208).

[22Sur la singularité des difficultés rencontrées par les femmes sans papiers, voir leur manifeste rédigé en 1998 à l’adresse suivante : http://eleuthera.free.fr/pdf/35.pdf.

[23Une pratique évoquée par les intervenants de prévention travaillant auprès de ces femmes est le paiement à un homme de nationalité française du fait qu’il reconnaisse leur enfant, afin que leur situation administrative évolue. Entretien avec Fatima Saber, Association Autres Regards, Marseille, 29 Septembre 2006.

[24Selon Erving Goffman (1977 : 41), « L’individu stigmatisé peut donc attendre un certain soutien d’un premier ensemble de personnes : ceux qui partagent son stigmate et qui, de ce fait, sont définis et se définissent comme ses semblables. Le second ensemble se compose — pour reprendre une expression d’abord employée chez les homosexuels — des "initiés", autrement dit, de normaux qui, du fait de leur situation particulière, pénètrent et comprennent intimement la vie secrète des stigmatisés, et se voient ainsi accorder une certaine admission, une sorte de participation honoraire au clan. L’initié est un marginal devant qui l’individu diminué n’a ni à rougir ni à se contrôler, car il sait qu’en dépit de sa déficience il est perçu comme quelqu’un d’ordinaire ».

[25Les femmes représentaient en 2005 43% des nouvelles contaminations. 51% des femmes nouvellement contaminées ont la nationalité d’un pays d’Afrique sub-saharienne (INVS, 2005).

[26Ce qu’illustre cet extrait du rapport d’activité 2005 : « Pendant une période de quelques semaines, nous avons été amené à réexpliquer le cadre philosophique et les ressources de la permanence. En effet, les femmes étaient rentrées dans une logique de "guichet social" et une sorte de compétition s’était installée entre elles : c’était à celle qui obtenait le plus vite un entretien, une aide... ».

[27Notes du journal de terrain, février 2006.

[28Le parallèle énoncé par Zoubida entre le mariage et la prostitution est aussi relevé par Nassima Moujoud (2005) auprès des femmes qu’elle rencontre.

[29D’après une salariée de l’association Autres Regards, certaines femmes exerçant la prostitution de rue à Marseille disent avoir travaillé au sein de "maison closes" en Algérie, lesquelles sont officiellement prohibées mais existent dans certaines villes. Sur l’histoire de la prostitution dans les pays d’origine, voir les travaux de Christelle Taraud (2003).

[30Il s’agit de prendre la mesure des dimensions affectives et de la polysémie des enjeux liés à la langue. Il est des thèmes, et notamment ceux qui ont à voir avec la sexualité, que les personnes peuvent préférer évoquer dans une langue qui n’est pas leur langue "maternelle". En témoignent, les études socio-linguistiques d’Amina Shabou sur l’utilisation de termes en français et en arabe, réalisés avec des « femmes de référence culturelle arabo-musulmane » infectées et/ou affectées par le sida (Shabou, 1998), comme les rapports d’activité de la ligne téléphonique d’information sur le sida au Maroc (Allo info Sida, 2004).

[31Qui signifie l’ « aumône » et constitue une obligation cultuelle valorisée dans le Coran.

[32Les développements qui suivent sont issus d’une participation à la rencontre nationale France du réseau TAMPEP, Marseille, 26 Septembre 2006. L’auteure y a animé et fait la synthèse d’un atelier portant sur le « développement de la prostitution des étrangères : la question du communautaire ». Synthèse à paraître dans les actes de la rencontre.

[33Les trois sœurs dont le parcours a été évoqué sont à titre d’exemple toutes trois diabétiques.

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Pour citer cet article :

Sandrine Musso, 2007. « Les paradoxes de l’invisibilité. Le travail de rue d’une association marseillaise auprès de prostituées maghrébines ». ethnographiques.org, Numéro 12 - février 2007 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Musso - consulté le 19.03.2024)
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