De l’indifférence à la différence : la relation entre le centre social de la Castellane et la population d’origine étrangère dans les quartiers nord de Marseille

Résumé

La cité de la Castellane édifiée entre 1969 et 1971 aux limites Nord de la ville de Marseille offre un panorama unique sur la baie de l’Estaque. Elle est cependant l’un des grands ensembles les plus défavorisés des quartiers Nord de la ville. L’importance que revêt la présence de la population étrangère à l’échelle globale de la cité est remarquable, rassemblant vingt et une origines différentes. Cet article traite de la rencontre entre l’institution qu’est le centre social et les jeunes habitants de la cité d’origine étrangère. S’appuyant sur une expérience de trente ans, les travailleurs sociaux prennent soin à ne pas donner écho à la dimension ethnique du peuplement. Ils agissent comme si l’origine étrangère de la population n’était pas visible. L’action menée se place dans la continuité d’une pensée républicaine qui consiste à nier les particularismes ethniques, à les rendre invisibles pour faciliter l’insertion sociale de populations considérées comme minoritaires. Le centre social revendique une mission institutionnelle dont l’objet est d’édicter des normes les plus “égalisatrices” et d’évaluer le degré d’adhésion qu’elles suscitent auprès de la population sans tenir compte de ses composantes ethniques.
L’article tentera de montrer combien la prise en charge des habitants telle qu’elle est envisagée par le centre social fait de l’invisibilisation des migrants une condition de leur intégration à la société française.

Abstract

Built between 1969 and 1971 at the northern edge of the city of Marseille, the Castellane housing estate offers a great view on the Estaque bay. It nonetheless remains one of the most deprived housing estates from the northern part of the city. The proportion of the foreign population and its diversity (twenty-first nationalities) are remarkable. This article looks at the way the social centre and the young foreign inhabitants deal with another. For thirty years social workers working there haven’t been taking in consideration the fact that these young people are foreigners in the continuity of the French conception of the republican state. According to this conception, denying ethnic patterns favours social integration of ethnic minorities. In this context the objective of the social centre is to edict « equalising » standards not taking in account the ethnic diversity and to assess how far the inhabitants adher to these standards.
The article tries to show the importance of migrants’ « invisibilisation » in the social centre’s effort to integrate this population into the French society.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Cet article traite de la rencontre à Marseille, d’une institution qu’est le centre social et des adolescents et jeunes adultes de la cité de la Castellane qui se caractérise par la diversité des origines de ses habitants.
Il s’agit de questionner l’action de l’institution et d’examiner combien elle se place dans la continuité d’une pensée républicaine qui consiste à minimiser les particularismes ethniques, à se présenter comme « indifférente aux différences » (Rinaudo, 1998) pour faciliter l’insertion sociale de populations considérées comme minoritaires. Cette volonté de ne pas prendre en compte la diversité ethnique se traduit par une réponse unique apportée par le centre social aux maux sociaux que chacun rencontre. La prise en charge institutionnelle se caractérise de deux manières : par la prise en compte de l’individu en minorant sa qualité d’étranger et par une mission institutionnelle dont l’objet est d’édicter des normes les plus “égalisatrices” afin d’évaluer le degré d’adhésion qu’elles suscitent auprès d’une population sans tenir compte de la diversité des origines.

Si la cité de la Castellane, édifiée entre 1969 et 1971 aux limites Nord de la ville de Marseille, offre un panorama unique sur la baie de l’Estaque, elle est cependant l’un des grands ensembles les plus défavorisés des quartiers Nord de la ville. Bâtie au cœur d’un complexe architectural composé de deux autres cités, la Castellane a vu son environnement se modifier au fil des ans et des campagnes de réhabilitation. Les difficultés économiques qui se sont multipliées depuis la fin des années quatre-vingts à Marseille ont vulnérabilisé la population de la cité majoritairement ouvrière. Désormais, le travail précaire fourni par des agences d’intérim sur la base d’engagement à temps partiel et à durée déterminée représente l’unique alternative aux périodes de chômage devenues inévitables pour beaucoup d’habitants. Le recours à l’aide sociale constitue une source de revenus essentielle pour de nombreuses familles aux prises avec une précarité devenue endémique. En trente ans, le grand ensemble a revêtu les caractéristiques d’un habitat à caractère social et le centre social est devenu une ressource pour une grande partie de la population.

Le centre social existe depuis la création de la cité. Il est situé en son centre, là où le haut et le bas de la Castellane s’articulent. La même équipe de professionnels y travaille depuis dix ans. Cette stabilité, unique dans l’univers des centres sociaux marseillais, a fait sa réputation. L’équipe du centre social de la Castellane jouit d’une grande popularité. Depuis dix ans, le centre social prend part aux transformations qui touchent l’environnement de la cité. Les propos des habitants qui y viennent régulièrement vantent un lieu où chacun se sent comme chez soi. Le discours des travailleurs sociaux témoigne de la volonté de considérer les habitants comme des acteurs participant à la gestion du lieu.

Depuis 1977, la cité est au cœur du dispositif de la politique de la ville, témoignant de l’urgence à la considérer comme une zone socialement et économiquement en très grande difficulté. Les mesures exceptionnelles se succèdent afin de réduire son isolement urbain et social [1].

La principale conséquence de la multiplication des dispositifs sur un même territoire est d’entériner l’image d’un quartier en perdition. Au cours de l’enquête [2], il a été observé que les difficultés rencontrées par les habitants sont progressivement devenues un principe à partir duquel se produit leur identification institutionnelle. Au fil des ans et des crises, les pouvoirs publics se sont mis en situation de suivre l’itinéraire social et économique d’une population de plus en plus définie comme atypique. Ainsi, la minorité d’individus qui produit des délits parfois très graves autorise souvent les acteurs institutionnels à identifier l’ensemble des habitants sous le vocable de « population à risque » (Kokoreff, 2003 :101).

La présence d’une population étrangère à la Castellane est une réalité depuis la création du grand ensemble. Des ménages d’origine italienne, espagnole mais aussi maghrébine se sont installés dès 1969. Le peuplement prend cependant dès le milieu des années 70 une dimension ethnique nouvelle qui marque définitivement la cité, avec l’arrivée massive d’une immigration en provenance d’Afrique du Nord et plus particulièrement d’Algérie. Plus récemment, l’étude des dossiers scolaires des adolescents de la cité montre une diversification des origines encore plus grande, notamment en provenance de l’Océan indien (des Comores en particulier), de l’Asie du Sud-est, de Turquie et d’Afrique de l’Ouest.
Plus encore, la prise en compte de l’itinéraire migratoire des familles montre que parfois les adolescents d’un même foyer sont détenteurs de nationalités différentes, certains disposants d’un passeport français. Les parcours d’exil les plus complexes concernent des ménages originaires du Sud-est asiatique ou du Moyen-Orient. Enfin, cette définition pluri-ethnique de la cité se trouve renforcée par le fait qu’une forte proportion de la population d’origine algérienne se présente comme Kabyle et qu’une partie des individus identifiés comme Turcs ou Irakiens se révèle être Kurde.

L’importance que revêt la présence de la population étrangère à l’échelle globale de la cité mérite d’être questionnée à travers le prisme de l’action du centre social. S’appuyant sur une expérience de trente ans, les travailleurs sociaux prennent soin de ne pas rendre saillante la dimension ethnique du peuplement. Le refus catégorique d’encourager les particularismes, associé au respect affiché des origines de chacun a une conséquence intéressante. Ils agissent comme si l’origine étrangère de la population n’était pas une dimension pertinente à prendre en compte dans les relations qu’ils entretiennent avec les habitants tout en prenant acte dans leurs manières de faire de leurs spécificités. A travers l’affichage d’un égalitarisme républicain brandi comme une norme, le personnel du centre social se place dans un processus que Simmel (Grafmeyer & Joseph, 1990) qualifie de « non-rapport ». Sa mission consiste à valoriser les comportements conformes et à discréditer ceux qui ne le sont pas, attachés à une manière d’être, de parler, de se comporter alors présentés comme exemplaires de ce qu’il ne faut pas faire ou être.
Compte tenu du fait qu’une grande partie de la population est d’origine étrangère parfois récente, il est intéressant d’examiner les caractéristiques de ce rappel à la norme. Les travailleurs sociaux mettent en avant, avec force, le caractère égalitaire et laïc de leur action. Cependant, la dimension ethnique est présente dans la définition que livrent d’eux-mêmes les adolescents. Ils s’identifient volontiers comme Kabyle, Comorien ou Gitan. Les entretiens montrent que certains grands moments de la vie comme une naissance, un mariage, un décès sont l’occasion de l’émergence de mécanismes d’identification ethnique. Des jeunes avouent se définir avant tout comme Kabyle lorsqu’ils vont présenter leurs respects lors d’un décès survenu dans une famille gitane ou comorienne qu’ils connaissent ou lors d’un mariage, en soulignant avoir été les « seuls » invités. Mais ils soulignent également que « tout le monde se mélange » dans la mesure où « tout le monde est scolarisé ensemble ».

Après avoir présenté quelques caractéristiques socio-urbaines de la cité de la Castellane, la première partie de cet article sera consacrée à l’examen de l’action menée par le centre social à travers les moyens et les outils mis en œuvre pour tisser du lien avec la population. La seconde partie examinera l’idéologie sur laquelle se fonde son action pour montrer en troisième lieu, comment le travailleur social lorsqu’il est issu de l’immigration est érigé en notable. In fine, l’article tentera de montrer combien l’institution fait de l’indifférence aux différences (Rinaudo, 1998) des migrants une condition de leur intégration à la société française, ce qui peut être préjudiciable dans la mesure où une telle démarche réactive « la vision des immigrés en tant que groupes porteurs d’un projet collectif menaçant » (Poutignat & Streiff-Fenart, 1995).

Le centre social : construire une passerelle trans-identitaire entre habitants

Le quotidien des adolescents et des jeunes adultes de la cité est marqué par la domination d’une sociabilité de pairs qui fait du groupe un espace de socialisation juvénile de premier plan (Lepoutre, 1997). Le centre social de la cité s’est approprié le temps dont dispose au quotidien l’adolescent en lui proposant des activités lors de sa sortie de l’école et les jours où il n’y a pas classe. Des groupes de jeunes se pressent ainsi toute la semaine en soirée, les mercredis et pendant les vacances pour participer aux ateliers et séjours proposés.
A la Castellane, le centre social est bâti au cœur géographique de la cité. Les travailleurs sociaux soulignent qu’il constitue un espace particulier, une sorte de palier entre la partie haute de la cité édifiée sur les contreforts d’une colline et la partie basse située au niveau de l’autoroute le long du littoral marseillais. Lorsque le découpage de l’espace est évoqué avec les jeunes, une définition à caractère ethnique de la répartition des habitants dans l’espace est donnée. Ils identifient la partie le long du boulevard Barnier entre l’avenue H. Roure et la rue du Pescadou comme étant majoritairement habitée par les Comoriens. A leurs yeux la présence dans cet espace de mosquées où seuls les Comoriens vont, rend (selon eux) cette définition légitime. La rue H. Roure est considérée comme majoritairement habitée par des Kabyles. Les immeubles de la rue des bateliers et de la place des tisserands est signalée comme exclusivement peuplées de Gitans. L’immeuble de la Jougarelle est désigné comme « réservé » aux « Français » sous-entendu aux populations d’origine européenne.

Une telle description ne surprend pas la responsable du centre social. Elle y voit avant tout le signe d’une forte sociabilité juvénile caractérisée par l’existence de groupes de jeunes qui sont dans un processus de distinction les uns par rapport aux autres. Elle précise ainsi « qu’il y a les jeunes du bas et les jeunes des magasins ». Il s’ensuit immédiatement une référence aux missions du centre social qui consistent à proposer des activités destinées à tous. Ses propos témoignent d’une prise de conscience. Son équipe doit travailler en tenant compte de l’importance de la référence ethnique pour les habitants tout en faisant preuve de vigilance. Dans les faits, il y a bien une catégorie de jeunes, dont les parents sont originaires de Kabylie qui a investi le centre social. Au cours de l’enquête, il est possible de constater que le personnel est contraint de répondre aux rumeurs selon lesquelles les activités seraient réservées « aux jeunes du bas », socialement identifiés comme Kabyles. Parce qu’également un certain nombre de « jeunes du bas », Kabyles, travaillent au centre social, la directrice déploie une attention particulière à montrer que les recrutements saisonniers d’animateurs se font à l’échelle de toute la cité voire de toute la région marseillaise. La politique du centre social consiste à incarner en permanence la figure de l’équilibre. Son action est construite et pensée en ce sens.
Le fait que la population kabyle vivant à la Castellane soit majoritairement originaire de la même région de Bejaia en petite Kabylie, a permis aux habitants de préserver un mode de fonctionnement villageois. Il en émerge une cohésion identitaire entre jeunes qui se traduit par une adhésion collective aux activités du centre social qui peut prendre un caractère communautaire. En réponse, les travailleurs sociaux développent une action qui se veut fédératrice autour de la notion de quartier. La direction a choisi de mettre en avant le caractère républicain de sa mission tant elle a conscience de la faiblesse de sa marge de manœuvre. Les habitants sont mobilisés sans distinction comme bénévoles à l’occasion de grandes manifestations dont la visée est de promouvoir l’excellence du quartier par rapport au reste de la ville. Lors de la réalisation d’un cross sur le chantier de construction du complexe commercial Grand Littoral [3] ou pour l’organisation des fêtes de quartier, le centre social cherche à mobiliser des jeunes habitants de toutes origines.

A chaque occasion, un tee-shirt est créé. Frappé du logo du centre social, il est porté par les bénévoles pour célébrer l’événement à l’échelle du quartier. Il permet au centre social d’asseoir sa légitimité d’action et matérialise un lien trans-communautaire entre habitants autour de symboles communs.
Au centre social, la recherche d’un équilibre relationnel permanent entre les diverses populations « de toutes origines » et l’affichage par les travailleurs sociaux d’une « indifférence aux différences » présentée comme une référence autant républicaine qu’idéologique peut relever du paradoxe. L’enquête montre que l’action du centre social est tributaire du passage constant entre une idéologie républicaine et une gestion pragmatique de la diversité. Dans ce contexte, pour l’institution, l’indifférence aux différences se joue aussi dans le marquage de la différence.

A travers les activités d’animation, les actions culturelles et sportives, les animateurs n’ont de cesse de créer les conditions d’une rencontre avec la population en ayant comme critère premier l’origine des habitants, afin d’être au contact de tous, mais sans jamais le présenter comme une ligne présidant à leur action. Le centre social met en place des aires de jeux de boules afin de garder un contact avec les Gitans qui ne participent que très peu aux programmes et aux sorties proposées. Des rencontres régulières sont organisées avec l’association comorienne du quartier, ses leaders ayant développés leurs propres actions à usages exclusivement communautaires.

Le succès est manifeste car, rapporté à l’ensemble de la population, le centre social apparaît comme un centre de ressources très prisé et très fréquenté [4]. Du travail minutieux engagé par les travailleurs sociaux émerge une fragilité liée à la nécessaire cohésion de l’équipe autour de la rédaction d’un projet social et des missions qui y sont liées. Ce document a été rédigé avec l’aide d’un cabinet d’audit. Il est devenu le socle autour duquel s’organisent les activités. Un certain nombre de valeurs y sont identifiées comme devant servir de référence à toute action. Elles permettent au centre social de s’imposer comme médiateur institutionnel incontournable. Il se trouve en position de maître d’œuvre d’une série d’objectifs dont il définit les prérogatives.

Imposer le respect de la règle et favoriser la diffusion de la norme : bâtir des références communes à tous les habitants

Le centre social de la Castellane est présenté par les animateurs qui y travaillent comme un lieu où tous les habitants peuvent venir et exprimer une demande ou un besoin. Pour pouvoir garantir ce libre accès, des règles communes de fonctionnement sont mises en avant. Le personnel du centre social les énonce avec parfois une bonne dose d’humour. Arriver à l’heure, être revêtu d’une tenue « correcte », ne pas maltraiter le mobilier, ne pas fumer dans un espace public, attendre son tour lors d’une permanence sociale, respecter la contrainte de certaines procédures administratives, être respectueux du personnel et des autres usagers sont autant d’axes de travail avoués par les responsables du centre social. Isabelle Astier (1991) rapporte fort justement que derrière l’action des travailleurs sociaux se profile l’enjeu beaucoup plus vaste des normes qui fondent le vivre-ensemble de la société.

Lors des entretiens, les travailleurs sociaux soulignent que le moyen de garantir à tous l’accès du centre social consiste à donner des repères institutionnels aux habitants. Au fil de l’enquête, leurs actions sont apparues comme susceptibles d’infléchir les conduites. Les règles de fonctionnement constituent un cadre où la législation réglementant l’action sociale est systématiquement appliquée. La direction se refuse à choisir ses fournisseurs parmi les commerçants kabyles de la cité, certains réseaux d’approvisionnement n’étant pas toujours très identifiables et surtout ethniquement marqués. Lorsqu’une des animatrices autorise, au cours d’une fête de quartier, une dame de la cité à vendre pour son propre compte des pâtisseries sur un stand qui fait la promotion des actions du centre social, elle est sanctionnée et la directrice-adjointe fait en sorte que la décision se sache en s’appuyant sur le fonctionnement relationnel de la cité.

Les relations entre le centre social et la population ne sont pas simples à réglementer. Les travailleurs sociaux ont bien compris que le centre social ne peut rester étranger au fonctionnement de la cité. Une attitude trop rigide le conduit dans le meilleur des cas à un isolement préjudiciable et dans le pire au conflit avec une partie de la population. Les travailleurs sociaux souhaitent fidéliser les habitants sans impliquer le centre social dans des tractations d’ordre privé. Ils ont conscience que s’ils s’engagent dans des relations qui tendent à favoriser une partie des habitants plutôt qu’une autre et dont la dimension ethnique n’est pas à négliger, leurs actions seront discréditées. La direction fait alors le choix de préserver une ligne de conduite au centre de laquelle la loi est une référence essentielle. Le souci quotidien des animateurs est de faire comprendre aux habitants que la tractation demeure possible mais qu’elle ne doit pas compromettre la mission du centre social qui est de fédérer les habitants autour de règles de vie communes.

Afin de garder le contact avec la population et d’agir sur les conduites des habitants, le centre social valorise quatre principes d’action.
Il se définit d’abord comme le maître d’œuvre d’un apprentissage qui passe par la participation des habitants aux activités proposées (Donzelot, 1996 : 97-98).
Un extrait d’entretien réalisé auprès de la directrice adjointe du centre social montre que l’investissement volontaire des habitants constitue le préalable aux initiatives des travailleurs sociaux :

Que penses-tu de la participation des habitants aux activités que vous proposez ?
Je pense qu’il y a pas mal d’habitants qui participent aux activités, soit en tant qu’usager, ou en tant que bénévole. Je participe à la vie du centre, je fais des propositions. Je pense qu’on y est bien arrivé, c’est le rôle d’un centre social de faire ça, c’est le minimum qu’on puisse obtenir d’un projet de Centre Social. On propose des activités auxquelles les gens ont envie de participer mais en plus ces gens participent aussi à la vie du centre et ce genre de choses.
Quand tu dis "On y est bien arrivé" qu’est ce que ça veut dire ?
Oui, ça fait partie des objectifs des projets sociaux et cette participation-là peut se modifier au fil des années. Il y a toujours des habitants qui viennent dans un Centre Social et il faut réfléchir à comment on les occupe et comment ils participent de façon plus responsable, de façon plus globale.
De façon plus responsable ?
C’est peut-être pas trop le terme. Quand je travaillais sur l’Université du Citoyen, je me suis rendue compte que le travail qu’on avait à faire dans un centre social c’était de passer de “mon fils, son cartable et son crayon”, à “l’enseignement ou l’école dans ses relations avec un quartier” et c’est très difficile. Quand je dis responsable c’est un peu ça ! C’est que les gens gèrent leur vie au quotidien comme ils l’entendent et après l’idée c’est de faire un travail sur du collectif et pour moi responsable c’est ça : de voir comment collectivement je peux parler des conditions de vie sur un quartier, de ce qu’on aimerait faire avec l’école.
(Sabine, responsable du centre social)

L’usage des termes « plus responsable  » est intéressant à souligner car il montre que l’individu à la Castellane est considéré comme privilégiant ce que Norbert Elias (1991) appelle « l’identité individualisante du je ». La population est considérée comme difficile à mobiliser autour d’un projet commun même lorsqu’elle s’associe aux activités promues par l’institution. Le centre social symbolise la norme que l’individu doit respecter et les règles d’usage revêtent un caractère d’exemplarité.
Inciter les habitants à s’impliquer dans les actions conduites par les travailleurs sociaux consiste à les mobiliser autour de la valorisation de la norme défendue par l’institution. Les individus qui pourraient être déviants sont mis en position de prendre conscience qu’une autre attitude est plus appropriée lorsqu’il s’agit d’entrer en contact avec les services publics.
Dans ce contexte, inviter la population de la cité à faire preuve de plus de civilité constitue le second axe de travail du personnel du centre social.
Les travailleurs sociaux énoncent systématiquement les règles devant présider au comportement des individus lorsqu’ils se trouvent au centre social. Leur volonté est de promouvoir un espace susceptible d’accueillir l’ensemble des habitants quel qu’en soit le sexe, l’âge ou l’origine. Les discussions engagées avec les travailleurs sociaux montrent qu’ils considèrent leur action comme pédagogique. Elle doit faire figure d’exemple.

Quand tu arrives dans un centre social, il y a une file d’attente comme à la sécu, comme à la CAF, comme au supermarché. C’est pas parce que tu t’adresses à un centre social que tu fais le tour par derrière, que tu ne respectes pas les gens qui sont arrivés avant toi, que tu ne dis pas bonjour, que tu ne dis pas au revoir, que tu écrases ton mégot par terre et tu jettes des papiers par terre.
(Sabine, responsable du centre social)

En diffusant des normes de civilité, le centre social véhicule des valeurs afin de les rendre communes au plus grand nombre. La démarche est répétitive. Elle permet de poser un cadre à la relation entre agents institutionnels et population. Les travailleurs sociaux souhaitent, à travers une telle entreprise, provoquer un changement dans les conduites des habitants. Au cours de l’enquête, la direction du centre social envisage la rénovation des locaux comme un outil au service d’une modification des comportements. Des salles d’activités embellies, rénovées, avec une organisation de l’espace plus aérée, faisant entrer la lumière et laissant une place à la modulation de l’espace intérieur, participent à la modification de la manière dont le lieu est pris en compte par la population.

L’observation assidue des soirées, alors qu’une centaine de jeunes se succèdent autour des activités du foyer, permet de déceler derrière le travail des animateurs, qui relève parfois de l’obstination, une véritable volonté de socialisation confirmée par les propos de la directrice adjointe du centre social :

Donner l’habitude à des enfants de dire bonjour, c’est leur donner l’habitude d’être accueillis d’une façon agréable et leur donner envie de dire bonjour à quelqu’un quand ils le croisent quelque part.
(Sabine, responsable du centre social)

Il est possible de constater que les jeunes apportent à leur manière une réponse à la civilité dont les animateurs assurent la promotion. Systématiquement, ils répliquent au tonitruant « bonjour » lancé par le personnel, par un signe, un sourire voire un rire. Le centre social devient un espace où chacun se doit d’être à son avantage. L’institution devient une scène où les habitants de la cité sont en représentation (Goffman, 1983). Venir au centre social en étant mal habillé revient à s’exposer à des critiques qui peuvent conduire à la raillerie. Tous les soirs, le florilège des vêtements de marque portés par les adolescents constitue un véritable défilé de bonnes intentions. Certains rentrent chez eux après l’école pour se changer afin d’être aux normes vestimentaires qui ont cours au centre social. Les animateurs entérinent le fait de bien se vêtir comme symbole d’excellence. Cette référence est particulièrement bien reçue car elle renvoie à l’honneur célébré par la culture de rue. L’aura particulière de l’animateur responsable du foyer contraint les jeunes à ne pas perdre la face en sa présence. La mise en valeur de soi par l’attitude vestimentaire relève aussi de la quête d’une reconnaissance sociale. L’adhésion des adolescents et des jeunes adultes aux symboles de la mode montre qu’ils célèbrent les critères de normalité qu’ils véhiculent. Il est intéressant de noter que le centre social en a fait un outil au service de sa propre politique.

Agir sur le lien social constitue le troisième axe de travail pour les animateurs à la Castellane. La direction se présente comme le garant du lien social qui unit les habitants entre eux mais également au reste de la population marseillaise. L’objectif est de transcender les liens communautaires qui fédèrent par ailleurs la population de la cité. L’importance prise par le thème du lien social au cours de la dernière décennie dans le discours des travailleurs sociaux est notable. Elle est le reflet d’une lecture déliquescente des rapports sociaux en milieu urbain. Françoise Lorcerie (1995) souligne que l’enjeu est de préserver l’existence « d’un espace qui égaliserait les poids symboliques du fort et du faible dans les relations sociales tout en faisant en sorte que l’Etat par l’encadrement institutionnel qu’il prodigue, soit présenté comme le seul garant de son fonctionnement ».

Le centre social apparaît comme le garant de cet équilibre. Les travailleurs sociaux à la Castellane manifestent une volonté d’éviter le conflit et de prévenir ses éventuelles aggravations lorsqu’il devient inéluctable. Derrière une telle présence institutionnelle se trouve l’engagement de l’Etat à pacifier les relations sociales. Pour agir, le centre social assure la promotion sociale d’“alliés”, véritables relais à son action. La direction du centre social les présente comme des « jeunes adhérents ou membres d’associations représentatives de culture ou de génération différente  » et dont la principale qualité est « de dialoguer plus facilement avec certains jeunes, et donc à même de les inscrire dans un processus de socialisation (...) ».
Les “alliés”, en prenant appui sur le système relationnel de la cité, facilitent et crédibilisent l’action du centre social. La dimension ethnique de ce système a son importance. Les travailleurs sociaux privilégient une technique qui favorise le compromis. Elle fonctionne sous la forme du don et du contre-don : à l’adhésion au système d’encadrement, il est donné aux “habitants-alliés”, la possibilité d’être à l’initiative d’activités et d’en tirer du prestige. Dans ce contexte, la direction veille à être connectée à toutes les communautés. Si cette volonté constitue une entorse faite à l’idéologie républicaine affichée, la démarche a in fine pour objet de la servir même s’il est parfois difficile de recruter des “alliés” parmi la population gitane.

Le centre social et ses zones d’activités constituent, d’un commun accord, des espaces où il est possible de neutraliser les comportements. Au moment de l’enquête, les acteurs institutionnels engagés dans le dispositif politique de la ville à Marseille reconnaissent qu’une « méthode centre social de la Castellane » existe incontestablement. Elle repose sur la particularité d’un savoir-faire permettant l’implication de la population. Les missions du centre social montrent que les adolescents se retrouvent au cœur d’un enjeu de socialisation. Devenus adultes, ils symboliseront le succès ou l’échec des actions lancées quelques années plus tôt.
La dernière caractéristique grâce à laquelle le centre social de la Castellane met en place son action repose sur la personnalité de certains membres de l’équipe de travailleurs sociaux. Trois d’entre eux se sont progressivement construit une position de notable grâce à leur connaissance du fonctionnement relationnel et parfois communautaire de la cité.

Travail social et notabilité : s’identifier comme repère

La manière dont le centre social entre en contact avec la population de la cité permet l’émergence d’une forme de notabilité à caractère institutionnel. Chaque animateur est responsable d’un secteur d’intervention et se ménage un contact privilégié avec la population. La caractéristique de la position de notable dont jouissent les travailleurs sociaux est liée à l’aide qu’ils dispensent. Leur démarche se présente comme polie par la réflexion et se veut irréprochable (Mauger, 2001). Ils se révèlent être des “passeurs” dans un contexte de grande précarité. Ils offrent aux habitants l’opportunité de maîtriser les contraintes subies au quotidien, n’hésitant pas à passer des soirées à écouter et à discuter. En retour, la population leur confère un statut social qui correspond au rôle joué par l’institution dans la vie quotidienne du quartier. Il leur est attribué une position d’interlocuteur incontournable et une capacité démesurée de résolution des conflits en raison de leur identification au pouvoir institutionnel. La position de notable de certains animateurs prend une dimension supplémentaire lorsqu’elle renvoie au parcours personnel du travailleur social d’origine étrangère et issu des quartiers défavorisés. Dans leur action se trouvent imbriquées des prérogatives institutionnelles, une connaissance des fonctionnements communautaires et une expérience intime de la culture de rue. En devenant travailleur social, l’habitant met sa connaissance du cadre relationnel de la cité au service de l’institution. Parce qu’il est originaire de la cité, son action lui permet d’être socialement reconnu. Leur présence au sein de l’équipe du centre social est un gage de réussite. Ainsi, le personnage dont l’action est la plus intéressante à analyser est sans doute celui de Farid, l’animateur responsable « du secteur jeune ». Originaire de la cité, il dispose d’une reconnaissance sociale très importante et fait figure d’autorité morale auprès de la population. Farid ne parle jamais de son origine kabyle. Elle est au contraire minorée. C’est la notion de réussite qui est placée au cœur de son discours afin de faire écho à l’attrait que représente, auprès de certains jeunes adultes des grands ensembles, la figure emblématique du succès. Son comportement doit servir de modèle. Au sein de la cité, sa popularité révèle une forme de notabilité. Beaucoup d’habitants considèrent qu’il est un exemple pour leurs enfants et sa notoriété est exploitée par les médias.

S’il manifeste un refus, voire un agacement à se voir conférer une position dominante qui est d’ordinaire dévolue aux notables, il agit en prenant soin de mettre en œuvre des valeurs d’excellence et d’exemplarité. L’honneur et la droiture trouvent toute leur place dans son comportement au contact avec les jeunes de la cité.

C’est quelqu’un de foncièrement juste et droit, qui sait qu’il a une personnalité et un rôle qui est opportun et qui lui confère un certain poids au niveau des jeunes et des parents et il l’a toujours fait avec beaucoup de décence. Il n’a jamais utilisé ça pour se faire briller ou pour exister plus que ça où que ce soit. C’est aussi quelque chose qu’il a compris au quotidien. Il est rentré au centre social, il avait 18 ans ou 20 ans, 13 ans après il y est encore. Il a gravi les échelons en passant par le TUC par le contrat de qualif. Je pense qu’il sait ce que c’est, ce n’est pas un parvenu, il a construit petit à petit son chemin. Il a une reconnaissance des gens et du coup les gens lui renvoient la même et il sait du coup qu’il n’en abuse pas.
(Sabine, directrice adjointe du centre social)

La mission qui lui est dévolue s’appuie sur ses capacités à être proche des habitants. Il s’exprime en utilisant le langage de la culture de rue. Le caractère très imagé des propos qu’il tient conduit à une prise de conscience immédiate de ce qu’il veut signifier. Une série de scènes permettent d’observer le processus qui le conduit à transmettre des principes ou des règles de civilité aux adolescents en utilisant les mêmes références qu’eux.
Lorsqu’un soir un adolescent vient le voir pour lui signifier non sans fierté qu’il arrête d’aller au collège, Farid engage une conversation dans laquelle la technique de la dérision prend toute sa place. Il lui signifie tout d’abord qu’il a raison de ne pas s’embarrasser de contraintes et qu’il est sans doute justifié qu’il avance que les « profs » sont tous des « connards » : « Tu as raison l’école, c’est mort, c’est mieux le quartier ». Le jeune garçon prend d’abord son discours au premier degré et surenchérit. Farid l’écoute et lui demande ce qu’il compte faire. À la réponse qui lui est donnée, il réagit très calmement par un « c’est bien tu as raison, c’est bien ». Puis il déclenche son argumentaire, il conduit l’adolescent dans la salle du foyer dont les fenêtres donnent sur la place de la cité. Il lui indique un des piliers qui soutient la galerie marchande, puis lance à l’adolescent « c’est bien alors, tu le vois ce pilier, tu le vois ? Bien, bien ! Alors, il est libre, va le prendre, c’était celui de Y, il vient de rentrer aux Baumettes [5] donc c’est pas grave si tu le prends ! ». L’échange se passe devant d’autres jeunes de la cité, ce qui a pour conséquence de mettre l’adolescent à l’origine de la conversation très mal à l’aise.

Les jeunes qui fréquentent régulièrement le centre social cherchent à être à leur avantage en présence de Farid. Ils reconnaissent son parcours comme une réussite et ils mesurent quotidiennement l’écho de ses actes dans le quartier. En conséquence, son approbation n’a pas de prix. Perdre la face devant lui conduit souvent à se couper de l’univers relationnel qui gravite autour du centre social. Comment y revenir la tête haute si la réprobation de Farid vient sanctionner un de leurs comportements ? Les conséquences peuvent être importantes en termes de relations sociales dans la cité.

Farid jouit d’une position centrale dans l’organisation des missions du centre social. Il est considéré comme susceptible de prévenir les conflits. Il dispose d’informations que nul autre ne peut obtenir. Sa place au sein de l’équipe constitue la clé de voûte des relations avec les jeunes de la cité. La responsabilité des séjours de vacances impliquant des adolescents lui incombe. Lorsqu’une proposition d’emploi remet en question sa présence au centre social, le conseil d’administration et la direction mettent tout en œuvre pour qu’il continue à travailler à la cité.

C’est vrai qu’ils ont tout fait pour ne pas qu’il parte parce que quelque part sur la gestion des jeunes et des adultes, c’est quelqu’un qui a un rôle de médiateur, de régulateur, qui est considérable. A l’époque c’était une énorme perte de ne plus l’avoir, pour pouvoir prendre les bonnes décisions, pour sentir ce qui se passe à l’extérieur, à l’époque il passait 80 % de son temps dehors dans la rue à discuter avec les jeunes. Ça a l’air très con de dire on paie quelqu’un pour qu’il discute avec les jeunes mais non, au contraire, c’est ce qui donne la température et les informations sur comment fonctionne le quartier, sur ce qu’il faut faire, ne pas faire, sur ce qu’il ne faudrait surtout pas faire et ça c’est considérable dans une équipe. Il a le côté où on ne connaît jamais ses sources mais quand il dit quelque chose, on sait qu’il faut le prendre en compte parce qu’on sait qu’il a croisé, recroisé plein d’informations qui font que son avis est le bon.
(Sabine, directrice adjointe du centre social)

La mise en avant d’un personnage comme celui de Farid permet aux centres sociaux de travailler au dépassement des particularismes identitaires. La qualité professionnelle des animateurs joue un rôle central dans ce processus. Ils ont réussi à associer la promotion d’une culture commune et de la défense de la norme tout en mettant en œuvre des qualités humaines qui contribuent à donner l’image d’une cité dont le cadre de vie a évolué.

La réalité montre que les populations les plus défavorisées voient se multiplier les prises en compte particulières de leurs difficultés. L’analyse de Françoise Lorcerie (1995) peut être reprise et recentrée autour du centre social de la Castellane qui, par son action, essaie en quelque sorte « d’habiliter les habitants des quartiers populaires comme partenaires permanents des services publics ». Le centre social, à travers ses activités, bâtit des espaces d’apprentissage de nouveaux rôles d’où la référence ethnique est soigneusement évitée. Il développe une action qui a pour but de former les habitants à adhérer aux principes de la citoyenneté puis agit pour « la pérennisation de la formation du citoyen » (Lorcerie, 1995).
L’émergence d’une notabilité liée au travail social est au cœur du processus. S’appuyant sur son crédit social le propre du notable est d’inspirer de la confiance afin de présenter un mode de comportement attractif. Plaider pour l’effacement de la référence ethnique, a fortiori si les travailleurs sociaux sont d’origine étrangère, permet de ne pas donner prise aux réflexes communautaristes qui pourraient confisquer l’action institutionnelle. Au fil des ans, le centre social de la Castellane est devenu un outil exemplaire permettant d’infléchir les conduites. Les activités proposées aux habitants constituent un terrain propice à une entreprise de requalification des comportements.

Conclusion : entre indifférence et différence : l’étranger au cœur de la relation institution-habitant à la Castellane

À la Castellane, plusieurs éléments conduisent à “indifférencier” la présence des populations issues des vagues d’immigrations successives.
Le premier est lié à la pauvreté de la ville de Marseille qui est essentiellement composée de classes populaires. En 2001, le revenu moyen à Marseille est de 13 290€ [6] alors que son évaluation à l’échelle de la France métropolitaine est de 15 538€. Il est dans la cité phocéenne près de 17% inférieur à la moyenne nationale. Le taux d’activité [7] est de 42.2%, ce qui reste très inférieur à celui des principales villes de France. Pour une ville qui se caractérise par la diversité des origines de ses habitants, il est plus facile de se fondre lorsque les difficultés sont partagées par une grande partie de la population.
En second lieu, Marseille est une ville historiquement ouvrière. Elle dispose d’une tradition associative dont les fondements reposent sur la volonté de résoudre la question sociale touchant les travailleurs (Durand, 1996 : 40). Ses fondements sont ceux de l’accueil du monde ouvrier dont l’objet, à l’origine, est son intégration à la société (Durand, 1996 : 88). L’action du centre social de la Castellane s’inscrit dans cette tradition d’émancipation collective. L’indifférence aux différences des migrants devient une condition de leur intégration à la société française. La nouvelle génération de professionnels du social, formés dans un va-et-vient entre le terrain et l’Université (Ion, 1991), qu’incarne à la Castellane la responsable du centre social, permet de renouveler ces formes d’action qui privilégient désormais une logique de réseau à une logique d’appareil. Un système d’organisation est développé sur les bases du modèle entrepreneurial, faisant fi du clientélisme ethnique et privilégiant l’expertise de chacun. Le travail en équipe devient un impératif afin de prouver l’utilité du travail social à travers des actions concrètes. L’enjeu de toute l’entreprise se construit autour de la notion de compétence (Ion, 1991). La rigueur est une priorité, toute implication autre que professionnelle dans la gestion du quotidien des habitants est proscrite. L’insertion sociale des habitants est privilégiée à l’insertion des étrangers. Elle devient un objectif fédérateur auquel la population est conviée à s’associer.
Enfin, des actions menées par le centre social pour être et demeurer au contact des habitants, il émerge une transformation de la relation d’assistance mais également un paradoxe.
A la Castellane, la relation entre travailleurs sociaux et habitants gravite autour de l’idée selon laquelle le centre social doit remplir au contact des jeunes un rôle “socialisateur”. Dans le contexte où les habitants de la cité sont majoritairement issus d’origines diverses, l’action des travailleurs sociaux se fonde sur un paradoxe : la nécessité de préserver un contact avec les populations de toutes origines se pratique en parallèle de l’affichage d’une indifférence aux différences.
Le fond idéologique revendiqué comme républicain, présenté comme le moteur de l’action des travailleurs sociaux est confronté, pour exister, à la nécessité d’une prise en charge sociale pragmatique des habitants. Le cœur de l’action du centre social s’inscrit dans ce domaine.
Les jeunes descendants des populations migrantes sont priés de laisser leurs particularismes identitaires en dehors des murs du centre social, mais les travailleurs sociaux n’hésitent pas à célébrer leurs différences pour mieux les fédérer autour de leurs actions.
L’action du centre social s’inscrit à la Castellane dans une relation ambiguë entre indifférence et différence. Cette ambiguïté est entretenue par l’arrivée d’une nouvelle génération de professionnels du social, dont les parents sont d’origine étrangère, qui ont eux-mêmes éprouvés les valeurs du modèle républicain où l’égalitarisme est érigé en valeur absolue, peu importe les moyens mis en œuvre pour arriver à leurs fins. La réalité de cette situation comporte néanmoins un risque : celui de faire émerger des attentes identitaires de la prise en charge sociale et de pousser des populations à s’identifier à partir de critères ethniques qu’elles n’avaient pas l’intention de revendiquer.

add_to_photos Notes

[1La cité a expérimenté tous les dispositifs, des mesures HVS aux actuels périmètres GPV et Zones Franches.

[2Cette enquête est tirée de ma thèse soutenue à l’EHESS, en décembre 2001 qui s’intitule « Normes et déviances dans l’espace urbain marseillais. Etude du mode de désignation des déviants à la cité de la Castellane ».

[3En février 1994, un grand Projet Urbain (GPU), imaginé par le conseil interministériel à la ville est lancé dans le voisinage de la cité. Son objectif est d’enrayer le processus de dévalorisation du territoire où il est implanté et de renouveler le paysage immobilier de la zone en permettant la création du complexe commercial Grand Littoral qui surplombe désormais la baie de l’Estaque.

[4Information tirée d’une enquête de satisfaction réalisée par le centre social au moment de la rédaction du projet social. Cette information paraît fiable dans la mesure où l’enquête a été réalisée lors des permanences sociales où se rend la quasi totalité des familles de la cité.

[5L’expression « Les Baumettes » est couramment utilisée par les habitants de la cité pour parler de la prison de Marseille.

[6Données AGAM, agence d’urbanisme de Marseille, à partir du traitement du recensement INSEE de 1999.

[7Il s’agit du rapport entre le nombre d’actif - actifs occupés et chômeurs - et la population totale correspondante.

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Pour citer cet article :

Nadine Roudil, 2007. « De l’indifférence à la différence : la relation entre le centre social de la Castellane et la population d’origine étrangère dans les quartiers nord de Marseille ». ethnographiques.org, Numéro 12 - février 2007 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Roudil - consulté le 29.03.2024)
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