ROSSI Ilario (dir.), 2007, Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic

ROSSI Ilario (dir.), 2007, Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic, Monts, Aux lieux d’être.

Le projet de cet ouvrage est né du colloque intitulé « Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic : savoirs, pratiques, techniques » organisé à Ascona (Suisse) en 2005 par l’association AMADES (Anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé, Aix en Provence), avec le soutien d’institutions universitaires et de recherche comme l’Université de Lausanne et l’Institut de recherche pour le développement (IRD, France). Les auteurs sont dans une grande majorité des anthropologues ou sociologues de la santé et des médecins (sur les vingt-deux auteurs, on compte aussi deux philosophes), rattachés à des institutions françaises, suisses et canadiennes. Le livre, publié dans la collection Sous prétexte de médecines chez Aux lieux d’être, s’inscrit dans le domaine de l’anthropologie médicale, et plus précisément d’une anthropologie de la prévision de la maladie. C’est là l’une des particularités et originalités de ce livre dont le sous-titre et l’introduction de I. Rossi insistent sur la nécessité de comparer les modes de prévision en précisant les deux axes de la comparaison : la divination et le pronostic médical.

L’ouvrage est organisé en quatre parties. Les trois textes rassemblés dans la première partie, intitulée « Divination et croyance », développent des problématiques et des échelles d’analyse assez différentes. Le sociologue F. Panese se situe à l’échelle des représentations du monde et centre son analyse sur les dispositifs techniques de pratiques divinatoires déjà bien documentées en évoquant leur parenté avec les pratiques de laboratoire — malheureusement sans développer ces dernières. M. Teixeira raisonne à l’échelle de la société manjak de Guinée-Bissau et nous livre son analyse d’une technique de divination largement pratiquée en Afrique de l’Ouest, l’interrogatoire du mort. Enfin, M. A. Berthod, renversant la perspective habituelle se centre, lui, sur l’incertitude vécue par les acteurs de la divination, des « voyants » de Suisse romande auprès desquels il a travaillé. La lecture de ces textes initiaux invite à s’interroger sur l’usage du terme « croyance » : était-il nécessaire de faire apparaître cette notion dans le titre de la première partie, qui plus est au singulier et associé d’emblée à la seule divination ? Dans son introduction, I. Rossi, après avoir suggéré en quoi les pratiques de la divination rejoignent le pronostic médical et les biotechnologies, constate le lien entre « croyances archaïques et savoirs modernes » (p. 22). Or on sait combien le terme « croyance » est inapproprié lorsqu’il renvoie à d’autres systèmes de représentation (pour ne pas dire à d’autres systèmes religieux) que ceux du tronc abrahamique. A l’opposé, on pourrait ajouter que nombre de croyances parcourent le milieu biomédical et mériteraient d’être identifiées.

Dans la seconde partie, intitulée « Prévoir et prédire avec la science », R. Massé tente une comparaison entre la divination (au sens d’une « lecture de signes ») et l’épidémiologie prédictive. Il revient sur la place centrale occupée par les modèles de prédiction des « comportements à risque », modèles qui responsabilisent les seuls individus et oublient de prendre en compte l’environnement physique, social et politique dans l’émergence des facteurs de risque (ex. : le cancer du poumon et le tabagisme). Massé se penche aussi sur le « modèle des croyances relatives à la santé » (Health Belief Model) faisant référence aux modèles issus de la psychologie sociale. Cet exercice comparatif l’amène finalement à avancer certaines pistes de recherche à l’attention des anthropologues travaillant sur la divination. De leur côté, les textes d’A.-M. Moulin et de C. Deukewer remettent en perspective la portée des notions de « prévention », de « précaution » et de « prédiction », et le sens de leur interprétation. Les différents savoirs qui s’y rapportent renvoient la médecine à la complexité sociale et culturelle qui les a forgés. A cet égard, le lecteur regrettera que les savoirs associés aux systèmes divinatoires n’aient pas été abordés de la même façon, sous un angle à la fois historique et épistémologique.

La troisième partie, intitulée « Gérer le probable », nous livre les résultats de recherches de terrain récentes et relatives à des pathologies spécifiques. J. Collin étudie la relation entre prévention et médicaments. A. Sarradon-Eck montre que la singularité clinique et la transformation d’un risque (l’hypertension artérielle) en une pathologie conforte le médecin dans un rôle centré sur la guérison et non sur la prévention. A propos de l’autisme dans un contexte migratoire, J. Sakoyan expose les prévisions tant des mères d’origine comorienne que des soignants. C. Perrey explore la spécificité de l’épidémiologie génétique appliquée aux maladies infectieuses, ses possibilités de prédiction, les raisons de son succès ainsi que son articulation avec la santé publique. B. Champaloux aborde le discours savant (allergologique) et le discours profane autour de la prévision de l’évolution des manifestations allergiques chez un individu et les représentations sociales qui font passer par l’allergie un discours sur la société.

Dans « Prédire en actes », quatrième partie du livre, trois textes abordent plus spécifiquement les diagnostics dans le domaine de l’oncologie. S. Fainzang montre clairement que dans le contexte légal actuel, diagnostic et pronostic continuent de se confondre ; P. Bourret et C. Julian-Reynier évoquent la complexité et les incertitudes de la communication des risques génétiques de cancer ; C. Gallo et F. Kaech tentent de donner à voir la gestion individuelle du probable à travers la médecine prédictive et le cancer du sein héréditaire. E. Gagnon et H. Marche présentent l’idéal-type du modèle d’accompagnement du cancer. Enfin G. Bernegger et R. Malacrida proposent les regards croisés du médecin et du philosophe sur la méthode pronostique utilisée dans les Soins intensifs, ses points de force et ses limites ainsi que ses implications dans la pratique thérapeutique, dans la relation au malade et à sa famille.

Finalement, J. Benoist centre sa conclusion sur les conceptions du temps et de la gestion des incertitudes de l’avenir associées à la pratique de la divination et à celle de la médecine. A propos de la divination, il rappelle fort justement que « le devin est mobile dans le temps » : il sait « visiter le temps » (p. 326) et faire disparaître le hasard, source de désorientation et d’angoisse, il sait surtout déterminer la cause des problèmes présentés par les consultants, et mettre en œuvre des techniques et des savoirs pour circonscrire le malheur qui frappe une personne ou une collectivité et donner la prescription idoine. La parole du devin apparaît donc rassurante, à la différence de la parole de la médecine prédictive. J. Benoist insiste sur la rupture fondamentale entre « la temporalité de la science et la temporalité vécue » (p. 329). Et il émet finalement le souhait d’un débat « sur la rupture épistémologique qui sépare l’approche du temps par la science médicale issue de l’épidémiologie et celle de la « pensée commune » à laquelle participe pour une bonne part la médecine clinique » (p. 332).

En interrogeant la médecine dans sa relation avec le temps — et plus particulièrement avec l’une de ses modalités, l’avenir — ce livre nous en dit plus sur notre propre société occidentale que sur les systèmes divinatoires et thérapeutiques d’autres sociétés. Le principal apport du livre est de mettre en évidence notre souci de l’avenir et notre valorisation de l’anticipation, lesquels caractérisent la « société du risque » où le risque devient la mesure directe de nos actions. Le concept de science suppose effectivement une conception du temps linéaire (un temps messianique tourné vers le futur) liée aux notions d’évolution, de causalité et de prédiction. Néanmoins, il aurait pu être intéressant d’ajouter à la dimension temporelle la dimension spatiale. En effet, l’un des fondements des systèmes divinatoires, africains notamment, est la co-existence (supposée) d’un monde-autre — « l’invisible » — et du monde-ci. Dès lors une question s’impose : la divination occidentale ou « voyance » (qui co-existe avec la science médicale) suppose-t-elle la même conception du temps, de l’espace et de la personne humaine que les systèmes divinatoires chinois ou africains par exemple ? Sans répondre explicitement à cette question, l’ouvrage édité par I. Rossi livre un témoignage important des rencontres, échanges et réflexions existant aujourd’hui entre anthropologues et médecins, et plus généralement entre sciences humaines et sciences de la vie. L’ouverture d’un tel débat est certainement l’un des vœux pieux d’AMADES, soucieuse d’une anthropologie « appliquée » à la santé et au développement sanitaire, dont la perspective innovante nous permet de progresser à la fois dans la compréhension des conduites populaires de soins, dans l’analyse des pratiques professionnelles et des interactions entre les soignants et les soignés ainsi que dans l’étude des logiques des actions et des politiques de santé.

Pour citer cet article :

Véronique Duchesne, 2007. « ROSSI Ilario (dir.), 2007, Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Veronique-Duchesne - consulté le 28.03.2024)
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