Quand le bruit prend corps : une expérience subjective entre chaos mythique et élaboration symbolique

Résumé

Ce texte développe une approche psychodynamique du bruit et du son, notamment à partir des œuvres de Freud, Anzieu et Bion. Dans un premier temps, l’auteur nous rappelle que le bruit, comme expérience psychique, pose une question de limites entre dedans et dehors, ou encore entre le « moi » et le monde. Dans un deuxième temps, il s’agira de penser le bruit dans sa dimension involontaire, indéchiffrable, voire traumatique. En ce sens, le bruit se situe aux limites d’un impensable chaos. Dans une troisième partie, nous aborderons le bruit comme l’environnement familier du bébé ; alors le bruit est à la fois subi, entendu et mémorisé, répété, produit. Les bruits constituent un espace transitionnel entre les premiers jeux et l’entrée dans le langage. La dernière partie insistera sur les liens entre expériences sonores et représentations du corps sexuel.

Abstract

This article develops a psychodynamic approach to noise and sound, essentially based on the works of Freud, Anzieu and Bion. In the first part, the author reminds us that noise as psychic experience raises questions about the limits between inside and outside, between the « self » and the world. In a second part, he examines noise in its involontary, incomprehensible, even traumatic dimensions - noise at the limits of an unthinkable chaos. In the third part, he explores noise as a familiar environment of a baby’s experience when it is not only heard and imposed, but also memorised, repeated and produced. In fact, noise can be a transitional phenomenon between archaïc playing and elementary speaking. The last section will focus on the connections between aural experiences and representations of the sexual body.

Sommaire

Table des matières

Introduction : du bruit à la « noise »

Notre réflexion vise à cerner le bruit dans une dimension psychodynamique : qu’en est-il du bruit et de ses destins psychiques ? Le bruit renvoie à ce qu’éprouve un sujet dans sa relation au monde et à l’espace, aux corps et aux autres. Notons d’emblée, en ce sens, qu’une des particularités majeures du bruit réside dans sa capacité à franchir les limites : ainsi, comme le suggère Michel Serres, « il n’y a pas de mur étanche au bruit. Il y a des murs étanches au regard ou à la lumière, il y a des boîtes d’ombre, nul n’a trouvé de lieux silencieux... » (Serres, 1982 : 107) La dynamique propre du bruit semble impliquer cette logique du franchissement des espaces. Si la possibilité d’un silence absolu n’était qu’un fantasme, le bruit pourrait alors paraître omniprésent, comme un bruit de fond continuel : le bruit serait en quelque sorte un fond sonore auquel nul ne pourrait se soustraire. La présence d’un bruit semble effectivement indissociable d’une « effraction » de l’ouïe, d’un « envahissement » qui se joue entre un phénomène sonore et l’expérience subjective que celui-ci occasionne : cette dimension traduit elle-même la qualité de l’atmosphère et des relations vécues par le sujet. Ainsi, un lieu sera dit « bruyant » si un sujet ne parvient plus à se protéger des stimuli externes. En ce sens, la définition du bruit proposée par le Littré souligne deux points fondamentaux.

D’une part, le Littré définit la caractéristique essentielle du bruit comme un « mélange confus de sons » (Littré, 2007). La distinction entre le bruit et le son serait ainsi de l’ordre d’un seuil qualitatif, selon que les sons demeurent confus et indiscernables ou bien qu’ils soient démarqués et distingués les uns des autres. Si tout bruit suppose des sons indistincts, tous les sons n’engendrent pas du bruit : les phonèmes d’une langue ou les notes d’une mélodie sont des sons qui, par leur qualité propre, ne sont pas du registre du bruit.

Le bruit serait en l’occurrence une expérience au sein de laquelle des données sonores échappent à leur nécessaire distinction. Le « mélange confus de sons » désigne ici un objet acoustique indifférencié, comme le brouhaha qui empêche une communication et fait barrage à l’échange intelligible. Sur ce plan, la différence entre le bruit et le son semble résider dans un défaut de qualité des données sonores en question, défaut dans la distinction et donc le sens de ce qui est entendu. De fait, la confusion et le désordre, voire le chaos semblent appartenir à l’essence même du bruit, tant il suppose un objet énigmatique qui peut se déployer aux limites de l’analysable. C’est dans cette perspective que Michel Serres situe à juste titre le bruit du côté d’un quasi-objet, d’un multiple pur, c’est-à-dire du côté de sonorités indifférenciables, en deçà des sons reconnaissables et des signaux déterminés : cet auteur nous rappelle que le bruit n’est pas sans rapport avec la « noise », mot qui signifiait en vieux français à la fois bruit, tapage, tumulte et querelle, dispute, fureur (Serres, 1982 : 31). Ces deux lignes de sens, qui étaient d’abord rassemblées, se sont en quelque sorte séparées : le mot « noise » a en effet survécu dans la langue anglaise pour désigner le bruit comme tel, tandis qu’il demeure dans des expressions françaises comme « chercher noise » pour désigner la dimension du conflit (Rey et Chantreau, 1979 : 638). Il reste cependant dans l’idée même de bruit l’horizon de la confusion propre à la « noise ».

C’est bien dans cette optique que le bruit peut être opposé tant à la musique qu’à la parole, en tant qu’élément sonore qui brouille et perturbe les processus de communication intellectuelle ou de jouissance esthétique (Souriau, 1990). Certaines conceptions psychanalytiques tendent à inscrire le bruit dans cette dimension dès lors qu’il est relié à ce qui trouble et dérange une élaboration signifiante : l’attention au bruit peut s’apparenter en l’occurrence à un obstacle au processus analytique, celui-ci s’articulant dans le rapport fondamental entre silence et parole (Viderman, 1970 : 296).

D’autre part, le Littré nous rappelle qu’une autre des spécificités du bruit est qu’il échappe à notre capacité de le maîtriser. Le bruit renvoie à l’excès d’une excitation sensible, à la puissance d’un phénomène face auquel le sujet se sent démuni. Il est étonnant de remarquer à quel point la langue témoigne de cette dynamique inhérente au bruit, comme si celui-ci supposait une force quasi-incontrôlable. Le bruit peut ainsi désigner, par métaphore, les « dires, nouvelles qui circulent dans le public », la « réputation », la « renommée » et la « rumeur »... autant de mots qui mettent en jeu le rapport entre l’espace social et le bruit comme dynamique indomptable (Littré, 2007). Ce qui est significatif ici c’est la modalité implicite de la circulation du bruit.

De nombreuses expressions et locutions tendent à représenter le bruit comme quelque chose qui se déplace en dehors de notre pouvoir : « le bruit court que...  » (Littré, 2007). Cette figuration langagière du bruit reflète une question de fond : que peut bien représenter l’expérience du bruit pour être dotée, par le jeu de métaphores, de cette singulière autonomie de mouvement et de propagation ? Le bruit visé par ces expressions de la langue semble pris pour un fragment du monde sensible susceptible de circuler par soi-même, comme la métaphore d’une puissance qui aurait son ressort en elle-même et qui mettrait en relief notre propre impuissance à contenir sa force. Le bruit serait par conséquent une expérience sonore dont le sujet ne parvient pas à se protéger. La différence entre le bruit et le son semble ici de l’ordre d’un seuil quantitatif  : le bruit est en ce sens une force sonore quasi-irrésistible, un phénomène acoustique vécu comme fondamentalement « intrusif ». Nous retrouvons la « noise » au sens de ce qui participe d’une violence, d’un phénomène qui nous déborde et ne s’arrête pas selon les décrets de ma volonté.

Sur ces deux plans — l’aspect confus et la dimension incontrôlable —, il est possible de remarquer que le bruit n’est jamais loin d’une intrusion, d’une violence, voire d’une « inquiétante étrangeté ». Dans ce sens, le bruit renvoie aux dialectiques complexes entre l’enveloppe psychique comme ensemble délimité et l’intrusion comme transgression de ces limites. Le bruit est le paradigme d’un objet qui aurait le pouvoir à la fois d’entraver la compréhension et de traverser ou de subvertir les frontières qui définissent des espaces spécifiques.

Dès lors, une réflexion sur le bruit semble ouvrir une double perspective : des recherches liées, d’une part, à l’approche de l’espace dans sa dimension sensible, comme l’espace d’une ville, d’une piscine ou encore d’un métro (Thiery, 2004), et, d’autre part, aux retentissements subjectifs du bruit au sein des sujets qui en font l’expérience. Cette face psychodynamique du bruit, comme phénomène qui se définit d’abord d’être subi, se retrouve dans l’enjeu actuel de « la lutte contre les nuisances sonores » et des technologies anti-bruit, ce qui indique à quel point le bruit se situe du côté de l’« effraction » de l’espace, pris ici au sens d’un lieu psychique, et de l’amoindrissement du confort comme vécu qui implique une qualité acoustique, voire une « enveloppe » qui, par définition, semble mise à mal par le bruit. Le bruit se présente comme un élément sensible qui se joue au carrefour entre le monde des objets perçus et l’éprouvé intime d’un sujet : qu’il s’agisse en effet de l’effroi dans le vécu traumatique du bruit ou de la curiosité face au corps de l’autre dans la petite enfance, le bruit est une épreuve pour un sujet en quête de sens.

De fait, si nous envisageons celle-ci dans le double registre du bruit en tant qu’il est reçu ou / et en tant qu’il est produit par un sujet, il est essentiel de remarquer que le corps est le centre de gravité du vécu du bruit. Dans un premier temps, nous commencerons par exposer les tenants et les aboutissants de cette problématique du bruit : la notion d’« enveloppe psychique » sera la base de notre réflexion. Une revue de la question du bruit en psychologie clinique nous conduira vers Freud, Anzieu et Bion. Dans un deuxième temps, nous rappellerons les liens qui se déploient entre l’expérience du bruit et la dimension du chaos, cela nous permettra de souligner la « violence » potentielle du bruit et ce qu’il y a d’extrême dans certaines expériences du bruit. Dans un troisième temps, nous pourrons alors explorer les rapports dialectiques entre le bruit et le langage, il s’agit moins en effet de deux entités opposées que d’une différenciation complexe que le sujet élabore progressivement. Nous utiliserons en ce sens la notion de « bain sonore » comme un axe fondamental pour appréhender le travail psychique qui relie le sujet humain aux bruits qui l’environnent. Dans cette perspective, aborder le problème du bruit par le détour de la petite enfance constitue une des approches les plus pertinentes pour mettre au jour ce travail continuel d’interprétation des phénomènes acoustiques par le sujet. Nous approfondirons cette question de l’interprétation du bruit dans le registre des relations infantiles et fantasmatiques au corps de l’autre.

Bruit, corps et enveloppe psychique

Si le bruit peut se définir comme un phénomène sonore qui a la propriété de nous envahir, cette expérience présuppose trois variables fondamentales :

1. L’« enveloppe » est la première variable. Il s’agit de l’« enveloppe psychique » au sens où cette notion désigne une surface plus ou moins protectrice des excitations qui peuvent affecter la psyché. Le sujet, dès sa naissance, constitue des limites par lesquelles il cherche à filtrer et maîtriser les excitations, que celles-ci viennent du monde extérieur ou du corps propre. Dans la théorie freudienne du psychisme, cette fonction de filtre est classiquement attribuée au « moi » (Freud, 1923). Freud définit en effet le moi comme une instance psychique qui a un rôle d’interface entre le dedans et le dehors du sujet. Nous entendons par interface une double fonction de limite et de jonction entre l’intérieur et l’extérieur du « moi ». Cette interface a logiquement deux côtés d’où peuvent venir des excitations différentes : d’une part, une face réceptrice tournée du côté des perceptions sensibles, et, d’autre part, une face régulatrice tournée du côté du « ça » et des pulsions comme champ de forces internes.

Freud propose dans ce sens une figuration topographique du psychisme qui met tout particulièrement en avant le moi comme agent de liaison dedans / dehors. Le schéma de 1923 correspond à la mise en place de la deuxième topique dans la théorie freudienne : la première topique comprenait le conscient, le préconscient et l’inconscient, la deuxième topique va être construite autour de trois instances fondamentales : le moi, le ça, le surmoi. Un détail particulièrement étonnant dans ce schéma tient à la place des « perceptions acoustiques » : elles apparaissent comme un élément privilégié de l’appareil psychique précisément dans sa fonction d’interface (Freud, 1923 : 236) :

Figuration topographique du psychisme
Freud, Sigmund, 1923, "Le moi et le ça", traduction française dans Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, page 236

L’intérêt du schéma de Freud est double.

  • D’une part, le psychisme est représenté comme un système dynamique de strates plus ou moins profondes, dans les limites d’un contour qui différencie l’intérieur et l’extérieur. Il y a tout d’abord « dans » le sujet, le registre primaire du « ça », autant dire le royaume des pulsions. Le moi est considéré par Freud comme une partie psychique qui s’est élaborée et différenciée à partir du « ça », « sous l’influence directe du monde extérieur » (Freud, 1923 : 237). En outre, il y a deux sortes d’inconscients : d’une part, ce qui est latent et peut devenir conscient, Freud le nomme pré-conscient (Pcs), et, d’autre part, ce qui est repoussé dans les opérations du refoulement qui empêchent des éléments psychiques de devenir conscients (Refoulé). Le schéma joue sur le principe de couches plus ou moins proches les unes des autres.
  • D’autre part, Freud insiste sur le caractère fondamental des perceptions acoustiques dans la formation du psychisme. En s’interrogeant sur l’histoire du « moi » et sur la dialectique dedans / dehors, il s’agissait pour Freud de penser les rapports entre la perception sensible, la mémoire et le destin du psychisme. Dans ce schéma, la formation du moi (ainsi que celle du surmoi) apparaît comme fondamentalement reliée aux restes mnésiques des voix, des discours et des mots entendus, d’où la place de premier plan accordée aux signifiants dans la mémoire inconsciente. Le sujet humain se forme pour une part essentielle dans un héritage sonore fait de ces voix, mots, intonations et énonciations... autant dire qu’il advient de par sa faculté d’entendre, d’introjecter, de mémoriser des discours et de par sa tendance à reprendre et répéter, consciemment et inconsciemment, cet héritage.

La problématique freudienne insiste de façon radicale sur la dimension sonore du psychisme inconscient. Dès 1891, dans sa Contribution à la conception des aphasies, le mot est, pour Freud, une matière sonore venue de l’extérieur : c’est une trace mnésique liée à des sons « entendus », bien avant d’être « reproduits » ou « compris » (Freud, 1891). Le statut nodal de la dimension sonore des mots est une des constantes de la théorie freudienne du sujet et du langage (Bourlot et Vives, 2010). Nous approfondirons cette question dans notre troisième partie, lorsque nous interrogerons la place des bruits entendus et répétés dans la genèse du sujet parlant. Les bruits et les sons seront abordés dans leur dimension dynamique, ils seront moins opposés que dialectisés l’un par rapport à l’autre : nous verrons comment le sujet s’approprie progressivement les sonorités ambiantes pour accéder aux phonèmes et à l’acte de parole.

2. La deuxième variable constitutive du bruit est la « pénétration » : de prime abord, il n’y a pas de bruit sans une trajectoire du dehors vers le dedans, il s’agit là d’un mouvement sensible qui prend la dimension d’une intrusion propre aux phénomènes « bruyants ». Une musique, une voix ou encore une réunion peuvent être dites « bruyantes » si leur intensité est vécue comme une gêne ou une agression par celui qui les entend malgré lui. Cette variable se situe en quelque sorte dans un rapport logique avec la fonction précédente : il y a « pénétration » dans la mesure où il y a au préalable une « enveloppe » qui se trouve plus ou moins envahie, voire une intériorité qui se trouve attaquée par quelque chose de l’ordre de l’étranger. Le bruit « prend corps » d’autant plus facilement qu’il frappe nos sens d’une façon qui met en question à la fois nos limites corporelles et notre capacité à nous « défendre » contre ce qui vient du sonore. Si l’ouïe a un statut si spécifique par rapport aux autres sens, n’est-ce pas du fait qu’elle n’a pas le privilège de pouvoir se fermer souverainement, comme peut le faire l’oeil par exemple ?

L’ouïe paraît sans cesse en rapport avec le monde ambiant, comme le notait Freud à propos du sommeil : un bruit peut atteindre le dormeur et stimuler des formations oniriques à son insu sans même le réveiller (Freud, 1900 : 30). Tout se passe comme si le bruit pouvait toujours se faire entendre, y compris au cours des plus profonds sommeils... L’ouïe incarne ainsi une ouverture toute particulière sur le monde, Michel Serres la décrit ainsi : « elle est encore active et riche quand l’oeil ou se perd ou s’endort. Elle est continue où les autres sens sont intermittents... » (Serres, 1982 : 23).

3. Il découle de ces deux premières variables — l’« enveloppe psychique » / la « pénétration » — une troisième variable qui correspond aux conditions psychiques de possibilité d’une articulation entre le corps et le monde. Cette troisième variable constitue la toile de fond de la problématique du bruit, il s’agit de « l’image du corps ». Celle-ci renvoie notamment aux représentations psychiques d’un sujet quant aux limites corporelles et aux échanges qui peuvent avoir lieu entre son corps et le monde, les autres... La spécificité de l’apport freudien en la matière consiste à souligner le caractère problématique des limites du corps du point de vue du psychisme inconscient (Fédida, 2000).

Si le bruit implique une expérience psychodynamique qui se structure par le jeu de ces trois variables, il revient au psychanalyste Didier Anzieu d’avoir exploré les interactions entre ces différents éléments, précisément à partir d’une réflexion sur les modalités de la constitution des limites du corps et du moi (Anzieu, 1974). Cette conceptualisation est décisive pour penser le bruit car il s’agit de souligner aussi bien la dimension corporelle de la vie psychique que la dimension psychique du vécu corporel. La possibilité même de construire un moi cohérent et consistant suppose la distinction d’un intérieur — qui peut jouer le rôle de « contenant » des expériences psychiques et des excitations pulsionnelles — et d’un extérieur constitué par une multiplicité d’êtres et d’objets. Dans son approche, Anzieu insiste tout particulièrement sur la fonction de la peau comme membrane fondamentale en ce qu’elle permet cette élaboration des frontières entre le dedans et le dehors. L’hypothèse du « moi-peau », formulée par Anzieu en 1974 dans son article princeps, fait de la peau une série de fonctions corporelles sur lesquelles le « moi » s’étaye.

Trois fonctions basales de la peau sont ici à distinguer (Anzieu, 1974) :

  • 1. La fonction de rétention qui permet à un sujet de retenir le bon à l’intérieur : elle repose sur un mouvement d’incorporation dont l’expérience de l’allaitement est en quelque sorte le support prototypique. La bouche qui s’ouvre et avale la nourriture est la première image d’un corps capable d’accepter en lui un élément externe.
  • 2. La fonction de délimitation qui permet de différencier le dedans et le dehors : la peau est une surface par laquelle une frontière peut advenir entre soi et l’autre, entre son corps et le monde. Le corps propre existe, comme entité distincte du reste du monde, par la médiation essentielle de ce qui touche à la peau, notion entendue dans ses dimensions sensibles et métaphoriques.
  • 3. La fonction d’échange qui reconnaît à la peau le statut de lieu privilégié quant aux interactions sensorielles, en particulier entre l’enfant et la mère. C’est par la peau que l’enfant va pouvoir explorer les objets et ressentir leurs effets sensibles en lui.

La vie psychique se construirait ainsi dans un double enjeu qui consiste à pouvoir établir des limites entre soi et le monde et à réguler les échanges avec les objets extérieurs. Nous retrouvons ces trois niveaux d’articulation entre le monde externe et le vécu interne dans la problématique du bruit : concernant la rétention, nous allons voir à quel point le sujet se constitue comme parlant par sa capacité à retenir et répéter les sons entendus. La capacité de parler une langue suppose fondamentalement une mémoire des phonèmes qui en constituent la trame. Sur le plan de la délimitation, nous avons souligné que l’oreille n’a pas, contrairement à la bouche ou à l’oeil, la possibilité de se fermer : elle est par essence ouverte sur le dehors, d’où le statut particulier des sensations auditives. La clôture du corps sur lui-même est d’emblée mise en question de par l’anatomie de l’audition. En reprenant la formule de Freud selon laquelle « l’anatomie est le destin », il serait possible de suggérer que c’est l’anatomie singulière de l’oreille qui implique la problématique du sonore en général et du bruit en particulier comme ce qui peut pénétrer avec le moins de difficulté le psychisme et le corps (Fédida, 2000). Enfin, l’échange suppose une dimension de réciprocité sonore que nous allons analyser : l’oreille, comme la bouche, peut être considérée comme un des orifices privilégiés dans les phases les plus archaïques de l’échange mère / enfant.

La question du bruit intervient en effet dès lors que l’on s’interroge sur les premiers objets auxquels le sujet humain est confronté dans ses expériences originaires. Les bruits appartiennent au champ des objets primaires avec le sein, le lait, le corps de la mère, notamment son visage, son regard ainsi que sa voix : pour Anzieu, le bébé baigne en quelque sorte dans le sonore : « il est tenu dans les bras, serré contre le corps de la mère dont il sent la chaleur, l’odeur et les mouvements, porté, manipulé, frotté, lavé, caressé, le tout généralement accompagné d’un bain de paroles » (Anzieu, 1974 : 204, nous soulignons).

Cette notion de « bain de paroles » est essentielle en ce qu’elle vise les premiers soins et l’harmonie des relations précoces, Anzieu parlera aussi de « miroir sonore » pour décrire la façon dont la mère répond aux babillages et aux sollicitations qui viennent de l’enfant (Anzieu, 1976 : 175). Pour illustrer ce site intersubjectif où s’élaborent des échanges sensoriels et symboligènes entre la mère et le bébé, nous pouvons méditer une œuvre de Picasso, intitulée Maternité :

Picasso, Maternité (1963)
Picasso, Pablo, 1963, Lithographie intitulée Maternité.

Cette œuvre n’est-elle pas comparable à une image onirique, un rêve de réminiscence où se re-présentent les liens les plus subtils entre le sujet naissant et l’Autre ? Différentes théories psychanalytiques ont à la fois exploré la complexité de ces échanges entre l’enfant et la mère et discuté de la fonction respective des différents stimuli sensoriels. Une revue de ces enjeux cliniques mettrait notamment en relief la fonction de « miroir », à travers les apports d’Anzieu, de Bion et de Winnicott. Notons ici que cette notion de miroir est équivoque dans la mesure où elle n’est pas réductible à une dimension imaginaire et visuelle, même si le visage maternel peut être considéré comme le premier miroir (Winnicott, 1967).

Tous les sens paraissent impliqués dans une telle proximité des corps, mais nous n’observerons sans doute d’une telle scène que ce que pouvons en déchiffrer à partir d’un champ théorique plus ou moins implicite (Viderman, 1970). Ainsi, par exemple, la façon de « tenir » un enfant dans ses bras, les rythmes du bercement, la gestualité propre à l’« enveloppement » du bébé par la mère ont été tout particulièrement mis en valeur par Winnicott (Winnicott, 1956).

Dans ce contexte d’une pluralité des théories psychanalytiques du lien mère / enfant, il revient à Anzieu d’avoir donné à penser les bruits comme des objets fondamentaux pour l’enfant qui reçoit en permanence des stimuli extérieurs : « l’espace sonore est le premier espace psychique : bruits extérieurs douloureux quand ils sont brusques ou forts, gargouillis inquiétants du corps mais non localisés à l’intérieur, cris automatiquement poussés avec la naissance, puis la faim, la douleur, la privation de l’objet... » (Anzieu, 1976 : 176, nous soulignons).

Des bruits spécifiques découlent notamment des activités de succion et de digestion, le corps propre renvoie à une « caverne sonore » pour reprendre la métaphore d’Anzieu (Anzieu, 1976). Le corps est ainsi un lieu de bruits internes plus ou moins localisables pour l’enfant : téter, boire, manger, déglutir, respirer ou tousser sont autant d’activités du corps qui produisent des bruits. L’enfant à la fois produit et entend des bruits, qui viennent tantôt de lui-même, tantôt de l’Autre : le « bain sonore » est une médiation décisive entre l’enfant, son corps et sa mère, il est un vecteur nodal des premiers échanges entre celui qui ne parle pas — pour rejoindre l’étymologie latine (infans) — et l’environnement sonore du côté de l’Autre (Anzieu, 1976). Bien avant de naître, l’enfant entendait déjà la voix de sa mère, ses intonations, le rythme de ses paroles...

A partir de cette conceptualisation, il nous est possible d’en résumer les enjeux essentiels pour approcher la question du bruit :

1. Les limites du corps humain ne sont pas des données immédiates mais des formations psychiques qui reposent en particulier sur les modalités relationnelles du bébé avec son environnement. Pour Anzieu, le « moi-peau » s’appuie essentiellement sur une enveloppe élaborée à partir d’expériences sonores et tactiles (Anzieu, 1985 : 184). Le « dedans » et le « dehors » sont des élaborations qui sont structurées au sein des interactions mère / enfant : ces constructions renvoient fondamentalement à l’image inconsciente du corps.

Ces relations primaires se déploient sur différents plans : toucher, goûter, sentir, voir, entendre... Si Anzieu en vient à privilégier deux sens — le tactile et le sonore — il défend l’idée selon laquelle l’espace sonore est le premier des espaces psychiques (Anzieu, 1985 : 172).

2. La notion centrale est dès lors celle de « bain sonore » (Anzieu, 1976). Les bruits sont au commencement de toute vie psychique au sens où l’in-fans est d’abord incapable de déchiffrer et de penser ce qu’il entend de lui-même et ce qu’il perçoit du monde environnant. Cette notion fait des bruits un phénomène quasi-continuel, comme un arrière-fond sonore dans lequel le bébé est plongé avant même de naître...

3. Le principe implicite de cette conceptualisation consiste à penser le destin des bruits ; c’est notamment la mère qui participe à leur valorisation, leur différenciation, leur symbolisation, par son attention bienveillante, par ses réponses adaptées et ses interprétations verbalisées, elle confère des significations aux bruits venus de l’enfant. Anzieu rejoint ici une part essentielle de la théorie de Bion : les bruits que le bébé émet sont pensés par la mère dans un travail qui traduit les cris, par exemple, en appels adressés, en messages pensables (Bion, 1962). C’est parce que la mère suppose un sens aux cris et aux pleurs de l’in-fans et qu’elle répond à celui-ci par des mots, des chansons apaisantes ou des discours rassurants que le bébé peut entrer dans le monde de la parole. L’idée capitale de Bion est que la mère ne renvoie pas au bébé des cris et des pleurs : elle lui offre une « réponse » différente, qui se situe dans le champ du pensable, la mère peut dire à l’enfant qui crie « je sais que tu as faim... » (Bion, 1962). De là vient la notion de « miroir sonore » chez Anzieu : il s’agit d’un « miroir » particulier au sens où il introduit de la dissemblance : en effet, la mère qui parle à l’enfant apporte, du même coup, une différence qualitative par ses réponses : elle s’exprime sur un mode verbal dont le bébé n’est pas encore capable (Anzieu, 1976 : 175). Cette réponse suppose d’elle la capacité à penser et à parler ce que l’enfant éprouve, ressent, demande ou désire. Si la mère répond elle-même de façon brusque, violente ou impersonnelle, le « miroir sonore » ne joue plus sa fonction symboligène pour le développement de l’enfant et peut entraîner des effets pathogènes (Anzieu, 1976 : 176). La mère ne cesse d’interpréter les bruits du bébé : il y a ainsi le bruit et ce qu’il advient dans l’histoire d’un sujet par la médiation de l’Autre.

Face aux phénomènes sonores, une interprétation implique une tra-duction vers des sons identifiés, des significations ou encore des signifiants, selon l’oreille qui écoute (Leclaire, 1968).

Dans notre deuxième partie, nous allons souligner à la fois la valeur et les limites de ce travail d’interprétation. Si tout bruit sollicite un travail visant à le (re)connaître et à le nommer, il semble néanmoins qu’une part du sonore échappe à cette capacité d’interpréter.

Le bruit comme « tohu-bohu »

Bruit implique brut, quelque chose de brutal, de violent s’y déploie. Nous formulons en ce sens l’hypothèse selon laquelle le bruit, dans sa dimension radicale, implique une relation d’inconnu. Michel Serres a exploré cette ligne de réflexion : dans son aspect le plus brutal, le bruit gît en quelque sorte sous les découpages et artifices par lesquels nous construisons des objets de connaissance, il se situe en deçà des formes connues, il est en cela apparenté au chaos, à la Mer déchaînée (Serres, 1982 : 32).

Le bruit peut ainsi être considéré non seulement comme un phénomène qui perturbe les processus de pensée, mais plus radicalement comme une figure de l’impensable et de l’informe. De ce point de vue, il est nécessaire de reprendre la nuance conceptuelle qui permet de distinguer qualitativement le bruit et le son : en effet, les sons supposent au sens strict, non seulement une sensation auditive, mais surtout une distinction et une détermination qui rendent possible leur reconnaissance dans un système de différenciations. Ainsi, le phonème peut être pris comme le paradigme du son en tant qu’unité reconnaissable : on appelle phonème « un son, ou plutôt une unité de son, de la voix articulée » au sens où il s’agit de qualia sensibles dans un système de distinctions propres à chaque langue (Souriau, 1990 : 1130). Le son du phonème est bien autre chose qu’une simple sensation, c’est une qualité sensible. Toute langue suppose une liste de phonèmes qui peuvent être énumérés dans une approche linguistique : il s’agit alors de répertorier des unités distinctives (Martinet, 1970 : 20).

Le son phonématique relève en l’occurrence d’un système d’unités sensibles qui sont strictement démarquées les unes des autres. En revanche, la rencontre du bruit comme expérience singulière peut mettre en question, d’une façon plus ou moins durable, notre capacité de reconnaître et de nommer ce qui surgit dans un paysage sonore donné. Le bruit implique ici quelque chose de non identifiable. Le bruit correspondrait à une expérience du côté de l’indistinct, voire de l’in-nommable par l’irruption d’une énigme. Dans cette expérience du bruit comme tel, quelque chose semble résister à la signification et à l’interprétation.

Michel Serres situe un tel bruit du côté d’un multiple brut ou encore du côté de « rafales perceptives » qui mettent en échec notre désir de connaître, de distinguer une forme (Serres, 1982).

Un tel partage entre bruit et son, entre informe et forme demeure cependant délicat : l’humain ne cesse d’être un interprète en quête de sens, un interprète qui ne laisse pas le bruit à l’état brut et qui ne se lasse pas de scruter en toute matière sonore des lignes de sens ou signifiants potentiels, y compris lorsqu’une formule verbale se tient sur le seuil de l’inarticulé (Leclaire, 1968 : 112).

Cet enjeu est celui de l’interprétation. Il peut être illustré par le scénario de Blow out de Brian De Palma : dans ce film, il y a d’abord un accident de voiture et un fracas sonore enregistré par hasard (De Palma, 1981). La première scène — l’accident — est une énigme dont il ne reste qu’une bande sonore. Toute la trame du scénario consiste à suivre l’enquête visant à reconstituer un fait passé à partir de sa trace sonore. Blow out commence donc par un bruit énigmatique que l’enquête va progressivement transformer en sons différenciés grâce à une analyse de l’enregistrement. En effet, en écoutant et réécoutant minutieusement ce bruit, en ralentissant la vitesse de la bande sonore, le « preneur de son » qui est le seul témoin de l’accident va réussir à distinguer des sons de plus en plus subtils jusqu’à mettre en relief le son particulier d’un coup de feu. L’intrigue du film suit un long cheminement de déchiffrage qui conduit d’un vacarme à des sons, distincts dans leur signification et ordonnés dans le temps. Il s’agit d’un passage d’une confusion initiale à un paysage sonore décomposé en éléments différenciés : le son d’un coup de feu, puis le son d’un pneu qui éclate, puis le son du véhicule qui dérape et bascule...

Dans ce scénario, il est donc question du destin du bruit et tout se passe comme si le bruit était soluble dans la reconnaissance progressive des sons qui le composent. Une interprétation réussit en décomposant et en reconnaissant un à un les éléments qui étaient initialement rassemblés dans un chaos inintelligible. Nous retrouvons la définition du Littré : le bruit ne subsiste qu’en tant que sons « confus », c’est-à-dire méconnus dans leur identité propre. Déchiffrer un bruit, c’est en ce sens être capable d’y reconnaître des sons plus ou moins cachés. Cet exemple peut suggérer à quel point le bruit peut être un espace de lecture et de déchiffrage.

Il n’est cependant pas rare qu’un bruit demeure dans le champ de l’inanalysable ou bien soit frappé d’une incertitude qui résiste à la compréhension.

Ce moment d’incertitude fait la spécificité du bruit comme élément sonore qui peut persister dans un site hors-sens, ce qui peut le rendre très proche de l’« inquiétante étrangeté » au sens freudien du terme (Freud, 1919). Cet unheimlich — cette étrangeté — dont parle Freud peut correspondre en effet à une présence sensible qui ouvre une béance dans le monde familier des choses connues et des êtres ordinaires, de là son lien profond avec la littérature fantastique. Le destin du bruit est alors lié à l’expérience de l’angoisse. Lorsqu’un tel bruit surgit, soudain quelque chose de réel semble échapper à notre capacité de penser. Ainsi, dans L’Homme au sable des contes de Hoffmann, un enfant entend des bruits étranges retentir la nuit et face à ce bruit, il demeure d’abord incapable de comprendre à quoi cela correspond : la relation d’inconnu ouvre la rencontre avec l’« inquiétante étrangeté » (Hoffmann, 1816).

Dans ce conte, la curiosité de l’enfant est sollicitée par un bruit nocturne mais rien ne vient donner un sens rassurant ou rendre familier ce paysage sonore. « L’Homme au sable » est tout d’abord un être mystérieux : l’étrangeté vient du fait qu’il y a quelque chose qui ne peut être identifié. L’étrangeté du bruit est démultipliée par le fait que l’enfant ne peut, dans un premier temps, rien voir ni savoir de ce qu’il entend, et c’est précisément ce trou dans la capacité d’interpréter et de nommer le bruit qui crée l’angoisse. Das Unheimliche est bien, selon Freud, au carrefour de l’étranger et de l’infantile, dès lors que les « explications » et les « significations » — qui rendent une expérience plus ou moins familière — font défaut. Ce que ce bruit semble mettre en échec, c’est la tentative d’élucidation qu’un sujet entreprend face à un objet sonore donné. La particularité de ce bruit correspond à une présence que le sujet ne parvient pas à nommer et à traduire dans le monde ordonné du langage, ce qui définit le site de l’angoisse.

La différence entre le son et le bruit révèle ici l’abîme entre le connu et l’inconnu, le nommable et l’innommable, elle exprime la perte du sens et du symbole de l’un à l’autre, passage qui introduit l’incertitude au cœur du sonore. Cette ligne de réflexion entraîne une question essentielle : qu’est-ce qui peut se perdre dans l’expérience du bruit ? Si certains bruits émergent lorsque nous nous trouvons dans l’incapacité d’identifier et de penser ce que nous entendons, nous pouvons faire l’hypothèse que ce qui est alors perdu, c’est à la fois la reconnaissance d’un sens et la capacité de nommer. Dans cette perspective, il y a bruit, au sens radical du terme, dès lors qu’une manifestation sonore demeure hermétique à toute interprétation, il s’agit en quelque sorte d’un chaos sonore, lieu d’incompréhension, qu’aucun code symbolique ne permet de rendre signifiant.

A l’instar des cris qui assaillent Melanie Daniels dans Les oiseaux d’Hitchcock, le sonore peut en effet demeurer « étrange » si rien ne semble pouvoir le faire passer du côté de la signification pensable et de l’ordre symbolique (Hitchcock, 1963). Attaquée sans motif par des nuées d’oiseaux, le bruit qu’ils font renforce la sensation d’absurde et de chaos psychique qui affecte Melanie. Cette expérience sonore fait surgir dans le monde sensible quelque chose d’inquiétant qui appelle l’angoisse dans sa dimension de déréalisation (Freud, 1919). L’expérience du bruit peut, en ce cas, ramener le sujet vers quelque chose d’in-nommable, autrement dit vers l’angoisse comme expérience subjective qui échappe, dans son temps inaugural, à la compréhension et au langage (Lacan, 1962-1963 : 390).

Dans le film d’Hitchcock, le bruit des oiseaux vient représenter la panique interne propre au site de l’angoisse, c’est-à-dire au vécu d’une menace à la fois irrésistible et inintelligible, menace qui échappe à toute tentative d’explication langagière pour le sujet qui l’éprouve. Le bruit s’apparente ici à la fois à l’inquiétude inexplicable et au désordre intérieur. La « confusion » propre au bruit prend ici le sens d’un chaos intérieur aux frontières de la folie.

De ce point de vue, les usages de la langue nous invite à faire des liens entre ce bruit « étrange » dont nous parlons et le « tohu-bohu » qui désigne, dans la tradition hébraïque, le chaos primitif. Au cœur de ce mythe des origines, il y a l’idée qu’au commencement étaient la confusion et l’indifférenciation. Nous retrouvons là encore l’idée d’une « confusion » inhérente au bruit.

L’enjeu fondamental du bruit est bien celui de la rencontre d’un « tohu-bohu » comme échec de la capacité symbolique de différencier. Il est étonnant de remarquer qu’un tel bruit — qu’il soit halluciné ou vécu, fictif ou effectif — peut alors réfracter à la surface de la psyché une part de ce réel qui résiste à toute entreprise de nomination et de symbolisation. Comme le souligne Alain Didier-Weill, la tradition hébraïque met au premier plan un temps originaire qui précède et excède toutes les distinctions symboliques, comme si ce « tohu-bohu » impliquait un monde hétérogène à la loi du langage (Didier-Weill, 1995 : 46). La dialectique du son et du bruit rejoindrait ici la dialectique du nommable et de l’in-nommable. Le bruit, comme fracas sonore dont aucune parole ne pourrait rendre compte, semble aux limites de ce chaos originaire tel qu’il est représenté dans ce mythe : il s’agit de cette part de réel qui n’appartient pas au monde régi par le champ de la parole et de l’ordre symbolique.

Dans cette perspective, l’effroi causé par le bruit d’une explosion peut être le site d’un trauma au sens d’un afflux de données sensorielles qui excèdent et submergent la capacité d’un sujet à penser son expérience sur un plan symbolique (Cabassut, 2008). Le trauma du bruit consisterait, dans ces cas extrêmes, en une expérience impensable qui échappe à la possibilité d’une représentation de mots. Cette perspective psychopathologique saisit l’aspect le plus brutal du bruit ; le bruit dans sa forme la plus violente, dans sa dimension non-symbolisable. Dans de tels cas, l’interprétation du sujet ne parviendrait plus à déchiffrer une expérience acoustique qui demeurerait, par conséquent, en-deçà des mots et des symboles. Ce réel du bruit met en évidence les limites de l’interprétation en des cas tout à fait particuliers. Une telle réalité ne doit pas néanmoins dissimuler le paradoxe fondamental du sujet parlant dans son rapport au bruit. Le bruit est moins une donnée figée que matière à symbolisation. Pour faire un pas de plus dans notre réflexion, nous devons en effet reconnaître ce que le langage doit au bruit. Loin d’être nécessairement traumatiques et innommables, les bruits sont une matière plastique qui ne cesse d’évoluer dans la vie psychique du sujet. Comme nous l’avons suggéré, les bruits sont un des premiers vecteurs de la relation sensible au monde, aux autres et au langage. Si le bruit est au commencement de toute vie, son destin est d’être « symbolisé ».

A partir du bruit, l’émergence des sons, des phonèmes et des mots

Une approche psychodynamique du bruit implique un détour par l’enfance. Pour l’enfant, tout n’est que bruit, au sens d’un champ sonore qui se déploie en-çà des phonèmes qu’il n’a pas encore appris à reconnaître. En même temps, il appartient au destin symbolique du petit humain de transformer progressivement ces bruits en sons de plus en plus distincts et signifiants. C’est au fur et à mesure de son développement psychique que l’enfant va pouvoir différencier des sons et des phonèmes, autant de phénomènes acoustiques qui sont la toile de fond de ses relations aux autres et au langage. C’est cet enjeu de la symbolisation des bruits que nous allons analyser dans cette nouvelle étape de notre réflexion.

L’émergence du langage articulé suppose la reprise active par l’enfant de ce qu’il a entendu. Sur ce point, les analyses de Michel Serres rejoignent les réflexions du psychanalyste et grammairien Edouard Pichon quant à la nécessité d’un écho, d’un travail de répétitions : le phénomène décisif de l’entrée dans le langage est la reprise des phonèmes entendus (Pichon, 1936 : 90).

La différenciation des mots les uns par rapport aux autres est une élaboration construite dans le temps, notamment par le jeu des traces mnésiques (Freud, 1891). Nous avons rappelé plus haut que les impressions acoustiques jouent un rôle central dans l’acquisition du langage : le mot est d’abord « entendu » et mémorisé comme une matière sonore, bien avant de devenir une image motrice, comme l’implique le mot « parlé » ou une image visuelle comme celle des mots « écrits » (Freud, 1891). L’idée centrale qui découle de ce schéma freudien est que la parole de l’enfant émerge en quelque sorte à partir de l’investissement psychique de ce qu’il entend des autres et de ce qu’il fait entendre de lui-même vers les autres. Il y a là deux circuits fondamentaux — « entendre » / « se faire entendre » — du sujet de la parole et des pulsions (Vives, 2002). De l’investissement de ces deux circuits dépendront à la fois l’appropriation symbolique de l’environnement verbal et le développement progressif des échanges réciproques.

L’entrée dans le champ de la parole suppose un long travail de subjectivation des matières sonores dans lesquelles se trouve l’enfant plongé. C’est en ce sens que nous retrouvons la notion de « bain sonore » (Anzieu, 1976). Le « bain sonore » vise un ensemble très vaste qui regroupe à la fois les sons, les musiques, les voix, les paroles ou encore les cris de la mère et de l’entourage... autant dire tous les vécus sonores de l’enfant ainsi que les émotions inter-subjectives, les partages intentionnels et les transmissions inconscientes qui sont les vecteurs de cet environnement.

Il semble que, à l’instar du mythe du « tohu-bohu », l’indifférenciation soit au commencement de notre expérience subjective. Dans cette perspective, Roland Gori remarquait que « le langage est tout d’abord investi comme masse sonore indifférenciée, indistincte des objets du corps de l’enfant et du corps de la mère. Les sons s’apparentent alors à des « représentations de choses », à des substances phoniques. Les paroles sont des « bruits » dans le chaos originel où sont empilés pêle-mêle les mots, les choses et les sensations » (Gori, 1978 : 195).

La fonction maternelle consiste à soutenir à la fois l’échange avec le nourrisson et l’investissement des « représentations » par l’enfant. L’inter-subjectivité mère / enfant se déploie sur une toile de fond sonore : celle-ci se développe à partir du désir et du plaisir que la mère prend à parler à l’enfant, à l’entendre, à lui raconter des histoires et à inventer des jeux sonores qu’elle encourage par sa propre attitude. En donnant du sens aux productions sonores de l’enfant, la mère soutient à la fois le désir de s’exprimer, l’exploration des échanges par l’enfant et l’introjection de la capacité de parler et de penser.

Bion fait l’hypothèse d’une fonction alpha qui revient à la mère dans sa capacité à accueillir et penser les émotions brutes, les cris, les bruits produits par l’enfant et à les interpréter comme des expériences subjectives (Bion, 1962). L’appareil psychique de la mère est supposé capable de transformer le vécu primaire de l’enfant en expérience pensable, voire en demande (en différenciant, par exemple, le cri qui traduit la faim, le cri qui exprime de la colère, le gémissement de douleur...), ce qui permet une régulation des émotions. L’intérêt de l’hypothèse de Bion est de mettre au jour la capacité de la mère à tolérer et à interpréter les frustrations et les colères du petit enfant qui s’exprime d’abord par des pleurs et des cris.

C’est sur cet axe de l’échange mère / enfant que s’élaborent, pour une part essentielle, le destin des productions sonores et l’émergence de l’acte de parole. L’enjeu du passage des cris et des pleurs vers l’acte de parole consiste à la fois dans l’effort pour différencier des éléments sonores et dans l’investissement des échanges inter-subjectifs par la médiation des mots. L’investissement de cette matière sonore dès les premiers cris de l’enfant, d’un côté, et par les réponses verbales de la mère, de l’Autre côté, va permettre une différenciation symboligène des sons. Cette différenciation progressive des sons ouvre, en même temps, une entrée dans le langage organisé, une reconnaissance du sujet désirant (lorsque la mère se demande par exemple « que veut-il me dire ? ») et un travail de repérage des affects.

Dans le jeu paradigmatique du « fort » / « da » — analysé par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » — l’enfant qui jette au loin une bobine et la ramène vers lui, tout en parlant, est un enfant qui recrée une scène vécue (Freud, 1920). Il y a une concordance des temps : temps du jeu / temps du symbole. L’enfant jette un objet loin de lui, comme il projette hors de lui des mots. Il joue avec un objet matériel, la bobine, comme il joue avec les deux phonèmes qu’il émet alternativement. En s’interrogeant sur cette scène, Freud remarqua que l’enfant s’efforçait d’alterner les deux mots clés de la présence et de l’absence : « fort » et « da », c’est-à-dire « loin » et « là », « parti » et « voilà » comme deux termes opposés. L’enfant répète et du même coup s’approprie — par la création d’un jeu qui implique à la fois le rythme de son corps, l’investissement de ses productions sonores et la différence entre les phonèmes qu’il énonce — la dialectique de l’absence et de la présence. Les phonèmes sont les éléments fondamentaux d’une démarcation qui différencie dans le bruissement de la langue des entités sonores et des expériences reconnaissables (absence, présence).

Dans l’interprétation de ce jeu par Freud, il y a une entrée concomitante dans le jeu symbolique (où scène de jeu équivaut à re-présentation d’une scène vécue), dans le travail de différenciation (absence / présence) et dans la parole (ébauche d’un récit) : ce que l’enfant répète dans le jeu de la bobine, c’est à la fois l’expérience du départ de la mère et l’acte de parole qui en structure l’intelligibilité : « parti » / « voilà ». Ce jeu a été élevé à la dignité d’un modèle par Freud comme si cette scène permettait la mise en symboles du départ et du retour de la mère, l’enfant répétant son expérience en jetant sa bobine « là-bas » et en la ramenant « ici ».

Au plan du langage, cet acte suppose à la fois la démarcation de signifiants, l’investissement symboligène des mots et le renversement de la passivité de subir en activité de dire : si le corps du joueur est le centre de gravité de cette scène, le sujet entre du même coup dans le champ du récit. L’enfant ne cesse de ré-investir et de ré-organiser ce qu’il vit, ce qu’il voit, ce qu’il entend sur la scène des jeux symboliques : celle-ci lui permet d’énoncer et de re-présenter son expérience du côté symbolique. Cet ordre permet de dire et de structurer l’expérience. Ce passage vers les phonèmes et vers les mots représente une métamorphose progressive des bruits, d’abord confus et in-signifiants en un ensemble de sons distincts et signifiants.

Le bruit, qui est d’abord une donnée perceptive confuse, devient ainsi l’objet d’un travail différenciateur et interprétatif qui le transforme peu à peu en « sons », « phonèmes », puis en « représentations en mots » de par l’activité symbolique d’un sujet qui va émettre, à son tour, des sons et des mots pour jouer et représenter ses expériences et pour communiquer avec les autres. Par travail symbolique, nous entendons ici l’inscription de l’expérience dans les différences basales dont le langage est le vecteur, comme, par exemple dans le jeu du « fort » / « da », les catégories symboliques de la présence et de l’absence.

Dans cette optique, force est de constater que différentes théories psychanalytiques se sont demandées par où commence le jeu de l’enfant (Winnicott, 1971). Or, il est essentiel de remarquer que très tôt l’enfant joue avec les sons, ceux qu’il produit notamment, et c’est par cette voie qu’il va progressivement différencier toute une gamme de sons et de phonèmes (Anzieu, 1976). Le matériel sonore « entendu » entre en relation dialectique avec les sons « produits » ou « reproduits » par l’enfant.

Dans ce sens, Claude Gaignebet a montré que l’enfant développe un « folklore » tout à fait particulier — avec des jeux, des histoires, des chansons — où le sonore et le corps ont une place de premier plan : l’enfant ne cesse d’imiter les bruits de son corps et du corps de l’autre, de reproduire et de jouer avec des bruits, et du même coup l’enfant joue à contrôler sa production sonore à travers ces jeux (Gaignebet, 1980). Autrement dit, l’enfant accumule dans sa mémoire un répertoire de sons avec lesquels il joue, cela va de « Am stram gram... » aux comptines et chansons en passant par les jeux de pet (Gaignebet, 1980, première partie). L’intérêt des études de Gaignebet est de mettre en relief l’investissement des productions sonores dans le jeu de l’enfant et dans l’entrée dans la parole.

Jouer avec les sons, les chansons, les comptines... implique un double investissement : investissement du corps et du sonore par l’enfant. Dans ces jeux, l’enfant joue aussi bien avec son corps comme émetteur de sons qu’avec sa capacité à exprimer quelque chose vers l’Autre dans l’espace sonore. Ces jeux participent à la découverte du pouvoir créateur des sons et de l’acte de parole. Dans ce sens, Freud voyait dans le mot d’esprit de l’adulte une résurgence de cette capacité à jouer avec les mots comme pure matière sonore (Freud, 1905).

Dans cette lente métamorphose des bruits en sons, un point essentiel consiste dans la capacité de l’enfant à émettre ses propres bruits, à constituer des rythmes et à différencier des « démarcations » sonores, ce qui suppose tout un travail de mémorisation des expériences sensibles. La notion de « démarcations » est ici essentielle, elle désigne la structuration de l’expérience sensible en un système d’oppositions plus ou moins marquées (Rosolato, 1985). Il s’agit notamment pour l’enfant de repérer dans le flux des bruits qui l’entourent et / ou qu’il produit des « éléments » distincts, autant dire des « sons » susceptibles d’être organisés dans une batterie de signifiants primordiaux. Cette reconnaissance peut se faire à un niveau infra-verbal, à travers les cris, par le repérage de sons démarqués les uns par rapport aux autres. Ces premiers signifiants émergent donc, en-deçà du langage, dans la démarcation d’écarts différentiels entre des données psychiques, comme c’est précisément le cas dans l’avènement de différenciations perceptives entre sons. Des éléments sonores peuvent être repérés dans ce qui, dès lors, n’est plus un bruit informe — nous ne sommes plus dans le « tohu-bohu ».

Guy Rosolato a contribué à reconnaître l’existence de ces signifiants aux débuts de la vie psychique : il s’agit des premiers repères, comme des mémoires d’impressions et de sensations où vont se jouer les premières différenciations (Rosolato, 1985).

Le destin du bruit est ainsi d’être, autant que possible, différencié et subjectivé, c’est-à-dire transformé par le sujet en éléments distingués les uns des autres. Les bruits deviennent progressivement des données perceptuelles reconnaissables, identifiables, mémorisables qui participent à l’exploration du monde interne et externe : ils sont métabolisés en sons et en symboles. Bien loin donc de s’opposer aux processus de la pensée, les bruits font partie intégrante de l’exploration du monde. C’est ce que nous allons illustrer à travers le rapport entre les bruits et les représentations du corps

Bruits et représentations du corps

Les bruits ne sont pas seulement des matières à symbolisation, ils demeurent, en particulier pour les bruits du corps, des vecteurs de rêveries et d’imaginaires. Une approche psychodynamique du bruit ne peut que reconnaître la part du fantasme dans la question du bruit. Nous avons suggéré en quel sens l’espace sonore est indissociable d’une relation à l’Autre et d’une représentation du corps, en ce sens le bruit n’est jamais loin d’un axe imaginaire et fantasmatique. Les bruits peuvent ainsi jouer un rôle important dans l’exploration infantile du corps comme objet sexuel.

Si les bruits impliquent le corps, s’ils peuvent avoir un caractère sexuel et sexué, c’est que le corps est une machine bruyante dont il émane des phénomènes sonores qui sont étonnants pour l’enfant en quête de savoir sexuel : de la respiration particulière après un effort au cri de douleur qui échappe, de la voix qui change soudainement par l’effet d’une émotion à un ronflement durant le sommeil, le corps ne cesse, bien au-delà de nos intentions conscientes, de retentir au plan sonore. Nous avons souligné que le « bain sonore » commence dans le ventre de la mère notamment avec le rythme du cœur qui bat... (Anzieu, 1976).

Le site du psychisme infantile est indissociable d’une interrogation sur ce que peut le corps : il s’agit d’élaborer un « savoir », ce que Freud appelle les « théories infantiles », concernant le corps (Freud, 1908). Les travaux de Claude Gaignebet sont ici essentiels tant ils explorent le « folklore » des enfants comme une production au carrefour entre une curiosité insatiable à l’endroit du corps et des ramifications imaginaires dans la sphère des fantasmes : à cet égard, les jeux avec les bruits du corps ne sont qu’une des formes de cette curiosité (Gaignebet, 1980). Cet intérêt pour les bruits du corps s’inscrit d’une certaine façon dans le processus de la sexuation : celle-ci renvoie au travail psychique par lequel un sujet élabore ses représentations du corps et sa position dans l’ordre sexué au regard de la question de la différence (Ragland, 2004). Dans ce travail de sexuation, il s’agit de trouver, de créer et / ou de refouler des représentations des sexes. En ce sens, l’enfant est à l’affût de tout ce qui touche au domaine sexuel : il scrute la différence des corps, la variété des gestuelles, il distingue des voix, épie des postures... comme s’il s’agissait d’une enquête dont l’enjeu est de percer les secrets de la sexualité et de la différence sexuelle (Freud, 1909).

Les modalités de ces représentations infantiles se jouent entre le désir et l’angoisse, entre l’imaginaire d’un corps fantasmé et le réel d’un sexe énigmatique. La perception des corps par l’enfant correspond à une série d’investigations plus ou moins fructueuses, car elles se déploient au carrefour de l’observation objective et de la croyance subjective : « chez des enfants perspicaces, la perception de ce qui se passe lorsque des filles sont en train d’uriner — ils voient une position différente et entendent un autre bruit — fait naître le soupçon qu’il y a là quelque chose de différent ; ils essaient alors de répéter leurs observations... » (Freud, 1923 : 115).

Dans cette perspective, il y a une dynamique infantile où la curiosité sexuelle peut se déplacer vers des fantasmes d’écoute  : le passage du voir à l’entendre se retrouve fréquemment comme si entendre quelque chose du corps venait suppléer à l’impossibilité de voir, notamment de voir l’altérité sexuelle ou encore la scène dite « primitive ». Freud a souligné à quel point l’enfant, dans son désir de voir et de savoir ce qu’il en est du corps de l’autre et de la différence des sexes, est attentif à tout ce qui pourrait le renseigner. Or sur ces sujets, l’enfant comprend vite que la parole des adultes déforme ou censure la « réalité » des choses (Freud, 1909). C’est dans ses recherches infantiles que le sujet va rencontrer les bruits du corps comme un terrain fertile pour ses investigations.

Le problème anthropologique sous-jacent est la possibilité d’une représentation des corps et du rapport sexuel comme noeud de la sexuation (Ragland, 2004). Lorsque le regard ne peut atteindre sous les traits d’une évidence ce qu’il traque, la pulsion de voir semble se déplacer et prendre forme du côté de l’écoute. Il y a ainsi, dans le rapport fantasmatique à la « scène primitive » et à la représentation des corps sexués, une dimension sonore fondamentale. C’est en ce sens que Freud a développé la notion de fantasme d’écoute, où le sujet se met en position active d’« entendre » quelque chose du sexuel : différence des voix, modulations des cris, ou encore variété des bruits du corps (Freud, 1909).

Dans l’analyse du petit Hans, l’exploration des bruits s’entend comme un travail de différenciation des bruits du corps féminin et du corps masculin, c’est un travail qui relève d’une élaboration des représentations des corps (Freud, 1909). L’enfant s’interroge sur le corps des autres, sur la différence sexuelle, sur son corps propre sur les deux modes fondamentaux : le mode du voir, qui correspond à la pulsion scopique, et le mode de l’entendre, qui correspond à un autre circuit pulsionnel.

Dans ces deux modes d’investigation à la fois perceptifs et pulsionnels, l’enjeu est celui d’une construction d’un savoir sur la différence des corps sexués, il s’agit pour Hans de « comparer » le père et la mère, le garçon et la fille... c’est-à-dire d’établir des différences à partir des données de la perception sensible (Ragland, 2004). Il est intéressant de remarquer que ces deux niveaux vont se révéler hétérogènes. Freud note en effet une sorte de déplacement du champ visuel vers le domaine sonore : tandis que l’investigation visuelle ne lui donne pas satisfaction, l’enfant va réussir à distinguer, notamment dans l’écoute de l’acte d’uriner, des bruits d’intensités différentes et des qualités sonores qui lui permettent de poursuivre son enquête sur le « fait-pipi » (expression du petit Hans pour désigner le sexe d’après une de ses fonctions) des femmes et le « fait-pipi » des hommes. Tout se passe comme si, pour le petit Hans, ce qui de la différence des sexes demeurait irreprésentable au niveau visuel devenait explorable au niveau sonore. « Si « on n’y voit rien » du côté du « fait-pipi » féminin « on y entend pourtant bien quelque chose » ! Et fort de cette contradiction le petit Hans va désormais « choisir » de s’en tenir à l’information sonore... » (Lecourt, 1992 : 92).

L’échec des investigations visuelles est illustré dans un roman de Mishima. Noboru est un adolescent qui scrute chaque nuit ce qui se passe dans la chambre de sa mère par un trou percé dans le mur : or, il a beau épier sa mère, il y a toujours quelque chose qui lui échappe (Mishima, 1968). La perception des corps sur le plan visuel ne semble apporter aucune « réponse » satisfaisante à Noboru, comme si les images volées dans l’acte voyeuriste ne pouvaient lui donner l’image désirée. Son voyeurisme ne fait que rencontrer une image introuvable. Dans cette fiction littéraire, l’axe visuel se révèle décevant comme s’il ne parvenait pas à trouver ce qu’il cherche : il est remarquable de suivre en ce point le glissement de Noboru du voir à l’entendre, tout se passe comme si un changement de niveau s’opérait de l’un à l’autre. Les « bruits » interviennent pour Noboru comme des représentations potentielles du rapport sexuel, qui lui permettent de laisser de côté sa fascination stérile pour l’image.

Conclusion

La notion de bruit renvoie à des expériences subjectives hétérogènes ; nous avons voulu mettre en évidence cette complexité plutôt que de subsumer « le » bruit sous un concept unifiant. C’est l’expérience même de bruit qui met à mal la dimension du concept (Serres, 1982). Notre réflexion nous a ainsi permis de discerner trois fils rouges au sein de différents destins du bruit. Il y a, tout d’abord, un fil qui tient au réel du bruit, ce qui correspond au fracas sonore comme trauma. Nous avons ensuite suivi un fil symbolique qui renvoie au travail de l’interprétation. L’interprétation correspond ici à l’assomption d’un événement sonore dans l’ordre du langage : de même qu’un texte écrit dans une langue étrangère peut être traduit dans une langue familière, un objet sonore d’abord inintelligible peut être transcrit en sons ou signifiants. Enfin, nous avons souligné un fil imaginaire, celui des fantasmes dont le bruit peut être le vecteur ; cela nous a permis de rappeler qu’« entendre » quelque chose du corps de l’Autre peut être un fantasme...

Il s’agit de fils entrecroisés : ces trois dimensions ne s’excluent pas mutuellement, elles peuvent être intriquées. Ce qui vient frapper notre psychisme sous le registre du bruit peut faire l’objet d’un travail infini d’interprétation(s) et de rêverie(s) : un paysage sonore comprend des plans différents, du proche et du lointain, des sons parfois superposés, ou encore des réseaux sonores parallèles, voire des énigmes que l’interprète s’efforce, avec plus ou moins de succès, d’intégrer dans un tableau signifiant pour lui.

Enfin, force est de constater que le bruit en général et les bruits du corps en particulier sollicitent notre curiosité, sans doute dans le sillage de fantasmes infantiles ; cela nous évoque une remarque incidente de Freud sur Eros et Thanatos : « l’impression s’impose à nous que les pulsions de mort sont pour l’essentiel muettes et que tout le bruit de la vie provient surtout d’Eros » (Freud, 1923 : 260). Si les pulsions de mort se déploient effectivement du côté du silence, notre attrait spontané pour le bruit n’est peut-être qu’une des traductions sensibles de notre tropisme vers la vie comme telle (Poe, 1838).

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Pour citer cet article :

Gilles Bourlot, 2009. « Quand le bruit prend corps : une expérience subjective entre chaos mythique et élaboration symbolique ». ethnographiques.org, Numéro 19 - décembre 2009
Ethnographier les phénomènes sonores [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2009/Bourlot - consulté le 28.03.2024)
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