De la foule à la procession.
La mise en place d’une stratégie de contrôle social à Lourdes

Résumé

Cet article traite de la transformation des foules en procession à Lourdes en 1858. Afin de contrôler un flux de populations constitué spontanément autour des visions de Bernadette Soubirous, les autorités administrative et religieuse instaurent une forme spécifique de « routinisation du charisme » ainsi qu’un contrôle des allégations de guérison par la médecine.

Abstract

From crowds to processions : Social control in Lourdes in the mid-19th century. This article deals with the strategies by which public authorities transformed crowds into processions in Lourdes in 1858. To control the flow of people gathering spontaneously around Bernadette Soubirous’s visions, the administrative and religious authorities set up a specific form of " routinisation of charism ". They also set out to monitor assertions concerning the possibilities for treatment through medicine.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Dans le cadre de mon travail de thèse [1], je me suis intéressée aux « événements de Lourdes » de 1858 et à la manière dont les responsables administratifs et religieux ont cherché à y faire face. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il apparaît que les craintes dont la notion de foule est porteuse, forgées dans le souvenir des différents épisodes révolutionnaires français, ont amené l’autorité politique à utiliser l’Eglise afin d’établir un dispositif de contrôle des rassemblements spontanés provoqués par les visions de Bernadette Soubirous. Cet article se propose d’analyser la mise en place et les modalités de cette stratégie d’encadrement des foules ainsi que son rôle dans la création du sanctuaire de Lourdes.

Produire une autre histoire des événements de Lourdes

Dans une perspective scientifique, on ne peut se contenter de reproduire les innombrables « Histoire de Lourdes » relatant les visions et les guérisons qui ont marqué le devenir du sanctuaire. En effet, dans leurs rapports réciproques, ces récits semblent fonctionner comme un véritable système mythique, charriant le même cortège de personnages archétypiques et de poncifs. Ainsi, il suffit de prononcer ce nom si célèbre de « Bernadette Soubirous » pour obtenir une série de motifs, devenus lieux communs : la grotte, la Vierge, la source miraculeuse et les guérisons…

Carte postale représentant « l’Apparition ».
Edition A. Doucet, Lourdes.

Malgré les conflits entre les historiens de Lourdes, tous persuadés d’avoir produit la « photographie de l’événement » (Laurentin, 1961 : 25), le récit exemplaire dont les autres ne seraient que la pâle caricature, ne sommes-nous pas ici en présence de ce « moutonnement indéfini des commentaires » dans lequel Michel Foucault (1971 : 27) reconnaissait les éléments d’une stratégie de « raréfaction » du discours ? Mon refus de me "laisser porter" par cette abondante littérature trouve son fondement dans le même souci qui commandait à Claude Lévi-Strauss sa retenue interprétative à l’égard des contenus du discours mythique : présenter une analyse et non pas seulement un prolongement du mythe ou une version de plus. En d’autres termes : « ne pas mythologiser sur les mythes » (Hénaff, 1991 : 255) mais essayer d’en proposer une autre intelligibilité.

À la manière dont Bruno Latour (1984) a présenté une analyse de la révolution pasteurienne « sans parler de Pasteur » mais en nous entretenant de la force et de la faiblesse des microbes, des hygiénistes ou des articles scientifiques, je souhaite produire une autre approche des événements de Lourdes dans laquelle la célèbre visionnaire ne serait pas le personnage autour duquel s’articulerait le récit, mais dont les instances de contrôles administratives et religieuses qui ont tenté de réduire les troubles qui se produisirent à Lourdes en 1858 constitueraient les principaux personnages.

Pour ce faire, l’analyse des différents dispositifs de contrôle mis en place pour répondre aux « événements de Lourdes » que je présente ici repose presque intégralement sur les Documents authentiques (1957-1966) rassemblés par René Laurentin. Ce jésuite, théologien de Marie, fut mandaté par l’évêque de Tarbes et de Lourdes en 1954 pour produire une « étude critique sur les apparitions » (Laurentin, 1961 : 7) susceptible d’apaiser les polémiques qui subsistaient autour des premières « Histoire de Lourdes » et qui ternissaient la réputation du sanctuaire. N’hésitant pas à rendre les travaux des « précédents historiens » responsables d’une « corruption de la vérité » (Laurentin, 1961 : 14) en exagérant le nombre et l’éclat des prodiges accomplis, l’évêque chargeait René Laurentin de « donner un dossier des sources rigoureux et exhaustif » (Laurentin, 1957a : 15) permettant de « faire place nette » (Laurentin, 1961 : 18), d’ « assainir l’histoire de Lourdes » (Laurentin, 1961 : 17) en la débarrassant de toutes ses « superstitions ». Ainsi, dans sa préface au premier volume des Documents authentiques, il écrivait : « Lourdes n’a besoin que de vérité. Je n’ai eu aucune peine à vous persuader qu’il fallait publier toutes les archives… et ne rien cacher, pas même les documents qui feraient difficulté » (Laurentin, 1961 : 17). Dans cette perspective, la masse documentaire rassemblée dans les Documents authentiques conserve la marque des motifs qui ont présidé à leur établissement à la veille du centenaire des apparitions :

  • écrire de Lourdes l’histoire « véridique et certaine » (Laurentin, 1961 : 24) ;
  • donner des événements qui s’y sont déroulés en 1858 un récit « authentique » ;
  • confier ce vaste chantier d’historien à un théologien spécialiste de la cause mariale.

La production de René Laurentin constitue un dossier de sept volumes rassemblant pièces de police, comptes-rendus judiciaires, enquêtes administratives, rapports d’expertises, correspondances privées, mémoires et notes intimes, dépositions orales, articles de presse… Si pour établir l’histoire du contrôle social des foules de Lourdes, j’ai utilisé ces pièces d’archives, sans doute faut-il souligner le fait que celles-ci ont été rassemblées, triées, organisées, retranscrites et mises en page par un autre et que, de toute évidence, j’ai travaillé un matériau déjà raffiné. Mais, s’il est indéniable que ce matériel comporte des traces idéologiques, il n’en reste pas moins un formidable outil permettant d’ouvrir la « boîte noire » que constitue aujourd’hui « l’histoire de Lourdes ». En possession de l’ensemble de ces documents, j’ai pu mesurer la distance qui sépare « ce que la longue cuisson de l’histoire a rendu inaltérable » (Foucault, 1994 : 139) de cette totalité en voie d’émergence que donne à voir la circulation des rapports et des comptes-rendus, l’enchevêtrement des échanges entre les institutions administratives et religieuses… On ne se trouve plus face aux éléments mythiques d’un récit aux formes régulières, polies par une multitude de couches d’écritures et d’interprétations, ou devant l’image archétypique d’une bergère gardant ses brebis dans un paysage pyrénéen de carte postale, mais confrontés à un processus complexe réunissant des acteurs hésitants et incertains, au sein duquel la volonté de contrôler la foule s’avère centrale.

Schéma extrait de Laurentin, 1957a.

Une histoire du contrôle des foules de Lourdes

Avant d’être intégrées dans le registre du mythe, les visions de Bernadette Soubirous et les premières guérisons de Lourdes ont d’abord constitué, pour ceux qui ont dû en répondre dans l’administration et le clergé, un « désordre intolérable » (Laurentin, 1957a). Dans la machine impériale dont nous donnons ci-dessus une représentation schématique, ce désordre a fini par atteindre le sommet de la pyramide, après avoir ébranlé les foules à la base. À cet égard, René Laurentin (1957a : 17) note que « Lourdes ne fut pas seulement une affaire ecclésiastique (…), ce fut une des plus importantes affaires administratives du siècle. Elle devint en septembre 1858 une affaire d’Etat (relevant du ministre d’Etat, A. Fould), fut soumise au Conseil de l’Empereur, et par lui tranchée ». Ne devons-nous pas nous demander ce qui a bien pu faire trembler de la sorte cette imposante hiérarchie pyramidale ? Qu’y a-t-il de si inquiétant dans le fait que des gens se soient rassemblés autour d’une jeune fille dans un lieu reculé d’une petite ville de province éloignée de la capitale ? Où donc était le danger ?

S’il est une crainte qui hante particulièrement le XIXe siècle, c’est celle de la « force potentielle » (Sieghele, 1901 : 4) dont les foules sont porteuses. Cette force populaire ne s’est-elle pas montrée « capable de prendre la Bastille, de ramener le roi dans Paris, d’assurer les premiers pas de la Révolution française, de saigner au Champ de Mars, d’enlever les Tuileries, d’expulser les Prussiens, d’extirper la Gironde, d’alimenter d’idées la Convention, les Jacobins, l’Hôtel de ville, de balayer les prêtres... » (Lissagaray, 2000 : 17) ! La foule est alors perçue comme dangereuse car elle semble imprévisible. Au siècle des machines à feu, on peut l’appréhender en termes d’entropie ou de dissipation. Semblable aux mouvements désordonnés des molécules au sein d’un nuage de gaz, la foule est porteuse d’un désordre potentiel qui inquiète l’autorité politique. Que faire de cette « force aveugle » (Zola, 1995 (1885) : 467) si puissante, capable de destruction et de régénération sociale ? Peut-on construire de l’ordre à partir de cette turbulence ? Quel démon de Maxwell [2] permettra de trier et de transformer ce gaz en fusion en une forme ordonnée et stable ? Dans la société française de la seconde moitié du XIXe siècle — encore marquée par les différents épisodes révolutionnaires de 1789, les journées de 1830 et celles de février ou de juin 1848 — la question de l’« enchaînement » (Bosc, 2007 : 155) et du contrôle des foules est décisive. Ce souci s’est notamment traduit par la mise en place de différents dispositifs visant à la domestiquer, c’est-à-dire à en canaliser efficacement l’énergie afin d’en faire un agent de renforcement de l’ordre établi et non de subversion.

Dans les « programmes de civilisation de la foule » (Bosc, 2007) alors mis en place, la religion tient une place particulière. On lui attribue la fonction de régler la conduite des hommes par la tempérance, l’ordre et l’obéissance. Dans cette perspective, les différentes religions ne se contentent pas d’être des rassemblements d’individus ; elles les organisent, les dotent d’institutions et de règles, destinées à codifier leur existence. On sait alors, comme le montrera Max Weber (1996 (1915-1920) : 331), qu’elles ne sont pas seulement des systèmes de croyances mais également des « systèmes de réglementation de la vie ». De ce point de vue, elles peuvent être considérées comme un garant du maintien de l’ordre. On peut notamment penser ici à cette technique de « gouvernement des âmes » décrite par Michel Foucault (1999 : 165) que l’Eglise a élaboré à travers la pastorale. Le prêtre y devient un « guide » chargé de « régler la conscience de ses pénitents » et « la multitude n’a alors plus d’autre devoir que celui de se laisser conduire, tel un troupeau docile » (cité par Barjot, Chaline, Encrevé, 2008 : 240). Cette fonction d’encadrement a souvent été utilisée pour consolider l’ordre politique établi. Sous Louis XVI, par exemple, l’adresse extraordinaire envoyée à tous les évêques pendant la « crise des farines » énonce que « le maintien de l’ordre public est une loi de l’Evangile comme une loi de l’Etat, et tout ce qui le trouble est également criminel devant Dieu et les hommes ». On peut également évoquer ici la négociation en 1801 entre Napoléon Bonaparte et Rome pour l’établissement d’un concordat permettant à l’Empereur de s’attacher les services d’une « gendarmerie sacrée » (Gusdorf, 1972 : 32). Dans cette perspective, je voudrais plus particulièrement insister sur l’instauration des fêtes révolutionnaires sous le pouvoir jacobin ainsi que sur le mouvement des missions et la mise en place des processions pendant la Restauration. La mise en parallèle de ces deux dispositifs politico-religieux d’encadrement des foules et des réactions de l’administration impériale et du clergé face aux événements de Lourdes me paraît heuristiquement féconde.

La fête révolutionnaire comme instrument d’encadrement des foules

« Clameurs terribles (…), tonnerre sourd (…) éclatant, avançant, avec la rapidité et le fracas de la tempête »… Jules Michelet (1952 (1847)) utilise ce vocabulaire de turbulences et de bruits pour évoquer la multitude « affoulée » qui fait irruption le 14 juillet 1789 dans les rues et se déverse le long des quais, des ponts et des boulevards jusqu’à la Bastille. D’innombrables commentateurs de l’événement reprendront l’image d’un torrent sorti de son lit. Par delà les jacqueries des siècles précédents, la fin du XVIIIe siècle fait ainsi l’expérience de la puissance révolutionnaire des foules. Né de cette effervescence, le pouvoir instauré après 1789 doit cependant juguler les forces qui l’ont mis en place. D’autant plus que, fraîchement promu, le nouveau régime est rapidement gagné par l’instabilité. Face à la politique de répression instaurée par la dictature des comités et à la réduction des libertés décrétée au nom de la sûreté de l’État, les principes mêmes qui ont conduit au soulèvement populaire et à l’avènement d’une nouvelle forme politique sont menacés par le désenchantement. Les difficultés et les inégalités sociales demeurent et les populations ne perçoivent pas d’amélioration notable de leur situation depuis le début de la Révolution. Le pouvoir en place doit faire face à la montée des lassitudes et des déceptions.

Ainsi, en 1793, entré dans sa phase conquérante, le mouvement de déchristianisation suscite des résistances, notamment dans les campagnes. Réfractaires au panthéon composite des nouvelles déités (Raison, Liberté, Egalité, Nature), les paysans parviennent difficilement à se passer de l’ancienne religion. Les rapports d’administration locale indiquant les difficultés rencontrées, avec des intensités variables en fonction des régions, s’amassent sur le bureau de la Convention. « Ainsi, commente Aulard (1901), les habitants des communes qui avaient renoncé au culte (…) se mettent à chanter eux-mêmes l’office et à faire une partie des cérémonies que faisaient les curés. Ailleurs, c’est le maître d’école qui officie ». Dépossédée de ses prérogatives, reléguée au simple rang de subordonnée dans le système administratif du nouvel État, l’ancienne religion conserve pourtant sa force d’attraction sur un grand nombre de fidèles et fomente la division. Comment, dans une telle perspective, alors que les premières émeutes de l’insurrection vendéenne mettent en péril l’existence même de la République, les tenants de l’ordre en place peuvent-ils distinguer les actions de résistance à la déchristianisation de la Contre-Révolution ouverte ?

C’est dans le droit fil de cette préoccupation que s’inscrit l’instauration d’une série de cérémonies révolutionnaires associant la Raison, les martyrs de la Liberté et le culte civique. Le 7 mai 1794, Robespierre présente à la Convention, au nom du Comité de Salut Public, un document Sur les Rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales, préambule à la proposition d’un décret instituant un système de fêtes nationales, et en particulier une « prochaine fête nationale en l’honneur de l’Être Suprême » [3]. Bien que n’étant pas favorable au catholicisme, Robespierre reconnaît cependant que l’abolition totale du culte s’apparente à une erreur politique. Car le christianisme du XVIIIe siècle est une religion de masse (Gusdorf, 1972 : 29). Si elle rompt la monotonie des jours de travail par la célébration des fêtes, dimanche après dimanche, et qu’elle rythme le déroulement de l’année par les festivités liturgiques, elle assure surtout l’enseignement d’une morale élémentaire, indispensable au maintien de l’ordre.

C’est bien ce « frein », « réglant le cœur des hommes et les pénétrant de l’esprit de tempérance, d’ordre et d’obéissance » (Gusdorf, 1972 : 31) qui risque de disparaître avec le mouvement de déchristianisation institué par le gouvernement révolutionnaire. En l’absence du cadre moral que leur fixe la religion, les énergies libérées avec la Révolution pourraient devenir dangereuses si l’on ne s’appliquait pas à les maintenir et à les canaliser par des rituels minutieux. Inspirée par la religion civile de Rousseau [4], l’initiative de Robespierre répond ainsi à un souci stratégique. En soulignant l’utilité politique de la croyance comme étai de la morale collective et sa nécessité pour consolider la République naissante, son programme de fêtes nationales revêt les formes d’une véritable « technologie gouvernementale » (Foucault, 2004). Sieyès, maître de la planification politique révolutionnaire, envisage ainsi une quarantaine de fêtes dédiées au Genre humain, au Peuple français, aux Bienfaiteurs de l’Humanité, aux Martyrs de la Liberté, à la haine des Tyrans et des Traîtres, à la Gloire de l’Immortalité… venant irriguer chaque niveau de la hiérarchie des nouvelles circonscriptions administratives. Honorant les âges de la vie ainsi que les vertus susceptibles de servir d’appui à l’idéologie révolutionnaire (Amitié, Frugalité, Courage, Héroïsme…), ces fêtes visent à l’exaltation nationale. Elles sont l’expression de l’unité nationale et le moyen de promouvoir cette unité. Si les chants patriotiques et les hymnes, les défilés et cortèges, les serments à la Nation s’organisant autour des autels de la Patrie et de la Liberté participent pleinement à la relève de l’enthousiasme religieux dans la fête civique, ils permettent également de révéler le consentement et de légitimer l’autorité publique (Ihl, 1996). De ce point de vue, l’instauration des fêtes sous la Révolution a été avant tout une expérience de gestion des masses. Conscients de l’énergie dégagée par les foules, les hommes politiques de cette période ont cherché à exploiter un état d’effervescence en le canalisant sur les idéaux et les symboles rassembleurs. En organisant le désordre nécessaire à l’ordre, ils ont montré la possibilité d’ordonner une multitude et de la rendre productive sans pour autant avoir recours à une discipline extérieure oppressive. « La puissance s’est faite spectacle et jeu pour conquérir l’adhésion, pour masser les âmes et les corps avec un spectacle fascinant et réduire les différences dans l’unanimité de l’obéissance » (Duvignaud, 1991 : 76).

Lors de la célébration des fêtes révolutionnaires, l’espace, les gestes et la prise de parole sont organisés par un « ordonnateur de l’allégresse publique » (Michelet, 1952 (1847)) : l’ensemble des personnes réunies marche dans le même sens, défile au même rythme ; elles chantent les mêmes hymnes patriotiques, s’exclament ou se taisent au même moment. La force de la foule est canalisée par toute une liturgie, les gestes sont enfermés dans la répétition ou assujettis à des fins étroitement définies. Ce système d’emprise et d’identification permet d’opérer la transformation de la foule — ce groupe mal défini et désordonné — en groupe organique, en assemblée, en peuple. Ainsi se constitue une communauté des intérêts et des volontés. Jules Michelet (1952 (1847) : 428), relatant la fête de la Fédération de 1790 [5], écrit : « Rien qu’à voir le champ de la Fédération, tout le monde aurait juré que de ce moment sublime, de tant de vœux purs et sincères, de tant de larmes mêlées, à la chaleur concentrée de tant de flammes en une flamme, il allait surgir un Dieu. Tous le voyaient, tous le sentaient ». Dans la description de cette scène, l’auteur mobilise des images qui semblent anticiper l’interprétation sociologique de la religion chez Émile Durkheim (1960 (1912)). Exaltant l’union et la concentration, évoquant la chaleur et l’énergie, l’intuition de Michelet ne pressent-elle pas cette puissance qui émane du rassemblement des hommes qui, pour Durkheim, constitue le « sacré » ? Ce Dieu que tous voient et que tous sentent n’est-il pas en effet l’expression hypostasiée du groupe effervescent ? « Ne le voyons-nous pas naître du sein de la foule par la vertu merveilleuse de la fusion des consciences ? » (Durkheim, 1975 (1909) : 58).

Chœurs et cortèges, serments et ovations martelés permettent de composer avec la multiplicité des mouvements, une figure spectaculaire, miroir d’une volonté unique, la communion ou l’unité retrouvée des populations rassemblées… Quelques années plus tard, la politique religieuse de l’Eglise catholique au service du nouveau pouvoir en place, utilisera, par le biais des Missions, ce même dispositif de gouvernement des foules pour organiser la grande restauration politique et religieuse post-révolutionnaire.

L’union de l’autel et du trône comme politique de contrôle des masses pendant la Restauration

De même, dès le mois d’octobre 1797, alors qu’il n’était encore que le comte de Provence, le futur Louis XVIII écrivait aux évêques : « Je désire que les ecclésiastiques soutiennent parmi mes sujets l’esprit monarchique en même temps que l’esprit religieux ; qu’ils les pénètrent de la connexion intime qui existe entre l’autel et le trône, et de la nécessité qu’ils ont l’un et l’autre de leur appui mutuel. Qu’ils leur disent bien que l’Eglise catholique, sa discipline, cet ordre merveilleux qui, pendant tant de siècles, l’ont conservée pure de toutes erreurs, ne se lie bien qu’à la Monarchie et ne peut exister longtemps sans elle » (Haubtmann, 1969 : 52). En ces mots se trouve énoncé le programme politico-religieux de la Restauration dix-sept ans avant le retour des Bourbon. À ces avances, l’épiscopat répondait avec empressement, faisant à son tour dépendre la restauration religieuse de la restauration politique : « Grâce au trône, l’Eglise peut espérer catholiciser la société » (Haubtmann, 1969 : 52). Cette alliance de la religion et de la contre-révolution a ainsi donné lieu à une autre forme d’encadrement capable d’organiser, au profit du pouvoir établi, la puissance anarchique des marées humaines : aux fêtes célébrant les changements de la Révolution − et cherchant à rendre institutionnel et définitif le résultat de ces changements − succédèrent les Missions religieuses, « entreprises générales du remords » chargées de « ramener les cœurs sous le joug de toutes les légitimités » (Guillet, 1994 : 54).

À cette époque, les Missions ne sont pas un phénomène nouveau. Mais si jusqu’à la Restauration elles revêtaient un caractère exclusivement religieux et moral, à partir de ce moment elles visèrent de tout autres objectifs : elles constituèrent des opérations autant politiques que religieuses, en prenant place dans la vaste offensive de reconquête des esprits entreprise conjointement par le clergé et le pouvoir royal. Il s’agissait explicitement d’« effacer les séquelles de la Révolution et de l’impiété, et ramener à la religion catholique et à la royauté légitime les masses populaires » (Bordet, 1998 : 39). À cet égard, les missionnaires se présentèrent comme des « conquérants d’âmes » : selon leur formule, « gagner une âme à Dieu, c’est donner à l’Etat un citoyen utile, c’est assurer au roi un sujet fidèle » (cité dans Guillet, 1994 : 55). Mais, pour cela, la Mission devait, au préalable, procéder à un « rituel de purification », d’ « amende honorable », permettant de « faire disparaître des âmes la profonde souillure », c’est-à-dire les « fautes, blasphèmes et persécutions de l’époque révolutionnaire » (Bordet, 1998 : 67).

Cette reconquête des esprits passait par un cérémonial axé sur la pénitence qui rythmait durant plusieurs semaines la vie entière des villes ou villages visités. En plus des exercices quotidiens donnés par les prédicateurs dans les différentes paroisses de la ville, la Mission était ponctuée par des cérémonies marquant les étapes décisives de la « régénération de la population » : renouvellement des vœux du baptême, consécration à la Vierge, procession et prêche au cimetière, plantation solennelle de la croix commémorative de la mission. « Le pathétique des sermons (…) et les cantiques repris en chœur agissaient fortement sur la sensibilité de la foule réunie » par les prêtres (Guillet, 1994 : 55). Lorsqu’on demandait à l’ensemble des personnes présentes de se pardonner mutuellement les injures et les torts, un consensus de compassion soulevait l’assistance : « Le Missionnaire nous demanda trois fois si nous pardonnions et trois fois le cri “je pardonne” s’échappant de tous les cœurs et de toutes les bouches fit retentir les voûtes de la Basilique. Les acclamations unanimes et sincères furent suivies d’un autre cri que tous les assistants firent entendre avec l’accent d’une douleur suppliante : “Pardon, mon Dieu !” » (Guillet, 1994 : 55) Ne retrouve-t-on pas ici la logique décrite plus haut par Michelet ? À travers les cris collectifs et l’émotion qu’ils produisaient se manifestait la puissance enfin encadrée de la foule. Grâce à l’obtention de cette reconnaissance unanime de culpabilité, les missionnaires parvinrent à convertir les masses en assemblées de pénitents ordonnés.

Le problème posé par les foules de Lourdes

Cristallisant les inquiétudes politiques qui se sont constituées au cours des troubles sociaux du XVIIIe et du XIXe siècle, la crainte d’assister à la dégradation du peuple en foule permet de comprendre la manière dont les tenants de l’ordre politique et ecclésiastique ont cherché à encadrer les rassemblements qui se sont constitués à Lourdes en 1858.

Lorsque l’on prend connaissance des documents administratifs réunis par René Laurentin, on constate que l’administration locale ne commence à prêter attention aux visions de Bernadette Soubirous qu’en raison de l’extraordinaire mouvement de foule qu’elles provoquent. Lorsqu’elle apprend que « des populations se mettent en mouvement pour aller écouter et admirer un individu, qui se dit en relations extatiques avec la Sainte Vierge » [6], plus que l’idée d’apparition mariale, c’est le désordre constitué par l’affluence subite et spontanée de milliers de personnes à Lourdes qui inquiète d’abord l’autorité civile. Considérée comme un véritable problème politique, c’est la foule qui devient l’objet de panique et de répression pour le Commissaire de Lourdes, le Préfet de Tarbes et le Ministre de la justice.

C’est que les bruits d’apparitions mariales et de phénomènes extraordinaires se répandent avec la rapidité d’un feu de forêt. Si au départ ils ne cheminent que dans des cercles restreints : quelques jeunes filles pauvres de Lourdes, des enfants, quelques curieux, de toute façon « des gens simples et trop crédules » [7], la foule rassemblée autour de la grotte grandit de jour en jour et déborde rapidement de l’autre côté du Gave. De toute évidence, la nouvelle ne progresse pas de manière constante, elle se rue. Elle acquiert de la force aux bifurcations, à chaque carrefour de son chemin. Grâce à la presse, grâce aux correspondances privées, elle franchit les frontières de la ville. On arrive « des environs de Pau, on vient de Tarbes, de Bagnères et d’Argelès » [8], et chaque Lourdais loge des amis autant que sa maison peut en contenir. Le 2 mars 1858, environ deux semaines après la première vision, l’autorité locale dénombre 1 500 personnes à la Grotte et 150 sur la rive d’en face [9]. Tous veulent apercevoir celle qu’on appelle déjà « la Sainte ». Le coin le plus tranquille de la ville, pâturage estival des porcs de la commune, est devenu le plus fréquenté.

L’autorité d’Etat n’aime pas voir de tels rassemblements. Le spectre toujours vivace des différents épisodes révolutionnaires et des émeutes de 1848 rend la peur des foules partout présente, et avec elle la crainte des « ressentiments sauvages qui couvent encore au sein du parti révolutionnaire » (Laurentin, 1957a : 152). Dans un tel contexte, les foules qui se déplacent vers la grotte de Lourdes incarnent, dans leur indétermination même, toutes les menaces. Elles constituent, par leur « affluence énorme », une sorte de délit ou du moins une provocation.

À Paris, le ministre des cultes exige que le désordre cesse. Il importe de mettre un terme à l’existence d’un oratoire improvisé qui est à la fois un défi à l’autorité civile et religieuse. Le préfet fait occuper militairement les abords de la grotte. La dévotion qui s’y improvise est proscrite, traquée par la loi comme un délit. « Exaspérée par l’application de ces mesures répressives » (Laurentin, 1958a : 11), la foule gronde. « Des complications, des désordres sont à redouter » (Laurentin, 1958a : 11). Une furieuse impopularité grandit contre les magistrats qui tentent d’interdire l’accès à la grotte. Les barrières mises en place pour empêcher les populations d’approcher sont systématiquement enlevées et jetées dans le Gave. « Comment ! Il y a là une eau prodigieuse qui rend la vue aux aveugles, qui redresse les estropiés, qui soulage instantanément toutes les maladies, et il se trouve des hommes en place assez cruels pour mettre cette eau sous clef, afin qu’elle cesse de guérir le pauvre monde ! Mais c’est monstrueux ! Un cri d’exécration monte du petit peuple, de tous les déshérités qui ont besoin de merveilleux autant que de pain pour vivre » (Zola, 1894 : 222).

Rapidement dépassée par les événements et ne parvenant pas à contenir l’engouement des masses, l’administration locale doit se résoudre à réclamer l’intervention de l’Eglise. Elle cherche un allié dans la personne de l’évêque de Tarbes pour ralentir et contrôler l’affluence des visiteurs à la grotte. N’hésitant pas à sortir de son domaine légitime, l’administration déclare que si « ces écarts qui échappent à l’action de la justice » [10] constituent « pour toute une contrée, une occasion de trouble et de scandale » [11], « risquant de jeter le discrédit sur le gouvernement de l’Empereur » (Laurentin, 1958a : 62), ils sont également de nature à « compromettre la dignité de la religion » [12] et « les véritables intérêts du catholicisme » [13]. N’y a-t-il pas en effet quelque danger dans le réveil religieux d’une foule si celui-ci reste sans orientation et sans guide ? Toute conversion « sauvage » au surnaturel n’est-elle pas susceptible de conduire au désordre ? Et cet oratoire populaire qui s’improvise autour d’une grotte, ne risque-t-il pas de faire concurrence à l’Eglise ?

Car à la colère des foules se rajoute une autre difficulté : les visionnaires se multiplient aux abords de la grotte. « C’est une épidémie. La contagion s’étend chez les enfants de Lourdes. Autour de ceux qui croient voir, les autres s’excitent (…), baisent la terre, brandissent des chapelets. (…) À défaut de la fontaine interdite, certains hantent les fontaines voisines. (…) C’est comme une éruption qui s’étend sur la surface du pays. Des groupes viennent des villages de la vallée de Batsurguère et semblent se fondre avec ceux de Lourdes » (Laurentin, 1958a : 19). Dans l’administration, on craint que l’excitation tourne en émeute. « La population est de plus en plus exaspérée. Il ne faudrait qu’une étincelle pour allumer un grand incendie » (Laurentin, 1958a : 21). Devant l’ampleur des faits, le silence du chef du diocèse est inquiétant. Qu’attend donc l’évêque pour « réprouver publiquement de semblables profanations » (Laurentin, 1958a : 57) ?

Si l’évêque de Tarbes peut, pendant cinq mois, se tenir à l’écart, empêcher son clergé de suivre les foules à la grotte et défendre l’Eglise contre « ce vent déchaîné de superstition » (Zola, 1894 : 225), la pression de l’administration impériale le force à sortir de sa réserve. Pour cette dernière, il devient urgent « de remettre aux mains de l’évêque, seul capable de la contrôler et de la guider harmonieusement, une affaire si pleine d’épines et de déboires entre les mains de l’administration » (Laurentin, 1958a : 69). Désarmé, le préfet multiplie les courriers auprès du ministre des cultes : « Je ne vois d’autre moyen de faire cesser ces manifestations que l’intervention du clergé » [14]. L’Eglise doit se prononcer. « À ces foules en effervescence, il faut une pâture. Qu’on leur donne donc bien vite le culte dont elles sont avides » (Laurentin, 1958a : 16).

Pris entre l’administration impériale qui lui demande de se prononcer officiellement sur les évènements de Lourdes afin de faire cesser l’agitation qui en découle et les critiques des journaux rationalistes qui s’alimentent sans peine au spectacle des foules à la grotte, l’évêque de Tarbes est dans une position très inconfortable. Là où l’autorité civile attendait hâtivement un verdict immédiat, l’évêque trouve préférable de suspendre son jugement et nomme une commission d’enquête. Répondant aux critiques des journaux « voltairiens » dans lesquels on reproche notamment à la « Sainte Vierge » de « faire des apparitions à Lourdes et non à Paris », de se « montrer à Bernadette et non à l’académie des Sciences » [15], l’évêque en appelle à « une discussion large, (…) consciencieuse, éclairée par la science et ses progrès » [16]. « Nous voulons, précise-t-il dans son ordonnance, que ces faits soient soumis aux règles sévères de la certitude qu’admet une saine philosophie. (…) Qu’ensuite, pour décider si ces faits sont surnaturels et divins, on appelle à la discussion de ces graves et difficiles questions, des hommes spéciaux et versés dans les sciences de la théologie mystique, de la médecine, de la physique, de la chimie, de la géologie, etc… Et, enfin, que la science soit entendue et qu’elle se prononce. Nous désirons avant tout que, pour arriver à la vérité, aucun moyen ne soit omis » [17]. Ce n’est pas la première fois que les autorités ecclésiastiques instaurent un tel dispositif d’enquête. En 1846, afin de juger de « l’authenticité » des « apparitions » de la Salette, l’évêque de Grenoble avait déjà mis en place ce type de procédure (Foster, 1989). On notera au passage que, dans le cas de Lourdes, associant les lumières de la foi et de la science, cette ordonnance épiscopale donne à voir « la préhistoire médicale de Lourdes » (Laurentin, 1958a : 80), le premier chaînon qui conduira à l’actuel Bureau Médical du sanctuaire.

On retiendra surtout ici qu’ainsi prise en main par l’Eglise, l’affaire change de tournure. La promulgation de l’ordonnance épiscopale coïncide avec la fin de l’ « épidémie des visionnaires » ; un certain calme revient. « Maintenant que l’Eglise parle, le peuple agité comprend que la chose est sérieuse. Il n’y a plus à lutter, à juger hâtivement, mais à attendre la parole du successeur des apôtres. La foule oublie les menues querelles, rectifie d’instinct des positions outrancières ou dévoyées qui pourraient mal impressionner le jugement de l’évêque et se replie sur une attitude plus authentique de paix et de prière » (Laurentin, 1958a : 56). L’évêque lui-même écrit dans un courrier au ministre des cultes : « Depuis trois semaines que le public sait que je m’occupe de l’affaire, l’irritation des esprits a sensiblement diminué » [18].

De la foule aux processions de pèlerins

Dans cette perspective, le jugement rendu en 1862 par l’autorité ecclésiastique, reconnaissant « l’authenticité des Apparitions » et de certaines guérisons, transformant ainsi ce qui pouvait apparaître comme une « cour des miracles » en un « lieu de grâce », n’est-elle pas un moyen de donner un sens et une direction au rassemblement de milliers de personnes en un lieu désert ? L’organisation des premiers pèlerinages ne permet-elle pas de « civiliser » cette foule ? Du moins de la convertir en une organisation d’individus pris dans les tissus serrés des exercices et des gestes de piété ? L’anthropologie nous a montré à quel point « le rite travaille pour l’ordre » (Balandier, 1988 : 29). Outre le conditionnement moral opéré à travers les chants et les prières, structurant ainsi les attentes des pèlerins (Amiotte-Suchet, 2007), le pèlerinage suppose également un travail du corps bien spécifique : la marche et le portage, où presque tous les muscles accomplissent des mouvements lents et répétitifs, à un rythme régulier, pendant une assez longue durée, excluant tous efforts violents (Bordet, 1998). S’apparentant à une véritable « discipline » au sens que Michel Foucault (1975) donne à ce terme, ces exercices ouvrent deux possibilités qui sont corrélatives. En permettant, d’une part, le contrôle minutieux des opérations du corps et en assurant l’assujettissement constant de ses forces dans un rapport de docilité-utilité, ils permettent de capter les énergies collectives et de les convertir en facteur d’ordre et de cohésion. D’autre part, ces exercices organisent un espace fonctionnel et hiérarchique en procédant à une répartition spécifique des individus au sein de la procession : les fidèles marchant gravement derrière le prêtre en ornements lourds et rigides donnent à voir l’un de ces « tableaux vivants » dont Michel Foucault (1975 : 150) écrit qu’ils « transforment les multitudes confuses ou dangereuses en multiplicités ordonnées ».

Photo extraite de l’ouvrage de Michel de Saint Pierre, Bernadette et Lourdes (1958).

Grand évocateur des foules [19], Emile Zola a voulu rendre compte de la puissance de dramatisation des mouvements de pèlerins à Lourdes. Il décrit une foule « sans menace, d’une innocence et d’une passivité de troupeau » (1894 : 394), « fouettée par la voix aiguë des prêtres » (1894 : 182), « secouée sans relâche par l’obsession de la prière, par les cantiques et les litanies » (1894 : 396), écrasée par « les milliers de voix entonnant des chants d’adoration et de reconnaissance » (1894 : 406). « Quelle était donc la force inconnue qui se dégageait de cette foule, un fluide vital assez puissant pour déterminer les quelques guérisons qui, réellement, se produisaient ? Fallait-il croire qu’une foule n’était plus qu’un être, pouvant décupler sur lui-même la puissance de l’auto-suggestion ? Pouvait-on admettre que, dans certaines circonstances d’exaltation extrême, une foule devînt un agent de souveraine volonté, forçant la matière à obéir ? (…) Tous les souffles se réunissaient en un souffle, et la force qui agissait était une force de consolation, d’espoir et de vie » (Zola, 1894 : 398). De cette « force inconnue », Marcel Mauss et Emile Durkheim donneront une lecture scientifique. Ce climat d’exaltation collective n’est en effet pas très éloigné de celui qui anime les cérémonies aborigènes où « tout le corps social est animé d’un même mouvement » : « tous les corps ont le même branle, tous les visages ont le même masque, toutes les voix ont le même cri… ». De même « à voir sur toutes les figures l’image de son désir, à entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance possible, dans la conviction de tous. Confondus dans la fièvre de leur agitation, ils ne forment plus qu’un seul corps et qu’une seule âme » (Mauss, 1950 (1902) : 126).

À Lourdes, la prise en charge par l’Eglise des visions et des guérisons a permis de maîtriser la « poussée charismatique, jaillie de sources inconnues » (Laurentin, 1961 : 98) en lui donnant une figure acceptable et en la situant dans un espace connu et rassurant : le culte marial. Voilà l’union réalisée des officiants et de leur troupeau ; voilà la foule éclairée ; sa force orientée dans des voies sûres ; ses croyances organisées en un ensemble de prescriptions et de pratiques rituelles. Le mouvement de cette transformation correspond à ce que Max Weber désigne comme un processus de « routinisation du charisme ». Le pèlerinage remplit une fonction dans une institution permanente : la foule « avide de merveilleux » (Touvet, 2007 : 95) se convertit en cortège de pèlerins en procession, exaltant les pouvoirs de la Vierge et sa bienveillance ; la grotte, élément de folklore pyrénéen, est "disciplinée" à l’aide de pavés et de grilles – la basilique en surplomb faisant peser sur elle tout son poids d’orthodoxie (Harris, 2001 : 237).

Lourdes, juillet 2007, procession aux flambeaux.
Photographie de l’auteure

Lourdes, juillet 2007, procession aux flambeaux.
Photographie de l’auteure

Lourdes, juillet 2007, file d’attente de la grotte.
Photographie de l’auteure

Conclusion

En suivant le « parcours politique » (Claverie, 2009) des événements de Lourdes, on s’aperçoit du rôle essentiel du maintien de l’ordre et de l’orientation des foules dans la création du sanctuaire. À cet égard, il nous semble intéressant de souligner que la canalisation de la multitude dans la gestuelle et les rites spécifiques de la procession s’accompagne d’un contrôle des discours. En effet, afin d’asseoir le pèlerinage sur des bases fiables, l’évêque mandate une commission épiscopale pour rédiger une notice sur « l’événement de la Grotte » (qui restera la version officielle des événements jusqu’en 1878) et inclut dans son mandement une clause stipulant que tout écrit sur les « apparitions » doit, au préalable, recevoir son agrément (Touvet, 2007). D’autre part, s’il faut calmer les agitations et canaliser l’afflux des masses, il faut également éteindre les innombrables rumeurs qui, parcourant les foules, propagent et multiplient de façon imaginaire les cas de guérisons spontanées. Il faut soustraire l’appréciation des faits à l’ignorante naïveté des masses pour les soumettre à l’examen d’experts compétents. Dans cette perspective, bien avant la création du Bureau Médical de Lourdes, dès la mise en place de la commission d’enquête sur les événements de 1858, il s’agit bien pour les médecins sollicités par la commission d’enquête ecclésiastique d’opérer un tri dans les très nombreuses déclarations de guérison qui suscitent l’enthousiasme des populations, de distinguer ce que le consentement populaire a mêlé, de séparer le « vrai » du « faux », de mettre de l’ordre dans la masse informe qui alimente les conversations, en d’autres termes de rationaliser, c’est-à-dire d’encadrer dans des procédures ces guérisons dont l’opinion parle dans le vague.

Le souci de contrôler ce qui se dit sur les « guérisons » répond à un double objectif : d’une part, il permet à l’Eglise de lutter contre l’ « autoconsommation spirituelle » (Langlois, 1978) en recentrant les rumeurs et les expressions incontrôlées de la dévotion populaire dans un cadre plus conforme à l’orthodoxie religieuse. D’autre part, l’intensité des attaques de « l’ennemi rationaliste » envers les phénomènes « miraculeux » contraint les discours à devenir technique. En faisant basculer la question des guérisons d’un régime de « sens commun » à celui de l’expertise médicale, les autorités religieuses cherchent à substituer aux rumeurs de la foule des « actes de discours sérieux » susceptibles d’affronter la polémique avec ses adversaires « laïcs » et « rationalistes ». La création d’une instance médicale permanente dans le sanctuaire en 1883, et donc la prise en charge d’une partie de la procédure de reconnaissance du miracle à Lourdes par des médecins, permettra de renforcer cette position.

Cette double mise au pas des foules et des discours n’est-elle pas ce qui fait la spécificité du sanctuaire de Lourdes ? S’inscrivant dans une constellation d’ « apparitions mariales », les événements de Lourdes ne sont pas un cas isolé dans la France du XIXe siècle. À cet égard, on peut notamment rappeler les « apparitions » de la rue du Bac, à Paris, en 1830 ; celles de la Salette, en 1846 ; enfin, celle de Pontmain, en 1871. Considérant l’ensemble de ces manifestations mariales, Ruth Harris s’interroge : « Pourquoi Lourdes est-elle devenue privilégiée, prioritaire même, par rapport aux autres lieux saints de France où d’autres enfants avaient aussi vu la Vierge ? » (Harris, 2001 : 30). Si nous pouvons mesurer, grâce aux travaux remarquables de cette historienne, ce que le succès du sanctuaire de Lourdes doit à un ensemble de circonstances historiques particulières [20], nous savons peu de choses sur le rôle qu’ont pu tenir les mouvements de foules dans l’histoire de ces autres sites de dévotion mariale. Les responsables administratifs de Pontmain ou de la Salette ont-ils dû faire face aux mêmes difficultés que le préfet et le commissaire de Lourdes ? Retrouve-t-on les mêmes craintes d’un soulèvement populaire et le même souci de contrôle des foules et des discours ? Si l’analyse des différents documents administratifs et ecclésiastiques officiels concernant les événements de Lourdes nous permet de dire que la dévotion des foules joua un rôle prééminent dans la prise de position de l’Eglise catholique et dans la transformation de ce qui aurait pu rester un lieu de dévotion local en un centre de pèlerinage national, puis international, cette dimension reste à explorer sur d’autres sites d’ « apparitions mariales ». On peut toutefois supposer que le contrôle des foules constitue bien un élément important dans ce qui marque la spécificité du sanctuaire de Lourdes.

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