Ce texte a été traduit par Suzanne Chappaz et relu par Sophie Chevalier.

Lévi-Strauss [1] remarquait un jour que l’humanité avait vécu quatre-vingt-dix-neuf pour cent de son histoire dans une situation divisée où chaque partie ignorait les modes de vie, les croyances et les institutions des autres et qu’il incomberait à l’anthropologie, dès la fin du 19ème siècle, de poser un regard compréhensif sur ces différences. Plus que tout autre science ou discipline, l’anthropologie devint la conscience de soi de l’espèce humaine sous ses aspects les plus variés, mais aussi les plus semblables. Une lignée de penseurs vit le jour, qui abordèrent d’emblée les cultures humaines dans leur totalité – E.B. Tylor, Lewis Henry Morgan, Franz Boas, Emile Durkheim, Marcel Mauss, A.R. Radcliffe-Brown, Bronislaw Malinowski – une lignée dont il semble bien, hélas, que Lévi-Strauss soit le dernier représentant. Il est apparemment le dernier à avoir une vision pan-humaine, le dernier à inclure dans son objet d’étude toutes les expressions culturelles de l’humanité, voyant dans cette démarche le seul moyen d’accéder à une connaissance de ce qu’est l’espèce humaine. Plus d’une fois il cita Rousseau à ce propos : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés  ». La référence à cet auteur est à l’origine du titre sous lequel parut en 1983 (1988 pour l’édition en anglais), une série d’essais qui fit autorité, Le regard éloigné. La grande ambition de Lévi-Strauss fut de découvrir les lois universelles de l’esprit humain sous la diversité des cultures connues de l’anthropologie. Il élabora à cette fin une connaissance ethnographique de la planète qu’aucun savant n’avait atteint avant lui et que personne après lui ne sera en mesure de reproduire. Passé maître dans la connaissance des cultures autochtones des deux Amériques, il n’en négligea pas pour autant les autres continents, étayant ses théories structuralistes les plus connues sur des descriptions minutieuses de pratiques indigènes fort diverses, qu’il s’agisse des îles lointaines des mers du Sud ou des sociétés européennes proches.

La source principale du structuralisme de Lévi-Strauss fut la théorie linguistique qu’élabora sous ce nom, Roman Jakobson, comme lui réfugié à New York pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, lorsqu’il adapta aux faits sociaux et culturels les notions strictement linguistiques, Lévi-Strauss les reformula pour en tirer quelques principes généraux.

Selon l’un des premiers principes ainsi définis par Lévi-Strauss, les règles présidant à la production de formes culturelles spécifiques constituent des répertoires dont les personnes font usage sans en avoir conscience pour autant, tout comme demeure inconsciente la série de sons qui, dans un langage donné, indique les différences de signification. Un locuteur anglophone par exemple n’a guère besoin de réaliser que la différence de son entre le « r » et le « l » détermine la différence de sens entre grass et glass, alors que dans nombre d’autres langues, comme le japonais, cette différence entre les deux sons n’est guère perçue, si bien que ceux-ci ne sauraient avoir pour fonction de distinguer des significations. Il en va de même sur le plan culturel : le monde est ordonné grâce à des contrastes pertinents qui semblent naturels aux personnes qui en font usage, mais se révèlent arbitraires si, procédant par comparaison, on examine les notions de personnes et de choses définies dans d’autres sociétés : nombreuses sont celles par exemple qui considèrent comme des « personnes » ce qui nous apparaît comme des « choses », telles les étoiles, les vents, les plantes cultivées ou les éléphants de Malaisie qui disposent de leurs propres cités.

Selon deux autres principes du structuralisme lévi-straussien, les éléments d’une culture ne peuvent se comprendre pris isolément, mais seulement dans la relation d’écart qu’ils entretiennent avec les autres éléments coexistants ; de plus, ces relations, qui se présentent comme des écarts différentiels, forment des systèmes de sens cohérents. Ces principes sont, à nouveau, l’écho de notions linguistiques, celles du célèbre linguiste suisse Ferdinand de Saussure plus particulièrement ; Lévi-Strauss les appliqua dans ses premiers travaux sur la parenté et les relations sociales, prenant d’emblée le contre-pied d’une conception de la famille qui prévalait depuis Aristote : celle d’une entité naturelle composée de parents et d’enfants, apparue spontanément et portant en elle le germe de la société. A cette vision convenue, Lévi-Strauss opposa l’argument suivant : aucune famille humaine n’a pu préexister à une société, car l’instauration du tabou de l’inceste, en séparant la culture humaine de la nature, implique, pour qu’une famille puisse se former, l’existence antérieure d’autres familles qui fournissent un nouvel époux ou une nouvelle épouse conformément aux règles matrimoniales mutuellement acceptées, dont celle instaurant l’échange réciproque de personnes en âge de reproduction, plus particulièrement celui des femmes par leur père ou leurs frères. Selon Lévi-Strauss, la famille présuppose un nombre de familles qui reconnaissent qu’il existe d’autres liens que ceux du sang et que le processus naturel de filiation ne s’effectue qu’intégré dans le processus social de l’alliance. Dans une œuvre pionnière, parue en 1949 et devenue un classique, Les structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss démontra que des règles matrimoniales différentes instaurent des relations d’échange et de socialité différentes parmi les groupes qui se marient entre eux. Dans d’autres études, il mit au jour les modèles de conduite récurrents informant les relations des parents les plus influents au sein de la famille et des échanges matrimoniaux.

A partir de là, un autre principe clé de son structuralisme poussa Lévi-Strauss à s’intéresser à des sphères plus élevées. Selon ce principe, les formes de l’ordre culturel reflètent les lois sous-jacentes, générales, de l’esprit humain. Il s’agit sans doute là de l’aspect le plus cohérent, mais aussi le plus difficile à saisir du projet anthropologique de Lévi-Strauss ; tout son travail en est marqué, décrivant une trajectoire qui passe, plus ou moins dans l’ordre, de l’étude de la parenté à celle des systèmes de pensée des sociétés sans écriture (Le totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage, 1962) puis à celle de l’intellect et des expressions purement intellectuelles de la culture, pour culminer dans l’épopée en quatre volumes consacrée aux mythologies des Amérindiens (Mythologiques, 1964-1971). Comme le note Philippe Descola qui occupe aujourd’hui au Collège de France la chaire inaugurée par Lévi-Strauss, les dispositions de l’esprit, lorsqu’elles sont représentées dans les relations sociales, sont exposées à toutes sortes de contingences historiques et de compromis, rendus nécessaires pour que la société fonctionne au plan pratique. La pensée mythique en revanche, étant dégagée des contraintes du réel, ne jouit pas seulement d’une certaine liberté créatrice, mais aussi de la possibilité de prendre l’esprit lui-même comme objet de contemplation. En déroulant un fil narratif d’un mythe à un autre, l’esprit révèle les structures et les modes de ses opérations.

Si la grande ambition de Lévi-Strauss de produire une science de l’esprit tel qu’il est modelé par la culture n’a pu se réaliser entièrement, elle n’en a pas moins exercé une influence marquante sur la pensée anthropologique. Ce que Lévi-Strauss démontra peut-être de la façon la plus magistrale dans son projet de fonder une science de l’esprit, c’est que les schèmes symboliques inscrits dans les mythes et la pensée des sociétés sans écriture, bien que n’étant pas en soi de simples reflets du monde réel, fournissent les matériaux conceptuels des versions particulières du réel auxquelles ces sociétés conforment leur existence. Pour le dire de façon plus précise, les récits mythiques encodent les relations symboliques dans les multiples registres de l’ordre culturel et de l’action : écologique, sociologique, spatial, auditif, économique… Qu’ils soient redondants ou complémentaires, ces codes sont réciproquement convertibles, faisant ainsi du monde un système plus ou moins cohérent. Cohérent au sens où les distinctions d’un certain genre, celles entre les hommes et les femmes par exemple, s’articulent avec celles d’un autre genre, celles entre l’extérieur et l’intérieur, si bien que les hommes sont aux femmes comme ce que l’extérieur est à l’intérieur, ou comme ce qui inclut est à ce qui est inclus. Lorsque ce mode codifié d’articulation s’applique aux registres économique et écologique, ce qui se traduit par la division sexuée du travail dans un environnement particulier, il en résulte un mode spécifique de production : dans les îles Fidji orientales par exemple, les hommes pêchent traditionnellement en haute mer et s’enfoncent dans la forêt pour cultiver leurs champs, tandis que les femmes pêchent dans la lagune proche du rivage et pratiquent la cueillette de produits sauvages aux abords du village. De plus, une même différence sexuée prévaut dans les valeurs et les fonctions rituelles, dans la mesure où des esprits tout-puissants hantent la haute mer et les profondeurs de la forêt. Ainsi le structuralisme de Lévi-Strauss se présente-t-il comme une théorie générale de l’ordre symbolique, qui déploie un pouvoir d’explication inégalé lorsqu’il s’agit de rendre compte de la façon dont les cultures se distinguent à travers leurs modes d’organisation et d’action. Mais le structuralisme n’en resta pas là.

Les études que Lévi-Strauss consacra à la mythologie l’amenèrent à étendre la portée théorique du structuralisme de bien d’autres façons, tout aussi remarquables. En suivant la voie de certains mythes à travers toutes les Amériques, il démontra qu’un mythe, tout en présentant une substance propre à lui seul, est dérivé d’autres mythes et entretient avec eux une relation dialectique au sein de laquelle sa différence naît d’un processus de transformation par opposition. Il s’ensuit qu’« il n’y a jamais d’original » : la structure est constituée de l’ensemble des transformations mythiques. De plus, ces permutations sont conditionnées sociologiquement. Lorsque les mythes sont repris par les différents sous-groupes d’une société, en particulier lorsqu’ils franchissent une limite linguistique ou tribale, ils sont sujets à de multiples inversions tant au plan de la forme qu’à celui du contenu. Cette conception qui fait de la structure une série de transformations toujours en expansion – dont l’essence réside dans le fait irréductible des différentes versions nées d’une opposition et en vue d’une opposition, ouvrit au structuralisme de nouvelles dimensions, à la fois dans l’espace et dans le temps (Lévi-Strauss, 1991 : 249-255). Un autre type de structures vint enrichir la conception que les structures internes propres à une société sont closes, sur le modèle d’une langue dans laquelle tout se tient (comme Saussure l’affirma), chaque élément tirant sa valeur distinctive de sa position particulière dans l’ensemble : les structures transculturelles, mouvantes, dont la cohérence consiste en l’existence d’une série illimitée de possibilités. Par ailleurs, alors que le modèle linguistique de la structure fait dépendre son caractère de système de la coexistence de ses éléments, d’où l’accent mis par l’analyse (synchronique) sur un état statique, l’analyse (diachronique) des structures mythiques montre que celles-ci sont dynamiques pour ne pas dire historiques. Si la théorie ne nous dit rien du cours réel de l’histoire, elle n’en fournit pas moins des modèles des façons dont les cultures changent formellement – une dynamique structurale.

Les paragraphes qui suivent ne sont pas des résumés des conceptions de Lévi-Strauss ; elles présentent l’orientation prise par les miennes sous son influence. De nombreux anthropologues, comme moi, ont été stimulés par l’une ou l’autre facette de son œuvre sans être devenus eux-mêmes structuralistes. Et nous serions à vrai dire de piètres représentants – ou épigones – du structuralisme, même si notre anthropologie ne s’en est trouvée que meilleure. J’aimerais dire incidemment que là réside peut-être la portée la plus générale de l’héritage lévi-straussien : il a exercé une influence positive même sur ceux qui ont préféré le critiquer plutôt que de le louer. Cependant l’intérêt que le monde académique porte à Lévi-Strauss aux Etats-Unis aujourd’hui est au plus bas ; cela tient en partie au fait que les anthropologues américains depuis la seconde guerre mondiale ont grandement négligé l’étude des Amérindiens, le domaine de prédilection de Lévi-Strauss ; mais plus encore, cela tient à un manque d’intérêt anthropologique, à la fois comparatif et ethnographique, pour les cultures indigènes comme celles que Lévi-Strauss a analysées. L’opinion prévaut que ces cultures ont été quasiment détruites par la colonisation et la globalisation – quoiqu’on puisse rétorquer que ce sont les anthropologues eux-mêmes, qui se montrèrent si colonisés qu’ils ne virent plus à l’étranger que des versions exotiques du capitalisme, méconnaissant l’incidence des traditions culturelles sur les façons dont ces sociétés se sont transformées. Plus important encore est peut-être le coup de pied à l’âne dont Lévi-Strauss est l’objet de la part d’instances politico-académiques, aussi bien de gauche que de droite, qui s’en prennent à la notion de structure elle-même : le néo-libéralisme, avec son culte de l’individualisme et son hostilité séculaire envers tout ordre collectif en général, gouvernemental en particulier ; le postmodernisme, avec ses antipathies pour les « récits magistraux » et les « catégories essentialisées », ses penchants pour les « discours contestés », les « limites poreuses » et autres formes d’ambiguïté ; et enfin les divers mouvements d’émancipation de groupes minoritaires pour lesquels les « structures » dominantes sont l’ennemi à abattre. Nous vivons à l’âge anti-structurel.

Nombre d’anthropologues qui ne se considèrent pas eux-mêmes comme des structuralistes – y compris ceux qui condamnent et évitent tout isme – ont néanmoins été inspirés par l’une ou l’autre facette de l’œuvre lévi-straussienne. Au risque de déformer l’héritage du maître, ils ont infléchi ses idées dans un sens que lui-même n’aurait guère souhaité. Ainsi en est-il par exemple du rapprochement opéré entre « l’esprit bourgeois » - c’est-à-dire notre propre conduite économique matérialiste – et « la pensée sauvage » (Sahlins, 1976 [1973]). On pourrait avancer l’argument que notre fameuse rationalité économique n’est que la réalisation consciente d’un vaste système de valeurs culturelles sous-jacent, dont nous n’avons généralement pas conscience. De plus, ces valeurs représentent une logique des qualités sensibles qui n’est pas si différente de celle que Lévi-Strauss montra à l’œuvre dans les sociétés sans écriture. Dans Le totémisme aujourd’hui, La pensée sauvage et d’autres ouvrages, Lévi-Strauss montra que les systèmes de savoir élaborés par les sociétés sans écriture comme ceux établis par la science moderne recourent à des opérations rationnelles telles que la causalité, la classification, l’abstraction, l’homologie. La différence se manifeste plutôt dans le fait que les sociétés sans écriture se servent des distinctions sensibles observées parmi les choses, avec toutes les qualités qui leur sont associées, pour codifier leur connaissance du monde : ainsi, dans ce qui est appelé le totémisme, les différences entre une espèce animale et une autre sont mobilisées pour signifier les différences entre les groupes associés respectivement à ces espèces.

Or cette « logique du concret » joue un rôle décisif dans notre propre conduite économique, alors même que, définissant l’économie comme la maximisation des profits retirés de l’usage de capitaux ou autres moyens monétaires à disposition, les économistes ignorent les schèmes culturels qui définissent des personnes et des choses et leur confèrent leur valeur matérielle, pour les exiler dans les limbes jamais interrogés de ce qu’ils nomment les facteurs « exogènes » ou même « irrationnels ». La dimension culturelle de l’économie demeure inconsciente en partie parce qu’aucun de ses acteurs ordinaires ne soupçonne que derrière des choix apparemment rationnels – ils n’achètent pas de hamburgers ou de hot-dogs lorsqu’ils invitent à dîner des hôtes de marque - il existe tout un code de valeurs symboliques qui a fort peu à faire avec la valeur nutritive de ces aliments, mais tout à voir avec les distinctions significatives entre les personnes, les biens et les circonstances. L’économie est organisée en fonction de différences multiples : entre le déjeuner et le dîner, les viandes découpées et les viandes hachées, les muscles et les organes, les repas préparés et les sandwiches, la familiarité et le respect, les membres et les invités, les repas ordinaires et les « circonstances particulières »…

De la même manière, tout le bon sens monétaire que nous mettons à acheter des vêtements ne saurait expliquer les caractéristiques qui, dans l’habillement, distinguent les hommes des femmes, les vacances des jours ordinaires, les hommes d’affaires des policiers, les adultes des enfants, ou qui signalent les personnes de régions ou d’affiliations ethniques différentes – pensez aux mille façons dont les vêtements signifient. Peut-être avons-nous été trop prompts à célébrer le « désenchantement du monde » amorcé au 17ème siècle avec le reflux de la spiritualité et l’essor du naturalisme scientifique ? Ne s’est-il pas produit plutôt un enchantement de la société occidentale par le monde, par les valeurs imaginaires attachées à la sphère matérielle plutôt qu’à la sphère spirituelle ? Nous vivons dans un monde matériel enchanté par l’« utilité » symboliquement instituée de l’or, du pétrole, du pinot noir, des barbecues en plein air, des voitures Mercedes, des tomates indigènes, des blue-jeans, des chandails en cachemire, des hamburgers de chez McDonald et des sacs Gucci. Certes Lévi-Strauss n’alla pas si loin, mais le structuralisme a quelque chose à dire à propos d’une économie de valeurs monétaires, insérée en fait dans un ordre culturel sous-jacent de valeurs significatives.

Enfin, un autre apport de Lévi-Strauss, et non des moindres, fut d’avancer dans son œuvre l’idée suivante : puisque les anthropologues sont de la même étoffe intellectuelle que les sociétés qu’ils étudient, ils disposent, pour connaître la culture des autres, de moyens à certains égards plus performants que ceux dont disposent les naturalistes pour connaître des objets physiques. Plus on en apprend sur la composition des roches, moins celles-ci semblent avoir d’équivalent probable avec l’expérience humaine. Prenant le contre-pied de la façon dont nous percevons les roches, la science nous montre qu’il y a du vide entre et dans les molécules et, bien plus, qu’au plan de la mécanique quantique, cette connaissance défie les représentations de l’espace et du temps relevant du sens commun. Mais si les sciences naturelles partent de notre expérience familière pour aller vers ce qui s’en éloigne le plus, l’anthropologie procède dans l’autre sens. Elle part de quelque chose qui nous semble éloigné, voire même répugnant, comme le cannibalisme des îles Fidji, et se donne pour fin d’en déterminer la « logique ».

En 1929, l’anthropologue A.M. Hocart rapporta le discours solennel d’un chef fidjien offrant une récompense au charpentier qui lui avait construit une belle pirogue. Le chef s’excusa de ne pas offrir au charpentier un « homme cuit » ou une « femme crue », car, dit-il, le christianisme « gâche nos cérémonies ». L’« homme cuit » fait référence à une victime cannibale ennemie, la « femme crue » à une fille vierge offerte comme épouse. La question anthropologique qui surgit aussitôt est de savoir pourquoi la femme aurait une valeur équivalente à celle de la victime cannibale. Pour le dire simplement, la réponse réside dans le fait qu’ils sont destinés tous deux à la même fin, la reproduction avantageuse de la société : la femme directement, en mettant au monde des enfants, la victime cannibale en tant que sacrifice dont la consommation en conjonction avec les dieux procure à la société des avantages divers, parmi lesquels la fécondité des hommes et la fertilité des champs. On peut dès lors comprendre pourquoi, dans certaines parties de Fidji, le cadeau prescrit lors des fiançailles est une belle massue de guerre : il a pour effet de dédommager la famille de la perte à venir d’une fille, grâce au gain escompté, incarné dans la future victime cannibale. Ainsi le cannibalisme fidjien commence-t-il à paraître « logique ». Mais alors il faut admettre que cette « logique » a quelque chose à voir avec nous et, pardonnez-moi le calembour, qu’une coutume, étrange et lointaine au premier abord, a été assimilée et intériorisée, intégrée comme quelque chose relevant de notre propre bon sens. Puisque les cultures sont constituées symboliquement et que nous sommes nous-mêmes des êtres créateurs de symboles, nous avons le privilège de connaître les autres en reproduisant à travers les opérations de notre esprit les façons mêmes dont ils organisent leur réalité. Si inconscientes que puissent être les structures, c’est bien à travers elles que nous parvenons à nous connaître nous-mêmes.

add_to_photos Notes

[1Ce texte est paru en anglais pour la première fois le 7 juillet 2009 sur http://blog.aaanet.org. Nous remercions Marshall Sahlins de nous avoir autorisé à le reprendre et à le traduire en français pour notre revue.

library_books Bibliographie

LEVI-STRAUSS Claude, 1949. Les structures élémentaires de la parenté. Paris, PUF.

LEVI-STRAUSS Claude, 1958. Anthropologie structurale. Paris, Plon.

LEVI-STRAUSS Claude, 1962. Le totémisme aujourd’hui. Paris, PUF.

LEVI-STRAUSS Claude, 1962. La pensée sauvage. Paris, Plon.

LEVI-STRAUSS Claude, 1964-1971. Mythologiques. Tomes I à IV. Paris, Plon.

LEVI-STRAUSS Claude, 1983. Le regard éloigné. Paris, Plon.

LEVI-STRAUSS Claude, 1991. Histoire de Lynx. Paris, Plon.

SAHLINS Marshall, 1976 [1973]. Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle. Paris, Gallimard-NRF.

Pour citer cet article :

Marshall Sahlins, 2010. « L’anthropologie de Lévi-Strauss ». ethnographiques.org, Numéro 20 - septembre 2010
Aux frontières du sport [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2010/Sahlins - consulté le 19.04.2024)
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