CAMELIN Sylvaine et HOUDART Sophie, 2010. L’ethnologie

CAMELIN Sylvaine et HOUDART Sophie, 2010. L’ethnologie. Paris, PUF (collection Que sais-je ?)


La première question que nous pourrions nous poser à la sortie d’un livre intitulé L’ethnologie en 2010 est : qu’est-ce que cet ouvrage va apporter de plus au regard des nombreuses publications antérieures sur le même sujet (Augé et Colleyn, 2004 ; Copans, 2005 ; Rivière, 1995 ; Laplantine, 2001) ? L’aspiration de ce dernier né, comme le soulignent ses auteures, n’est pas de présenter un panorama exhaustif de l’histoire de l’ethnologie. Elles optent pour une introduction critique et laissent « le soin de présenter de manière systématique les différents courants théoriques qui ont organisé le champ du savoir » (p. 6) au volume consacré à l’anthropologie, celui de Marc Augé et Jean-Paul Colleyn sorti en 2004 dans la même collection (Que sais-je ?).

En partant du constat que l’ethnologie est une discipline difficile à délimiter et de la tendance actuelle à l’interdisciplinarité, Sylvaine Camelin et Sophie Houdart souhaitent montrer la nature dynamique de la discipline. Ainsi, en illustrant la diversité des pratiques d’enquête, des outils théoriques et des lieux d’investigation qui a caractérisé l’histoire de l’ethnologie, elles montrent comment celle-ci s’est transformée grâce à une réflexion sur elle-même, depuis les conditions de son émergence jusqu’à de plus récentes remises en question. Enfin, l’objectif est aussi de souligner que les ethnologues peuvent contribuer à la compréhension des réalités contemporaines, au-delà d’une analyse de groupes sociaux restreints, tel que les sociétés « primitives » ou les « ethnies ».

En introduction, l’ouvrage se questionne sur la nature poreuse et mobile des frontières qui séparent l’ethnologie, l’ethnographie, l’anthropologie et en partie la sociologie. Les chevauchements entre les objets, les pratiques et les concepts propres à ces domaines de recherche ont engendré de nombreux débats au sein des univers académique et institutionnel. La sociologie et l’ethnologie sembleraient avoir eu originellement deux tâches bien distinctes : à la première les sociétés « modernes » et les méthodes quantitatives, et à la seconde, les sociétés « exotiques » et l’ethnographie. Le chevauchement entre les deux semble donc être récent. D’une part, les sociétés étudiées par les ethnologues se sont transformées et ils sont présents sur le terrain qui était celui des sociologues et vice versa. D’autre part, la sociologie a introduit dans ses pratiques les méthodes qui étaient celles des ethnologues. Pourtant les auteures semblent ignorer les travaux de Durkheim et de Mauss qui montrent bien que les frontières entre ces domaines de recherche n’étaient pas si nettes dans le passé aussi ; et qu’attribuer des méthodes et des « sociétés » spécifiques à l’ethnologie et à la sociologue est très réducteur. Si la distinction que les auteures proposent entre ethnographie et ethnologie est relativement claire — elle réside dans la pratique du terrain par le chercheur, contrairement aux usages avant Malinowski — la distinction entre les termes « anthropologie » et « ethnologie » est plus complexe. En France, « l’anthropologie fut un temps bien distincte de l’ethnologie en ce qu’elle se donnait pour objet l’homme dans sa dimension physique et sociale » (p. 5), division rendue caduque par la distinction progressive entre l’anthropologie sociale ou culturelle et l’anthropologie physique. D’un côté, ce qui était appelé en France ethnologie à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, correspondait à l’anthropologie sociale des Britanniques et culturelle des Américains. De l’autre, les auteures définissent l’ethnologie comme l’étude d’une seule « ethnie », tandis que l’anthropologie désignerait « une certaine maturité du travail de l’ethnologue » (p. 5) par la comparaison à l’échelle de l’Homme. L’existence contemporaine d’une confusion entre ces termes dans la tradition française mérite d’être questionnée ici. La volonté des auteures de montrer ce qui est propre à l’ethnologie laisse entrevoir que la distinction est encore d’actualité pour elles. Tout au long de l’ouvrage, il semblerait que même si elles reconnaissent l’impossibilité de dissocier le savoir ethnologique de l’anthropologique, elles distinguent ces deux termes et leurs échelles d’analyse respectives. Cette approche semble reposer en partie sur l’étymologie des mots : l’ethnologie est la science des ethnies, même si les auteures préfèrent aujourd’hui parler de « cultures » (p. 42) ou de « sociétés » (p. 125), et l’anthropologie est la science de l’Homme, en gardant ainsi une ambition comparative à l’échelle des sociétés humaines. Cet usage tranche avec celui d’autres manuels, tel l’ouvrage d’Augé et Colleyn (2004) où, dès le premier chapitre, les deux termes sont acceptés en tant que synonymes, dans la continuité de la position adoptée par Lévi-Strauss consistant à privilégier le terme d’anthropologie. La confusion qui pourrait selon Augé et Colleyn subsister de nos jours réside dans l’usage du terme « anthropologie » tout court dans les pays anglo-saxons. Tout au plus, ils soulignent que le terme ethnologie, ayant renoncé à la coupure « primitiviste », est parfois conçu et employé pour se référer aux études théoriques fondées sur une enquête à petite échelle au sein du monde dit « moderne ».

L’ouvrage est structuré en quatre chapitres. Les deux premiers se focalisent sur deux époques clés de l’ethnologie : la naissance de la discipline et sa progressive structuration (chapitre 1) et la profonde remise en question qui l’a touché lors des changements et transformations rapides des années cinquante (chapitre 2). Dans les deux chapitres suivants, les auteures développent des questions centrales de l’ethnologie de manière transversale : des exemples de débats clé et d’objets d’étude (chapitre 3) et la question de son rôle au sein de la société (chapitre 4).

Dans le premier chapitre, les auteures s’intéressent aux contextes historiques, politiques et scientifiques au sein desquels l’ethnologie émerge et se structure progressivement comme savoir scientifique. Ce chapitre est extrêmement dense : dès l’époque des grandes expéditions du XVème où les notions d’altérité et de diversité sont au cœur du questionnement de la société, en passant par des postures philosophiques (illuminisme, positivisme, etc.), littéraires (i.e. réalisme) et scientifiques (positivisme, déterminisme, etc.) qui ont influencé la manière de faire de l’ethnologie, jusqu’aux principaux paradigmes de la fin du XIXème et de la première moitié du XXème siècle. En cela fidèle aux intentions des auteures, ce chapitre montre clairement comment le projet ethnologique, ses méthodes et ses formes d’écriture n’ont pas cessé d’évoluer. La naissance et la structuration de l’ethnologie y apparaît indissociable de la situation politique des pays et de l’époque (colonisation, racisme, etc.), de la manière de penser le monde et l’Homme au cours d’une époque précise (Renaissance, époques des Lumières, etc.) et des paradigmes dominants au sein même de la discipline (évolutionnisme, fonctionnalisme, structuralisme, etc.). Les auteures soulignent comment l’on est passé de la volonté de découvrir et connaître le monde et l’espèce humaine à celle de comprendre ses manifestations plurielles pour justifier la domination et le progrès ou de les dévoiler pour déchiffrer les principes régulateurs des sociétés. Ces déplacements d’enjeux se sont accompagnés d’innovations méthodologiques dans différents domaines : la division entre le travail de l’observateur et celui de l’ethnologue ; le perfectionnement d’une « science de l’observation » qui imposait une distance entre l’observateur et l’observé ; la naissance de l’ethnographie — attribuée à Franz Boas et Bronislaw Malinowski — concentrée autour des notions de « terrain » et d’« observation participante ».

Dans le deuxième chapitre, les auteures traitent les questions relatives à la profonde remise en question qui a touché l’ethnologie à partir des années cinquante suite aux transformations rapides du XXème siècle, tels que l’intensification des liens et des échanges entre cultures et le changement d’échelle considérable de l’ethnologie. Elles soulignent que dans le projet ethno-anthropologique dont l’objectif est de trouver l’unité de l’Homme et la diversité des cultures, la question qui devenait centrale à cette époque était : comment penser les différences lorsque que celles-ci semblent s’atténuer en raison de la globalisation ? Si certains auteurs craignaient la disparition de leur objet d’étude en raison d’une uniformisation de la culture mondiale (i.e. Lévi-Strauss), d’autres repensent la place de l’histoire et des contacts culturels dans leurs travaux, observent les espaces urbains comme étant des « vitrines du monde et de ses dynamiques » (p. 49) (i.e. École de Chicago), commencent à étudier les effets de la globalisation au niveau local (i.e. Georges Balandier, École de Manchester ou plus récemment Arjun Appadurai) ou encore s’intéressent aux systèmes mondiaux mêmes (i.e. Laëtitia Atlani). Les sociétés « exotiques » ne seront plus pensées comme des sociétés figées et la culture ne sera plus définie comme quelque chose de stable et d’immuable, mais perméable et dynamique. Les concepts de « métissage » et de « sociétés hybrides » deviennent dès lors cruciaux, l’ethnologie se réaffirmant alors comme l’étude des dynamiques à l’œuvre dans les changements sociaux. Face au processus de décolonisation et à la naissance de mouvements nationalistes, l’ethnologie, en particulier américaine, remet profondément en question la pertinence de la production scientifique à prétention universaliste qui la caractérisait jusqu’alors, ainsi que le langage et l’écriture ethnologiques (questionnement sur la légitimité de l’ethnologue de parler des autres, déconstruction d’un certain nombre de catégories, relativisation de l’objectivité et de l’autorité de l’ethnologie, etc.).

Dans le troisième chapitre, les auteures montrent quelques exemples d’axes de connaissances autour desquels le savoir ethnologique s’est organisé, mais aussi morcelé et spécialisé. En segmentant le travail ethnologique, elles essayent de montrer comment les ethnologues ont cherché à appréhender la réalité. D’abord, elles considèrent des exemples de la diversité des réponses apportées à des questions centrales de la discipline (i.e. le « faire société » ou la dichotomie nature/culture) selon des paradigmes dominants (le culturalisme, l’anthropologie cognitive et l’ethnoscience) et selon des objets de recherche privilégiés (le don, la parenté et le phénomène religieux). Ensuite, elles présentent des découpages du savoir ethnologique qui se sont intéressés à des formes d’expression spécifiques des sociétés étudiées : les pratiques religieuses et systèmes religieux, et les objets qualifiés d’artistiques. Ce chapitre cherche donc à mettre en lumière comment les manières d’aborder des questions ethnologiques se transforment au fil du temps en fonction des effets de modes et de génération ; et comment les réponses varient en fonction des époques et des paradigmes dominants, ainsi que l’évolution existante au sein d’une spécialisation.

Le quatrième chapitre interroge la place de l’ethnologie au sein de la société, questionnement qui a été particulièrement mis en avant à partir des travaux d’anthropologie appliquée ou du développement. Quelles compétences détiennent les ethnologues ? Quelles sont leurs applications ? Quelles questions étiques sont en jeu lorsque les ethnologues s’engagent activement sur le terrain ? À quelles difficultés les ethnologues sont confrontés lors des interactions avec les acteurs qu’ils rencontrent aux différentes étapes de leur activité scientifique (informateurs, États ou institutions auxquelles les informations s’adressent) ? Même si les ethnologues ont toujours été portés à s’interroger sur leurs pratiques et sur les relations qu’ils entretiennent avec le monde social et politique, ces questions concernant leur rôle, engagement et responsabilité au sein de la société se sont imposées différemment selon les paradigmes dominants, engendrant ainsi de nombreux débats. Si, progressivement, des codes déontologiques ont été proposés afin d’éviter certaines controverses, ces questions sont bien loin d’être résolues.

Ainsi cet ouvrage expose comment l’ethnologie s’est transformée au cours de son histoire tout en gardant une ambition qui, selon les auteures, lui est propre : connaître et rendre compte des sociétés dans leur diversité. Ces transformations ont eu lieu en fonction des contextes politico-économiques et socioculturels, ainsi qu’en fonction des paradigmes dominants et des axes de recherche privilégiés à une époque et dans différents pays. Si pour certains aspects nous pourrions parler d’une évolution de la discipline grâce à une réflexion sur ses pratiques et ses outils théoriques, ce qui laisserait donc entendre l’idée de progrès ; pour d’autres, il n’est que question de mode et de jeux de pouvoir au sein du monde académique et politique.

Nul doute que l’ethnologie a beaucoup à apporter à l’étude des sociétés contemporaines comme les auteures tiennent à le faire remarquer dans leurs conclusions. Cependant, nous pourrions nous demander dans quelle mesure faut-il pour cela défendre le caractère spécifique du savoir ethnologique, au regard de l’anthropologie ou de la sociologie qualitative. Ceci alors que la tendance à l’interdisciplinarité facilite les collaborations entre ces domaines et que la diffusion de formations en sciences sociales au sens large permet un véritable échange de méthodes et de connaissances. En particulier, nous pourrions nous interroger sur l’absence de l’histoire dans leurs discussions, pourtant souvent mobilisée par les ethnologues. Les auteures traitent de l’ethnologie des années cinquante où la dimension dynamique des sociétés étudiées devient centrale. Mais comment l’histoire de ces sociétés est-elle prise en compte par les ethnologues ? Comment capturer la profondeur historique de ces sociétés sans recourir à des sources autres que celles que l’on pourrait observer dans le présent ?

Ainsi, bien que l’ouvrage soit clair et concis — un difficile exercice de synthèse — et présente plusieurs pistes de réflexion tout au long de la lecture, il laisse parfois les lecteurs un peu perdus face aux grands nombres d’informations données sans qu’apparaisse clairement l’intention initiale des auteures d’offrir un regard critique sur l’ethnologie.

library_books Bibliographie

AUGE Marc, 2003 (1994). Pour une anthropologie des mondes contemporaines. France, Flammarion.

AUGE Marc et COLLEYN Jean-Paul, 2004. L’anthropologie. Paris, PUF (collection Que sais-je ?).

COPANS Jean, 2005 (1996). Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie. Paris, Armand Colin (collection Sciences sociales 128).

LAPLANTINE François, 2001 (1987). L’anthropologie. Paris, Payot.

RIVIERE Claude, 1995. Introduction à l’anthropologie. Paris, Hachette.

Pour citer cet article :

Giada Danesi, 2011. « CAMELIN Sylvaine et HOUDART Sophie, 2010. L’ethnologie ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Danesi - consulté le 28.03.2024)
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