Manipulation et falsification des contes traditionnels par les cultures lettrées

Résumé

L’article précise comment les cultures lettrées ont toujours altéré les contes de tradition orale. En Europe, la perception, la sélection et la réécriture des contes se transforment profondément à la suite de l’œuvre des frères Grimm qui réalise un glissement vers l’enfance. Par la suite, les folkloristes de la fin du XIXe siècle sont animés par la volonté d’amender dans leurs écrits les faiblesses et les lacunes des récits qu’ils collectent auprès des conteurs. À l’opposé de cette volonté normative, la transcription totale de contes enregistrés aboutit à des textes illisibles. C’est qu’il existe fondamentalement une irréductibilité entre oral et écrit. Toute transcription d’une œuvre orale la transforme en un objet autre.

Abstract

When literate cultures manipulate and falsify traditional tales.
This article shows how throughout history literate cultures have altered tales taken from oral tradition. In Europe, the work of the Grimm brothers thoroughly transformed the way tales were perceived, selected and rewritten, resulting notably in their reorientation towards child audiences. In the 19th century, folklorists were motivated by the will to correct the flaws and gaps they noticed in the narratives collected among story-tellers and to (re)write their texts as a consequence. It should be noted, however, that in contrast to this normative program, the full transcription of a recorded tales leads to illegible an text ; this is due to the fact that the difference between the oral and the written spheres is fundamentally insurmontable. Thus, every written transcription of an oral work makes it into a totally different object.

Sommaire

Table des matières

[Ce texte a été présenté au colloque sur les contes de Neuchâtel en 2010 et repris en partie pour les Neuvièmes Rencontres du Centre Méditerranéen de Littérature Orale (CMLO) en septembre 2012.]

Introduction

Toutes les fois, dans le temps et dans l’espace, que l’on peut connaître l’instant où la culture lettrée prend connaissance des contes de tradition orale, on s’aperçoit que cette prise de contact s’accompagne d’une part de leur dénaturation, d’autre part de leur captation, voire de leur prédation, l’une n’empêchant pas l’autre. Dans une première approche, on dira qu’il s’agit de dommages témoignant d’une incompréhension fondamentale de la nature des récits de transmission orale. Il faut distinguer, me semble-t-il, l’usage des contes populaires jusqu’à l’œuvre des Grimm (début du XIXe siècle) et leur utilisation après eux.

Illustration de Ruth Koser-Michaels pour un recueil de contes
Ruth Koser-Michaels. Illustration extraite de Ludwig Bechstein, 1940. Märchen und Sagen. Berlin, Theodor Knaur Nachf. Verlag.
Ruth Koser-Michaels. Illustration extraite de Ludwig Bechstein, 1940. Märchen und Sagen. Berlin, Theodor Knaur Nachf. Verlag.

Premiers témoignages de contes écrits

Certains récits répertoriés dans la typologie internationale apparaissent sporadiquement dans la littérature écrite depuis trois millénaires, au moins, témoignant d’une perméabilité, d’une porosité disait Jean-Pierre Faye (2002), entre les deux types de culture. Intitulé « Le pauvre homme de Nippur », le plus ancien récit retrouvé est un conte facétieux, dont la transcription en akkadien peut être datée du VIIIe ou VIIe siècle avant notre ère, mais les spécialistes font remonter le récit au second millénaire, c’est-à-dire à l’ancienne période babylonienne. Ces récits facétieux furent jugés suffisamment intéressants pour être conservés sur un support autre que la mémoire humaine, sans doute parce qu’ils énonçaient sous forme narrativement plaisante, voire satirique, les principes de base qui devraient gouverner les rapports sociaux et qui sont souvent oubliés par ceux qui détiennent le pouvoir, tout particulièrement la nécessaire redistribution des richesses.

Les contes merveilleux subissent beaucoup plus d’altérations quand ils sont repris par la culture lettrée. Une attestation notable se trouve dans la Bible. Il s’agit du Livre de Tobie, daté du second siècle de notre ère, qui reprend le conte pan-européen du Mort reconnaissant, travesti habilement en légende pieuse et édifiante. Cette première attestation écrite est paradoxalement remaniée dans sa forme et gauchie dans sa signification si on la compare aux versions d’origine orale recueillies au XIXe et XXe siècle. Si, au moins, une leçon s’y retrouve — les morts doivent être ensevelis —, le clivage sur deux générations, père et fils, réoriente le récit vers des notions religieuses, en mettant à l’arrière-plan la question initiatique. Le travestissement opéré sensiblement à la même époque par l’auteur des Métamorphoses, L’Âne d’or d’Apulée sur un récit lui aussi pan-européen, « La recherche de l’époux disparu » (T. 425), devenu « Amour et Psyché », consiste à habiller les personnages d’oripeaux mythologiques, afin de donner un certain prestige au récit. Cependant, en tant que récit introduit dans le récit, il est qualifié de « conte de vieille » : c’est peut-être la première fois que le contage est assigné aux vieilles, ce ne sera pas la dernière, loin de là.

La littérature médiévale des exempla, sur laquelle on n’insistera pas étant donné la qualité des travaux des médiévistes auxquels nous renvoyons, en particulier ceux de Jean-Claude Schmitt, utilise des récits d’origine populaire et les restitue au peuple accoutrés d’une morale, dont il faut bien dire le fréquent manque de pertinence (Schmitt, 1985). Peut-être leur usage répondait essentiellement à la nécessité ressentie par les prédicateurs de parler ce qu’ils imaginaient être la même langue et la même culture.

La littérature de la Renaissance qui voit s’épanouir un art de conter remarquable, puise largement dans les récits de tradition orale et tient à le faire savoir puisque tous les recueils, des Contes de Canterbury au Conte des Contes de Basile, en passant par l’Heptameron de Marguerite de Navarre, le Décameron de Boccace et les Facétieuses Nuits de Straparola, organisent les textes dans ce que l’on peut appeler une « fiction d’oralité ». Un récit-cadre met en scène une situation où des personnages réunis se racontent l’un après l’autre des histoires, puis décident de les transcrire. Il est donc supposé que l’oralité a précédé l’écriture. Même s’il ne s’agit que d’une fiction, un hommage est ainsi rendu à la matrice d’origine : la parole. Les récits inspirés de la littérature orale sont cependant ajustés aux normes de la culture lettrée, mais, il faut le noter, leur destination ne vise jamais l’enfance. Jusque là, me semble-t-il, la culture populaire, véhicule de ces récits, et la culture lettrée restent perméables, « poreuses », entre elles. Et les narrations populaires sont prises comme des matériaux à « reformater », en quelque sorte.

La grande vogue française des contes littéraires de la fin du XVIIe à celle du XVIIIe siècle répond à d’autres besoins : ceux d’une élite de salons qui, d’inspiration moderniste, cherche à renouveler ses sources d’inspiration, en puisant dans les productions populaires apportées par les domestiques dans les communs des demeures bourgeoises et aristocratiques. Mais pour franchir les portes des salons, il leur faut subir un décrassage sérieux. Ainsi doit-on, déclarait Mme de Murat, remplacer les fées des contes « presque toujours vieilles, laides, mal vêtues et mal logées » (1699) par des fées jeunes, belles et galamment vêtues. Outre la trivialité des personnages, ce qui heurte ces représentants de la culture écrite, peut-être sans qu’ils le sachent très clairement, c’est l’économie expressive des contes d’origine orale. On n’y trouve peu ou pas de descriptions du monde extérieur et des sentiments, les lacunes narratives sont nombreuses : tout n’est pas dit, loin de là. De quoi angoisser les esprits cartésiens. L’écriture des contes littéraires tente alors de pallier l’impossibilité de restituer le contenu latent de la tradition orale par le moyen d’une surabondance langagière. L’exubérance du langage et de la narration est manifeste dans les intrigues complexes, le nombre important de personnages et d’objets, les descriptions intarissables, les accumulations de richesses, les machineries féeriques, les effusions sentimentales. Il s’agit de saturer le récit qui, transcrit de l’oralité, apparaît si pauvre et si simple.

Les contes pour enfants des frères Grimm

Le travail des frères Grimm s’inscrit dans une toute autre visée. Leur projet initial était de faire œuvre scientifique, en rassemblant les traditions populaires avant qu’elles ne disparaissent et contribuer à une histoire de l’ancienne poésie germanique dont les contes étaient à leurs yeux les vestiges. Très vite le projet est gauchi, ne serait-ce qu’en raison du titre qu’ils donnent à leur ouvrage : Kinder- und Hausmärchen, « Contes de l’enfant et de la maison ». On sait que Jacob et Wilhelm Grimm publient le premier volume des contes en 1812, le second en 1815. Une nouvelle édition paraît en 1819, profondément remaniée et remodelée quant aux versions et à leur place dans l’ouvrage. Tout se passe comme si leur œuvre leur avait échappé dès sa publication, comme si la réception du recueil avait imposé son destin. Wilhelm, le cadet, prête la main à ce glissement vers l’enfance, non sans le consentement de son aîné. C’est lui qui s’occupe des rééditions parues de leur vivant ; c’est lui qui adapte les contes à ce mouvement apparemment irrésistible. En dépit de leur affirmation : « Aucun point n’a été ajouté, embelli ou modifié » (Préface de 1819), ils n’hésitent pas à fondre deux ou trois versions du même conte pour obtenir un récit non lacunaire, qui comprenne un plus grand nombre des motifs que l’on peut trouver dans ce type de conte, mais qui sont disséminés à travers ses réalisations orales. Il s’agit de retrouver la plénitude du texte écrit, clos sur lui-même, opposé au caractère ouvert, expansif, imparfait et mouvant du texte oral.

Le recueil des Grimm est historiquement important dans cette histoire des contes entre tradition orale et culture lettrée, dans la mesure où leur entreprise renvoie définitivement ces récits vers l’enfance [1999, chap. 1 : (...)" id="nh2-1">1]. Le recueil de Perrault esquissait déjà ce basculement lorsqu’il déclarait dans la Préface de 1697 : « N’est-il pas louable à des pères et des mères, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tous agréments, de les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ? ». Type d’expression impur et grossier, il convient cependant à des esprits peu développés, auxquels on peut essayer d’inculquer ainsi quelques vérités. Ou leur « faire avaler », comme il le dit en amalgamant joyeusement les deux sens du terme oralité. Mais en fait, ce projet n’atteindra son public désigné que longtemps après, pas avant le XIXe siècle au cours duquel se constitue une littérature assignée à l’enfance. De son temps, son recueil est reçu pour ce qu’il est : faussement naïf, destiné en réalité à un lectorat mondain, pris dans une mode irrésistible qui ne concerne en rien les enfants.

En revanche le recueil des Grimm, par son titre et par sa réception, devient un livre destiné à l’enfance, en dépit de quelques tiraillements. C’est ainsi que des mères se plaignent, après la parution du premier volume en 1812, qu’on y trouve un récit qu’elles se refusent à mettre entre les mains de leur progéniture, tel le fameux « Comment des enfants ont joué au boucher », retiré dès la seconde édition. Wilhelm fera, sa vie durant, un travail de polissage de l’ensemble, de manière à en faire le livre-de-contes-pour-enfants, paradigmatique du genre qu’ils inaugurent. Il existe une raison profonde à ce phénomène. La mise en écrit des contes jusque là d’expression orale extériorise un aspect des contes — leur simplicité, leur apparente naïveté, leur ingénuité, toutes caractéristiques propres à l’enfance ou que l’on croit propres à l’enfance — et masque le sens latent auquel la parole et l’écoute permettent d’accéder sans qu’on y prenne garde. Ces récits, diffusés désormais par l’écrit, ne peuvent appartenir entièrement aux productions de la culture occidentale [2]. Ils sont tout juste bons à inculquer aux enfants, à l’aide d’un langage imagé, quelques bribes de vérité et de morale. En fait, cette conviction est ancienne. On la trouve déjà chez Platon, nous dit Jean-Pierre Vernant dans un article de 1975 qu’il reprend sous le titre « Naissances d’images » (Vernant, 1979). Il rappelle la dénonciation par Platon du caractère faux et trompeur de l’image, quel que soit son usage. Il cite un passage du Sophiste, où l’on peut entendre comme un écho des propos bien plus tardifs de Perrault déjà cités. Platon, par la bouche de l’Etranger du Sophiste déclare :

La parole comporte elle aussi une technique à l’aide de laquelle on pourra, aux jeunes qu’une longue distance sépare encore de la vérité des choses, verser par les oreilles des paroles ensorcelantes, présenter, de toutes choses, des images parlées, et donner ainsi l’illusion que ce qu’ils entendent est vrai et que celui qui parle sait tout mieux que personne (234 c-d).

Il s’agit d’un mode d’expression dangereux, parce que séduisant.

On pardonnera à Platon sa méfiance envers les mythes et les contes, paroles trompeuses, à cause de cette belle expression d’« images parlées », qui convient en effet à nos récits, dépourvus de raisonnements et d’argumentations, mais non de significations. Notons au passage que la publication des contes pour enfants est accompagnée très vite et obligatoirement d’illustrations, substituant ainsi aux images « parlées » des images « visuelles », figuratives. On impose alors l’imagerie personnelle de l’illustrateur à la place des images mentales suscitées chez chacun lors de l’écoute.

Il est une autre cause à ce basculement des contes d’origine populaire dans la littérature pour enfants, provoqué par le recueil des Grimm. L’essentiel de leur première collecte (qui forme à peu près le premier volume publié) n’a pas été faite auprès de paysans et de gens du peuple, mais provient du cercle bourgeois de leurs amis de Cassel, se rappelant sans doute les contes que les nourrices et servantes d’origine populaire elles, leur racontaient dans leur enfance. Un filtre s’interpose, double filtre même : celui de ces conteuses d’occasion édulcorant peut-être ce qu’elles transmettaient aux enfants de la bourgeoisie, et celui de la mémoire infantile, infidèle et inventive. Cette toute première origine du recueil a peut-être imprimé une marque indélébile sur sa composition, sur sa réception et sur le destin des contes populaires dans la culture occidentale. Ils sont définitivement et unanimement « pour les enfants ». Un modèle a été créé, via l’écriture polie par Wilhelm : solution de compromis entre la séduction qu’ils exercent et le scandale de leur transcription brute.

Le travail d’écriture des folkloristes

Les collecteurs du dernier quart du XIXe siècle ont, quant à eux, un projet différent : recueillir un savoir (folklore signifie « savoir du peuple ») dont la disparition est proche en raison de l’avancée inéluctable de l’alphabétisme et de l’industrialisation. Mais ils stigmatisent souvent chez les conteurs deux « défauts » qui, en fait, découlent directement des caractères propres de l’exercice oral : en premier une trop grande prolixité, un excès de verbalisation en quelque sorte, ensuite, et paradoxalement, un défaut de mémoire générateur de lacunes. Victor Smith, qui se livre à des collectes dans le Forez durant le dernier tiers du XIXe siècle, écrit à Eugène Muller, conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal :

Nos contes sont, pris isolément, pleins de lacunes — ils sont en même temps pleins d’alliages. Il faut à la fois, par la connaissance des variantes, combler les vides que chaque leçon séparée présente et, par la comparaison et l’étude, désagréger chaque conte des éléments hétérogènes qui s’y sont mal à propos introduits — il faut, en un mot, rendre aux contes leur suite et leur unité. [3]

Ce jugement sévère à l’encontre des conteurs est porté par V. Smith s’adressant à un interlocuteur qui partage sa culture de lettré, et les préjugés de celle-ci, et cependant il s’emploie à recueillir toute la mémoire narrative d’une conteuse et chanteuse totalement analphabète quant à elle. Il retrouve ses automatismes de lettré quand il s’adresse à l’un de ses pairs, particulièrement représentatif de cette culture, le conservateur d’une grande bibliothèque parisienne. En outre, il esquisse le projet de retrouver la vérité du conte d’origine : en comblant les vides, à savoir l’absence de tel ou tel motif dans les variantes — ce que fait Wilhelm Grimm en enrichissant un texte perçu comme appauvri par son ou ses transmetteurs — et en « désagrégeant » les éléments hétérogènes qui s’y sont glissés.

Pour sa part, Jean-François Bladé légitime le procédé, persuadé que les narrateurs ne possèdent plus dans leur mémoire que des « fragments plus ou moins considérables ». Le collecteur a pour tâche de rétablir les contes dans leur intégrité originelle en rassemblant ces fragments dispersés (Bladé, 1875 : 458). Il faut en conclure que le collecteur détient la vérité du conte, vérité que son transmetteur, le conteur, ne possède pas ou ne possède plus. Etrange illusion, qui s’accompagne bien entendu d’une captation intellectuelle de productions étrangères à la culture du collecteur mais qu’il prétend maîtriser mieux que leurs tenants.

Le récit oral est ramené à la mesure du texte écrit — facilitant grandement le travail du collecteur muni de papier et de crayon. Il est jugé — et du même coup le conteur — selon le critère de sa conformité de nature avec l’écrit. Est décrété mauvais conteur le narrateur prolixe, bavard, diffus, qui se trouve dans l’incapacité de redire son récit dans les mêmes termes. Ce critère de proximité avec le texte écrit a gauchi lourdement le collectage des folkloristes du XIXe siècle, pris d’angoisse devant le foisonnement de la pratique orale, qu’ils ne pouvaient maîtriser puisque leurs critères étaient ceux de l’écrit.

On ne dénombrera pas les multiples « redressements » subis par les récits collectés lors de leur publication. La majorité des collecteurs du XIXe siècle prétend respecter la littéralité des contes recueillis, mais, au minimum, les reformule dans la langue correcte qu’exigent l’écriture et la publication. Si ces reformulations étaient considérées au XIXe siècle comme des améliorations, on a plus tard évalué les pertes qu’elles entraînaient : la présence physique du conteur, sa voix, ses gestes, la présence des auditeurs et les réactions et interactions entre conteur et auditoire. Sans doute ces pertes sont-elles un mal nécessaire pour assurer en premier la pérennité des collectes ainsi que l’étude des contes et leur diffusion en tant qu’œuvres littéraires.

On pourrait penser que le recours à l’enregistrement sonore, devenu possible au XXe siècle, restituerait la nature orale du conte, bien qu’il y manque toujours la présence physique mutuelle entre conteur ou conteuse et auditoire. On peut, à la rigueur, imaginer qu’un autre conteur donne une formulation orale à ce récit, en dépit de l’individualité de ce qui fait la « façon de parler », propre à chacun. La transcription littérale de contes enregistrés donne en revanche des textes parfois, et précisément pour cela, illisibles, en particulier pour les contes merveilleux, longs et complexes. Il est encombré des scories de la langue surabondante de l’oral.

Si vous me donnez, a dit, de quoi ce que je veux avoir, a dit, je crois que je pourrai le pogner ce gars-là. Aie ! ça c’est un homme, a dit. — Ben, i a dit, c’est correct. — A dit, je voudrais avoir un coffre, a dit, qui barre à, à sept serrures, qui se barre tout seul en refermant, quand qu’i se ferme qu’i barre, i se barre tout seul. Pis, a dit, je crois avec ça, a dit, je vas le pogner (« Merlin », Archives de Folklore de l’Université Laval, collection Bouthillier-Labrie).

À la lecture, le fil narratif est sans cesse interrompu par des éléments non narratifs mais indispensables lors de la performance orale, comme ces « a dit » répétés, destinés à faire savoir aux auditeurs que les personnages dialoguent. Ce que Jakobson appelait la fonction « phatique » du langage. Cet exemple — il y en aurait bien d’autres — montre la dilution, à la lecture, du fil narratif au milieu de ces ratés de la parole ici transcrite, alors que ceux-ci n’entravent pas l’écoute. L’auditeur suit les tâtonnements du conteur, en accédant, en même temps que lui, à la bonne formulation qui livrera le sens.

Entre le cru et le cuit

La réalité, c’est qu’il existe une irréductibilité entre oral et écrit, qui fait que la transcription de la parole la transforme en un objet autre. En d’autres termes, les manipulations des récits d’origine orale seraient un effet pervers de leur mise en écrit. Mais, en même temps, nous avons besoin de l’illusion de la transparence mutuelle entre oral et écrit pour ne pas faire voler en éclat notre culture fondée sur l’écriture : plus encore qui n’ajoute foi qu’à l’écrit. Les contes traditionnels, issus directement de l’oralité (oralité seconde dans le cas d’une stricte transcription à fonction conservatoire), sont appréhendés comme des objets monstrueux, qu’il est nécessaire, non pas de réécrire, comme on le dit couramment, mais tout bonnement d’écrire. Le ressenti scandaleux à la lecture de ces textes m’a semblé exprimé clairement dans un compte rendu du recueil de contes estoniens publié aux Editions José Corti (Toulouse, 2011). Il s’agit de beaux récits, mais la contrainte de la traduction française les affecte déjà et inévitablement d’un style « correct ». L’auteur de ce compte rendu favorable fait cependant part d’emblée de sa surprise devant le recueil « fort étonnant » qui se situe « aux franges de la littérature », mais dont la lecture procure une « joie envoûtante et primitive » (Pradelle, 2011). La langue témoigne d’une « matérialité originelle », les voix viennent « du fond des âges », la parole est « organique ». « Première, vitale, elle semble crue ». « Contes crus », « premiers, bruts et authentiques », ils renvoient à l’« obscurité primitive » de la forêt et également à l’enfance, autre zone d’obscurité et d’oubli. Pour ce lecteur, à la fois séduit et effrayé, la crudité constitue, me semble-t-il, le meilleur paradigme où classer ces textes. Il éclaire le sentiment confus ressenti envers la tradition orale dès lors que l’écriture imprègne et domine la société et la culture : séduction, voire fascination, en même temps que désarroi et rejet, voire désaveu. Les contes crus, ceux qui émanent directement de la transmission orale, doivent subir une cuisson, celle qu’opère l’écriture pour produire des objets culturels. Il serait bien sûr nécessaire de revenir aux oppositions établies par C. Lévi-Strauss entre le cru de la sauvagerie et le cuit de la culture (1964).

On remarquera également que cette métaphore confond les deux sens du terme oralité : le côté de la nourriture, absorbée, le côté de la parole, émise. Perrault, on l’a dit, voulait, par ce moyen, faire « avaler » aux enfants des vérités indigestes pour leur âge, si on les leur présentait dépourvues d’agréments.

Le passage des contes à l’écrit en fait des objets différents, en dépit du sentiment largement partagé de leur totale similitude. L’écrit imprègne totalement nos cultures, nos sociétés, notre « civilisation ». À ce stade, il serait bon qu’une autre forme d’expression, celle d’œuvre orale, puisse être admise au-delà d’un petit cercle de spécialistes, qu’on apprenne à en connaître les modes d’expression et qu’on s’autorise à en apprécier la force éloquente et vigoureuse, sans la considérer comme se situant « aux franges de la littérature ».

add_to_photos Notes

[2On notera plus loin l‘expression « aux franges de la littérature ».

[3Lettre du 10 octobre 1881, citée dans Ténèze et Delarue (2000 : 488).

library_books Bibliographie

BELMONT Nicole, 1999. Poétique du conte. Paris, Gallimard.

BLADE Jean-François, 1875. « L’Homme de toutes Couleurs, conte gascon », Revue de l’Agenais, Xe livraison (octobre 1875) : 448-459.

FAYE Jean-Pierre, 2002. « Figures gargantuines et grandes narrations », Cahiers de Littérature Orale, 52 : 11-25.

LEVI-STRAUSS Claude, 1964. Mythologiques, t. I : Le Cru et le Cuit. Paris, Plon.

MURAT Henriette-Julie de Castelnau, 1699. Histoires sublimes et allégoriques, par Mme la Ctesse D***, dédiées aux fées modernes. Paris, J. et P. Delaulne (non paginé).

PRADELLE Hugo, 2011. Quinzaine littéraire, n° 1051, décembre 2011.

SCHMITT Jean-Claude, 1985. Prêcher d’exemples. Récits de prédicateurs du Moyen Âge. Paris, Stock/ Moyen Âge.

TENEZE Marie-Louise et DELARUE Georges (dir.), 2000. Nannette Lévesque, conteuse et chanteuse du Pays des sources de la Loire. Paris, Gallimard (Le Langage des contes).

TOULOUSE Eva (établie et traduite par), 2011. L’Esprit de la forêt et autres contes estoniens. Paris, Éditions José Corti (collection Merveilleux n°46).

VERNANT Jean-Pierre, 1979. Religions, histoires, raisons. Paris, Maspero.

Pour citer cet article :

Nicole Belmont, 2013. « Manipulation et falsification des contes traditionnels par les cultures lettrées ». ethnographiques.org, Numéro 26 - juillet 2013
Sur les chemins du conte [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2013/Belmont - consulté le 28.03.2024)
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