Compte-rendu d’ouvrage

MATHIEU Nicole-Claude (dir.), 2007. Une maison sans fille est une maison morte : la personne et le genre en sociétés matrilinéaires et/ou uxorilocales

MATHIEU Nicole-Claude (dir.), 2007. Une maison sans fille est une maison morte : la personne et le genre en sociétés matrilinéaires et/ou uxorilocales. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.


Cet ouvrage, coordonné par Nicole-Claude Mathieu, porte sur les rapports de genre dans des sociétés matrilinéaires (l’individu appartient au groupe de sa mère) et/ou uxorilocales (l’époux doit aller habiter dans le village des parents de sa femme). Dans une série de monographies, les contributeurs interrogent le genre par le biais de la considération de personnes, femme et homme, dans les différentes sphères sociales (parenté, maisonnée, politique, religieuse, travail).

N-C Mathieu, dans la dynamique de ses précédents travaux (Mathieu, 1998 et 2004), étudie le genre (construction sociale) par des descriptions symétriques des groupes de sexes (biologiques) afin d’en révéler les hiérarchies. La force majeure de cette vaste étude est de mettre en lien différentes sociétés matrilinéaires — il en existe 7% dans le monde — non pas pour en tirer des universaux mais plutôt afin de relever les complémentarités et/ou les oppositions entre différents cas tout en évitant l’écueil de la généralisation. Malgré l’intérêt de chacune des quatorze contributions, ce compte-rendu ne pourra toutes les explorer. Citons les auteur.e.s et ethnies étudiées à défaut de pouvoir toutes les exploiter : en Amérique du Nord : Alice Schlegel (Hopi) et Maureen Trudelle Scharz (Navajo) ; en Amérique du Sud : Michel Perrin (Guajiro), Laura Rival (Huaorani), France-Marie Renard-Casevitz (Matsiguenga), Françoise Morin et Bernard Saladin d’Anglure (Shipibo- Conibo) ; en Inde : Marine Carrin (Tulu) et Martine Gestin (Muduvar) ; dans l’Océan Indien et en Indonésie : Sophie Blangy (Ngazidja), Ok-Kyung Pak (Minangkabau) et Susanne Schröter (Ngada) ; dans le monde chinois [1] : Josiane Cauquelin (Puyuma), Pi-chen Liu (Kavalan) et Naiqun Weng (Nazé).

Afin de rendre compte des apports de l’ouvrage, nous présenterons dans un premier temps ses enjeux théoriques principaux qui se divisent en deux points : le premier, apparaissant comme fil conducteur, est celui de la réaffirmation d’un mythe matriarcal et d’une réalité matrilinéaire ; le second consiste à étudier les hommes et les femmes dans leurs rapports de symétrie au miroir d’une même activité sociale (par exemple, le travail rémunéré) afin de révéler s’il y a ou non répartition sexuée des tâches. Nous aborderons ensuite dans un deuxième temps la question des ruptures et des continuités du genre provoquées par les bouleversements de la « modernité ».

Du mythe à la réalité des rapports hommes/femmes

N-C Mathieu s’applique à déconstruire le « matriarcat » afin de révéler les enjeux sous-jacents d’une forme d’acharnement à régulièrement en réactualiser le mythe. Consacrer un ouvrage à des sociétés matrilinéaires souvent désignées comme matriarcales oblige alors à s’interroger sur la prégnance de ce mythe autant au sein des disciplines académiques (ethnologie [2] et anthropologie) que dans le langage courant. Pour Mathieu, ce qu’elle désigne comme, les « mythes modernes d’un matriarcat actuel » (p. 11) vise avant tout à justifier les dominations effectives des hommes sur les femmes par la mise en avant d’une domination fictive des femmes sur les hommes. Sur ce point, Martine Gestin démontre que chez les Muduvar d’Inde, il existe une force matricielle des femmes transcendant l’ordre métaphysique individuel, c’est-à-dire que les femmes sont dans un « Soi collectif féminin » (p. 248). Les hommes sont eux condamnés à une position de finitude car la perpétuation de l’ordre passe par les filles, non par les garçons. Pourtant, l’ordre métaphysique, bien que marqué par une dominance des femmes, est contrebalancé par un pouvoir effectif des hommes. Un des buts de l’ouvrage est donc de démontrer qu’il n’existe pas de sociétés matriarcales mais qu’il a existé et qu’il continue à exister (mais dans une moindre mesure) des sociétés matrilinéaires et/ou uxorilocales dans lesquelles les femmes tenaient/tiennent des places au moins aussi importantes que celles des hommes.

Un point commun de la majorité des sociétés étudiées est de révéler des symboliques genrées : systématiquement, les hommes sont associés à l’image de guerrier et de protecteur du groupe. L’homme est alors complémentaire de la femme car elle n’occupe jamais cet ordre (nécessaire) dans la société. C’est-à-dire que la figure masculine est celle qui protège le groupe. Cela permet ainsi de maintenir une existence et, par extension, une reproduction du groupe. Pourtant affirmer ce point met dans l’ombre la place « réelle » des femmes qui est parfois valorisée au sein d’ethnies. Plusieurs auteurs appellent ici d’ailleurs à la prudence quant à l’ethnocentrisme guettant des observateurs de ces ethnies matrilinéaires qui sont éloignées des standards dits occidentaux.

Le titre du livre, « une maison sans fille est une maison morte », est une manière d’affirmer que les femmes sont nécessaires à la survie des sociétés et, qu’au même titre que les hommes, elles participent à un équilibre des structures sociales en permettant la reproduction des groupes de sexes (au sens biologique). Cette formulation présente dans le texte de Sophie Blanchy sur les Ngazidja dans les Comores est néanmoins précédée de la remarque : « une maison sans mari est une maison vide et humiliée » (p. 288). Placer la « maison » au cœur de ces affirmations vise à mettre en avant le rôle des femmes dans la parenté mais aussi à considérer que la maison n’est pas seulement un lieu de vie « clos » qui serait à l’écart des autres sphères sociales. Au contraire, la maison est un lieu structurel d’autant plus si l’on considère le poids des décisions prisent dans cet espace et dont les hommes ne sont pas exclus. En ce sens, l’anthropologie apporte ici en complexité et renverse les tendances — relevées par la contribution d’Ok-Kyung Pak — à sous-estimer la sphère domestique. C’est-à-dire que cette sphère est parfois considérée comme un espace de replis en dehors de l’espace public qui est lui davantage valorisé. Dans tous les cas étudiés, la maison est un lieu fort de décisions qui se répercutent sur les autres sphères. Nous verrons cependant plus loin que ces sociétés n’échappent pas à de multiples mutations et ne répondent donc pas à une image de « sociétés fossiles ».

Toutes les contributions révèlent que le genre et les rapports de genre se construisent autour de processus qui sont à la fois des étapes structurantes (rites de passage) et à la fois des normes de positionnements évolutives impliquant une hiérarchie (égalité ou domination). Il apparaît néanmoins que dans certaines des sociétés étudiées, ces constructions débutent de façon relativement tardive et apparaissent très ritualisées. Par exemple, chez les Kavalan de Taiwan étudiés par Pi-Chen Liu, il n’y a pas de distinctions de sexes (au sens social) entre les enfants jusqu’à la puberté ; mais ce sont des rites successifs, par exemples à l’occasion de l’entrée dans un système de classe d’âge pour les hommes ou à travers une répartition sexuée du travail, qui vont mener à une distinction entre femmes et hommes. Josiane Cauquelin observe ce même phénomène d’indifférenciation du genre chez les enfants Puyuma. Dans ces deux sociétés taiwanaises, les femmes tiennent des places centrales (chez les Kavalan, les chamanes sont des femmes) et tendent à gérer des activités plus stables que les hommes. Mais l’étude des rapports symétriques permet de révéler que le système de classes d’âge est aussi un moyen de contrôle des hommes sur les filles et épouses. Sophie Blanchy remarque chez les Ngazidja une sorte de triple domination se situant dans les rapports : générationnels, sociaux et de genres. Ces trois ethnies sont des illustrations de ce que l’approche par le genre apporte : une vision complexifiée des rapports de pouvoirs. Les auteures s’attachent donc à analyser les symboliques et les faits relevés sur leurs terrains pour déconstruire les rapports de sexe et de genre qui d’un premier regard apparaissent naturalisés (Gardey et Löwy, 2000). Globalement, pourtant, les contributions relèvent que durant la période de l’enfance, les garçons bénéficient de plus de libertés que les filles, ce qui conduit à des « réticences et résistances masculines » (p. 34) à devenir homme. Ces derniers vont alors tendre à repousser le moment de l’union par crainte de perdre leurs autonomie et liberté. La socialisation au genre va parfois passer par des rituels corporels douloureux tels que ceux étudiés par Françoise Morin et Bernard Saladin d’Anglure chez les Shipibo-conibo d’Amazonie Péruvienne où la construction du genre passe par l’excision des filles et l’incision des garçons. En somme, dans toutes les sociétés et sous différentes formes (ritualisées, symboliques, corporelles), les individus sont « formés » à être femme ou homme.

Des ordres organisationnels en constante recomposition

Les contributions s’attachent à saisir des ethnies dans des « dynamiques » évolutives. Si les ordres organisationnels se recomposent, ils ne modifient pas pour autant nécessairement les rapports hommes/femmes. Nous choisissons ici d’évoquer plusieurs cas. Les premiers permettent de présenter ce qui peut influencer des changements de modes de vie au-delà des rapports de genre, les suivants visent à saisir les évolutions ambivalentes des rapports et relations hommes/femmes.

Dans les deux ethnies taiwanaises précédemment exposées, les anthropologues ont pu voir émerger une transformation progressive des sociétés conduisant à une marginalisation du pouvoir des femmes qui, dans le cas de Taiwan, a de multiples explications. C’est ici l’étude des Puyuma de Taiwan que nous choisissons de décrire davantage. Ces derniers subissent une colonisation japonaise à la fin du 19ème siècle qui leur impose un déplacement du village, une éviction des femmes chamanes, une interdiction des rites et de la chasse, et l’établissement d’une riziculture inondée. Ensuite une sinisation se diffuse avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement chinois en 1950. Les autorités poursuivent les actions des japonais ce qui conduit à l’introduction de nouveaux modes de vie. Les Puyuma commencent à vendre leurs propres terrains afin de pouvoir s’offrir des biens de consommation et les jeunes tendent à fuir le village pour rejoindre les villes. Ces constats de bouleversements organisationnels sont présents dans d’autres contributions mais n’ont pas toujours les mêmes portées. Par exemple, Alice Schlegel à propos des Hopi d’Amérique du Nord relève que le modèle des familles nucléaires y est aujourd’hui devenu dominant par une adoption progressive du modèle familial américain. Les conséquences sont ambivalentes : les femmes comme les hommes ont des emplois salariés ce qui permet une certaine indépendance. Néanmoins l’auteure note que les femmes se plaignent du délaissement de l’éducation de leurs enfants par leurs frères autrefois en charge de la tâche. Ce point est contrebalancé par le fait que les hommes passent plus de temps au foyer que dans la maison des hommes. Selon l’anthropologue, un équilibre des rapports persiste mais l’on peut s’interroger sur les conséquences des divorces et des séparations qu’elle n’évoque pas.

Si, globalement, les mutations des ethnies étudiées sont défavorables aux femmes, deux chapitres relèvent pour l’une une relative évolution en faveur des femmes et pour l’autre une continuité de l’ordre pensé comme égalitaire.

Susanne Schröter a découvert avec étonnement que les Ngada étaient différents de ce que la littérature décrivait. Avant d’aller sur le terrain, elle avait pris connaissance des recherches de l’ethnographe Paul Arndt qui décrivait une ethnie patriarcale et les textes des missionnaires faisaient état d’une oppression des femmes chargées de tout le travail quotidien alors qu’il incombait aux hommes des tâches « exceptionnelles » (construire la maison, la réparer ou encore défricher une terre nouvellement acquise). A son arrivée, elle constate que la population elle-même se dit « matriarcale » mais qu’elle ne l’entend pas au sens d’une domination des femmes sur les hommes. Pour l’auteure, il existerait différents pôles. Selon elle, l’économie moderne (c’est-à-dire le salariat des hommes) a entraîné une modification des rapports de pouvoir. Les hommes, en travaillant eux aussi, n’ont plus été « entretenus » par les femmes et ils ont conservé leurs tâches préalables. De leurs côtés, même si les femmes ont continué leurs travaux quotidiens, elles ont pu les alléger. Cette observation est ambivalente car si les femmes sont moins « responsables » des conditions économiques des hommes, elles perdent, d’une certaine manière, une part de leur indépendance en s’appuyant sur le salaire du conjoint. Cette contribution insiste sur les discours des enquêtés qui légitiment l’importance des hommes comme des femmes en reconnaissent des « différences » biologiques. Ces mêmes individus se caractérisent par un rapport à une histoire évolutive valorisée en indiquant par exemple qu’ils ne vendent plus les filles.

Quant à Naiqun Weng, elle relève, en questionnant la notion de personne en fonction du genre, qu’il existe un « égal pouvoir » entre les hommes et les femmes chez les Nazé de Chine (p. 448). On pourra cependant interroger le fait que l’ethnologue tire ses conclusions après avoir observé en amont que les femmes étaient asservies à toutes les tâches quotidiennes alors même que les hommes passaient beaucoup de temps à se distraire (p. 418). Ajoutons à cela que l’étude, présentée comme contemporaine, repose sur des observations dont la plus récente date de 1999. Or, cette région est devenue très touristique depuis le milieu des années 2000 (Guyader, 2009) si bien qu’il semble légitime de s’interroger sur les impacts que cela a pu entraîner quant au rôle effectif qu’y jouent aujourd’hui les femmes.

L’ouvrage déconstruit ainsi certains mythes matriarcaux persistants grandement liés à une vision utopique, mais néanmoins dangereuse et erronée, de modèles peu répandus (Mathieu, 2004 ; Tcherkezoff, 2005). Les sociétés décrites dans ce livre sont inscrites dans un mouvement séculaire et il semblerait, pour les auteures, que la modernité entraîne globalement des pertes de pouvoirs pour les femmes, menant à un affaiblissement des sociétés matrilinéaires glissant alors vers des modèles patriarcaux. Pourtant, certaines sociétés matrilinéaires s’inscrivent dans une continuité quant à leur particularisme si bien que, comme le défend N-C Mathieu, il est à la fois imprudent et erroné de se livrer à des généralisations à partir de « quelques cas ». Il demeure donc nécessaire de comparer avec prudence pour mieux comprendre ce que le genre fait à la société et ce que la société fait au genre.

add_to_photos Notes

[1« Monde chinois » est la désignation de N-C. Mathieu. Sur les trois contributions, deux sont relatives à Taiwan et l’autre à la Chine.

[2Si l’ethnologie occidentale a quelque peu abandonné le terme, il reste utilisé par les ethnologues russes et chinois mais aussi par certaines populations qui s’auto-définissent comme matriarcales, ce qui est par exemple le cas des Mosuos de Chine.

library_books Bibliographie

GARDEY Delphine et LÖWY Ilana (dir.), 2000. L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin. Paris, Editions des Archives Contemporaines.

GUYADER Frédérique, 2009. « Tourisme de masse et représentations au centre d’articulations identitaires dans le comté de Lijiang », Terrains et travaux, 16 : 55-76.

MATHIEU Nicole-Claude, 1998. « Remarques sur la personne, le sexe et le genre », Gradhiva, revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 23 : 47-60.

MATHIEU Nicole-Claude, 2004. « Matriarcat ou résistance ? Mythes et réalités », Espace Lesbien, 4 : 73-84.

TCHERKEZOFF Serge, 2005. « La Polynésie des vahinés et la nature des femmes : une utopie occidentale masculine », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 22 : 63-82.

Pour citer cet article :

Sophie Louey, 2013. « MATHIEU Nicole-Claude (dir.), 2007. Une maison sans fille est une maison morte : la personne et le genre en sociétés matrilinéaires et/ou uxorilocales ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2013/Louey - consulté le 29.03.2024)
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