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La rédaction d’ethnographiques.org remercie vivement Catherine Perlès, la Bibliothèque Éric-de-Dampierre en la personne de Marie-Dominique Mouton et Margaret Buckner pour leur aide dans la publication de cet inédit d’Éric de Dampierre. (Pour l’impression de cet article, il est recommandé d’utiliser le document pdf joint).



Introduction à l’article d’Éric de Dampierre, « Le jeu nzakara de la guerre »

par Margaret Buckner

Éric de Dampierre est né le 4 juillet 1928 d’une mère belge et d’un père français. Il devient bachelier en philosophie à 16 ans, licencié ès lettres à 18 ans, licencié en droit à 19 ans, puis diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris à 20 ans. Dès 1949, il travaille comme administrateur à l’UNESCO, et y reste attaché même après le début de ses recherches en Afrique. En 1950, il part pour deux ans aux États-Unis en tant que Exchange Fellow à l’Université de Chicago où il est membre du Committee on Social Thought. De retour en France, il est nommé chargé de recherche au CNRS et devient membre du Centre d’études sociologiques à Paris où il travaille sous la direction de Raymond Aron. En 1960, il est nommé Sous-directeur titulaire à l’EPHE (VIe section). En 1966, il prend un poste à l’Université de Paris-X Nanterre, où il enseigne jusqu’en 1993. En 1967, il y fonde le département d’ethnologie et le Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative qui devient laboratoire du CNRS en 1968 (aujourd’hui UMR 7186).

Il soutient sa thèse d’État en 1968, ayant publié en 1967 Un ancien royaume Bandia du Haut-Oubangui (thèse principale) et en 1963 Poètes nzakara (thèse complémentaire).
Il est nommé professeur titulaire par l’Université de Paris X en 1975, puis en 1990 professeur de classe exceptionnelle. Pendant sa carrière, il participe à une trentaine de jurys de thèse d’État ou d’habilitation, dont treize réalisées sous sa direction, et il dirige 27 thèses de troisième cycle ou de régime 1984.

En même temps qu’enseignant et chercheur, il est éditeur. En 1952, il crée la série Recherches en sciences humaines chez Plon. En 1960, il fonde, en collaboration avec Raymond Aron, la revue des Archives européennes de sociologie. La même année, Plon accueille sa série Recherches en sciences humaines où il dirige la publication de trente-trois ouvrages, dont les premières traductions françaises de Max Weber et Leo Strauss. En 1961, il est co-fondateur (avec Michel Leiris, Gilbert Rouget et Claude Tardits) de l’Association des Classiques africains, qui publie la collection Classiques africains. En 1986, il fonde la Société d’ethnologie, maison d’édition qui gère également la Bourse Fleischmann. Il est décédé le 9 mars 1998.

Éric de Dampierre arriva dans l’Oubangui-Chari (l’actuelle République centrafricaine) en septembre 1954, envoyé par l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) pour enquêter sur un soi-disant suicide collectif chez les Nzakara [1], une ethnie d’à peu près 150.000 personnes habitant la préfecture Mbomou. Ce terrain marquera le début de la Mission sociologique du Haut-Oubangui (MSHO) qui existera pendant une quarantaine d’années. Intéressé par l’histoire, la linguistique, la musique, toute la tradition nzakara, Dampierre remplit des carnets de notes détaillées sur des sujets très variés ; équipé d’un magnétophone, il enregistre des heures de musiques, d’histoires et de récits. Les archives de la MSHO, y compris les carnets de terrain, les bandes magnétiques, des photos, et des fichiers de tout genre, se trouvent de nos jours au bureau de la MSHO, qui s’est intégrée au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, à la Maison René Ginouvès de l’Archéologie et de l’Ethnologie, sur le campus de l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense.

Parmi les documents de la MSHO se trouvent trente-huit « Notes de Recherche » (NdR). Ces NdR, de deux à seize pages chacune, rassemblent tout ce que Dampierre pouvait dire sur un sujet, avec notes de bas de page et références bibliographiques. Elles sont les fruits d’investigations approfondies et de réflexions considérables, et beaucoup sont de qualité publiable. De fait, une demi-douzaine ont déjà été publiées [2].

La toute première, rédigée en 1974, s’intitule « Le jeu nzakara de la guerre » ; elle suit de près les notes écrites à la main dans un carnet de terrain (carnet 54, "Vocabulaire", pp. 63-81). Dampierre montre que ce jeu, quoique apparemment purement ludique, expose la stratégie et les tactiques de guerre des Nzakara et des Zandé (une ethnie voisine apparentée). Les deux joueurs, comme deux armées, commencent, dans une égalité absolue, à jouer en même temps et en parallèle, chacun de son côté. La victoire est à celui qui capture tous les hommes de l’autre. Comme à la guerre, il faut profiter du déséquilibre de la force adverse pour capturer le plus d’hommes ennemis possible (qui sont alors incorporés dans sa propre armée) mais sans exposer ses propres hommes.

Les Zandé, comme maintes autres sociétés africaines, connaissent aussi ce jeu, l’appellant kisoro. [3] Mais la photo du jeu prise en pays zandé (à Obo) révèle des rangs de 10 cupules, tandis que, selon la NdR, il n’y en a que 8 chez les Nzakara (à moins que le nombre de cupules soit un choix personnel).

Il est intéressant de remarquer que les Nzakara, qui partagent avec les Zandé un très grand nombre de mots de vocabulaire, ne désignent pas le jeu par le même nom. Au lieu d’un nom propre et unique (et probablement emprunté), les Nzakara se servent d’un nom commun pour désigner le jeu : à-ngúnl, « les graines, les remèdes », pluriel de ngúnl, « bois, remède, médecine ». Ce n’est ni un nom propre, ni un terme emprunté, mais une adaptation proprement nzakara.

Remarquons que le mot bàsò apparaît deux fois dans la Note, une première fois pour « guerre », puis, dans la liste de vocabulaire, en tant que « sagaie ». En zandé, en revanche, c’est le mot vura, « bouclier », qui prend le sens de « guerre ». Autrement dit, les deux langues partagent les mêmes mots : bàsò, « sagaie », et vura, « bouclier », mais tandis que les Nzakara désignent la guerre par la sagaie, les Zandé la désignent quant à eux par le bouclier. Se pourrait-il que cette différence lexicale reflète deux manières opposées d’envisager la guerre, la première offensive, la deuxième défensive ? Il serait intéressant de voir si, dans ces deux sociétés sœurs, les joueurs de ce « jeu de la guerre » opèrent selon des stratégies distinctes.

Kisoro_Obo
Une partie de kisoro à Obo (République Centrafricaine) en 1984. (photographie de Margaret Buckner).

Le carnet 54

La note dactylographiée MSHO n°1

Le jeu nzakara de la guerre

par Éric de Dampierre

Comme tant d’autres sociétés africaines, les Nzakara jouent au Kissoro [4]. Mais, contrairement à beaucoup [5], ils donnent aux mouvements du jeu une interprétation qui invoque, symboliquement et matériellement, la stratégie et la tactique des armées zandé et nzakara. Celles-ci ont été décrites par E.E. Evans-Pritchard, dans deux articles [6] que l’amateur du monde zandé lira aisément en filigrane.

Le jeu, appelé par les Nzakara á-ngúnl est un jeu agonistique à deux partenaires qui consiste à faire cheminer ses troupes pour s’emparer de celles de l’adversaire. C’est, à proprement parler, la guerre (básò).

1. Dispositif [Carnet 54, 63-81]

Une surface de bois (á-ngúnl, les bois) creusée de 32 cupules (d, trou artificiel), disposées en quatre rangs de 8, réparties deux à deux en aires de parcours, territoires qui, significativement, ne sont jamais conquis par la force adverse.

La surface de bois est alors garnie de graines, généralement de ngụk (Paramacrolobium cœruleum [Taub.] J. Léonard - Césalpiniacées) ou à la rigueur de sụkp (Afzelia africana Smith), à raison de deux graines par cupule. Ces pions (à-n, les gens) sont donc au nombre de 64, répartis en deux armées adverses de 32 et apostés par forces de 2.

Le jeu consiste à faire cheminer les deux troupes de case en case, en prenant en main le contenu d’une cupule et en distribuant le contenu, graine à graine, dans chacune des cupules se trouvant à droite de la cupule de départ, sauf dans l’avant-dernière.

Cette dernière prescription ne s’applique pas en cas de prise. Le dernier « homme » qui tombe dans une cupule de front (A) commandant une colonne (A’—B’) de deux cupules adverses garnies, en prend (li, manger) tout son contenu et permet ainsi à son joueur de cheminer de nouveau.

2. Règles [Carnet 54, 71-81]

I. Règles générales

a. On ne peut pas ne rien faire.
b. On ne peut pas ne pas prendre.

II. Règles de parcours Commentaire sociologique
A. Ne peut partir que celui qui dispose d’une force opérationnelle (deux hommes au moins).
La victoire appartient à celui qui affaiblit l’adversaire au point de ne plus disposer de force opérationnelle.
On ne part pas en guerre sans être accompagné.
B. On dépense ses forces à raison d’un homme par case, à partir de la première. La guerre implique (a) que l’on occupe son territoire selon une modalité différente du temps de paix... (cf. infra).
C. Lorsque l’armée est réduite à une seule force de 2 hommes, elle s’épuise et le dernier homme trébuche (passe outre une case vide) avant de mourir s’il atteint un terrain non défendu (une case non occupée).
D. Si la force traverse un terrain défendu (une case occupée par un homme au moins), la dernière case atteinte fournit nécessairement le relais pour continuer le parcours, mais elle sera elle-même dégarnie et restera sans défense par application de la règle B. Le parcours se poursuit ainsi de relais en relais jusqu’à ce que le dernier homme d’une force quelconque trébuche (« tombe dans un trou »).
E. Règle propre au début : Les deux partenaires jouent en même temps, commençant où bon leur semble. Chacun s’arrête après avoir trébuché, le dernier cédant alors son tour à l’autre. Pas de handicap au départ.
Égalité stricte des chances, jeux parallèles qui ne sont pas alors fonction l’un de l’autre.
[Mais en fait, certaines cases, qui permettent de prendre plus vite que d’autres, fournissent des points de départ privilégiés, marqués d’une ou d’une . La la plus éloignée du front est en un sens la meilleure : l’attaque est la même, mais elle ferme deux pistes en même temps, au lieu d’une pour le départ en ].L’information n’intervient qu’en cours de guerre, non au début : le début est un temps où les adversaires ne tiennent pas mutuellement compte de leur action et établissent chacun leur projet sans supputer alors celui de l’adversaire.
III. Règles de prise
A. Prend le dernier homme d’une force en parcours qui :
(a) tombe en terrain déjà sur le terrain de l’adversaire, défendu sur son front. Un tel raid ne s’exécute qu’à partir d’une base proche.
[la guerre implique...] (b) puisque l’on organise un raid sur le terrain de l’adversaire ; raid suivi de retraite immédiate.
(b) à partir de cette base, peut pénétrer en terrain ennemi par une piste (colonne de deux cases) entièrement défendue par deux forces ennemies dont il s’empare alors. Se nourrir de l’ennemi, seul moyen de renforcer sa propre puissance. Capturer c’est s’emparer à la fois du front et de l’arrière de l’ennemi.
S’emparer de l’un sans l’autre équivaut à ne rien faire.
B. Qui a capturé des forces ennemies poursuit son parcours muni de ces forces désormais faites siennes, en commençant à la case qui suit la piste d’attaque. Les guerriers capturés sont aussitôt incorporés dans la force victorieuse.
C. S’expose donc celui qui paradoxalement a garni son front et son arrière, sur la même colonne, ouvrant ainsi une piste d’attaque. Celui-là vit en paix. Il aura donc intérêt à dégarnir son front, lorsque l’ennemi menace en force. Mais qui dégarnit son front renonce de ce fait à prendre. Cette contradiction impose stratégie et guerre de mouvement.
La situation de départ, où toutes les forces sont également réparties, fournit la situation idéale pour l’attaque (prise possible partout) et pour la défense (on n’expose partout que 4 hommes à la fois). L’âge d’or est toujours derrière soi, contrairement aux échecs où la situation initiale comporte la puissance maximale, mais non le pouvoir maximal (la puissance de feu).
La stratégie consiste :
(a) à jouer sur les déséquilibres des forces adverses afin de capturer les plus grosses.
(b) à ne pas exposer soi-même de grosses forces à la voracité de l’adversaire.
La tactique consiste :
à calculer ses relais de façon à effectuer :
(a) le parcours maximum, qui tend à rétablir la situation initiale en redistribuant également les forces.
et
(b) la prise optimum, pour nourrir ses propres forces.

3. Vocabulaire

à-nles « pions », les gens
à-ngbạkị
Deux pions (« jumeaux » ?) disposés en colonne, permettent ainsi leur capture ; on les prend entre le pouce et l’index et on les fait claquer contre le rebord de la séparation interne.
baba á-ngúnl [ba, baba]« Jouer aux bois », litt., lancer les bois.
btịnd na b’èJ’ai un charme [une arme secrète].
gn ndndf à-n te k[Il n’y a] pas de piste pour capturer l’ennemi.
li« manger », capturer.
lóko« ramasser », capturer.
mi lok’àá loka nzũJe les ai capturés tous.
mo li aPrends-les [mange-les].
mi kaJe passe [Je refuse].
mi na otaJ’esquive et je m’enfuis [se dérober en vidant la case exposée du fond].
mi na ké we lé ?Par où vais-je passer ?
mbeti« opération à faire », plan tactique
mó ga na li básò na b’èViens te faire battre [viens manger la sagaie dans ma main].
ndk, ndfRamasser, capturer ; ndk implique la ruse ou l’aubaine, non l’action simplement instrumentale pour laquelle on utilisera de préférence ndf.
titi d [ti, titi]tomber dans un trou
✕ ✕ |·| c’est-à-dire, dans un trou inhabité

add_to_photos Notes

[1Cf. l’avant-propos de Un ancien royaume Bandia (Dampierre 1967).

[2Par exemple : [NdR 2] « Sons aînés, sons cadets : les sanza d’Ebezagui (suivi d’une discussion par Gilbert Rouget) » (Dampierre 1982) ; [NdR 6] Penser au Singulier, (Dampierre 1984) ; [NdR 9] « Des ennemis, des Arabes, des Histoires » (Dampierre 1983) ; et [NdR19] « Les idées-forces de la politique des Bandia, à travers les propos de leurs souverains (1870-1917) » (Dampierre 1998).

[3Le nom zandé semble être apparenté au terme isolo utilisé par les Sukuma en Tanzanie. Cf. Popova (1979).

[4Note de l’éditeur : La revue ethnographiques.org a fait le choix de suivre les formes typographique et bibliographique initiales de la Note. Quelques coquilles du tapuscrit ont été corrigées, notamment avec l’aide de M. Buckner pour toutes les formes transcriptes.

[5Voir par exemple les récentes publications de Serge Tornay, Le jeu des pierres chez les Nyangatom, J. Soc. Afric., xli (1971), 255-257, et de M.B. Nsimbi, Omweso, a game people play in Uganda (Los Angeles, African Studies Center, 1968).

[6‘Warfare’ et ‘Gbuwe’s border raids’, apud E.E. Evans-Pritchard, The Azande (Oxford, Clarendon Press, 1971), 235-266 et 396-413.

library_books Bibliographie

DAMPIERRE Éric de, 1963. Poètes nzakara, t. I. Paris, Julliard.

DAMPIERRE Éric de, 1967. Un ancien royaume Bandia du Haut-Oubangui. Paris, Plon.

DAMPIERRE Éric de, 1982. « Sons aînés, sons cadets : les sanza d’Ebezagui (suivi d’une discussion par Gilbert Rouget) », Revue de musicologie, LXVIII, pp. 325-344.

DAMPIERRE Éric de, 1983. Des ennemis, des Arabes, des Histoires. Paris, Société d’ethnographie.

DAMPIERRE Éric de, 1984. Penser au Singulier. Paris, Société d’ethnographie.

DAMPIERRE Éric de, 1998. « Les idées-forces de la politique des Bandia, à travers les propos de leurs souverains (1870-1917) », Africa, LIII, 1, pp. 1-16.

POPOVA Assia, 1979. « Isolo : Jeu Royal des Sukuma », Cahiers d’Études Africaines, XIX, 73-76, pp. 111-123.

Pour citer cet article :

Eric de Dampierre, Margaret Buckner, 2015. « Le jeu nzakara de la guerre ». ethnographiques.org, Numéro 29 - décembre 2014
Ethnologie et mathématiques [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/le-jeu-nzakara-de-la-guerre - consulté le 19.03.2024)
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