De l’ethnomusicologie à l’ethnomathématique. Entretien avec Marc Chemillier

Sommaire

Table des matières

Cet entretien avec Marc Chemillier a été réalisé par Eric Vandendriessche le 24 juillet 2014 à Paris. La rédaction de la revue ethnographiques.org remercie Julie Rothenbühler pour sa participation à la transcription de l’entretien.

De l’ethnomusicologie à l’ethnomathématique.

Eric Vandendriessche (E. V.) : Marc Chemillier, tu es ethnomathématicien et ethnomusicologue, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. L’entretien que tu nous accordes aujourd’hui va nous permettre de recueillir ton point de vue et tes analyses sur une série de questions que pose le jeune champ interdisciplinaire qu’est l’ethnomathématique. En guise d’introduction, pourrais-tu décrire le parcours intellectuel qui t’a mené à l’ethnomathématique ? Quels sont les travaux qui t’ont particulièrement influencé, les rencontres avec d’autres chercheurs qui ont marqué ton parcours et guidé ta réflexion ?

Marc Chemillier (M. C.) : Cela s’est fait de manière un peu inattendue, au milieu des années 1990, à l’occasion d’un travail sur la musique en République centrafricaine. A cette époque-là, je travaillais chez les Nzakara de Centrafrique, et j’avais fait une analyse du répertoire de la harpe. Ce sont des harpistes qui chantent en s’accompagnant à l’instrument. Dans les formules de harpe, j’avais trouvé des régularités, des propriétés combinatoires assez remarquables. Ce travail d’analyse purement ethnomusicologique m’a amené à me poser des questions sur la possibilité de voir se développer ce genre de structures combinatoires dans un contexte de tradition orale. Sans entrer dans les détails, les petites formules de harpe en question étaient des formules à deux voix qui avaient pour propriété que l’une des voix reproduisait le profil de l’autre avec un certain décalage dans le temps. Cela s’apparentait à ce qu’on appelle des canons dans la musique occidentale, dans l’œuvre de Bach par exemple où l’écriture contrapuntique est très développée. Le fait de trouver ce genre de structure assez élaborée, complexe, alors qu’il n’y avait aucun support d’écriture, m’a amené à m’interroger sur le problème général de l’apparition de structures de ce type dans un contexte relevant de l’oralité. Je me suis dit qu’il y avait peut-être d’autres chercheurs qui s’étaient posé des questions de même nature. C’était l’époque où l’ethnomathématique commençait à se développer, une dizaine d’années après que Marcia et Robert Ascher eurent publié leur article sur l’ethnomathématique (Ascher & Ascher 1986). Je me suis donc rendu compte qu’il y avait un certain nombre de gens qui commençaient à considérer des problèmes similaires, non pas sur la musique mais sur d’autres domaines de l’anthropologie. Ils ont mis au jour que les sociétés de tradition orale ont abordé des questions qui, finalement, ne sont pas si éloignées de celles que l’on appelle des questions mathématiques dans notre tradition.

En quelques années, j’ai donc lu les livres de Marcia Ascher (1998) et de Paulus Gerdes, en particulier celui sur les dessins sur le sable en Angola qui a été publié à peu près à la même époque (1995). J’ai lu aussi un livre un peu plus ancien, de Jean Retschitzski, sur les stratégies des joueurs d’awalé (1990). Ces différentes publications m’ont conduit à me tourner vers l’ethnomathématique, et à étudier le problème de façon plus systématique.

Un aspect important est le fait que mon travail sur la musique chez les Nzakara a résulté d’une recherche ethnographique menée entre 1989 et 1995. Je travaillais à l’époque avec Éric de Dampierre, qui était professeur à Nanterre, grand spécialiste de la civilisation nzakara. Les répertoires sur lesquels je travaillais avaient été enregistrés par lui dans les années 1960. Il avait fait un travail de collecte à l’époque où c’était encore une tradition très vivante. Quand je suis allé sur le terrain dans les années 1990, pratiquement plus personne ne jouait ces répertoires. J’ai eu affaire à quelques vieux musiciens fatigués, malades, et qui de toute façon ne pratiquaient plus en contexte. Ils se souvenaient vaguement qu’effectivement 30 ou 40 ans plus tôt, ils avaient joué tel ou tel air. Donc, toutes les questions qui me venaient à propos de mes analyses musicales – Pourquoi faites-vous comme ça ? Etes-vous conscients qu’il y a toutes ces propriétés quand on analyse votre répertoire ? – je ne pouvais pas les poser ou si je les posais cela n’avait pas de sens. Par conséquent, je découvrais à la fois qu’il y avait ce domaine de l’ethnomathématique, avec un certain nombre d’ouvrages qui étaient publiés, et, en même temps, j’avais cette frustration, sur le terrain, de ne pas avoir pu répondre à beaucoup de questions qui me venaient.

C’est pourquoi, à la fin des années 1990, j’ai eu envie de faire un travail de terrain spécifiquement consacré à ce genre de questions. Je ne pouvais pas le faire chez les Nzakara pour les raisons que j’ai dites, et il se trouve que pour des motivations personnelles, j’avais envie d’aller à Madagascar. Le hasard – qui fait parfois bien les choses – a voulu que Marcia Ascher publie, à la même période, son article sur le sikidy, le système de divination malgache (1997). Elle montrait qu’il y avait là un parfait exemple d’ethnomathématique : un domaine d’activité relevant de l’oralité, qui était vraiment structuré par des problèmes mathématiques.

Je suis allé pour la première fois à Madagascar en 2000 pour mener un travail de reconnaissance sur la divination. Je me suis rendu compte que, contrairement à ce que j’avais vécu en Centrafrique pour la musique, c’était une tradition extrêmement vivante. Tout le monde pratique la divination et va chez les devins pour n’importe quel sujet de la vie courante. On ne prend pas le taxi brousse sans aller consulter le devin pour savoir quels seraient les jours néfastes. Ce travail de reconnaissance m’a convaincu de l’intérêt de monter un projet sur la divination. Et je suis retourné régulièrement à Madagascar pendant toutes les années 2000 pour travailler sur ce sujet.

E. V. : Nous reviendrons bien sûr à Madagascar et à la divination sikidy dans le courant de l’entretien, mais avant je souhaiterais aborder un autre aspect de ton parcours. Je sais que tu as également beaucoup travaillé dans le domaine informatique. Est-ce que ton approche de l’informatique a eu des incidences sur ta façon de voir des activités procédurales ? Y a-t-il eu des interactions entre ton travail en informatique et tes investigations en ethnomathématique ?

M. C. : Oui, absolument, parce que ce travail sur la musique de Centrafrique que j’ai fait à peu près entre 1989 et 1998, était en réalité une thèse que je préparais à l’Université de Nanterre sous la direction d’Éric de Dampierre, et qui s’est arrêtée à la mort de celui-ci en 1998. Je n’ai pas achevé ma thèse, mais on avait néanmoins publié tout le travail fait ensemble dans un livre que Dampierre a édité (1995). Auparavant, en 1989, je finissais une thèse d’informatique théorique à Jussieu, dans laquelle je m’étais beaucoup intéressé à des notions de l’informatique théorique (combinatoire des mots, langages formels) qui ont des liens avec la linguistique. Et donc, comme j’avais ce bagage théorique, mes questionnements sur la musique des Nzakara ont évidemment été enrichis d’interrogations liées aux modèles théoriques que j’avais étudiés. J’ai en particulier proposé un modèle d’automate qui génère des canons nzakara. D’ailleurs, quand nous avons publié les travaux sur la musique nzakara avec Éric de Dampierre, je lui avais dit mon intention de le rédiger de manière compréhensible pour des anthropologues, en l’informant que j’avais par ailleurs fait un travail plus formalisé avec des équations. Dampierre a insisté pour l’intégrer dans la publication. On a ainsi ajouté une partie mathématique dans le chapitre qui traite de la musique, partie que sans doute pas grand monde n’a lue.

Ethnomathématique et interdisciplinarité

Ethnographie et ethnomathématique

E. V. : Comme tu le sais, les premières études ethnomathématiques — celles de Marcia Ascher en particulier — ont été menées à partir de sources de seconde main, c’est-à-dire de données ethnographiques recueillies par des anthropologues. Tu es, à ma connaissance, l’un des premiers chercheurs français – avec Dominique Vellard qui, dans les années 1980, a mené un travail sur le calcul mental chez les Bambaras du Mali (1988) – à avoir mené un terrain dans une perspective ethnomathématique, avec pour enjeu de mieux comprendre la rationalité qui sous-tend certaines activités. Selon toi, qu’apporte l’ethnographie à l’ethnomathématique ? Et comment as-tu conduit tes enquêtes pour aboutir aux résultats que l’on connaît ?

M. C. : Dans mon livre sur les mathématiques naturelles (2007), c’est vraiment l’axe principal pourrait-on dire. Il s’agit de développer des idées ethnomathématiques en relation avec le terrain. Je peux te dire très précisément comment j’en suis venu à cela. En 1999, la Société Mathématique de France a organisé un colloque pluridisciplinaire, comme il lui arrive de le faire parfois. L’IRCAM [1] était impliqué dans l’organisation de ce projet, et mon collègue Gérard Assayag en particulier, qui m’avait associé à cette organisation. Le thème était « Mathématiques et musique » et j’ai eu évidemment envie de parler du travail que j’avais fait sur la musique des Nzakara dans laquelle j’avais trouvé des propriétés mathématiques.

Mais j’ai voulu le faire en élargissant le point de vue, notamment à la suite de mes lectures en ethnomathématique. Nous avions invité Daniel Andler, qui est actuellement professeur à la Sorbonne, philosophe, spécialiste des sciences cognitives. Il avait fait une intervention très brillante dans laquelle il avait posé un certain nombre de questions sur ce genre d’approche, en particulier sur le travail que j’avais fait sur les canons nzakara, en disant qu’on observait des propriétés dans des productions de certaines sociétés, et qu’il fallait bien distinguer ces productions des processus qui les avaient engendrées. Il avait beaucoup insisté sur cette distinction : on peut mettre au jour un certain nombre de propriétés mathématiques à partir de productions (comme des tracés géométriques collectés par des ethnologues), mais en même temps, ces productions ne nous diront jamais grand-chose des processus mentaux qui ont conduit à leur réalisation. Cette intervention de Daniel Andler m’avait interpellé et elle m’a convaincu qu’il fallait que l’ethnomathématique s’associe à un travail de terrain pour pouvoir avancer sur la question des savoirs, parce que finalement c’est cela qui nous intéresse.

Quand on fait de l’ethnomathématique, on met en évidence un certain nombre de propriétés, mais il y a toujours quelque part l’hypothèse implicite ou explicite que les gens qui ont produit les objets ayant ces propriétés en sont partiellement conscients et qu’il s’agit bien de savoirs traditionnels. Pour étudier ces savoirs, il fallait donc aller sur le terrain et rencontrer ceux que j’appelle maintenant les « experts » : je définis les experts dans une société donnée, de tradition orale, comme les détenteurs d’un certain savoir particulier. Rencontrer les experts, c’est cela que j’appelle faire du terrain.

Concrètement, pour le travail sur la divination à Madagascar, j’ai fait plusieurs missions de reconnaissance pour identifier des devins. Dès que l’on s’intéresse à des savoirs un peu spécialisés, il faut tout de suite distinguer les charlatans des experts. Lorsque l’on arrive dans un village, et que l’on dit chercher un devin pour mener un travail sur la divination, il y a forcément des gens qui se proposent, et qui en fait n’y connaissent rien. Ce sont des savoirs spécialisés, il y a ceux qui connaissent et ceux qui ne connaissent pas même si, aussi bien dans le cas de la musique chez les Nzakara que dans le cas de la divination chez les Malgaches, ce n’est pas un savoir ésotérique, c’est-à-dire un savoir réservé que l’on ne connaît que dans le cadre d’une initiation très particulière. Le savoir de base est partagé, n’importe qui sait à peu près quelles sont les règles de construction des tableaux de graines pour la divination. Chez les Nzakara, les gens peuvent éventuellement jouer de la harpe, ou connaître les chansons, et parfois savoir les chanter, ou du moins frapper dans les mains. Ces savoirs peuvent être partagés, mais ensuite, il y a les experts qui ont développé ces capacités-là plus loin que les autres, parce qu’ils y ont consacré du temps, et parce qu’ils avaient des dispositions particulières pour cela. Ceci vaut aussi bien pour la musique que pour la divination. Pour la musique, tout le monde se rend bien compte que dans chaque société il y a des gens qui sont plus ou moins musiciens que d’autres. Pour la divination, c’est la même chose. Parce qu’il y a des gens qui sont plus ou moins aptes à l’abstraction et à manipuler des graines toute la journée comme le fait un devin.

La première étape est évidemment d’identifier les experts et de les distinguer de ceux qui ne le sont pas. Une fois qu’on a affaire à ces experts, si l’on fait le travail de maîtriser cette technique, il se crée alors une relation très particulière, une relation de confrère à confrère. C’est à la fois très étonnant et en même temps très sympathique d’une certaine manière, parce qu’on est traité par l’expert comme un collègue. Il sait qu’on partage avec lui certaines connaissances que les autres n’ont pas, ce qui facilite beaucoup l’enquête, dont de nombreux aspects sont liés à cette interrelation assez particulière qui s’établit.

On retrouve cette relation à l’expert en ethnomusicologie. C’est une pratique assez courante chez les ethnomusicologues qui consiste à apprendre à jouer des instruments quand on va sur le terrain. L’ethnomusicologue Mantle Hood (1918-2005) a thématisé cela avec le terme de bi-musicalité, soutenant que pour vraiment comprendre et analyser ces musiques qui nous sont étrangères, il fallait les apprendre comme on apprend une langue étrangère (1960), c’est-à-dire devenir bi-musical comme on devient bilingue. Pour ma part, j’ai appris une partie des savoirs de la divination pour pouvoir en discuter avec ces experts.

Le discours des acteurs

E. V. : Poursuivons sur les questions que pose le terrain ethnographique dans une perspective ethnomathématique. Même si s’instaure une relation entre spécialistes en quelque sorte, je sais que tu as rencontré certaines difficultés pour susciter, chez les devins, des discours en lien avec les aspects mathématiques de leur activité. D’ailleurs, on peut le constater dans ce numéro d’ethnographiques.org ou de manière plus générale, on entend assez peu la parole des acteurs dans les travaux d’ethnomathématique. Cela vient peut-être du fait qu’il est finalement assez rare que des discours d’acteurs relatifs à ces activités nous informent sur la relation entre ces activités et les mathématiques. Dans le cas de la divination, les discours portent davantage sur les aspects divinatoires de l’activité, alors que ce qui t’intéresse ce sont les aspects formels.

M. C.  : Tu as tout à fait raison de souligner ce point-là. Il y a les deux versants ; je viens de présenter un premier versant qui est cette sorte de complicité qu’on établit quand on partage un certain savoir avec les experts sur le terrain. Néanmoins, il y a un deuxième versant — mais on aborde ici un autre sujet — qui est le fait que ces activités ethnomathématiques, dans ces sociétés de tradition orale, ne sont jamais isolées comme telles. Elles sont toujours liées à d’autres aspects de la vie sociale, symboliques, cosmologiques, etc. Pendant toute la première phase du travail, le devin ne comprend pas que je viens l’interroger sur des questions purement formelles, il pense plutôt que ce qui m’intéresse dans la divination, c’est le type d’interprétation qu’il va pouvoir donner : en particulier, des questionnements que j’ai sur moi-même, sur mon propre avenir, comme l’ont tous les autres patients qu’il rencontre tous les jours. Il est alors difficile de lui faire comprendre que ce ne sont pas ces aspects qui m’intéressent, mais les aspects purement formels de son savoir.

Cela donne lieu à énormément de malentendus. J’ai beaucoup d’exemples de quiproquo dans l’enquête, où je rencontre des difficultés à isoler une question proprement formelle parce que le devin, soit la relie à des choses qui sont carrément en dehors du champ purement formel – des aspects symboliques, interprétatifs, sociaux ou autres –, soit il la relie à des règles de base dont il pense qu’elles sont partagées par tous. Mais il y a aussi un autre aspect. Les savoirs du devin sont des savoirs personnels qui ne se partagent pas facilement. Les devins sont dans une logique un peu différente de la logique de l’accumulation scientifique que l’on connaît dans la tradition académique occidentale. Il y a donc tout un tas de raisons qui font qu’effectivement, ce n’est pas si simple d’échanger sur ces savoirs traditionnels avec les experts.

E. V. : Je rebondis sur ce que tu viens de dire concernant l’accumulation des savoirs scientifiques que nous connaissons dans nos sociétés, et qui n’aurait pas lieu selon toi dans les sociétés de tradition orale (ou sociétés traditionnelles). Pourrais-tu développer ce point ?

M. C. : Oui, c’est un aspect absolument capital. C’est en tout cas ce que j’ai observé à Madagascar. Je pense qu’ils font vraiment des mathématiques assez proches de celles que nous faisons, en tout cas à un niveau élémentaire. Quand je parle de mathématiques à un niveau élémentaire, je les distingue à la fois des mathématiques de haut niveau des spécialistes, et en même temps, je les distingue du sens commun, c’est-à-dire que ce sont des choses que tout le monde ne comprend pas forcément. Donc les devins et nous partageons un certain savoir mathématique, et en même temps, ils l’abordent d’une manière radicalement différente, en refusant en quelque sorte toute accumulation du savoir.

Dans la tradition académique occidentale, les mathématiques sont un savoir cumulé qui remonte à l’Antiquité, à Euclide, etc. Il y a l’idée que chacun apporte sa petite pierre à l’édifice et donc qu’il y a une somme théorique qui s’est constituée au fil des siècles. Ce qui distingue l’approche de tradition orale telle que je l’ai observée à Madagascar, c’est qu’il n’y a pas du tout cette accumulation. C’est-à-dire que chaque devin va se former en piochant quelques bribes auprès d’autres devins selon un processus d’échange, qui est d’ailleurs monétarisé – on paie certaines connaissances que l’on va acquérir de cette manière-là – et le reste, le devin l’apprend lui-même. D’une certaine manière, chaque nouveau devin recommence presque à zéro à explorer les propriétés du système. Cela explique évidemment la différence fondamentale entre le développement de la science occidentale et ces proto-sciences que l’on observe en contexte de tradition orale.

Critique de l’ethnomathématique par les anthropologues

E. V. : Tu as insisté sur ton intérêt pour les aspects formels de ces activités à caractère mathématique, et c’est ce dont tes travaux ethnomathématiques rendent compte finalement. Tu mènes ces travaux sans réellement prendre en compte le contexte culturel dans lequel ces activités sont réalisées. Comme tu le sais, cette posture dérange, ou en tout cas suscite des réactions critiques chez bon nombre d’anthropologues. Comment défends-tu ta position sur ce point ?

M. C. : Oui, effectivement, c’est une posture inhabituelle pour les anthropologues. Mais si l’ethnomathématique s’est constituée, c’est à cause de cela précisément. C’était tellement inhabituel pour les anthropologues qu’ils sont passés à côté d’un certain nombre de choses. Ils n’ont pas vu que dans certaines données qu’ils collectaient, il y avait des propriétés mathématiques que l’on pouvait extraire et étudier. C’est donc tout à fait normal que la posture dérange. La posture qui consiste à dire « c’est cela que je veux étudier » est insolite pour un anthropologue. Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas hésiter à relier ce point à des considérations extrêmement générales. La distinction de Pascal sur l’ « esprit de géométrie » et l’ « esprit de finesse » (1670) aide beaucoup à clarifier cette question. Pascal disait que l’esprit géométrique est caractérisé par le fait qu’il s’intéresse à des données qui sont, d’une part, en petit nombre, mais qui sont clairement explicitables, et, d’autre part, que l’esprit a du mal à se tourner vers ces données parce qu’elles sont éloignées de l’usage commun. Il faut faire un effort pour s’intéresser à des axiomes de géométrie ou d’autres notions de cette nature. Et par opposition, l’esprit de finesse, lui, se tourne vers des objets qui sont plus familiers pour le sens commun, mais il lui faut plus de subtilité parce qu’il est plus difficile d’en voir distinctement les composantes et de les énumérer. Les composantes sont plus nombreuses et plus diffuses. Et je pense que cette distinction est très importante pour éclairer le problème dont tu parles, qui apparaît chez les anthropologues. Pour s’intéresser à des combinaisons de graines comme le font les devins, et comme je l’ai fait dans le travail que j’ai mené à Madagascar, il faut de l’intérêt pour cela. Il faut être capable de fixer son attention sur des manipulations de graines pendant des heures et des heures, et de fait les anthropologues ne le font pas. Ils sont alors un peu étonnés de cette façon de travailler et ils ont du mal à la relier à ce qu’ils font eux. Ils pensent qu’il manque à cette approche la prise en compte du contexte, etc.

Sur la question de savoir s’il manque dans cette approche certains aspects anthropologiques, qui éventuellement falsifieraient les résultats, ma réponse est la suivante : j’ai confiance dans les résultats que j’ai pu obtenir avec une approche de ce type-là, c’est-à-dire en consacrant des heures à discuter avec des devins de positions de graines sur une natte. Effectivement, quand je fais cela, je n’étudie pas le devin en train de faire des consultations et des prédictions, je n’étudie pas dans quel contexte social les gens vont le consulter. Je me suis bien sûr un peu renseigné sur ces aspects sociaux, mais je n’ai pas travaillé directement la question, à l’exception de certains points importants, par exemple la transmission des savoirs des devins évoquée plus haut.

Ce que je veux dire, c’est que j’ai obtenu une sorte de validation du travail que j’ai fait sur l’exploration de ces combinaisons de graines par le fait que, comme je l’ai mentionné précédemment, une sorte de complicité s’est établie avec les devins, au point que certains me considéraient comme ombiasy be. Le terme ombiasy signifie devin-guérisseur en malgache, et ombiasy be veut dire « grand devin-guérisseur ». Donc ma satisfaction anthropologique, si je peux dire, est d’être considéré comme ombiasy be par les devins. Bien sûr, je ne dis pas qu’en savoir plus sur le contexte n’enrichirait pas l’analyse. Mais il est sûr que, compte tenu de cette distinction entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, il n’y a pas de doute pour moi qu’il faut affronter les manipulations de graines. On ne peut pas faire autrement. Ces opérations existent, et il faut bien arriver à en dire quelque chose si on veut atteindre l’aspect ethnomathématique de l’activité.

On pourrait aller plus loin en développant une réflexion sur l’universalisme ou le relativisme. Dans la position « contextualiste », il y a l’idée que les gens des sociétés étudiées ont un mode de pensée différent de « nous », et qu’on ne peut pas le comprendre si on n’est pas complètement immergé dans le contexte. Mais moi je défends l’idée que, comme je l’ai dit précédemment, il y a quelque chose de commun entre ce que font ces devins avec leurs graines et ce que je fais moi-même quand je m’intéresse à l’informatique théorique. Si je veux arriver à cette chose partagée, il faut bien que je fasse abstraction d’une certaine manière du contexte, parce que si j’y suis complètement immergé, je n’arrive pas à atteindre cet aspect commun.

E. V. : On peut penser que le contexte peut éventuellement intervenir dans un second temps. Parce que ce qui intéresse les anthropologues, comme tu le sais, ce sont les liens que l’on peut tisser entre les aspects formels de ces activités et d’autres aspects culturels des sociétés dans lesquelles ces activités sont menées.

M. C. : Oui, mais là je pourrais aller un peu plus loin dans ma position. Je suis un peu sceptique par rapport à cette tendance des anthropologues à établir des liens. En ethnomusicologie, cette pratique est très répandue. Souvent les ethnomusicologues cherchent à montrer que les structures musicales reproduisent les structures sociales. Personnellement, je pense en effet que la musique est intimement liée à la société, au sens où les raisons pour lesquelles on fait de la musique déterminent complètement ses formes : on peut en jouer pour les mariages ou d’autres occasions de la vie sociale, elle peut être une chose partagée par tout le monde ou au contraire réservée à une élite, etc. Mais si tous ces aspects sociaux de la musique la déterminent profondément, cela ne veut pas forcément dire qu’il y a des analogies, purement formelles, entre les formes que va prendre la musique et les formes que va prendre la société. Pourtant les ethnomusicologues cherchent ce genre d’analogies, à mon avis de façon excessive. Donc je comprends l’objection dont tu parles qui s’applique aussi à l’ethnomathématique, mais je la récuse. Personnellement, ce qui m’intéresse c’est de montrer qu’il y a des manipulations formelles, structurées, organisées. Qu’elles soient analogues ou reliées à d’autres aspects de la société ne me paraît pas un enjeu fondamental.

La question des langues vernaculaires en ethnomathématique

E. V. : Tu as réalisé tes premières enquêtes de terrain sur le sikidy à Madagascar accompagné par un interprète, sans connaître la langue vernaculaire. Je sais que tu as entrepris depuis d’apprendre le malgache. Est-ce que l’étude de cette langue a ouvert de nouvelles perspectives pour tes recherches en ethnomathématique à Madagascar ? Plus généralement, comment les méthodes de l’ethnolinguistique (analyse sémantique, etc.) peuvent-elles aider l’ethnomathématicien selon toi ?

M. C. : Effectivement, j’ai fait sept ans d’enquête sur la divination entre 2000 à 2007 sans parler pratiquement un mot de malgache. Je ne m’en vante pas. Si j’avais pu parler la langue malgache, j’aurais évidemment préféré. J’ai mené ces enquêtes avec successivement deux interprètes, Victor Randrianary d’abord, qui est un collègue ethnomusicologue, puis Lanto Raonizanany qui est devenue ensuite mon épouse.

Si j’ai mené mes enquêtes de cette façon, c’est pour une raison très particulière qui est liée au sujet étudié. En effet, très vite, il est apparu une absence presque totale de verbalisation dans les échanges que j’avais avec le devin : dès qu’il posait les graines sur la natte, et que l’on commençait à discuter de choses assez complexes, de la structure des figures de graines, le langage devenait pratiquement superflu. Il suffisait de déplacer les graines : soit je le faisais pour lui montrer une combinaison sur laquelle je me posais des questions, soit il le faisait lui-même pour me montrer une manipulation. Au cours de ces échanges, il y avait très peu de verbalisation. Au début de ce travail de terrain, j’ai fait retranscrire par mes interprètes des extraits d’enregistrements vidéos de l’enquête, pour voir s’il y avait des terminologies particulières et surtout des modes d’expressions du raisonnement, de la pensée, qui méritaient une étude. J’ai arrêté de le faire parce que c’était très coûteux en temps et en énergie. De plus, je me suis aperçu que ça ne produisait pas grand-chose. J’avais beaucoup plus d’informations en regardant dans les vidéos quelles manipulations le devin avait faites avec des graines et en lui demandant le lendemain de les refaire, en lui montrant éventuellement la vidéo. Ce genre d’échanges était beaucoup plus fructueux qu’un échange verbal où j’aurais parlé directement avec le devin.

Plus récemment, il se trouve qu’effectivement j’ai passé un an à l’INALCO pour apprendre le malgache, mais c’était pour d’autres raisons. Des raisons personnelles d’abord, puisque ma femme est malgache, mais aussi parce que je travaille maintenant sur la musique à Madagascar. Je me suis aperçu que les musiciens malgaches disent sur la musique des choses intéressantes, liées à l’esthétique, à ce qu’ils projettent sur la musique, pourquoi ils en font, quel genre de musique ils aiment, ce que cela représente pour eux. Ces discours sont souvent assez riches – en tout cas pour les musiciens avec lesquels j’ai travaillé – et je me suis dit « si je veux travailler sur la musique à Madagascar, je ne peux pas passer à côté de cela ». Il fallait donc que je puisse échanger directement avec les musiciens et c’est pour cette raison que j’ai appris le malgache.

Ethnomathématique et ethnomusicologie

E. V. : Tu as abordé brièvement tes travaux en ethnomusicologie. Tu as donc mené des travaux dans les deux champs, ethnomusicologie et ethnomathématique. Quels sont selon toi les liens entre ethnomathématique et ethnomusicologie ? Comment s’articulent ces deux champs ? Qu’est-ce que ces deux disciplines peuvent s’apporter réciproquement ?

M. C. : Le premier point qu’elles ont en commun, comme je l’ai dit tout à l’heure, est qu’elles concernent toutes deux des experts. A Madagascar, tout le monde connaît à peu près les règles de la divination, et chez les Nzakara tout le monde danse s’il y a un rituel avec de la musique. Ces pratiques sont très largement partagées. Mais elles ont la particularité que certaines personnes développent un savoir spécialisé. L’ethnomathématique et l’ethnomusicologie demandent ainsi une approche spécifique par rapport à une approche anthropologique classique. Comme je l’ai déjà mentionné, l’anthropologue « classique », s’il n’est pas musicien ou s’il n’a pas l’ « esprit de géométrie », va dire des choses approximatives, voire inexactes, sur la musique et sur le système de divination.

C’est déjà un premier point commun. Il y a un deuxième aspect qui me paraît intéressant. Les ethnomusicologues font des transcriptions, c’est-à-dire qu’ils enregistrent de la musique et ensuite ils s’efforcent de la noter. C’est en effet à partir des transcriptions qu’ils pourront faire des analyses. Ces transcriptions sont des objets intermédiaires entre le terrain et l’anthropologue qui sont riches de propriétés formelles potentielles et dans lesquelles il y a de l’ethnomathématique en puissance qui peut être étudiée.

C’est ce qui s’est passé avec mes transcriptions de harpe nzakara mentionnées plus haut. J’ai ensuite appliqué la même approche à un répertoire des Pygmées Aka, eux aussi en République centrafricaine, sur lequel je n’avais pas travaillé directement, mais qui avait été étudié par Simha Arom (1985). Dans ce dernier cas, j’ai observé qu’il y avait des propriétés extrêmement intéressantes sur le plan mathématique, des rythmes asymétriques très particuliers. De plus, contrairement à l’exemple nzakara qui était très localisé, ces rythmes étaient très répandus dans de nombreuses sociétés d’Afrique centrale. Enfin, plus largement, il y avait une conception très particulière de l’asymétrie dans le rythme, typiquement africaine, c’est-à-dire une conception assez différente de ce que l’on trouve en Europe Centrale, par exemple dans les rythmes aksak de Bulgarie. Ces rythmes asymétriques africains pouvaient être étudiés mathématiquement et avaient des propriétés formelles intéressantes. L’ethnomusicologie peut donc être liée à l’ethnomathématique au moins dans la mesure où elle lui fournit des objets d’étude structurés et riches de nombreuses propriétés à découvrir. Les transcriptions des ethnomusicologues peuvent jouer un peu le même rôle que les relevés que Bernard Deacon avait réalisés pour collecter les dessins sur le sable au Vanuatu (1934).

E. V. : Ces transcriptions ou relevés sont en fait une formalisation de l’activité.

M. C. : Voilà, la musique, une fois qu’elle est transcrite, fournit des artefacts qu’on peut comparer à des dessins sur le sable, à de la vannerie, etc. Et on sait bien que ce genre d’artefacts est riche potentiellement de propriétés mathématiques.

Ethnomathématique et psychologie cognitive

E. V. : Dans le cadre de tes recherches sur la divination malgache, tu as collaboré avec des psychologues cogniticiens. Qu’est-ce que ces collaborations apportent à l’ethnomathématique ? Plus généralement, qu’est-ce que pourrait apporter le rapprochement entre ethnomathématique, psychologie et anthropologie cognitive ?

M. C. : Cette question est très liée à ce que je disais tout à l’heure sur l’intervention de Daniel Andler dans ce colloque sur « mathématiques et musique » en 1999, qui m’a amené à m’intéresser à l’anthropologie cognitive. Le livre de Dan Sperber (1996) m’a évidemment beaucoup marqué. C’est la question de savoir comment on fait pour établir un pont entre des choses que l’on collecte sur le terrain et qui ont des propriétés étonnantes – par exemple les dessins sur le sable au Vanuatu ou en Angola – et les processus mentaux qui ont donné naissance à ces objets. C’est cela la question fondamentale parce que c’est la question des savoirs relevant de l’oralité. Et je considère que l’ethnomathématique doit s’intéresser à ces savoirs. Je ne suis pas certain que cela soit forcément le cas pour tous les ethnomathématiciens. Il y a d’autres approches de l’ethnomathématique, davantage tournées vers la didactique, la pédagogie des mathématiques, etc. Mais en tout cas, dans ma vision des choses, ce sont les savoirs qui nous intéressent. On peut y accéder par l’enquête ethnographique classique, l’observation participante, les entretiens semi-directifs, en discutant avec les gens, etc. Mais pour certaines questions, il peut être utile de mettre en œuvre des procédés un peu plus « expérimentaux ». J’ai collaboré pour cela avec des psychologues de l’Université de Caen, Denis Jacquet et Marc Zabalia. Ils m’ont donné des idées pour imaginer des procédures qui me permettaient de répondre à des questions auxquelles j’avais du mal à répondre par de simples entretiens.

Il y a plusieurs exemples que j’ai regroupés dans mon livre (Chemillier, 2007). L’une des techniques utilisées, très classique chez ceux qui font de la psychologie cognitive, est ce qu’on appelle les tests chronométriques. Le principe est de montrer aux sujets des images qui défilent sur un ordinateur, et pour chaque image de leur poser une question en leur demandant de répondre en activant des touches de l’ordinateur.

Ce que l’on mesure alors est le temps de réaction de la personne. L’ordinateur permet d’avoir des mesures très fines entre le moment où l’image a été présentée et le moment où la personne a appuyé sur un bouton ; on a exactement ce temps en millisecondes. Cela permet de mettre en évidence des choses très intéressantes. L’exemple classique est celui de la reconnaissance des lettres de l’alphabet. On affiche des lettres sur un écran, mais les lettres subissent une rotation, c’est-à-dire qu’au lieu d’être verticales, elles sont légèrement penchées sur le côté ou même à l’envers. On demande alors aux gens de reconnaître les lettres et dès qu’ils les ont reconnues, d’appuyer sur une touche pour passer à la lettre suivante. On s’est aperçu que le temps de reconnaissance était proportionnel à l’angle de la rotation de la lettre telle qu’elle était présentée sur l’écran, et cela permet de faire des hypothèses du type : « pour reconnaître la lettre, le cerveau du sujet est obligé de faire en quelque sorte la rotation inverse en ramenant la lettre dans une position connue pour pouvoir l’identifier ». On s’aperçoit en particulier que plus l’angle de la rotation est grand, plus le temps que la personne met à reconnaître la lettre est long ; exprimés en millisecondes, ce temps est extrêmement court évidemment, mais la finesse de la mesure permet de mettre en évidence ce genre de distinction.

Pour ma part, j’ai utilisé sur le terrain ce type d’expérimentation. Concernant les figures de la divination, il y a une distinction très importante entre « prince » et « esclave », respectivement mpanjaka et andevo en malgache. Cette distinction repose sur la parité du nombre de graines, c’est-à-dire que les figures qui ont un nombre pair de graines sont appelées « princes », et celles qui ont un nombre impair de graines sont appelées « esclaves ». Les tests chronométriques ont mis en évidence certaines propriétés. J’ai demandé à des devins de reconnaître si une figure était prince ou esclave en la présentant sur l’écran. J’ai fait la même expérience avec des gens qui n’étaient pas devins. Cela m’a permis de mettre en évidence ce que je disais tout à l’heure sur la spécialisation de ces savoirs. Pour des gens qui ne sont pas devins, on s’aperçoit que le temps de réaction diminue quand la figure a certaines propriétés de symétrie, parce qu’évidemment si elle est symétrique, elle aura d’autant plus de chances d’avoir un nombre pair de graines. Pour les experts, à l’inverse, le temps de reconnaissance est identique que la figure soit symétrique ou non, et dans tous les cas leur reconnaissance d’une figure est instantanée. On pourrait presque même faire le test à l’aveugle, et ainsi discriminer entre ceux qui sont vraiment devins et ceux qui ne le sont pas. Donc, ces méthodes de psychologie cognitive permettent de questionner certains processus mentaux auxquels on a du mal à accéder par une enquête classique. Cela dit, il y a des processus mentaux pour lesquels je ne suis pas encore parvenu à lever complètement le mystère. Notamment, les devins font des calculs mentaux de certaines figures par rapport à d’autres selon un processus qui est en plusieurs étapes. Des résultats intermédiaires sont nécessaires pour parvenir au résultat final. Les devins sont capables de faire ça de tête et je ne sais toujours pas comment ils font. Il faudrait mettre au point des expériences avec les psychologues pour résoudre ce type de problème.

Mathématiques naturelles / mathématiques formelles

E. V. : A plusieurs reprises, tu as évoqué ton livre qui porte le titre de « Mathématiques naturelles » et qui a été publié chez Odile Jacob (Chemillier 2007). J’aimerais que tu rappelles pourquoi tu as choisi ce titre.

M. C. : Ce ne n’est pas moi qui ai choisi le titre. C’est Gérard Jorland qui est un collègue de l’EHESS et qui travaillait à l’époque chez Odile Jacob. Il a été mon interlocuteur chez l’éditeur et m’a beaucoup aidé à clarifier la rédaction de ce livre. C’est donc lui qui a eu l’idée de ce titre, mais sans vraiment m’expliquer pourquoi. J’en ai ensuite cherché une interprétation que j’ai développée dans l’avant-propos. Elle m’est venue très facilement parce que « mathématiques naturelles » m’a fait penser à « langue naturelle » ou à « langage naturel » qui sont des expressions employées en linguistique informatique (on parle de « traitement automatique des langues naturelles »).

C’est une expression d’ailleurs assez ancienne. En particulier, Rousseau l’emploie en se posant la question de l’existence d’« une langue naturelle commune à tous les hommes… » (1823 : 69). Cette expression est employée dans le domaine de la linguistique informatique parce que l’on distingue les langues naturelles des langages artificiels ou formels qui sont les langages des ordinateurs, ceux que l’on peut compiler, reconnaître par des automates. En fait, le rapprochement était intéressant parce qu’il y a quelque chose d’analogue à dire sur les mathématiques, puisque l’on parle de « mathématiques formelles » pour décrire ces mathématiques qui sont formalisées dans les articles des spécialistes publiés dans les revues, et donc l’expression « mathématiques naturelles » venait en quelque sorte compléter une figure en carré dans laquelle on inscrirait « langues naturelles », « langages formels » d’un côté, et « mathématiques formelles », « mathématiques naturelles » de l’autre. Cela correspondait à une opposition qui, par ailleurs, a été thématisée par des épistémologues des mathématiques, notamment dans ce magnifique ouvrage sur l’expérience mathématique de Davis et Hersh (1982) qui développait cette opposition entre deux types de mathématiques.

E. V. : Pourrais-tu développer un peu le point de vue de Davis et Hersh ? L’idée qu’il y aurait des mathématiques analogiques et des mathématiques analytiques notamment. Par ailleurs, pour préciser ce que seraient des mathématiques sans écriture, dans un contexte de tradition orale, tu introduis dans ton livre les concepts empruntés à la psychologie cognitive de « représentation analogique » et de « représentation non-analogique ». Selon toi, Davis et Hersh se sont-ils inspirés de cette approche ?

M. C. : Je ne suis pas sûr que chez Davis et Hersh cela soit lié à la psychologie cognitive, parce qu’ils s’inscrivent vraiment dans une tradition d’épistémologie et de philosophie des sciences. Mais il y a un rapprochement à faire c’est évident.

Leur point de vue épistémologique est de dire que dans l’activité mathématique, il y a des textes formalisés qui sont publiés par les spécialistes dans les revues professionnelles, mais que ces textes ne représentent qu’une partie de l’activité mathématique. Pour parvenir à ces textes, le mathématicien fait tout à fait autre chose, il fait des croquis sur des papiers brouillons, par exemple. D’ailleurs les mathématiciens aiment bien dire qu’il leur suffit d’un papier et d’un crayon pour travailler, qu’ils peuvent être sur une île déserte et inventer des théorèmes de cette manière en griffonnant des choses sur un papier et que des intuitions vont s’exprimer de cette manière-là. On ne peut pas faire abstraction de cet aspect du travail du mathématicien.

La présentation finale du résultat sera bien sûr le texte formalisé avec des énoncés de théorèmes et des démonstrations. Mais l’étape préliminaire d’exploration, où l’on élabore des hypothèses pour voir si elles sont valables ou pas, par essai et erreur, est d’une certaine manière indispensable à l’activité mathématique.

Bien sûr, le texte formalisé est le résultat final. Tant qu’il n’y a pas ce texte formalisé, le théorème n’est pas vraiment démontré et la première étape ne suffit pas, mais la deuxième ne peut pas exister sans la première. C’est-à-dire qu’aucun mathématicien n’écrit un texte formalisé directement. Il passe forcément par des étapes préliminaires d’exploration où son intuition va fonctionner. Et un bon mathématicien, c’est un mathématicien qui a beaucoup d’intuition.

Davis et Hersh ont thématisé cette opposition. Par ailleurs, il se trouve qu’elle ressemble étrangement à une opposition qui est faite en psychologie dans des travaux comme ceux de Stanislas Dehaene (1997) par exemple, sur l’opposition entre différents modes de manipulation des nombres, un mode analogique et un mode plus analytique. Par exemple, on s’aperçoit que les gens sont capables de comparer des quantités sans vraiment les énumérer. Il y a également certains phénomènes de lésions cérébrales qui empêchent les individus d’additionner, de réaliser des opérations, mais qui ne les empêchent pourtant pas de comparer. Ils sont capables de dire que 7 est plus petit que 8, mais ils ne sont pas capables de dire combien font 7 et 8.

C’est évidemment une distinction qui est très intéressante dans l’optique de l’ethnomathématique, parce que ces mathématiques qu’on étudie dans les sociétés de tradition orale – et puisqu’il n’y a pas d’écriture – n’apparaissent jamais à l’état formalisé. C’est forcément une distinction fondamentale par rapport aux mathématiques pratiquées par les mathématiciens de tradition scientifique, mais l’existence de ces mathématiques non-analytiques, que Davis et Hersh appellent analogiques, et pratiquées y compris chez les grands mathématiciens, seraient peut-être la partie commune à la tradition scientifique occidentale et aux traditions de sociétés sans écriture.

Mathématiques sans écriture

E. V. : A ce propos, un chapitre de ton livre s’intitule « Mathématiques sans écriture ? », avec un point d’interrogation. Dans quel sens utilises-tu le terme « écriture » ? Les activités mathématiques que les ethnomathématiciens étudient dans les sociétés de tradition orale sont très souvent liées à la création d’artefacts, comme la vannerie, le textile, etc. L’analyse des matrices de graines que tu as étudiées dans la divination malgache, des dessins sur le sable au Vanuatu, des jeux de ficelle chez les Trobriandais, tend à montrer que ces artefacts témoignent de certaines propriétés mathématiques, perçues par les acteurs. Ces artefacts ne pourraient-ils pas, d’une certaine façon, être regardés comme une « écriture » mathématique d’un genre particulier ?

M. C. : Je pense que c’est une question absolument fondamentale que tu soulèves. Je ne l’ai pas développée très profondément dans mon livre, mais elle mériterait de l’être davantage, car on touche à quelque chose qui est au cœur de l’ethnomathématique. En effet, on peut constater que toutes ces activités dont on parle, et pour lesquelles on s’efforce de mettre en évidence des propriétés mathématiques – aussi bien celles que tu étudies que celles que j’ai étudiées – ont cette propriété commune qu’elles reposent sur des artefacts.

Il y a une matérialisation de quelque chose. Je pense que ce n’est pas un hasard et que c’est même une propriété absolument constitutive du caractère mathématique de ces activités.
Il serait tout à fait légitime de parler d’écriture dans un sens assez proche de ce qu’a analysé Jack Goody. Dans son livre sur la raison graphique, Goody (1979) développe cette idée que l’écriture apporte la réflexivité, et il me semble que c’est l’une des caractéristiques essentielles en ethnomathématique. Les gens ne se contentent pas de faire de la broderie ou de jouer avec des ficelles par exemple, mais ils se posent des questions sur ces activités et ils explorent certaines de leurs caractéristiques. Cette réflexivité est précisément l’une des propriétés que Goody voit dans l’écriture. Elle n’a pas simplement permis de communiquer, mais aussi d’avoir un certain regard sur ce que l’on communique. Goody donne l’exemple des syllogismes (1979 : 50) : leur analyse telle qu’elle a été faite à l’époque chez les Grecs était possible parce qu’on les avait sous les yeux, on pouvait les énumérer, les comparer, et en faire l’inventaire. Goody voit le fait de matérialiser l’écriture comme une technologie : il parle de technologie de la pensée.

L’écriture aurait développé certaines capacités dans le domaine de la pensée, qu’on ne pouvait pas développer tant qu’on n’avait pas ces lettres qui étaient matérialisées d’une manière ou d’une autre. Avec ces artefacts, je pense qu’on est vraiment exactement dans le même ordre d’idées, c’est-à-dire qu’il faudrait étudier les artefacts à travers lesquels s’expriment les savoirs ethnomathématiques avec le même genre de questionnement qu’avait Goody sur l’écriture. Je pense qu’une des étapes nécessaires de l’ethnomathématique serait de passer par là.

E. V. : Les procédures qui sont impliquées dans certaines activités à caractère mathématique, dans les jeux de ficelle ou dans la divination sikidy en particulier, semblent être en général des savoirs peu verbalisés. Tu affirmes que des recherches récentes en ethnomathématique tendent ainsi à remettre en cause l’idée héritée de la linguistique structurale selon laquelle il n’y aurait pas de pensée sans langage. Pourrais-tu développer un peu ce point ?

M. C.  : Oui, si tu veux. C’est vraiment le terrain qui m’a mené à cette hypothèse. C’est la vieille idée de Benveniste, qu’il empruntait à Saussure d’ailleurs : le langage et la pensée sont comme les deux faces d’une même pièce qu’on ne peut pas séparer puisque c’est une seule et même chose (Benveniste, 1976). Je crois qu’il y a un certain nombre de travaux – pas seulement en ethnomathématique d’ailleurs, car on touche là à une question qui va au-delà de ce champ – qui tendent à faire évoluer les points de vue sur cette question. Pour ce qui concerne l’ethnomathématique et ce que j’ai vécu sur le terrain, cela ne fait pas de doute. Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai eu plusieurs interprètes qui posaient des questions aux devins et me traduisaient les réponses. Souvent, il s’est produit la chose suivante : le devin faisait une manipulation de graines sur la natte, et je posais une question sur ce qu’il avait fait. L’interprète traduisait la question et ensuite me traduisait la réponse. Il est souvent arrivé que le devin et moi nous nous comprenions avant l’interprète. Il est même arrivé qu’il y ait une confusion qui s’installe dans la traduction, alors que j’avais parfaitement compris de quoi le devin parlait et ce qu’il voulait me montrer. Cela m’a conduit à penser que dans ces savoirs traditionnels, le langage n’est pas aussi important qu’on le pensait au début, et que je l’avais moi-même pensé au début.

Comme je le disais tout à l’heure, j’avais commencé par faire de nombreuses transcriptions de ce que racontaient les devins, et je me suis aperçu que le savoir était au-delà, il n’était pas dans ce que je transcrivais. Je dirais qu’il était plutôt dans les gestes. J’aurais donc tendance à dire qu’au-delà du langage, il y a quelque chose dans la communication de la pensée qui passe par le geste, qui est d’ordre gestuel. Souvent l’explication du devin était parfaitement claire dans le geste qu’il avait fait sur la natte, et extrêmement confuse dans la traduction que l’interprète me donnait des propos du devin. Comment expliquer cela, si ce n’est en disant : il y a une partie du savoir qui n’est pas aussi intimement liée au langage qu’on pourrait le penser en relisant Benveniste, mais il faut bien que ce savoir passe quelque part, et je pense qu’il passe par le geste. Il faudrait donc développer une réflexion sur les artefacts, les traces, et le rôle du geste comme véhicule de la pensée dans ce genre de contexte.

J’en donne des exemples dans mon livre : une transposition de matrice est, par exemple, un concept mathématique d’algèbre linéaire qui se trouve être plus ou moins utilisé par les devins – enfin pas exactement dans le même contexte, mais il y a quelque chose qui ressemble beaucoup. Mais pour eux, c’est un geste très précis, et il n’y a pas de doute que lorsqu’on le fait, on réalise une transposition de matrice. C’est beaucoup plus facile à expliquer en faisant le geste qu’en expliquant par la parole ce qu’est une transposition de matrice.

Pour conclure : ethnomathématique et épistémologie

E. V. : Pour conclure : une question épistémologique posée par l’ethnomathématique est de trouver des critères permettant de reconnaître une activité comme relevant des mathématiques lorsque cette activité n’est pas reconnue comme telle par celles et ceux qui la pratiquent. Comment abordes-tu cette question ? Et alors que les historiens des mathématiques comme les philosophes considèrent en général sans autre forme de procès des activités liées au comptage – dans lesquelles interviennent les nombres et de la mesure – comme relevant des mathématiques, tel n’est pas le cas pour des activités à caractère géométrique comme les pavages, les dessins sur le sable, voire les matrices sikidy. Pour quelles raisons selon toi ? 

M. C. : J’aime me référer à la définition que proposent Marcia et Robert Ascher dans leur article « Ethnomathematics » (1986), où ils disent : on appelle « ethnomathématique » l’étude des idées mathématiques telles qu’elles s’expriment dans les sociétés de tradition orale. Grosso modo, il s’agit de définir le caractère mathématique par le type d’objets ou d’idées qui sont manipulés dans les savoirs ou les activités qu’on étudie. Cela a le mérite d’être simple. Si on fait la liste de ces idées ou de ces objets mathématiques, on trouve les nombres, des idées d’ordre logique, et puis d’autres plutôt d’ordre géométrique. Ce sont essentiellement ces idées qui vont être concernées par l’approche ethnomathématique.

Il y a en effet une tendance, que tu viens de rappeler et que l’on trouve notamment chez les historiens, à parler de mathématiques dès qu’il est question de nombre. Personnellement, je ne suis pas du tout d’accord avec ce point de vue. On peut très bien manipuler des nombres sans faire d’ethnomathématique. Si tu es commerçant au marché et que tu vends des légumes, tu vas manipuler des nombres, tu vas les combiner, mais pour moi tu ne fais pas d’ethnomathématique. De mon point de vue, il manque à cette pratique cet aspect réflexif dont on parlait tout à l’heure, qui caractérise selon moi la dimension ethnomathématique.

On en revient à la question des processus mentaux. Il faut mettre en évidence cette réflexivité. Il y a aussi la distinction de Pascal que je rappelais au début de l’entretien sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Le commerçant doit certes être habile pour jongler avec les nombres, mais les nombres ne l’intéressent pas en tant que tels. Ce qui l’intéresse, c’est de vendre ses légumes. Il n’a pas cette réflexivité qui caractérise l’approche mathématique. Pour avoir cette réflexivité, il faut certaines dispositions, une certaine capacité à prendre ses distances qu’on appelle l’abstraction, dont font preuve sans aucun doute les devins avec qui j’ai travaillé. Donc, définir l’aspect mathématique de cette approche, pour moi, c’est passer par ces interrogations sur ce que l’on étudie, quels types d’objets, nombres, formes, etc., ce qui permet de faire une première délimitation. Et puis après, il faut se demander si, par rapport à ces objets, on observe une certaine réflexivité, et c’est seulement à ce moment-là qu’il est vraiment possible de parler d’ethnomathématique.

add_to_photos Notes

[1L’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM) est une institution consacrée à la création musicale et à la recherche scientifique. Fondé par Pierre Boulez en 1969, il est aujourd’hui rattaché au Centre Pompidou de Paris. http://www.ircam.fr

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Pour citer cet article :

Eric Vandendriessche, 2015. « De l’ethnomusicologie à l’ethnomathématique. Entretien avec Marc Chemillier ». ethnographiques.org, Numéro 29 - décembre 2014
Ethnologie et mathématiques [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2014/Vandendriessche-Chemillier - consulté le 19.03.2024)
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