De l’expérience du politique à celle de la globalisation.
Entretien avec Marc Abélès

Sommaire

Cet entretien avec Marc Abélès s’est déroulé dans son bureau de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 105 Bd Raspail, le 8 avril 2015. Sophie Chevalier et Alexandre Lambelet l’ont réalisé avec Baptiste Aubert derrière la caméra.

Table des matières

Devenir anthropologue par amour pour l’ethnographie

Sophie Chevalier (SC) : Est-ce que tu pourrais commencer par nous parler de ta formation anthropologique, mais aussi philosophique, parce que tu en parles beaucoup dans ton dernier ouvrage. Et puis tu as été formé au Laboratoire d’anthropologie sociale, non ?

Marc Abélès (MA) : Oui, j’ai eu une formation philosophique et j’avais passé les concours de philosophie. Mais plusieurs choses m’ont marquées et ont orienté mes choix intellectuels.

Tout d’abord, à l’époque, au moment où je faisais mes études, il y avait un courant qui apparaissait comme absolument incontournable, c’était le structuralisme. Pas seulement en tant que doctrine ou en tant que nouvelle façon d’aborder les sociétés, par le symbolisme, les rapports de parenté, etc., mais aussi comme un rapport à la théorie, qui impliquait de sortir, je dirais, d’un certain carcan métaphysique. Comme façon de dépasser un peu les grandes questions philosophiques, en abordant les problèmes à partir de réflexions basées sur des terrains, basées sur un essai de rationalisation. Mon professeur de terminale nous a fait lire des ouvrages de Claude Lévi-Strauss, nous a fait des cours aussi sur des textes de Michel Foucault, ce qui à l’époque était le plus moderne dans la formation. Plusieurs d’entre nous se sont dits à l’époque, que cela serait vraiment intéressant de se diriger vers ces domaines-là.

Plusieurs domaines étaient possible, la sociologie, par exemple. Mais ce que faisaient les anthropologues et les psychanalystes nous paraissait beaucoup plus excitant ! Nous étions donc tentés par ces deux domaines, ou alors par des recherches historiques, mais dans le sens où Foucault les pratiquait. Donc finalement, il y avait ces trois options.

Ensuite, il y a eu les évènements de mai 68, durant lesquelles je me suis posé, avec d’autres, toutes sortes de questions sur ce que pouvait être mon rôle, les types d’engagement dans la société et de les instruments dont on pouvait disposer.

Voilà donc l’origine de ma formation et de mes choix. Je dirais même que ma formation a presque commencé au moment où je me suis posé la question de mon rôle en tant qu’intellectuel et en tant que citoyen. Qu’est-ce que je peux faire pour changer la société ? Il faut bien sûr remettre ce questionnement dans le cadre de l’époque et des évènements de 68, durant lesquels étaient repensés les mœurs, la politique, le rapport au politique.

Je me souviens qu’à l’époque par exemple, il n’était pas question d’aller défiler devant l’Assemblée Nationale ou des institutions qui ne correspondaient tout à coup plus à grand chose, mais plutôt de s’inscrire dans des mouvements qui remettaient en cause les grands piliers de la société. Mais pour ce faire, encore fallait-il y connaître quelque chose et l’idée était aussi de se donner une certaine compétence dans différents domaines. Et notamment ce qui avait trait au rapport entre l’individu et le collectif.

Ce problème de la subjectivation, comme on le nomme aujourd’hui, était justement à la croisée des recherches anthropologiques et psychanalytiques, par exemple. Je m’y suis donc très rapidement intéressé. J’ai été aussi très imprégné par les problématiques marxistes et par les débats autour du marxisme.

Dans ces années 1970, on était dans une période de grands débats que l’on a du mal aujourd’hui à se représenter. Je le vois pour les jeunes, pour mes étudiants… A l’époque, il y avait des échanges, il y avait des débats, il y avait des controverses très fortes, que ce soit à l’intérieur du marxisme ou entre les tenants du marxisme, les penseurs structuralistes et ceux qui se passionnaient pour des théoriciens comme Foucault, Derrida, Deleuze et Guattari. Ces discussions créaient une émulation intellectuelle intense.

Parmi les normaliens comme nous, certains avaient opté pour l’École Nationale d’Administration, pour des carrières assez valorisées mais, pour d’autres dont moi, c’était la recherche en sciences sociales qui nous paraissait vraiment prestigieuse. Voici donc le contexte dans lequel nous étions, très influencés par le marxisme.

J’ai suivi, entre autres, les cours d’Althusser aussi de Foucault, à l’époque où il était encore enseignant à Paris VIII — j’ai assisté à l’apparition de ces nouvelles universités, Paris VIII, et Paris VII : cette dernière avait créé département d’anthropologie qui hébergeait des psychanalystes ou des chercheurs comme Michel de Certeau, justement à la croisée de plusieurs disciplines. A Paris VIII, il y avait des sémioticiens comme Todorov dont j’ai suivi les cours, il y avait des psychanalystes bien sûr, autour de Lacan ; et toutes sortes de développements en philosophie avec les cours de Deleuze.

Ces cours, ces débats, faisaient écho à ce que nous avions vécu durant les événements de 68 et ce qui a suivi, et à bien des questions qui avaient été soulevées à ce moment-là. Nous étions donc très réceptifs et réactifs à ce qui se disait et s’échangeait, dans une atmosphère assez fiévreuse.

J’ai créé avec des amis, des collègues, des camarades une revue qui s’appelait « Dialectiques », qui était une revue marxiste mais qui avait aussi pour objectif d’entrer en dialogue avec les différentes sciences sociales. J’y ai publié un numéro d’anthropologie intitulé « Anthropologie tous terrains » (Abélès 1977) dans lequel se côtoyaient des textes d’auteurs aussi différents qu’Emmanuel Terray, Maurice Godelier, Marc Augé, Michel Izard, Gérard Althabe et d’autres. Autour de ces numéros, on organisait très souvent des débats, dans de grandes librairies comme Gibert ou la Hune. Il était assez facile alors de remplir des salles autour de discussions sur un numéro.

Un autre grand numéro a été consacré à Antonio Gramsci avec beaucoup de traductions d’auteurs italiens, et puis également des contributeurs comme Christine Buci-Glucksmann ou des gens qui travaillaient à renouveler les études gramsciennes. Il y avait aussi ce débat à l’époque sur le mode de production asiatique, avec les travaux qu’avait publié Maurice Godelier, ou autour des travaux du Centre d’études et de recherches marxistes, le CERM. Ces questions étaient assez controversées, en lien avec les discussions qui avaient lieu au sein du parti communiste — prenant dans ce cadre-là une tonalité très politique — sur l’humanisme, l’anti-humanisme, les polémiques entre des intellectuels comme Roger Garaudy, Lucien Sève ou encore Louis Althusser. Bref, une période où la théorie rimait avec la controverse, avec les enjeux politiques et avec l’idée qu’on pouvait transformer quelque chose.

La carrière professionnelle passait au second plan, et j’avoue que pendant toute une période, je n’ai vraiment plus du tout réfléchi à cet aspect des choses, tant j’étais finalement occupé par tous ces débats d’idées. J’ai eu la possibilité d’entrer dans une formation à l’Ecole des Hautes Études, qui s’appelait la Formation pour la Recherche en Anthropologie. Maurice Godelier était venu nous en parler à l’ENS. J’ai donc intégré cette formation sans trop savoir si ça m’intéresserait ou non, sauf que j’avais lu certains textes d’anthropologie. En fait, j’ai été complétement passionné et j’ai bénéficié d’une formation absolument exceptionnelle, dans la mesure où l’on était très peu, avec des professeurs qui jouaient un rôle important, qui étaient au cœur de l’anthropologie. Je me souviens surtout des cours de Jean Pouillon, et de ceux de Louis Dumont sur la parenté. Moi, je ne connaissais rien et j’ai vraiment beaucoup appris. Dumont faisait des sortes de « tutorials », il nous prenait un soir par semaine, quatre étudiants, en nous faisant lire un texte. Il était assez dur, parfois un peu raide mais en même temps il y avait véritablement un enjeu de connaissance.

C’est ainsi que s’est faite ma formation, par une série d’opportunités, aussi parce que beaucoup de choses étaient à l’époque possibles, si l’on avait un peu de curiosité. J’avoue que j’étais encore intéressé par la psychanalyse et que peut-être je serais devenu psychanalyste. Ma conversion à l’anthropologie ne vient pas de la théorie, mais plutôt de la pratique. Durant la formation, nous devions faire un stage de terrain. A priori, cela ne m’intéressait pas trop, j’étais plus séduit par les aspects théoriques que par aller faire du terrain en province ou à la campagne, car il ne fallait pas aller trop loin, nous n’avions que peu de temps pour ce stage. Pour de multiples raisons, je n’ai pas pu finalement me déplacer et j’ai fini par trouver, un peu par hasard, un sujet qui était les bistrots aveyronnais à Paris. Où j’ai été introduit par des gens que je connaissais, par la femme d’un patron de bistrot. Elle a été au départ mon informatrice et elle m’a présenté à d’autres gens, de proche en proche. J’ai commencé à me promener entre les différents bistrots parisiens, et c’était assez fascinant parce que moi-même j’étais parisien, et au bout de quinze jours j’avais du mal à reconnaître ma propre ville, du fait de ces parcours dans Paris.

SC : Tu en avais une toute autre vision ?

MA : Oui, j’avais une vision complètement différente. Et ce terrain a soulevé de nombreuses questions : les gens me demandaient pourquoi je faisais ça, et donc j’étais constamment interpellé. J’avais le sentiment d’être dans une sorte de pratique qui avait quelque chose à voir avec la pratique politique, dans des formes d’interactions et d’interpellations. Car au départ j’avais une vision assez pacifiée de l’anthropologie, des entretiens où l’on pose des questions, où les gens vous répondent… mais je voyais bien que l’on en était très loin, dès l’immersion sur le terrain, il se passait énormément de choses. Et ça m’a absolument passionné ! Je crois que c’est vraiment ça qui m’a converti, qui m’a donné envie de faire ce métier. Et à partir de ce moment-là, je dirais que ce n’était même plus tellement un métier, mais aussi une sorte de mode de vie. J’ai du mal à répondre quand des étudiants me demandent de leur expliquer ce qui les attend en tant qu’anthropologues. Je leur dit : vous ne choisissez pas seulement un métier, mais vous choisissez en fait un certain mode de vie, un certain rapport aux autres. Quant à moi, encore aujourd’hui, je suis toujours dans cette pratique et c’est ce qui m’attache à l’anthropologie.

Entretien avec Marc Abélès (extrait)

SC : Contrairement à d’autres collègues qui ne font plus du tout d’ethnographie, tu n’as jamais arrêté de faire du terrain toi-même.

MA : Moi ça m’a toujours complètement passionné. Même si j’ai un esprit assez spéculatif, c’est-à-dire que j’aime bien lire de la philosophie — quelquefois des ouvrages d’anthropologie, des ouvrages de sciences sociales me tombent des mains, parce que je les trouve très descriptifs — alors que je vais lire un livre plus sophistiqué intellectuellement et je vais être intéressé. En revanche, je ne suis pas capable de rester simplement des heures à spéculer, car je suis un peu « intoxiqué » à la pratique du terrain même aujourd’hui après toutes ces années, je suis toujours très curieux, car je le vois comme un mode de socialisation.

C’est donc mon intérêt pour l’ethnographie qui explique qu’à un certain moment j’ai choisi l’anthropologie. Ce choix a étonné pas mal de gens parce qu’à l’époque j’étais surtout à l’aise dans des discussions intellectuelles ou à écrire des textes autour du marxisme.

Les Ochollos : l’expérience du politique

SC : Ton second terrain c’est ta thèse, l’Éthiopie ?

MA : J’avais assez envie de continuer sur les bistrots aveyronnais et sur des questions assez compliquées à cerner, qui portaient sur des échanges économiques entre ces différents groupes, sur une sorte de circulation sous formes de prêts, de dons, qui permettaient finalement à cette communauté de se reproduire, à exister en tant que telle et presque parallèlement aux institutions financières officielles. Donc c’était assez passionnant d’appréhender tout cet enchevêtrement. Mais on m’a dit — on est au début des années 1970 — « non, non, si tu veux vraiment être anthropologue, on disait ethnologue à l’époque, si tu veux être un ethnologue, soit sérieux il faut que tu fasses du terrain. » J’ai dit : « mais j’en fais ! » A quoi on me répondait : « Mais ce n’est pas ça : le terrain c’est d’aller loin. » Donc à vrai dire, je n’ai pas choisi mon terrain, c’était une opportunité qui était liée à Jean Pouillon, qui s’occupait de la revue « l’Homme » et était proche collaborateur de Lévi-Strauss, mais qui surtout avait fait beaucoup de terrain au Tchad. Il ne pouvait plus y retourner pour toutes sortes de raisons, c’était les premières prises d’otages, Françoise Claustre avait été enlevée, bref la région était considérée comme pas sûre. Donc il ne pouvait plus retourner sur son terrain. À ce moment-là, l’idée lui est venue d’aller en Éthiopie. Il en avait parlé avec Dan Sperber, qui était au laboratoire de Nanterre récemment créé, avec Jacques Bureau, Serge Tornay. Ces trois chercheurs avaient lancés des recherches dans le Sud de l’Éthiopie, région qui était un nouveau terrain. Il n’y avait pratiquement jamais eu de missions de recherche ethnographique dans le sud du pays, il y en avait eu dans le Nord, avec la mission Dakar-Djibouti. Des chercheurs américains et japonais avaient été dans le Sud, mais pas de Français. Jean Pouillon m’a proposé de l’accompagner et c’est comme cela que je suis allé en Ethiopie. J’ai commencé par faire un premier séjour exploratoire. Puis chacun a décidé d’aller sur un terrain et moi j’avais repéré un endroit, et au retour j’en ai reparlé avec Dan Sperber. Claude Lévi-Strauss a bien voulu me prendre comme étudiant en thèse. Je suis donc parti avec les moyens du bord, parce qu’à l’époque, la question d’une bourse ne s’était pas posée. On m’avait donné un petit pécule, on me payait mon billet d’avion, mais il n’était pas question — ce qui était important — que j’aie une voiture sur place. Je me suis donc retrouvé à prendre un bus et à aller dans le Sud de l’Éthiopie, dans la montagne, dans les monts Gamo. Et à essayer de comprendre un peu ce qui s’y passait… J’avais lu la littérature concernant cette zone, mais encore une fois, ces terrains étaient relativement peu connus à cette époque. Des universitaires allemands avaient essayé de tester des hypothèses sur la diffusion de la royauté sacrée et ils voyaient des rois partout dans cette région. Une quarantaine de sociétés vivaient dans ces monts Gamo, organisées toutes un peu sur le même modèle. Dan Sperber avait commencé à travailler chez les Dorzé et il avait fait une première analyse de leur organisation ; Jacques Bureau était en train de faire une analyse comparative sur différentes sociétés des monts Gamo. Je me suis installé dans un endroit qui s’appelait Ochollo, qui est une société de 8’000 habitants, dont les habitants vivaient sur un rocher à environ 2’000 mètres d’altitude et qui se caractérise par une très grande densité de population. Donc l’anthropologue était en permanence au milieu de toute cette population, et il devait s’y intégrer, y vivre au quotidien, avec tout ce que ça impliquait. Voilà comment, j’ai commencé.

SC : Mais tu avais, appris la langue avant de partir ou tu t’es débrouillé sur place ?

MA : Non on ne pouvait pas apprendre de langue, on ne pouvait apprendre que l’amharique qui s’apprenait à l’INALCO, mais je n’ai jamais appris l’amharique. Parce que où je travaillais c’était totalement inutile. Donc j’ai appris sur le tas avec un enregistreur et j’ai d’abord travaillé avec un interprète. Comme d’autres jeunes, il allait à l’école à Arba Minch, la capitale de la province où il y avait un petit enseignement d’anglais, donc on arrivait quand même à communiquer. Puis progressivement j’ai appris la langue, car j’étais complètement immergé dans cette société, avec des voisins tout autour de moi, avec la nécessité pratiquement vitale de parler, de communiquer, au quotidien. C’était très astreignant, mais on m’avait prévenu qu’un vrai ethnologue devait s’y mettre ! Mais c’était aussi très intéressant, d’autant que c’était aussi une société où l’on parlait énormément, puisque c’est une société dont toute l’organisation était centrée sur des assemblées. Sur ce rocher, il y avait quatre quartiers, avec des sous-quartiers, des subdivisons de quartiers. Celles-ci avaient des places d’assemblées, les quartiers avaient eux aussi leur place d’assemblée, et tout en haut du rocher, il y avait une grande place qu’on appelait le Bekero qui était l’emplacement où se tenaient toutes les assemblées de ce territoire. Ainsi des questions qui n’étaient pas réglées au niveau du sous-quartier remontaient au niveau du quartier puis remontaient, on peut dire géographiquement, en altitude jusqu’à la place principale. La vie quotidienne était pratiquement réglée par ces assemblées. Les hommes passaient énormément de temps dans les assemblées, les femmes étant plutôt astreintes à travailler la terre, bref il y avait une forte division du travail… qui n’était pas favorable à la gente féminine !

SC : Le fait de travailler sur ces assemblées, de faire, d’une certaine manière, de l’anthropologie politique s’est un peu imposé à toi par rapport à l’organisation de cette société ?

MA : Oui j’ai été très vite pris dans cet espèce de maelstrom d’assemblées parce que tout d’un coup, j’ai été interpellé par les Ochollo et j’ai dû, à un certain moment, légitimer ma présence parmi eux. Je considère que c’est une expérience ethnographique, anthropologique même, très forte. Je peux raconter une anecdote. Les deux premiers mois, j’ai observé des dignitaires qui s’occupaient de mettre en place les assemblées, d’exécuter les décisions des assemblées, qui n’avaient pas un véritable pouvoir, mais qui en retiraient du prestige. Ils donnaient des fêtes, des fêtes somptuaires pour obtenir ce rôle de dignitaire. Donc un jour où je travaillais normalement, plusieurs d’entre eux sont venus me voir et ils m’ont dit : « il faudrait que tu donnes une grande fête, après tout, tu nous dois aussi quelque chose. Il faudrait que tu nous donnes à manger ». J’ai dit : « oui, je veux bien, mais pour 8’000 personnes, cela risque d’être un peu difficile ». Enfin on a négocié et finalement il a été convenu que je ferais tuer un bœuf et que je distribuerais cette viande. Le bœuf a été remonté des basses terres, il a été tué, il a été découpé ; et donc un beau matin, je me suis retrouvé avec des tranches de viande sur des feuilles de bananiers, avec des quantités de boissons que je devais distribuer et… j’attendais mes invités. J’avais invité les dignitaires, j’avais invité un certain nombre de gens que je connaissais, des voisins. J’ai commencé à attendre et j’ai attendu jusqu’en début d’après-midi, la chaleur montant, vous pouvez imaginer... Et personne, personne ne venait.

Finalement, quelqu’un est venu, justement l’un de ces dignitaires — ils portaient des toges — est arrivé, il se couvrait avec sa toge, il m’a dit : « Voilà, on a tenu une assemblée et ceux qui sont les hommes du commun, se sont insurgés contre nous les dignitaires, parce qu’ils nous ont accusé de vouloir profiter de tes dons, et ils nous ont aussi accusé de vouloir faciliter ton emprise sur les terres d’Ochollo, en échange de cette distribution somptuaire que tu fais ». Bref, une sorte de complot, et moi-même sur la sellette !

Entre temps, la révolution éthiopienne avait commencé dont on recevait quelques échos car certaines personnes avaient des transistors ou plutôt avaient des nouvelles par le biais de gens qui avaient des transistors. Donc on savait que les choses étaient en train de changer. Et à cause de moi, la hiérarchie avait été remise en cause, les dignitaires avaient été accusés. Un grand dignitaire m’a dit qu’on l’avait traité de mauvais œil, ce qui est l’accusation la plus terrible que l’on puisse énoncer sur une place. Il m’a enfin dit que je ne pouvais pas rester, que je devais m’en aller. Et ensuite, j’ai été convoqué. Finalement j’ai distribué tout ce que j’avais préparé à des femmes et à des gens qui venaient des castes des potiers et des tanneurs qui sont hiérarchiquement considérées comme des riens du tout. C’était une énorme humiliation qui m’était infligée. Moi, j’ai trouvé plutôt sympathique d’avoir à le faire de cette manière. Mais ils ne plaisantaient pas du tout et j’ai été convoqué devant le groupe des dignitaires, de tous ceux qui étaient un petit peu les dirigeants de cette société, ou les gens âgés, les gens d’expérience, et ils m’ont dit : « maintenant il faut que tu t’en ailles », tout simplement, c’est pas compliqué. Et là, j’ai eu un espèce de réflexe, car je n’étais pas très content d’être mis à la porte de cette manière, sans compter qu’avec les moyens que j’avais, c’était terminé pour moi, je n’avais pas d’endroit où aller, je n’avais pas de moyen de locomotion. Donc je me suis dit, « essaye quand même quelque chose ».

Entretien avec Marc Abélès (extrait)

Je leur ai répondu : « oui d’accord, si vous voulez je veux bien m’en aller, je suis tout-à-fait d’accord avec vous, mais simplement je veux qu’on fasse les rituels qui sont prévus lorsque l’on bannit des gens, comme vous me l’avez expliqué. Seule une assemblée peut décider de bannir quelqu’un et après les dignitaires doivent venir fermer la porte de la maison. Si c’est le cas, je m’en irai, mais je veux être traité comme un citoyen normal ». Tout s’est joué à ce moment-là : ils ont accepté de me traiter comme un citoyen normal. Quand j’y réfléchis rétrospectivement, c’était assez extraordinaire : c’est-à-dire qu’ils ont accepté que leurs lois puissent avoir une réelle universalité et qu’elles ne s’arrêtent pas aux limites du territoire des Ochollo. J’ai donc dû préparer cette assemblée : je me suis aperçu alors qu’il y avait tout un travail politique, car je n’avais assisté aux assemblées que dans une position d’extériorité. Aux assemblées, les gens venaient défendre une cause, présenter un problème ; c’était un endroit où l’on jugeait les gens. Donc j’étais amené à me justifier, à préparer un discours et essentiellement aussi, à voir si les gens voulaient vraiment que je m’en aille. Et pendant environ deux mois j’ai travaillé à la préparation de l’assemblée, j’ai rencontré énormément d’habitants, j’ai fait une campagne politique, mais dans des conditions très difficiles parce que j’avais une maison qui était en plein sur le marché, puisque j’étais étranger. Le marché était réservé aux étrangers comme lieu d’habitation, car ils ne pouvaient pas aller habiter dans le cœur du village, et encore moins tout en haut du village.

Donc j’étais dans cet espace-là et j’étais environné par un certain nombre de gens qui m’étaient très hostiles, il y avait des enfants qui se promenaient, qui s’étaient fait de petites lunettes en bois pour m’imiter et qui me narguaient un peu. Donc il y avait une certaine tension. Mais en même temps c’était passionnant car j’apprenais beaucoup sur les rapports de force, sur les positions des uns et des autres. Cette expérience a été une partie absolument constitutive de ce terrain. Enfin, il y a eu une assemblée, donc j’ai attendu patiemment qu’on évoque mon cas. Mais ils m’ont dit : « Ben, il est tard, il fait chaud, non on n’a vraiment plus le temps. On est désolé non, ce sera pour une autre fois. Est-ce que tu peux nous offrir à boire ? ». Je l’avais assez mal pris !

Plus tard, il y a eu une autre assemblée au terme de laquelle, après tout un discours, toutes sortes d’explications, il a été accepté que je reste à condition de remplir un certain nombre d’exigences qui finalement n’ont jamais été remplies, comme demander la permission pour faire une photo. J’étais prêt à m’y plier. A partir de ce moment-là, j’ai pu déménager, avoir une maison dans le haut du village et avoir une vie complètement intégrée dans cette société. J’avais acquis la citoyenneté politique et dans cette logique, je pouvais être un voisin, avoir des relations avec les gens, comme un membre de cette société. Je n’ai pratiquement plus bougé de là pendant un an et c’est donc à partir de cette expérience que j’ai fait ma thèse. Une expérience extrêmement intéressante sur le plan de la pratique de l’ethnographie, de la pratique de la politique aussi, qui s’est trouvée condensée dans ce travail.

C’était mon premier terrain qui me donnait à l’époque une légitimité. L’intégration au sein de la discipline était extrêmement organisée, je ne crois pas que ça l’est autant aujourd’hui, mais à l’époque la Société des africanistes jouait un rôle important, on allait y présenter son terrain et ses recherches.

J’avais donc fait une présentation avec des diapositives de mon travail, mais d’ailleurs ça avait failli mal tourner parce que j’avais commencé à parler de cette région en disant que, jusqu’à assez récemment, il n’y avait pas eu de recherches ethnographiques. Quelqu’un s’est alors levé dans la salle, c’était Madame Germaine Dieterlen et elle s’est mise à crier, que quand même, je n’allais pas oublier Marcel Griaule ! Comme c’était au début de l’exposé, j’ai été complètement déstabilisé. J’avais beau dire qu’il avait travaillé dans le Nord et que je parlais du sud… L’autre aspect était la dichotomie entre les africanistes français qui travaillaient en Afrique de l’Ouest et puis, les autres, dont je faisais partie, qui n’étaient pas très considérés dans le mainstream de l’anthropologie française. Ç’était très frappant. Je me souviens que j’avais pensé un moment entrer à l’ORSTOM, l’IRD d’aujourd’hui, on m’avait d’abord encouragé à le faire, puis, d’un coup, on m’avait dit à peu près ceci ; « c’est très intéressant ce que vous faites mais ce n’est pas l’Afrique, ce n’est pas notre Afrique ».

SC : Oui, il y avait un partage de l’Afrique sur une base coloniale.

MA : Je n’ai donc pas été recruté, j’aurais dû choisir une autre région d’Afrique. A cette époque, j’ai commencé à développer des contacts au niveau international : il y a eu un grand colloque aux Etats-Unis, je crois que c’était en 1977, sur les études éthiopiennes après que j’aie conduit mon terrain là-bas. J’y suis allé et j’ai commencé à avoir des contacts avec les chercheurs américains, avait qui il était vraiment beaucoup plus facile d’échanger qu’avec les chercheurs français, qui étaient vraiment dans un monde avec d’autres référentiels. Moi la littérature que je lisais était en langue anglaise. Il y avait eu des travaux italiens, quand les Italiens avaient occupé l’Éthiopie, mais quand même très superficiels. En ce qui concerne les études politiques, l’anthropologie politique, j’étais très imprégné d’anthropologie britannique. Donc j’avais une double formation, celle j’avais eu à l’École des Hautes Études, j’avais plutôt été formé au structuralisme par Claude Lévi-Strauss et Louis Dumont, puis, progressivement avec ce terrain et avec cette question sur la politique j’étais plus proche de l’anthropologie anglophone en général.

SC : Tu es retourné à Ochollo ?

MA : J’y suis retourné, une vingtaine d’années après. Et d’ailleurs ça a été assez intéressant la manière dont les choses se sont passées. Entre-temps, les Ochollo avaient dû déménager de leur piton rocheux. Ils avaient des terres où ils cultivaient du coton dans la vallée. Le gouvernement avait décidé de les faire déménager, de les installer près de leurs terres. Ce déménagement avait remis en cause tout le système des places d’assemblées ; tout ce que j’avais appelé « le lieu du politique » (Abélès 1983) avait complètement changé. Ils avaient reconstitué des assemblées dans les basses terres, mais pas du tout dans les mêmes conditions. Ils m’ont accompagné sur le piton rocheux où j’avais vécu. Il y avait encore quelques habitants, mais c’était presque désertique. Une discussion s’est engagée avec des jeunes sur les coutumes et sur les pratiques d’assemblées, sur les rituels d’assemblée ; car beaucoup de gens que j’avais connus et qui connaissaient tous les rituels, les traditions, les sacrifices avaient disparu. A un moment justement des anciens — qui en réalité avaient mon âge — ont parlé de ces rituels et ils ont raconté, à mon avis, n’importe quoi. Et j’ai dit : « Wordo ». Wordo ça veut dire c’est faux. Cela a suscité un mouvement d’incrédulité. Je leur ai alors dit : « Voilà ce que j’ai observé et d’ailleurs, je l’ai écrit dans un livre et j’ai fait des photos ». Je leur ai montré les photos et le livre, ils m’ont répondu : « Effectivement, on raconte un peu n’importe quoi mais bon… ». Les traditions se réinventent très vite ! J’ai constaté qu’il y avait des grandes discussions pour savoir, par exemple, s’il fallait encore, quand l’on devenait riche, faire des fêtes somptuaires, devenir dignitaire (halaka) comme autrefois. N’était-ce pas plus intéressant de s’acheter des vidéos, de vivre avec son temps ? Les gens en discutaient longuement. Ils songeaient aussi à créer une ONG, car ils savaient que c’était quelque chose qui m’intéressait et que j’avais des relations dans les milieux internationaux. Ils me disaient : « Est-ce que tu pourrais nous aider ? Est-ce que tu pourrais, grâce à tes travaux sur les traditions faire une exposition où on montrerait tes vieilles photos, ça nous aiderait à nous faire connaître et à diffuser notre projet. ». J’étais devenu une sorte de gardien du patrimoine et je voyais aussi que cette société était complètement entrée dans la globalisation. Ça m’a beaucoup frappé. Quand, plus tard, j’ai travaillé sur la globalisation, c’est beaucoup aussi en fonction de cette expérience. Car pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’on n’était plus dans la même dimension, on n’était plus sur la même échelle et que tous les modes de pensées, les modes d’appréhender la réalité étaient conditionnés par ce nouvel état de fait. Le quotidien, les choix à faire, tout. Donc j’y suis retourné… et peut-être aurai-je la chance d’y revenir une autre fois.

Quarré-les-Tombes ou les lieux du politique en France

SC : Dans la suite de ta carrière, tu n’as plus jamais fait ce qu’on pourrait appeler — en référence au « grand partage » — une anthropologie de l’exotique ? Tu as travaillé tout le temps sur la « proche », plutôt en Europe, en Amérique du Nord ?

MA : Au départ c’était lié à ces problèmes de la fermeture des terrains, de la difficulté à faire de l’ethnographie dans cette zone… J’avais essayé de faire un terrain au sud du Soudan mais je m’étais heurté au même genre de problèmes. C’était dans une ethnie qui s’appelait les Didinga. J’ai pu y accéder mais je me suis heurté à la toute-puissance d’une mission norvégienne qui était détentrice pratiquement de ce terrain, appuyée par le gouvernement, avec tout un déploiement quasiment militaire sur place, bref c’était un terrain quasi interdit.

Puis les choses se font, même si l’on a tendance à les reconstituer : à ce moment-là j’aurais bien continué à travailler sur ces sociétés, j’avais fait un énorme investissement au point de vue linguistique sur la langue gamo. Mais je n’allais pas rester le spécialiste d’un terrain auquel je ne pouvais plus avoir accès ; j’avais certains collègues qui se trouvaient dans cette situation et semblaient s’en accommoder. Moi, cela me déprimait un peu de me dire que je serais peut-être un spécialiste d’une société, qui irais vaticiner sans plus jamais y remettre les pieds… Non, ça ne m’intéressait pas et si je voulais rester concerné par la société dans laquelle je travaillais, je ne voulais pas le faire à distance. En fait, je ne voulais pas devenir un historien. Et j’avais cette idée de longue date de travailler sur le politique dans nos sociétés, en lien avec mon expérience des bistrots aveyronnais, qui m’avait montré l’intérêt d’appliquer nos méthodologies, notre façon d’approcher le terrain à une société très proche. D’où cette espèce de challenge qui était d’aller travailler dans un canton rural de en Bourgogne, Quarré-les-Tombes, un peu par hasard aussi, car je me souviens très bien, c’était parti d’une conversation. C’est bizarre comment les choses se font. J’avais parlé avec Isaac Chiva qui était un des principaux spécialistes de l’ethnologie des sociétés rurales, je parlais de cette région de Bourgogne, et il m’a dit : « Et pourquoi pas Quarré-les-Tombes ? ». Je ne me souviens pas pourquoi il m’a dit ça, et « Quarré-les-Tombes » a évoqué sans doute quelque chose pour moi. Après j’ai regardé quel était ce coin.

Ce qui m’intéressait, c’était en quoi ce lieu pouvait être aussi, d’une certaine manière, représentatif de toute une société locale typiquement française, qui n’était pas totalement isolée mais qui était justement, pas très loin de Paris, avec autour des villes moyennes comme Auxerre ou Nevers. Un endroit, me semblait-il, assez exemplaire de la vie politique dans une lieu situé dans la France, pas « profonde » mais « normale », en dehors de Paris.

Lors des évènements de 68 ou quand j’avais été amené à réfléchir et à pratiquer des actions de contestations, je ne m’intéressais absolument pas au système politique français. Mais entre-temps, j’avais vu d’autres systèmes politiques et je me suis rendu compte que le système politique français est quand même complètement fondé sur ce fonctionnement local, sur ces spécificités, ces identités politiques. Donc si je voulais comprendre quelque chose faut il fallait absolument que j’y aille.

Je me souviens que je voulais faire un travail d’ampleur, prendre mon temps et aller au fond des choses. J’étais allé à Sciences Po pour voir ce qui se faisait et quels étaient les livres importants, j’avais aussi entendu parler de monographies sur la vie politique. Tout le monde m’a regardé et m’a dit « il y a des livres d’historiens, comme Maurice Agulhon, mais pas en sociologie. Ce sont des exercices que l’on donne aux étudiants qui vont quinze jours dans un village, ils rentrent et ils rédigent de petits mémoires. »

La politique locale n’était pas un bon sujet. Mais je suis quand même allé voir et j’ai commencé peu à peu à m’implanter, à habiter sur place, et mener cette recherche qui, au début, était un peu étrange. Car quand je suis arrivé à la mairie de Quarré-les-Tombes, le maire m’a demandé, « mais qu’est-ce que, qu’est-ce que vous voulez ? Vous savez bien comment ça marche, vous avez l’habitude de voter, vous n’êtes quand même pas tout jeune, vous êtes éduqué, qu’est-ce que vous cherchez ? ». J’ai bien dû lui répondre que je ne savais pas trop ce que je cherchais, que simplement je voulais en connaître plus, que j’aimerais bien assister aux conseils municipaux, éventuellement regarder un petit peu les archives. Et que les gens sachent que j’irais leur parler, que j’aimerais les rencontrer. Car à l’époque, il y avait encore pas mal de cafés. Pendant plusieurs années, j’ai mené ma recherche à partir de ce lieu de Quarré-les-Tombes, et je me suis rendu compte qu’il y avait une sorte d’enchevêtrement de réseaux politiques qui dépassaient les limites d’une simple commune et même les limites du canton. Pour s’étendre à toute une partie de ce département. J’ai essayé de travailler sur tous ces réseaux politiques locaux et sur toutes ces pratiques.

Entretien avec Marc Abélès (extrait)

La question qui m’intéressait était celle de l’élection. Comment peut-on être élu ? Car je savais intuitivement que moi, Marc Abélès, je n’avais aucune chance d’être élu. A un certain moment, j’ai posé la question : comment être éligible ? Qu’est-ce qu’être éligible ? Pas seulement en termes juridiques, mais qu’est-ce-que c’est que l’éligibilité ?

Ces questions étaient le point de départ de ma recherche puis, au bout d’un certain temps, j’ai commencé à me poser cette autre question : « quelles sont les conditions de production d’un éligible ? » Car il y a ceux qui sont toujours battus, et ceux qui peuvent être élus, même s’ils ne le sont pas nécessairement. Qu’est-ce qui fait qu’ils peuvent l’être ? Est-ce pertinent de penser qu’il y a une catégorie d’éligibles ? J’ai essayé de montrer qu’il y avait effectivement une catégorie qui remplissait les conditions sociologiques, symboliques, politiques de cette éligibilité. Ce travail m’a beaucoup appris sur la vie politique locale, à l’échelle, pas seulement de ce département mais aussi en terme de vie politique locale, de vie politique française et de son fonctionnement. Qui est un système quand même très particulier, dans lequel pour réaliser une ambition nationale, il faut avoir ces fameux ancrages locaux, ces fameuses représentations locales. J’ai beaucoup réfléchis sur ces questions qui ont donné lieu à ma thèse d’Etat (Abélès 1990). Je voulais aussi montrer ce que pouvait apporter une approche ethnographique et soucieuse de sortir d’un certain nombre de préjugés qu’on pouvait avoir sur ce fonctionnement, en attribuant l’élection aux résultats des partis politiques. Tout un volet de ma recherche portait sur la symbolique politique, qui est un élément extrêmement important alors que maintenant, on parle plus de communication politique. Je me situais aussi dans une période charnière où s’est mise en place cette articulation entre une symbolique politique sur la longue durée et une communication politique de plus en plus envahissante. Et Mitterrand représente, pour moi, la quintessence de cette transformation.

J’ai écrit alors un article sur la roche de Solutré et sur ce type de ritualisation de la vie politique (Abélès 1987 et 1995). Par la suite, on a parfois critiqué l’intérêt que j’accordais à l’aspect rituel, mais c’était un aspect fondamental qui avait été complètement négligé quand on avait fait une critique de la politique, en 68 ou après 68. Toute la dimension symbolique de l’enracinement, de la longue durée avait été sous-estimée, des éléments qui ne sont pas du tout négligeables, et plus encore dans le contexte d’aujourd’hui.

SC : Tes recherches montrent bien que le champ politique n’est pas autonome par rapport à la parenté. Je fais lire à mes étudiants un de tes articles (Abélès 1986) sur les relations de parenté et d’éligibilité dans lequel tu montres bien les liens qui se construisent.

MA : Oui, c’est vrai, que je n’aurais pas eu cette formation justement sur l’étude de la parenté, sur l’analyse des généalogies, je serais passé à côté. Un jour où j’avais enfin compris qu’une famille faisait partie d’un réseau politique s’étendant sur plusieurs communes, j’ai demandé à une dame de cette famille, avec qui je m’étais souvent entretenu au début de mon enquête pourquoi elle ne me l’avait pas dit et ne m’avait parlé que de leur rôle dans la commune de Quarré-les-Tombes ; elle m’a répondu simplement : « mais vous ne me l’avez pas demandé. » Pourquoi n’avais-je pas posé la bonne question…. Mais quelquefois pour poser la bonne question, il faut faire de nombreux détours, passer par les archives départementales, les archives communales, autant de matériau qui donne une consistance à la recherche. L’intérêt de ce que j’ai pu faire réside dans cette imbrication entre l’aspect ethnographique et l’aspect historique. A l’époque c’était encore des travaux, qui conquéraient, lentement, leur légitimité. Car dans les années 1980, et même 1990, il y avait encore une espèce de primat du lointain et de l’exotisme. L’idée par exemple que j’ai pu quitter l’Afrique était assez mal vue par une grande partie de la profession, enfin ceux qui considéraient qu’ils étaient les gardiens légitimes de l’ordre anthropologique. Il était très difficile d’expliquer en quoi il était important de défricher un nouveau champ, de sortir de l’esprit « aire culturelle », d’une spécialisation à outrance, d’une obsession permanente pour une tradition africaniste, américaniste, etc. Peu de chercheurs à l’époque s’y essayaient.

SC : En même temps ce n’est pas complètement acquis encore aujourd’hui.

MA : Encore aujourd’hui c’est toujours délicat, car la question est toujours posée de savoir si ce que vous faites est vraiment de l’anthropologie. Est-ce que vous faites de la science politique, de la sociologie politique ou de la sociologie tout court, parce que vous travaillez sur des questions qui ont trait à notre société. Seul le rural était admissible, parce que c’était la tradition, parce que c’était l’altérité. Cette question de l’altérité légitime encore aujourd’hui dans une grande mesure la pratique, la validité, le bien fondé de l’ethnographique. Je me suis vraiment toujours battu sur ce point, sur le fait qu’on pouvait travailler en anthropologue, faire vraiment de l’ethnographie en profondeur sans être coincé par une espèce de hiérarchisation d’aires culturelles, au nom justement d’un principe d’altérité qui lui-même est complètement discutable. C’est très important, même si les choses ont beaucoup changé, mais peut-être plus d’ailleurs dans d’autres pays qu’en France.

Je me souviens d’avoir d’une conversation avec Claude Lévi-Strauss quand j’avais publié mon livre sur l’Assemblée Nationale, « Un ethnologue à l’Assemblée » (Abélès 2000), je le lui avais envoyé. Je l’ai croisé par hasard au Laboratoire d’anthropologie sociale. J’étais assez inquiet de sa réaction, mais il me dit : « j’ai reçu votre livre et je le trouve vraiment très intéressant ». Il a rajouté qu’il comprenait très bien qu’on développe des problématiques de ce genre. Nous avons eu pout un échange très intéressant sur ces questions. On aurait pu imaginer qu’à son âge, il aurait eu des préjugés, mais pas du tout ; iI voyait très bien qu’à terme, cela faisait partie des perspectives de la discipline. Il ne disait pas que j’étais génial, il exprimait simplement qu’il avait conscience des enjeux de ce type de travail. Je pense même qu’il y voyait une possibilité d’inventer d’autres choses, position cohérente avec son approche de l’anthropologie. Mais ce n’était pas toujours le cas des chercheurs qui étaient autour de lui.

SC : Tu as dit quelques mots sur ta visite à Sciences Po pour voir s’il y avait des gens qui travaillaient un peu sur le local et tu as constaté combien, pour la science politique et en tous les cas au début des années 1990, travailler sur le local n’était pas très à la mode. Quel a été le regard de cette même science politique sur ton travail, à la suite de cette enquête ?

MA : Quand j’ai publié « Jours tranquilles en 89 » (Abélès 1989), sur la politique locale, ce livre a énormément intéressé les politistes beaucoup plus que la majorité des anthropologues, qui ne pouvaient pas nier quand même qu’il contenait tous les ingrédients, parenté et rituels, propres à la discipline. Les historiens s’y intéressaient aussi. J’ai eu beaucoup de discussions avec Maurice Agulhon par exemple, avec qui j’avais vraiment des points communs. Mais également à l’époque, Jean-Luc Parodi qui s’occupait de l’Association Française de Sciences Politiques (AFSP), m’a très gentiment invité, à une séance tout entière consacrée à mon livre, avec différentes interventions de gens que je respectais, qui m’intéressaient. Cette invitation a marqué le début d’une participation de ma part aux activités de l’AFSP et même de Sciences Po. J’ai été chargé de cours à Sciences Po, j’ai eu pas mal de relations avec les sciences politiques, à cette période. J’ai même changé de rattachement au CNRS pour me rattacher aux sciences politiques. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque, c’était une section assez récente, Jacques Lagroye et un certain nombre de membres avaient fait venir des gens comme moi avec qui ils avaient envie de discuter. Des chercheurs qui travaillaient sur la sémantique, sur la psychologie politique, donc un grand moment d’ouverture. Il y a eu un colloque très intéressant, je crois que c’était à Dijon, sur la question de l’héritage politique, et la question de la symbolique politique est revenue sur le devant de la scène. Mon approche et mes travaux sont rentrés un peu dans les enseignements à Sciences Po. Et des politistes ont publié des textes sur les rituels, sur les symboles, thèmes qui ont beaucoup abreuvé les journalistes politiques. Avec une sorte de banalisation d’ailleurs, tout le monde parlant désormais en termes de rituels, de la symbolique politique… C’est devenu la vulgate de journaux comme « Le Monde ». En même temps, sans pour autant qu’aucune question théorique ne soit posée, ce qui m’a paru assez gênant. Quant aux politistes, j’ai l’impression que par la suite il y a eu une rigidification des disciplines : les sciences politiques tendaient à se refermer dans des débats qui étaient internes la discipline. Notamment la question de la pertinence de Bourdieu, etc., des questions qui ne m’intéressaient pas vraiment. Je m’en suis éloigné pour me rapprocher des anthropologues car les travaux que j’ai faits par la suite, ont trouvé un écho parmi eux, y compris dans une dimension internationale.

Le LAIOS et l’expérience de la globalisation

SC : Tu as alors développé ce que tu appelles une anthropologie des institutions politiques. Peux-tu nous raconter la naissance du LAIOS, c’est-à-dire du Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales ? Parce que, ce laboratoire, c’était une nouveauté aussi dans le paysage anthropologique ?

MA : C’était en lien avec mon nouvel intérêt pour des problèmes qui étaient plus européens que nationaux. Je suis reparti sur ces questions d’éligibilité, sur les élus lors des élections européennes, ça devait être en 1983 ou peut-être plus tard, en 1989. Il me semblait intéressant d’aller travailler pour voir comment ça fonctionne. Qu’est-ce que c’est que ces modes de représentations, et surtout la confrontation entre plusieurs cultures, langues et cultures politiques J’ai donc lancé ce terrain au Parlement européen qui a abouti à mon ouvrage La vie quotidienne au parlement européen (Abélès 1992). J’avais envisagé ces questions d’un point de vue complètement ethnographique : qu’est-ce qui se passe dans une institution ? Comment fonctionnent des institutions ? Qu’est-ce que produisent des institutions ? Mon angle de vue s’est élargi aux institutions elles-mêmes, et ensuite j’ai travaillé aussi sur la Commission européenne ; ma recherche s’est ainsi déployée et j’ai rencontré aussi d’autres chercheurs qui s’intéressaient à ces questions-là. Progressivement, je me suis aperçu qu’au fond je serais peut-être plus à l’aise en développant ces problématiques dans un espace de recherche complètement dédié. Alors qu’au laboratoire d’anthropologie sociale, elles étaient relativement marginales. Ainsi le paradoxe était que j’avais tout le temps beaucoup de monde qui venait discuter, qui venait faire des séminaires avec moi, mais on était enfermé dans une pièce au milieu de gens qui travaillaient sur des choses complètement différentes.

Et on prenait de plus en plus de place, on avait même des budgets relativement importants. A un moment, et aussi parce que j’ai toujours aimé être assez impliqué dans l’organisation de la recherche, il m’est apparu que le Laboratoire d’anthropologie sociale, le LAS, avait été une étape importante, et qu’il devait continuer à exister, à se développer, mais que j’avais aussi des responsabilités par rapport à cette anthropologie du contemporain, ou du moins ce qui était en train d’émerger. Les étudiants aussi avaient une demande par rapport à ce type de questions qui avaient trait aux conflits et aux enjeux de la contemporanéité. Il fallait donc faire quelque chose, il fallait créer un lieu, non dogmatique, pas un centre à la Bourdieu. Car je ne voulais pas être là pour imposer une doctrine mais plutôt pour susciter des initiatives, des choses nouvelles, qui toutes avaient trait à des questions liées au politique, à des institutions. Il fallait donc créer une infrastructure qui pouvait amener à des séminaires, des projets de recherches…et avec des gens que j’aimais bien. L’expérience des débuts du LAIOS était de réunir des gens qui avaient envie de travailler ensemble. C’est quand même un privilège formidable donné par le CNRS, du moins tel qu’il fonctionnait à cette époque-là, que de donner une chance à des initiatives de ce genre. L’idée était de créer un espace de stimulation. Le LAS, lui, se reproduisait en quelque sorte, même si de nouvelles personnes y entraient. Je ne me voyais pas passer toute ma vie dans le même espace. J’avais un très beau bureau, j’étais vraiment bien installé, mais en même temps, je pensais qu’il fallait aussi créer des choses, et cela m’amusait. Le LAS existe toujours, il va très bien, donc il n’y a pas de soucis.

SC : Donc tu as choisi finalement les gens avec qui tu voulais faire quelque chose.

MA : Oui, c’était un collectif de chercheurs avec, par exemple, Jean-François Gossiaux, qui était comme moi au LAS. il fallait quand même être gonflé pour quitter cette structure… « Vous allez faire quoi ? » nous disait-on. En plus on s’est retrouvé à l’IRESCO, rue Pouchet, tout à fait loin des centres stratégiques de l’intelligentsia du quartier latin. Mais je ne l’ai jamais regretté au contraire. J’ai trouvé que c’était un moment très fort pour nous et pour les jeunes qui sont arrivés là-dessus et qui ont, je crois, été très stimulés par cette expérience. Enfin des gens qui sont maintenant, à leur tour, dans des positions au CNRS ou ailleurs. Je ne voyais pas mon travail comme celui d’un solitaire qui de temps en temps vient délivrer une parole, un livre, etc. et puis se retranche. Je pensais avoir aussi une fonction de communiquer les connaissances, d’animer la recherche. Je crois que c’est très important.

SC : Mais c’était quand même très nouveau de proposer une anthropologie des organisations, des institutions.

MA : Oui c’était quelque chose de neuf, dans la mesure où, souvent l’on nous disait : « mais il existe quand même une sociologie ! ». Je ne rentre pas dans tous les débats sur ce qui différencie l’anthropologie de la sociologie. Mais l’idée c’était de montrer qu’il existait justement des terrains où les choses sont relativement formalisées, codées etc. mais qui peuvent donner matière, et qui doivent donner matière, à un type d’investigation qui est justement beaucoup plus dans l’informel. La sociologie des organisations d’alors ne cessait de reformaliser des choses qui sont déjà très formelles, et dans une perspective des plus fonctionnaliste. Alors que nous, notre approche créait plutôt la désorganisation dans l’organisation ! On disait toujours qu’on avait une perspective non institutionnaliste sur les institutions. Ce changement de regard est absolument fondamental, et probablement lié au fait qu’on voyait émerger de nouveaux lieux institutionnels. L’expérience que j’ai pu faire au Parlement et à la Commission européenne a été cruciale dans le projet de création du LAIOS. On était face à des types d’institutions qui ne relevaient pas des logiques et des cohérences traditionnelles, qui n’étaient pas homogènes, justement par le fait de cette cohabitation entre des langues et des cultures qui rentraient parfois complètement en collision. Cela créait en permanence une sorte de désordre, une sorte d’incertitude. Comme anthropologues, nous étions peut-être les mieux placés pour aborder ce nouveau tissu institutionnel qui était en train de se mettre en place, ces lieux émergents, de ce que j’ai appelé plus tard, le global politique.

Entretien avec Marc Abélès (extrait)

Nous étions convaincus que l’anthropologie avait des choses à dire parce qu’elle n’est pas enfermée dans une vision étatiste, nationale de la politique, ou dans une vision des structures qui sont souvent assez figée. C’était peut-être l’un des points absolument déterminant. Nous avons écrit aussi un ouvrage collectif, sur l’anthropologie politique (Abélès et Jeudy 1997), nous avons aussi organisé des séminaires qui ont réuni beaucoup de monde, pas seulement des anthropologues, car des sociologues faisaient partie de l’équipe ; mais la question des appartenances disciplinaires n’était pas importante. L’important était de faire venir des gens qui avaient des choses à nous dire ou qui voulaient coopérer avec nous, et ils pouvaient être sociologues, politistes, ou même philosophes. Si on reprend tous les séminaires du LAIOS, ils ont été des moments importants, car beaucoup de gens y sont venus, y ont participé. Nous avons aussi invité des collègues américains par exemple, qui étaient assez mal vus, car tenants d’une anthropologie assez mal perçue en France.

SC  : Cela marque d’ailleurs en France la découverte des travaux sur la globalisation ou les études postcoloniales, qui finalement étaient peu connus.

MA  : Je me souviens quand j’ai proposé que l’on traduise le livre d’Appadurai, Modernity at Large (1996), tout le monde m’a un peu regardé, y compris évidemment l’éditeur, en disant « qu’est-ce que c’est que ce truc, on ne trouve pas d’équivalent pour le titre »… Mais on a tenté l’expérience, j’avais fait une préface et ce livre a eu un énorme impact. Ils ont été contents pour les ventes, tant mieux pour eux ! Cette publication a aussi participé à élargir les débats, d’où l’importance de faire circuler cette pensée. Plus tard je me suis occupé aussi de faire traduire le livre d’Homi Bhabha (1994). Ensuite, sont parus tous les livres sur les Postcolonial Studies. Cette pensée me paraissait passionnante, même si certains travaux n’étaient pas exactement de l’anthropologie, plutôt de la littérature comparée, ou de la psychanalyse. Mais tout se rejoignait et formait une problématique commune très forte. Pourtant certains collègues pensaient qu’on s’éloignait du noyau de ce que devait être l’anthropologie, probablement parce qu’il y avait cette perspective critique, cette idée d’une anthropologie critique qui est celle de Marcus ou Fisher par exemple.

SC : Qui étaient venus à Paris, au LAIOS ? Je me souviens d’une soirée dans la cour d’Irène Bellier…

MA : Oui, on avait fait une réunion à Paris, où il y avait notamment George Marcus, Michael Fisher et Arjun Appadurai. Il y avait une espèce d’effervescence, même si beaucoup de gens étaient critiques, car on sentait une sorte de frustration des anthropologues français, à mon avis pour deux raisons. D’une part parce que c’était les Américains qui avaient repris le flambeau de la critique marxiste ou du moins qui l’avaient relancée dans cette optique critique, qui bizarrement s’était un peu tarie dans les années 1980. D’autre part, nos collègues américains ne se référaient pas tellement à Claude Lévi-Strauss, ou plus généralement à la vulgate anthropologique française, mais plutôt à des philosophes français. Deux dynamiques complètement contraires des deux côtés de l’Atlantique.

Alors que l’on nous avait tellement appris à séparer ces deux domaines, la philosophie d’un côté et l’anthropologie de l’autre : des verrous ont sauté, et les nouvelles générations ont été sensibilisées à cette circulation des idées, des concepts, et aussi à des terrains qui ne soient plus confinés à une seule aire culturelle. Dans les instances du CNRS, dans les commissions, on assistait à des combats homériques par rapport à des candidats, et au delà des questions individuelles, autour de ces questions et de la possibilité de développer un nouveau projet pour la discipline.

SC : Par rapport à l’ethnographie, à la méthode aussi, on finissait par admettre qu’on puisse faire une ethnographie multi-sites.

MA : Oui tout-à-fait. La notion de multi-site a connu tout d’un coup un succès considérable, qui correspondait à une nécessité liée aux difficultés de l’accès à certains terrains « classiques », mais aussi à l’émergence de « nouveaux » terrains indispensables à l’observation des conséquences de la globalisation. Car évidemment, il est nécessaire de faire varier les échelles ; mais cette idée de prendre en compte différentes dimensions est devenue aujourd’hui monnaie courante. Par exemple, quand je suis retourné chez les Ochollo, on n’était plus sur un référentiel unique.

Quand j’ai terminé mon travail sur les Ochollo, une des choses qui m’avait le plus frappée et que j’ai signalée dans ma thèse, c’était une déclaration en assemblée Ochollo. Chaque fois, on ouvrait et on fermait l’assemblée par un discours rituel qui commençait par « Ochollo est Ochollo ». Et un jour le dignitaire a dit : « Ochollo n’est plus Ochollo », car progressivement et à cause de la révolution éthiopienne, il y a un certain nombre d’injonctions qui avaient pénétré dans cette société, et ses membres ne se reconnaissaient plus comme aussi indépendants qu’ils avaient pu l’être. C’était une formule un peu polémique, et pour moi, elle exprimait la fin de mon terrain. Ils avaient dit : « Ochollo c’est l’Éthiopie », oui, ils avaient dit : « Ochollo n’est plus Ochollo, Ochollo c’est l’Éthiopie ». Et quand j’y suis retourné c’était « Ochollo est dans le monde ». On ne sait pas encore très bien ce qu’il en est du monde, mais on se pense dans le monde.

Je suis convaincu qu’il existe une expérience anthropologique de la globalisation qui est intéressante à étudier à mon avis. Même si de nombreux processus que j’appelle « mondialisés », ont intéressé de longue date les historiens, ils doivent intéresser également les politistes. Mais l’expérience anthropologique de la globalisation (Abélès 2008) est particulière, c’est la perception justement de cette appartenance au monde et de tout ce que ça induit ensuite dans le fonctionnement quotidien des sociétés, dans le psychisme des individus. Une expérience extrêmement riche, forte et complexe. Donc on ne peut pas se contenter de citer Braudel puis de s’en désintéresser au motif que la mondialisation est connue depuis toujours, que l’international n’est pas nouveau, les interdépendances non plus…

Je le dis honnêtement ; je n’employais pas, dans les années 1980, le terme de globalisation. Le terme a été introduit à travers certains ouvrages anglo-saxons plutôt dans la deuxième moitié des années 1980, mais il était là encore assez peu employé. Il faudrait vraiment faire une étude d’histoire de l’anthropologie ou des sciences sociales pour comprendre comment ces idées ont pris leur place dans la pensée des chercheurs, et finalement ont changé le système dans lequel on avait vécu jusqu’alors.

SC : Est-ce que tu dirais que les derniers terrains que tu as faits, tu les as conduits pour appréhender comment, dans différents contextes, les gens expérimentent la mondialisation ? Par exemple, ta recherche à Pékin (Abélès 2011) ? Et peut-être, peux-tu revenir là-dessus, je trouve que dans cette recherche il y a aussi quelque chose que je n’ai peut-être pas rencontré dans d’autres travaux que tu as faits, c’est cette dimension de mémoire, et de la temporalité.

MA : Oui, je renoue d’une certaine manière avec « Jours Tranquilles » (Abélès 1989) qui faisait beaucoup appel à la mémoire, à la filiation. Du point de vue de l’expérience ethnographique, l’unité de lieu est combinée avec différentes strates historiques et sociologiques, et c’est passionnant. Dans ce lieu qu’est le 798, c’est-à-dire le centre d’art contemporain le plus important de Pékin, se lisait des questions liées à la politique intérieure chinoise, aux statuts des artistes et à la fonction qu’ils peuvent jouer dans un contexte global, par rapport à des galeries, par rapport à tout un marché de l’art. Ces artistes sont sur un marché international, en même temps ils subissent des contraintes liées à la situation, à l’organisation politique nationale et locale. Avec le poids d’une histoire, qui n’est pas perçue de la même manière par tous les acteurs.

L’interprète avec qui je travaillais était de la génération des gens qui avaient une vingtaine d’années. Au début de l’enquête, par exemple, des gens racontaient des expériences terribles, qu’ils avaient vécu, enfants ou adolescents pendant la révolution culturelle, cette personne ne les comprenait pas, elle refusait même de les comprendre et d’en accepter la véracité. Elle disait, « oui, je sais bien, on nous a dit que Mao Zedong avait fait des erreurs mais enfin, Deng Xiaoping les a réparées… ». Cette différence de génération a créé aussi une situation d’interlocution tout-à-fait exceptionnelle puisque, en fait, ces entretiens étaient très souvent une discussion à trois. Parfois, je sentais plus de proximité, entre moi avec mon passé assez politique et mes interlocuteurs qui étaient, de fait, très politisés. J’appréhendais facilement ces expériences politiques, beaucoup plus que mon interprète qui avait une vision du passé reconstruite idéologiquement. Donc une situation complexe d’interlocution sur laquelle il faudrait un jour réfléchir. Car si je suis évidemment partisan du fait qu’il faut connaître la langue locale, il y a trop souvent cette idée qu’une fois que vous l’aurez apprise, une sorte de transparence s’installera dans les échanges et la compréhension. La première question posée aux candidats au CNRS était : « Est-ce que vous parlez la langue ? ». Moi j’avais même répondu à mon interlocuteur : « Mais comment pouvez-vous le vérifier ? ». Après j’ai été embêté, j’ai trouvé que j’avais été provocant, ça ne m’avait pas vraiment réussi. Pourtant, il faudrait revenir sur cette « fausse » évidence et y réfléchir sérieusement.

Entretien avec Marc Abélès (extrait)

Cette expérience chinoise est un peu multidimensionnelle dans un lieu unique, avec une unité temporelle propre au terrain ethnographique. Elle pose aussi une série de questions sur la globalisation, vue de Chine, à partir d’un système politique qui n’est, a priori, pas du tout celui qui serait fonctionnel dans la globalisation. Un système qui reste totalement chinois, qui tend à garder une identité très forte, y compris dans l’esthétique artistique, et un rapport à son histoire très ancré, tout en s’inscrivant dans un marché globalisé. Ce lieu condensait ce phénomène et s’exprimait dans les relations que j’ai pu avoir avec les gens.

L’ethnographique permet justement de saisir ce rapport local-global, à travers cette expérience de la globalisation qui est complètement locale, une expérience anthropologique, vécue par les gens et notamment par des artistes considérés, dont le succès est considérable, qui sont devenus millionnaires. Certains ont beaucoup de mal à s’inscrire dans toutes ces différentes dimensions, sans compter la façon brutale, et parfois violente, par laquelle leur situation aussi s’est transformée. Car l’art contemporain chinois est devenu un objet de désir pour la planète entière, et finalement aussi pour les Chinois eux-mêmes ou du moins pour les riches Chinois. Un processus qui s’est fait très vite, et dont l’observateur peut percevoir l’expérience à « chaud » en quelque sorte.

SC : L’intérêt de ce cas est aussi cette situation de temporalité, je dirais d’accélération temporelle. Si je compare par exemple avec mon terrain dans l’Afrique du Sud post-apartheid, la société s’est transformée profondément, mais en même temps, il n’y a pas eu vraiment d’accélération, enfin tu sens qu’il y a une sorte de pesanteur. Alors que dans ta recherche, tu donnes l’impression d’une accélération historique, que les gens sont pris dans un mouvement qui leur échappe.

MA : Oui, ils sont pris dans une sorte de tourbillon, c’est un autre aspect qui m’a intéressé dans ce travail, dont je considère aussi qu’il ouvre des pistes. Jusqu’à récemment, en lisant les travaux de sinologues ou de spécialistes reconnus, accrédités de la Chine, j’étais frappé par leurs problématiques qui tournaient souvent autour de grandes thématiques relatives notamment aux traditions et systèmes de pensée chinois, à la place de la Chine dans les relations internationales, à la la question des droits de l’homme. Bref, ces questionnements sont toujours cloisonnés.

Alors que la situation actuelle se prête vraiment à un travail ethnographique multidimensionnel et qui requiert aussi une réflexion sur la pratique de l’ethnographie et sur ce qu’elle induit et implique, en tenant compte des limites du chercheur sur son terrain. J’envisage la recherche comme un travail d’exploration, avec une certaine prise de risque, plutôt que de s’installer dans des sortes de certitudes.

A propos de ce travail, il faudrait évoquer le problème de l’évolution de ce marché de l’art et de la spéculation qui l’accompagne, et qui est au cœur des ressorts de la globalisation du capitalisme financier. Entre le marché de l’art, le marché financier, le fait qu’on parle d’investissement, de produits spéculatifs, de stratégies... Il s’agit bien d’un marché planétaire, le gouvernement chinois a très bien compris ces mécanismes et ce n’est pas un hasard si ces artistes chinois sont apparus sur la scène internationale, ils y ont été envoyés. Par ce biais, le gouvernement a voulu aussi donner une certaine image de la Chine, mais il a voulu aussi rentrer de plein pied sur ce marché. Il est possible d’ailleurs de faire un parallèle avec ce qui s’est passé avec le marché du luxe que j’étudie maintenant. À mon avis ces mouvements sont très imbriqués et ils correspondent à une transformation en profondeur de la classe dirigeante, y compris politique, qui est organiquement liée à l’économie, au capitalisme chinois.

Ce type d’approche, en partant du local, permet d’appréhender la machine du capitalisme financier, le projet du néolibéralisme, et à partir de là on atteint un noyau qui est absolument décisif pour notre compréhension de la globalisation.

Pour donner une idée de ce genre d’accélération historique, je me souvient, quand je travaillais sur la Commission européenne, avoir participé, en France, à des réunions et à des négociations sur la question des chemins de fer, et on m’interrogeait sur ce qui se passait au niveau européen. J’avais en face de moi des interlocuteurs responsables de la SNCF, qui nous expliquaient que les directives prises par la commission européenne, à savoir la séparation entre gestion des infrastructures et gestion du transport ferroviaire ne s’appliquerait jamais en France, même si nous avions signé des directives à ce propos. Je me souviens d’avoir répondu que ces directives finiraient bien par s’appliquer d’une manière ou d’une autre. Je m’étais fait incendier et traiter d’intellectuel ! Les acteurs concernés ne semblaient pas prendre au sérieux ce qui leur était arrivé, c’était comme si on avait voté les directives européennes, mais qu’on pensait échapper à leur application…

Il était très difficile dans ces années-là, d’avoir une discussion sérieuse sur ces projets, avec des gens qui faisaient partie des élites pas seulement technocratiques mais aussi intellectuelles. Personne ne s’y intéressait. Mes seules discussions sérieuse sur l’Europe, je les ai eues en milieu rural, avec des gens qui avaient l’habitude de travailler avec des subventions européennes, qui connaissaient parfaitement le fonctionnement européen, qui savaient comment se battre pour telle ou telle chose, comment exploiter la situation ou pas, enfin qui avaient une vraie pratique de l’Europe. Alors que quand je parlais avec mes collègues anthropologues, ils ne comprenaient absolument pas de quoi il était question ou presque… Cela leur paraissait d’une altérité totale. Mais d’une altérité désagréable, considérée comme quelque chose qui était un peu sale, qu’on ne voulait pas voir. Cette espèce de myopie par rapport à tout ce processus européen m’a beaucoup frappé, alors qu’aujourd’hui, la politique française est polarisée autour de ces questions. J’ai vécu tout cette période durant laquelle j’étais très conscient qu’il était en train de se passer des choses importantes qui n’avaient aucune traduction dans des formes de controverses en France.

SC : Pour revenir à ce que tu fais maintenant, tu organises aujourd’hui un séminaire intitulé « global-politique ». Peux-tu nous en dire quelques mots ? Ce terme, c’est toi qui l’a inventé ? D’où vient-il ?

MA : Je crois que c’est moi l’ai inventé, en tous les cas en langue française. Pourquoi utiliser ce terme de global-politique ? Cette expression me paraissait forte pour désigner finalement un ensemble de contextes qui sont à la fois institutionnels, des organisations internationales, mais aussi la circulation d’énoncés, de discours, la circulation de normes, tout un ensemble de processus. Le global politique — qui est un adjectif plus qu’un substantif — c’est cette sorte de constellation d’objets qui déterminent nos rapports. Ce ne sont pas seulement des institutions, des négociations mais c’est aussi ce que produisent ces institutions et ces négociations. Et comment ces nouvelles idées se diffusent à différents niveaux internationaux, mais aussi nationaux. Je vais donner un exemple, la question du développement durable. Pour moi, c’est exactement une question du global politique, c’est-à-dire c’est quelque chose qui s’invente à un certain moment, dans des enceintes internationales, transnationales, qui va se cristalliser dans un mot mais qui va finir par prendre une signification suffisamment forte pour se traduire en initiatives et en actions publiques. Voilà un exemple de ce que j’appelle le global politique.

J’avais été frappé au Parlement européen par l’explosion de toute la démarche écologique, dans ce cadre-là. Elle ne trouvait pas sa place, il y avait bien un parti, il y avait des écologistes, les verts, etc. mais c’est dans le cadre du parlement européen que l’écologie va trouver sa cohérence et qu’elle va se traduire actions publiques, en actions politiques. Dans un cadre délibératif. Mais elle s’est diffusée aussi au niveau de la Commission européenne, puis auprès de l‘Organisation des Nations Unies. Le global politique constitue une configuration d’institutions, de normes, d’actions.

SC : D’une certaine manière, ce n’est pas un État, ce n’est pas une dynamique, c’est un processus ?

MA : Et ce n’est pas une souveraineté. Oui, je dirais que c’est un processus qui diffère grandement du politique traditionnel, concentré chez nous autour de l’État, dans un système avec une organisation centralisée. Avec une idée qui est toujours très forte, celle de souveraineté. Il serait contradictoire de penser le global politique en terme de souveraineté. A Sciences Po, on adore discuter pour savoir si un jour l’État sera effacé par une institution supra-nationale. Quand je parle de global-politique, précisément je ne prends pas position, je considère qu’on assiste à un complète reconfiguration des dispositifs politiques et que, quel qu’en soit le résultat, il est clair que le paradigme de l’État-nation qui a longtemps dominait la réflexion et l’action politique est désormais dépassé.

Dans le domaine de l’environnement par exemple c’est très frappant. Dans le traitement d’un certain nombre de questions économiques et je pense à l’OMC, là on voit très bien comment, pour arriver à trouver des formes de régulations minimales des échanges par exemple, qu’est-ce que ça implique ? Qu’est-ce que ça induit ? Comment régler des litiges entre des États ? Là aussi on est dans une dimension qui n’est pas nationale, mais en même temps on ne peut pas dire que cette organisation ait un pouvoir supranational. Cette organisation fonctionne aussi en opposition, ou en négociation, avec des organisations non-gouvernementales qui se dédient à ces questions du développement, aux questions du commerce international. Cette configuration, qui est celle du global-politique, a une dimension contraignante par rapport à la dimension politique des États-nations. La Commission Européenne incarne bien aussi cette forme du global-politique  : même si l’on a essayé de renforcer le rôle des gouvernements dans le fonctionnement européen, avec le Conseil, par exemple. En même temps, quoiqu’on fasse, cet organisme assez bizarre qu’est la Commission Européenne (Abélès 1996) prend des initiatives dont l’on ne peut pas se passer, qui relève ce cet organisme qui n’a pas de réelle légitimité et qui ne peut pas prétendre à une quelconque souveraineté.

Comment aborder ces nouvelles situations ? Avec quels concepts ? L’anthropologie politique me paraît importante puisque c’est l’une des rares disciplines, ou l’une des rares pensées qui envisage la diversité des formes politiques et qui est capable de prendre en compte, l’émergence de lieux politiques qui sortent des conventions établies, qui soient originaux ; ainsi que des formes d’organisations qui soient totalement différentes. Nous avions commencé à l’étudier et nous continuons cette expérience avec d’autres configurations. Cette étude n’est bien sûr pas facile, et le recours à la philosophie, comme je l’ai fait dans Penser au-delà de l’État (Abélès 2014), permet de redonner de sens à ces phénomènes à travers les travaux de penseurs qui ont réfléchi ces questions dans les années 1970 — et ce n’est pas un hasard. Car que cela soit Foucault ou Deleuze et Guattari, tous avaient essayé d’envisager le post-68. Un moment d’ébullition dans ces pensées pour essayer d’imaginer des types de modèles différents, et de sortir de la souveraineté nationale qui est, en France, une dimension presque sacrée de la politique et qui a des conséquences très perverses.

Entretien avec Marc Abélès (extrait)

SC : Par rapport à ce global-politique, comment se pose la question des rapports de pouvoir, de la résistance ?

MA : C’est évidemment séduisant d’imaginer qu’on puisse, en tant qu’anthropologue, promouvoir de nouvelles formes de résistance et y jouer un rôle. Ma position a toujours été celle de me dire que je suis un citoyen comme un autre et que mon statut d’anthropologue ne me donne pas un privilège pour me mettre à la tête des luttes et imposer un modèle qui serait le mien. Car les deux postures me paraissent assez différentes.

Certaines formes de résistances ou d’expression actuelles n’entrent plus et n’ont pratiquement plus de place dans les lieux politiques officiels, donc elles se déploient dans des réseaux qui n’ont rien à voir, qui sont parallèles mais qui sont agissants. Quand j’étais en Argentine, j’ai pu assister à de tels mouvements. Avec la grande crise de 2001, le pays qui s’écroule et une place politique totalement corrompue, sont apparus des formes de collectifs, une capacité à élaborer de nouvelles relations, qui sont, pour pas mal d’entre elles encore en place. Elles fonctionnent et elles n’ont pas à se justifier, elles ne cherchent même pas à le faire, ni d’ailleurs à se légitimer par rapport au système politique officiel. Plusieurs facteurs participent du développement de ces mouvements ; l’un est lié à l’expérience d’organisations qui ne sont pas seulement des organisations locales, ou nationales, mais aussi qui ont trait au global. L’autre est l’ouverture d’espaces originaux d’action politique grâce aux outils d’internet et aux réseaux sociaux.

Je pense assez sérieusement que l’on entre dans une nouvelle époque du politique. D’une certaine manière, mon parcours, et l’histoire récente de l’anthropologie, reflètent ce changement d’époque.

Je sais aussi que je suis au milieu d’un chemin qui a un certain moment ne sera plus le mien.

Les lieux du travail

SC : Quand tu m’as proposé de venir faire l’entretien dans ton bureau, je m’étais imaginé aujourd’hui rencontrer Marc Abélès, parmi des objets liés à l’activité d’ethnologue, au moins des livres. Mais on est dans un endroit où il y a des cartons, des étagères vides, comment et où travailles-tu ? Ici ou dans un autre lieu ?

MA : Il m’arrive quand même de lire des livres… mais c’est vrai que je n’ai pas le fétichisme des objets, des livres, je suis quelqu’un qui bouge pas mal. Il y a des cartons, oui c’est vrai, je trouve qu’en vieillissant je ne m’améliore pas. C’est-à-dire que, je pensais que j’accumulerais et que je m’installerais.

Quand j’ai besoin d’un livre — j’en ai une partie dans ma cave — il m’arrive de le racheter parce que je ne le retrouve pas. Mais je ne me sens pas nécessairement à l’aise autour de livres qui ne sont pas pour moi une protection…J’aime ce côté un peu vide, en attente de quelque chose, qui me correspond assez, l’idée que on va bouger, que l’on ne va pas rester nécessairement là, que j’ai un autre lieu où je peux avoir des bouquins.

SC : Mais il t’arrive de travailler ici ?

MA : Oui, tout à fait. Il y a des choses que je fais ici, et d’autres choses où j’ai besoin de lire, ou j’aime bien aller aussi dans une bibliothèque. Je suis fils de bibliothécaire, j’ai toujours vécu avec des livres, mais peut-être ai-je compris très jeune que je n’aurais jamais tous les livres de la bibliothèque …

SC : As-tu besoin de t’isoler, de solitude ? Certaines personnes au contraire aiment bien travailler avec des gens autour d’eux, au café.

MA : Non j’aime bien m’isoler, selon les moments. A certains moments, je peux m’asseoir quelque part et écrire assez vite… mais je peux rester pas mal d’heures à attendre avant que les choses se mettent un peu en place dans ma tête.

SC : Tu construis d’abord dans la tête et après…

MA : Quelquefois c’est en parlant avec des gens. Comme je te l’ai expliqué, certaines idées de terrain me sont venues simplement parce que quelqu’un m’a dit un nom ou que j’ai vu un lieu…

SC : Je pense que c’est une profession où l’intuition et l’imagination jouent un grand rôle. Tu dois être saisi par certaines images de temps en temps, tu dois avoir des images qui te viennent ?

MA : Ah oui. Je sais que la première fois que j’ai vu ce lieu à Pékin, pour donner un exemple, j’ai su que, je ferais tout pour y passer du temps. Je ne savais pas ce que j’en sortirais, mais j’avais une idée autour de ce lieu.

Cela a été un peu pareil pour l’Assemblée Nationale, pourtant ça n’a rien à voir. C’est vrai que je suis assez sensible à des lieux. Pas nécessairement parce qu’ils me plaisent…

SC : Séduit par l’architecture de l’Assemblée Nationale ?

MA  : Oui, il y a une curiosité, il y a un mystère du lieu. Et ce qu’on peut y imaginer. Va savoir…

library_books Bibliographie

ABELES Marc (dir.), 1977. « Anthropologie tous terrains ». Dialectiques, 21.

ABELES Marc, 1983. Le Lieu du politique. Paris, Société d’ethnographie.

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ABELES Marc, 1987. « Inauguration en gare de Nevers, pèlerinage à Solutré », Les Temps modernes, 488, pp. 75-97.

ABELES Marc, 1989. Jours tranquilles en 89, Paris, Odile Jacob.

ABELES Marc, 1990. Itinéraires en anthropologie politique, Paris, EHESS.

ABELES Marc, 1992. La vie quotidienne au parlement européen, Paris, Hachette.

ABELES Marc, 1995. Anthropologie de l’État, Paris, Payot.

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APPADURAI Arjun, 1996. Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, Minnesota University Press. Traduction : 2001. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Préface de Marc Abélès. Paris, Payot.

BHABHA Homi, 1994. The Location of Culture, Londres, Routledge. Traduction : 2007, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot.

Pour citer cet article :

Sophie Chevalier, Alexandre Lambelet, 2015. « De l’expérience du politique à celle de la globalisation. Entretien avec Marc Abélès ». ethnographiques.org, Numéro 30 - septembre 2015
Mondes ethnographiques
[en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2015/Abeles-Chevalier-Lambelet - consulté le 19.03.2024)
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