Le dire-vrai de l’anthropologue.
Réflexions sur l’enquête ethnographique du point de vue de la rencontre, des subjectivités et du savoir

Résumé

Vouloir dire la vérité sur le monde observé dans les conditions de l’ethnographie – le « dire-vrai » de l’anthropologue – débouche sur plusieurs pistes de réflexion. L’une d’elles, abordée dans ce texte, consiste à assumer pleinement et rendre compte du caractère subjectif et relationnel de toute ethnographie, considérée non pas comme une identification mais comme une rencontre au sein de laquelle naît une compréhension. Cela implique d’admettre une certaine équivalence, au risque de la confusion, entre les dimensions éthique, scientifique et politique de la vérité en anthropologie.

Abstract

« The anthropological ’truth-telling’ : Reflections on ethnographic inquiry as encounters, subjectivities and knowledge ». Telling the truth about the world as it is observed through ethnography – the “truth-telling” of the anthropologist – leads to several possibilities. One of them, discussed in this text, consists in fully assuming and taking into account the subjective and relational character of all ethnography. Ethnography is here considered not as identification but as an encounter, where understanding is born through the relationship. This implies recognizing a form of equivalence, even confusion, as between the ethical, scientific and political dimensions of truth in anthropology.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Besoin de connaître « de près », de partager, besoin d’empathie, d’accès aux « vraies gens » et à leur subjectivité, besoin « d’évoluer dans des mondes véritablement vécus par des sujets » [1] : toutes les crises de la connaissance et de l’engagement des sciences sociales depuis les années 1980 ont amené divers chercheurs relevant de formations et/ou de milieux disciplinaires différents (économie, sociologie, sciences politiques, géographie, linguistique, médecine, psychologie, histoire…) à regarder du côté de l’anthropologie et de sa méthode pour y chercher un savoir plus authentique, qui ne resterait pas pour autant accolé à une vision ethnologique (ou « ethnologisée ») du monde.

Puis elle — l’ethnographie — est entrée sur des terrains où l’anthropologie n’était pas a priori bienvenue. L’enquête « micro », proche et participante, la relation de longue durée, la découverte de petits mondes sociaux là où d’abord ne se donnaient à voir que de l’individualisme et de la déstructuration sociale, ont caractérisé cette approche intéressée par ce qui émerge ou se transforme. C’est notamment le cas de l’ethnographie urbaine, de l’anthropologie du travail ou de la socio-anthropologie du développement, des institutions publiques, des migrations, etc., pour ne citer que des exemples dont la prise en compte n’a pu se faire qu’en ajoutant de nouveaux terrains à ceux de l’ethnologie dite « classique ». Avec ces nouveaux terrains et cet attrait aux yeux de nouvelles disciplines, l’ethnographie a considérablement élargi son champ d’application, au point de pouvoir dire aujourd’hui qu’elle est partout et « n’appartient » à personne [2].

D’où ce paradoxe intéressant : l’importance grandissante de la demande de vérité(s) issue(s) du « terrain » ne fait qu’accroître le malentendu sur la signification et l’appartenance disciplinaire de l’enquête ethnographique. Plus généralement, cet engouement pour l’ethnographie met en évidence le besoin de s’interroger sur l’ethnographie elle-même, sa pratique, ce qu’elle apporte et pour quel savoir. C’est à partir de ce « lieu »-là, l’enquête ethnographique, et sa transformation en savoir, que je souhaite mener ma réflexion [3]. Celle-ci vise à imaginer une refondation consensuelle de ce qu’est le métier d’anthropologue aujourd’hui. Elle repose sur la rencontre ethnographique et établit un lien entre l’anthropologie et la philosophie du point de vue de la recherche de vérité.

Situation ethnographique et compréhension intersubjective. Récit d’une rencontre

Des rencontres marquantes, des conversations, des scènes particulières, restées pour une part inexpliquées, m’ont accompagné sur le chemin de mes voyages et recherches. Celles-ci portent sur les personnes en mouvement voire en exil — commerçants itinérants, migrants, réfugiés, descendants d’Africains déportés en Amérique — et sur des cultures « déplacées », recomposées dans des contextes urbains souvent conflictuels. Elles m’ont conduit en Afrique, en Amérique latine et maintenant au Proche-Orient. Mes explorations ont donc pour échelle le monde entier, leur domaine savant est l’anthropologie générale, leur horizon est la cosmopolitique (Agier 2013b). Et pourtant le terrain des enquêtes, qu’on désigne par le terme a priori assez neutre d’ethnographie (être là, observer, décrire), exige l’échelle micro-locale et une expérience toute personnelle : celle de la communication et de l’interaction entre l’enquêteur et des personnes avec lesquelles il se donne le droit et la liberté de parler de tout et de n’importe quoi, de leur vie quotidienne, leurs relations, leurs imaginaires, des guerres qu’ils vivent et des efforts qu’ils font pour vivre ensemble. Des personnes auxquelles il se mêle, si elles le veulent bien, pour un temps relativement long, avec lesquelles il partage des bouts de leur « vraie » vie, en échange de quoi il offre des tranches entières de la sienne, avant de disparaître pour un temps parfois tout aussi long et de réapparaître sous la plume et avec les mots de l’anthropologue. Celui-ci, ou celle-ci, est la même personne que l’ethnographe mais il essaie de comprendre ce qu’il a vu, vécu, noté, en comparant voire en créant des concepts, en prenant l’ethnographe qu’il a été — très impliqué car, en réalité, il fut tout sauf neutre — comme une partie du monde qu’il « objective » et cherche maintenant à connaître. C’est à ce moment-là que tout ce qui a été vécu, est resté collé à la peau de l’ethnographe — des situations, des impressions, des visages, des mots — se révèle comme la matière brute du savoir « vrai ».

Ces scènes s’imposent d’elles-mêmes : ce sont des traces laissées par le moment intensément vécu de l’enquête, restées présentes parce qu’elles charrient un sens fort qui rouvre la voie vers l’ensemble de ce que fut cette rencontre ou ce « terrain ». M’interroger a posteriori sur leur signification me permet de comprendre les idées qu’elles m’ont discrètement soufflées à l’oreille, et de comprendre ainsi comment, depuis leur place, mineure, subjective et décalée, ces situations ont elles-mêmes ébauché les thèses que je me suis risqué ensuite à développer. Les questions théoriques les plus fondées et décisives émergent de la rencontre elle-même, de l’expérience qu’on en retient… pour autant qu’on prenne le temps de la vivre puis de l’écrire, pour soi d’abord puis pour les autres, publiquement. Voici l’un de ces moments.

En 1993, je suis à Salvador de Bahia, au Brésil, j’y vis depuis sept ans. Depuis 1991, je passe des journées avec Vovô, « président fondateur » du bloc de carnaval afro Ilê Aiyê. Nous avons presque le même âge et nous nous entendons plutôt bien. Je mène une recherche sur la formation du mouvement noir dans le carnaval, moyennant une intégration qu’il m’a fallu âprement négocier mais qui s’avère finalement plus facile que prévue car si le carnaval de l’association est officiellement fermé aux blancs (ce qui a été interprété par certains milieux médiatiques et politiques de la ville comme une provocation raciste), chacun de ses membres est individuellement très ouvert et disposé à me parler de cette aventure, m’ouvrir ses archives, sa maison, me raconter son histoire personnelle aussi bien sociale que carnavalesque. Vovô est une « star » dans son quartier, Liberdade, où est né le groupe urbain et culturel Ilê Aiyê presque vingt ans auparavant (en novembre 1974, quelques mois avant sa première « sortie » au carnaval de 1975). Je me souviens de plusieurs journées au cours desquelles je le conduis en voiture à ses rendez-vous (il n’a ni voiture ni permis de conduire) ; les trajets sont des occasions de conversations que j’apprécie d’autant plus qu’elles sont difficiles à caser dans son agenda. Parfois, le rendez-vous est rapide, et il me demande de l’attendre dans la voiture. Les personnes qui l’accueillent ou le reconduisent me saluent, et puis paraissent un peu surprises en me voyant de plus près.

Au volant de ma petite Fiat de fabrication brésilienne, je suis le chauffeur blanc du leader noir… Un échange de regards, un sourcil qui se lève, un sourire interrogatif des hôtes de Vovô, et mon regard interrogateur en retour. Le moment est amusant et un peu troublant, mais je ne le comprends pas tout de suite. Nous en reparlons plus tard avec Vovô puis d’autres. Si j’étais, comme on dit ici, un « Blanc de Bahia », au regard des hiérarchies de statuts de classe et de couleur au Brésil, l’inversion des relations raciales (chauffeur blanc, maître noir) serait scandaleuse ou provocatrice. Elle l’est peut-être un peu aux yeux de nos hôtes d’un moment, mais un autre sens s’ajoute au premier, parce que le groupe Ilê Aiyê tient alors une bonne part de sa notoriété nationale et locale de son rayonnement « global ». A cette époque, au début des années 1990, on parle des groupes « afro » du carnaval de Bahia dans le monde de la « world music ». Michael Jackson, Paul Simon ou Jimmy Cliff sont venus à Bahia pour voir, entendre et ressentir ce moment. De même, plusieurs vedettes brésiliennes ont déjà incorporé cette « musicalité africaine » à leur répertoire et le font savoir, à l’instar de la star internationale Caetano Veloso (lui-même originaire de Bahia), qui fait alors connaître le « bloco Ilê Aiyê » en chantant ses mérites dans la valorisation des Noirs du Brésil, ou en interprétant et permettant la diffusion large de certaines de ses chansons de samba de carnaval composées par des auteurs amateurs, comme l’a fait également le chanteur et futur ministre de la culture du premier gouvernement Lula, Gilberto Gil.

Caetano Veloso « Um canto de afoxé para o bloco do Ilê » (1982)
 


Ilê Aiyê et Gilberto Gil, “Que bloco é esse ?”, 1984
 


Caetano Veloso « Depois que o Ilê passar » (1988)
 


Quelque temps plus tard, au début des années 2000, le groupe de percussions d’Ilê Aiyê et Vovô lui-même recevront un hommage à la Cité de la Musique, à Paris, où ils donneront des spectacles et animeront des ateliers de percussions avec des groupes musicaux de jeunes Noirs, Blancs et métis des cités populaires de la banlieue parisienne.

La relation valorisée de Liberdade au monde globalisé, c’est ce qu’incarnait en somme notre aimable duo blanc/noir circulant dans le quartier. Mais l’incertitude ou l’ambivalence du sens de notre couple « inversé », d’où venaient-elles ? Voici quelques pistes. La ville de Bahia était (elle l’est encore) partagée entre une culture globale « négrophile » localement émergente, et une idéologie raciale de type post-esclavagiste et « négrophobe » qui constitue la grille de lecture implicite, intime et dominante d’une grande part des relations sociales. De même, être « blanc » local n’est pas pareil qu’être « blanc » global, j’en ai fait très souvent l’expérience, mais cette figure-ci, globale, informe et croise plus directement, en situation, celle-là, locale, qui connaît une transformation accélérée. D’où ces phénomènes culturels de télescopage « global/local » rencontrés un peu partout dans le monde au même moment : une « hétéroglossie » généralisée, l’invention de traditions bricolées, éventuellement contradictoires, et l’impression insistante de « fictions réalisées », toutes choses dont certains anthropologues des années 1980 ont fait leur miel pour une critique radicale de l’ethnologie et de ses monographies locales ou « localistes » mais aussi pour annoncer, un peu trop vite évidemment, la fin de la culture et la fin des terrains anthropologiques [4]. En un mot l’incertitude du sens dans la trace laissée par cet événement révèle l’ambivalence de la situation, et plus largement la multiplicité des lieux d’ancrage de la culture et de l’identité, qui peuvent être contemporains et multi-situés, se trouver ici et ailleurs en même temps !

Finalement, aux yeux des Bahianais, le groupe Ilê Aiyê, dont le premier carnaval date de 1975, a réussi tout à la fois à être le représentant de la plus « authentique tradition africaine », à promouvoir au Brésil « l’orgueil d’être noir », et à rapprocher les noirs bahianais du monde et de la culture globale. Triple coup de force : être à la fois esthétique et politique, culturel et racial, local et global. L’analyse en termes identitaires était très insuffisante. Être ou « devenir » noir (et donc tout autant blanc) dans un monde incertain était moins une affaire d’identité qu’un jeu voire un conflit permanent, jamais achevé, de masques sociaux : en ce sens toute l’anthropologie était à mobiliser (anthropologie culturelle, sociale et politique), mais surtout à décentrer en permanence, pour ne pas se laisser prendre au piège de l’identité qui enferme autant qu’elle fascine et qui semblait être le sujet de conversation préféré des soutiens comme des opposants au mouvement d’Ilê Aiyê. Plutôt que de discourir sans fin sur l’identité supposée des « autres », son essentialisme ou son relativisme, et ainsi dupliquer ou au minimum se tenir à la remorque des idéologies identitaires, l’anthropologue peut observer la dynamique des relations et des conflits, la possibilité des changements de places sociales, le sens donné à ces relations, ces places et à leurs transformations. Cela nécessite d’alterner les points de vue, les moments et les lieux de l’enquête... Une anthropologie du décentrement, toujours en train de se déplacer au sein même de la situation ethnographique constituée d’un ensemble de rencontres personnelles et d’échanges intersubjectifs.

Antonio Carlos dos Santos dit Vovô et Michel Agier, avec des percussionnistes de la bateria de l’Ilê Aiyê, Salvador de Bahia, janvier 1993 (photo D.R.)
Antonio Carlos dos Santos dit Vovô et Michel Agier, avec des percussionnistes de la bateria de l’Ilê Aiyê, Salvador de Bahia, janvier 1993 (photo D.R.)

L’empathie contre l’identification

En miroir de cet épisode, l’évocation d’un autre événement reste pour moi particulièrement sensible et bien moins plaisante tant il s’est imposé sous la fausse apparence d’une épreuve de vérité. En 2000, à Rio de Janeiro, alors que j’exposai le résultat de cette recherche menée entre cinq et dix ans auparavant sur le carnaval noir de Bahia et son invention culturelle d’une « Afrique à Bahia », je concluais l’exposé par une formule quelque peu provocatrice : « Les Noirs du mouvement afro de Bahia sont culturellement les plus métis des Brésiliens ». Dans l’auditoire, un étudiant noir carioca prit cette référence au métissage comme une insulte à l’identité noire et à « sa » culture, il m’interpella et me dit que mes propos étaient racistes, que je n’avais pas le droit ni le pouvoir de dire ce qu’étaient les noirs bahianais car j’étais blanc. Je répondis que lui-même ne connaissait pas le milieu afro de Salvador de Bahia et qu’il appliquait un raisonnement racialiste … Nous restâmes sur nos positions. Je savais que cette lecture « identitaire » était bien présente parmi les militants du mouvement culturel noir comme dans les commentaires, médiatiques et scientifiques. Durant la décennie suivante, des conflits sur le fait d’être noir (ou blanc) à l’occasion de l’instauration de programmes de discrimination positive n’ont cessé d’occuper et de diviser le milieu académique. Cela me renvoyait à la complexité de la situation bahianaise, au quartier Liberdade et au mouvement culturel d’africanisation du carnaval. Car le groupe Ilê Aiyê avait été à l’origine de la formation d’un sujet politique et culturel, acteur du mouvement culturel noir à l’échelle locale et nationale. L’un des effets, certes indirect, de ce mouvement fut la mise en place de quotas raciaux et le développement d’une longue polémique sur le plan national sur la discrimination raciale et les moyens de la combattre. L’orgueil d’être noir, défendu dans le carnaval de l’Ilê Aiyê, trouvait ainsi un prolongement logique dans la sphère politique.

Plusieurs commentaires de ce récit sont possibles mais je voudrais m’en tenir à trois. En premier lieu, bien sûr, toute compréhension d’une situation est intersubjective, comme l’est la situation elle-même. Par exemple, ma distance avec la « blanchité » brésilienne m’apparaît au moment du quiproquo sur mon statut de chauffeur blanc d’un leader noir. Cette situation me permet d’observer et de décrire le fait d’être blanc et le fait d’être noir dans les relations raciales brésiliennes en y prenant ma part, sans travestissement. La vérité de « ce que j’ai compris » surgit dans les interactions entre mes interlocuteurs et moi-même. Il ne s’agit pas exactement d’une « coproduction » de savoir puisque nos positions, nos questions et nos problématiques ne sont pas les mêmes ; c’est, disons, un apprentissage réciproque ou une heureuse rencontre. Ma compréhension ne se confond pas avec celle de mes interlocuteurs. Elle naît dans la rencontre entre nous et non dans mon identification à eux, comme le suppose l’étudiant noir qui m’interpelle plus tard à Rio, et pour qui toute parole de vérité doit se fonder sur l’identification. L’échange entre nous à propos de ma relation avec l’Ilê Aiyê pose plus généralement la question de la relation ethnographique.

En effet, en deuxième lieu, contrairement à l’illusion d’une « identification » mentionnée par Claude Lévi-Strauss comme étant inhérente à l’enquête ethnographique dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (1950), il est bien clair qu’il n’y a pas d’identification de l’anthropologue avec les autres acteurs de la situation ethnographique. Le savoir émerge de l’échange et du dialogue, omniprésents, au moment où j’atteins une certaine empathie intellectuelle avec le « monde » créé par mon enquête. C’est à partir des relations tissées sur le terrain que se forme ma compréhension de « ce qu’ils font », pourquoi et comment. Mais je ne prétends pas devenir ceci ou cela : dans mon cas, je reste blanc et européen, je ne deviens ni noir brésilien ni « africain » [5]. D’ailleurs, personne sur place ne me le demande. Cette identification n’est pas la condition de mon savoir et de sa « vérité ». Bien au contraire, la confusion entre l’implication personnelle dans la situation ethnographique et l’identification produit divers malentendus : confondre identité et subjectivité, faire disparaître la subjectivité de l’autre pour ne garder que l’identité… que je (l’enquêteur) suppose qu’il (l’autre) représenterait. Il est intéressant de noter que Lévi-Strauss mentionne bien cette confusion identitaire et cette disparition de la subjectivité de l’autre, mais il en fait un « risque », sans que cela remette en cause la prétention même de « l’identification » comme modèle de l’enquête ethnographique sur le « fait social total ». Puis, face au « risque tragique » vécu par « tout ethnographe » qui devrait s’identifier à l’autre pour le connaître, il transfère la réponse, étonnement, vers le terrain de l’inconscient [6].

Troisièmement, la vérité produite est toute relative au sens, épistémologique, où elle dépend de la rencontre ethnographique. En se déclarant ainsi publiquement, elle se démarque de tout « discours de vérité » c’est-à-dire d’une rhétorique du pouvoir — j’y reviens plus loin. Il me semble dès à présent important d’insister sur le fait que la situation ethnographique crée une relation empathique et non identitaire, ce qui dispense l’anthropologue, même s’il le voulait, de s’autoriser à parler « au nom de » (comme le veut mon interlocuteur de la seconde scène décrite), c’est-à-dire « à la place de », et de poser ainsi un acte d’autorité à peu près équivalent à celui que fut « l’autorité ethnographique » dans le contexte colonial [7]. Là encore, l’empathie intellectuelle, ou méthodologique, n’est pas l’identification. Celle-ci est un leurre dont les effets logiques, outre la prétention à « parler au nom de », sont la prise de pouvoir au sein du monde social observé d’une part, et le déni des subjectivités des autres de l’autre.

Ethnographie réflexive, anthropologie interdisciplinaire

La scène qui vient d’être décrite suggère que la situation ethnographique produit une connaissance spécifique, que l’ethnographie est une expérience singulière, simultanément « cognitive et pratique » (Naepels 2012 : 82). C’est ce rapport épistémologique entre relation intersubjective et savoir qui doit pouvoir reprendre le nom d’anthropologie. L’anthropologie se définirait ainsi à deux niveaux, d’une part dans l’approfondissement d’une distinction entre ceux qui font de l’ethnographie et ceux qui n’en font pas — c’est un premier point essentiel. D’autre part, dans une distinction, parmi les ethnographes, entre ceux qui en font le fondement de leur savoir et s’obligent alors à réfléchir aux situations ethnographiques dans lesquelles ils/elles sont impliquées, et ceux qui ne le font pas. L’ethnographie réflexive dont il est question ici suppose que la réflexivité ne s’applique pas seulement à l’écriture et au produit fini de la description et du texte anthropologiques, qui ont fait l’objet des critiques éclairantes et même, à mon sens, décisives, du courant dit « philologique » ou « textualiste » des années 1980, particulièrement aux États-Unis [8]. Elle concerne aussi et, devrait-on dire, d’abord, la réflexivité de l’enquête et le rapport entre ce que j’observe dans le temps de la rencontre ethnographique, et la compréhension que je peux établir de ce qui s’est passé au cours de cette observation. On notera que cette épistémologie-là, fondée sur le terrain et toute opposée à son rejet, s’est développée presque dans la même période que la précédente mais davantage en Europe qu’aux États-Unis [9].

Comment l’anthropologie peut-elle se saisir de l’ethnographie réflexive ? Considérée depuis l’ambition d’universalité qui la fonde, l’anthropologie est nécessairement interdisciplinaire (inter- et non pluri-) ; elle n’est « spécialiste » de rien, elle naît entre toutes les disciplines, dans le croisement de tous les regards sur les humains en société, entre tous les registres de l’existence qu’elle doit réunir pour tenir le cap qui l’oriente : comprendre ce qui est observé dans l’entièreté de ses déterminations et significations, essayer d’en avoir une appréhension totale, ce qui ne veut évidemment pas dire homogène. Idéalement, il s’agirait de faire sur chaque terrain, autant que nécessaire, de l’analyse économique, spatiale et politique ou des études de relations internationales, sociologiques, culturelles, historiques, etc. Autrement dit, c’est le terrain lui-même qui appelle des raisonnements et des concepts relevant de registres disciplinaires divers dépassant leurs frontières respectives.

Cette perspective interdisciplinaire, qui vient tout autant de l’évidence du terrain ethnographique que de l’ambition généraliste de l’anthropologie, rencontre opportunément l’élan de chercheurs venus d’autres disciplines, qui se sont eux-mêmes éloignés des cadres épistémologiques trop abstraits ou trop rigides du noyau dur de leurs disciplines « d’origine », et se sont retrouvés quelque peu à la marge. Ils occupent alors un espace sécant avec celui de l’anthropologie générale fondée sur l’ethnographie.

Deux commentaires peuvent encore être faits. D’une part, cet espace commun anthropologique permet la mise en œuvre de l’enquête collective pluridisciplinaire, c’est-à-dire faisant appel à plusieurs compétences. Dans ce cas, l’horizon anthropologique (au sens général d’un savoir sur l’homme en société fondé sur l’enquête de terrain) est l’objet d’un partage et d’un débat entre toutes les compétences disciplinaires représentées. D’autre part, ce chercheur collectif est aussi celui qui permet de faire un terrain multi-situé sans rien perdre de la subjectivité de chaque contact. Il est de plus en plus évident aujourd’hui, qu’à l’instar de l’histoire connectée, une véritable ethnographie globale devra être une entreprise collective et internationale [10].

Ainsi, le commun d’une possible anthropologie interdisciplinaire est (produit par) l’enquête de terrain, l’implication personnelle, la saisie subjective des subjectivités, et la formation inductive des concepts. Les deux orientations initialement posées (ethnographie réflexive et anthropologie interdisciplinaire) n’en font donc idéalement qu’une.

Cette charte anthropologique possiblement consensuelle pose différents problèmes de mise en œuvre : l’étendue et les effets de la réflexivité sur la situation d’enquête et l’implication personnelle, la définition des objets de recherche (lieux, milieux, thèmes ou groupements), le libre accès à tous les terrains (bien au-delà de la distinction entre « l’ici » et « l’ailleurs »), la liberté d’expression (écrite et orale, face à des publics très différents), et bien d’autres. Mais une fois résolus ou écartés ces obstacles, et en admettant qu’ils le soient, il restera encore une question essentielle à résoudre : celle d’un savoir qui fait reposer tout son édifice théorique sur ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008) a appelé le « pacte ethnographique ». Un savoir est produit à partir d’une relation intersubjective : même si nous pouvons et devons recourir aux relevés, recensions et autres méthodes pour fabriquer des données sûres, systématiques et « objectives » [11], il reste que cette dimension relationnelle de l’enquête est la condition de possibilité de toutes les autres et qu’elle produit la connaissance la plus spécifiquement anthropologique, la plus convoitée aussi parce que « véritablement » vécue et donc plus « vraie ». L’ethnographie est une expérience personnelle complexe, longue, tout un univers personnel est créé, il est constitué des rencontres, relations, dialogues, lieux et ambiances tissés par l’enquête et la présence participative du chercheur. Le « monde » créé par l’enquête trace petit à petit le périmètre de l’objet de la recherche à l’intérieur duquel l’ethnographe (ou l’anthropologue en tant qu’il forme son savoir à partir de l’ethnographie), qui ne savait rien tout d’abord, va finalement « s’autoriser » à parler et énoncer un savoir spécifique : tel est le jeu de rôle ou le pacte de vérité qu’il faut tenir, qui implique une fausse naïveté ou une virginité éventuellement feinte, pour voir apparaître et laisser venir progressivement une compréhension de « ce que je vois qu’ils font » à partir de la situation ethnographique.

Cette spécificité épistémologique rend indispensable une réflexion sur la question de la vérité chez les anthropologues. Une réflexion respectueuse de toutes les incertitudes, depuis le doute sur la vérité de ce qu’on me raconte à celui sur l’exactitude de ce que je décris, depuis le courage de dire des « vérités dérangeantes » à des interlocuteurs qui sont eux-mêmes producteurs de discours de vérité associés à une forme de pouvoir, jusqu’à la tentation de « mentir » pour dire plus vrai en créant des fictions sans risque pour personne [12].

Puisque le pacte suppose qu’on admette que ce que dit l’anthropologue est vrai sans être réellement vérifiable (car l’expérience est unique et non reproductible), alors la réponse se trouvera dans les chemins, éventuellement buissonniers, qui permettront de concevoir ce dire-vrai spécifique. Dire la vérité sur le monde observé dans les conditions de l’ethnographie — le « dire-vrai » des anthropologues — est une exigence qui conduit vers certains chemins philosophiques, que je proposerai d’arpenter maintenant.

Le dire-vrai : de l’ethnographie à la philosophie, et retour

Pour l’anthropologue qui fonde son savoir sur la situation ethnographique et « dialogique » de l’enquête (Fabian 1983), la vérité comme savoir et la vérité comme éthique se superposent et peuvent même se confondre au moment de l’enquête — ce qui différencie profondément cette connaissance de celle, par exemple, des physiciens ou des biologistes qui se représentent la question de la vérité comme une progression linéaire vers plus d’exactitude, même si, par ailleurs, des questions d’éthique peuvent se poser. L’idéal du dire-vrai à atteindre pour l’anthropologue est tout à la fois scientifique (la vérité comme exactitude d’un savoir), éthique (la vérité comme absence de mensonge, l’authenticité des descriptions et des témoignages) et politique, c’est-à-dire la capacité à transmettre ce qu’on a compris dans l’espace public par une parole fondée en vérité, au risque de la confrontation, du déni, des malentendus, du rejet, ou des tentatives de récupération. Ce dernier aspect concerne plus largement le rôle public des chercheurs comme une espèce particulière d’« intellectuels ». Car toute cette réflexion suppose acquise une idée que je ne peux qu’énoncer, pour l’instant, sous la forme d’un axiome personnel : il n’y a pas de recherche qui ne débouche sur une forme d’énonciation publique, dans et au-delà du milieu scientifique. Plus profondément, la portée publique fait partie de la raison d’être de la science sociale, et cet engagement-là ne se réduit pas à un usage utilitariste — expert ou militant — des résultats de recherche. Le rapport au public se joue à plusieurs moments de la pratique ordinaire de la recherche : d’abord dans la transformation des problèmes de société en problématiques de recherche, puis dans l’implication elle-même construite sur le terrain, enfin dans le retour de « ce qui a été compris » vers la ou les sphères publiques : la collectivité étudiée, les représentants de la puissance publique, les intermédiaires (médias, travailleurs sociaux, leaders, etc.), enfin le public anonyme et indéterminé pouvant être atteint par les publications du chercheur. Plus directement encore, on peut dire que la prise de parole (la liberté et le courage de la vérité comme on va le voir) est une condition indispensable de la possibilité du dire-vrai de l’anthropologue.

Ces questions trouvent un singulier écho et quelques ébauches de réponses dans les réflexions les plus tardives de Michel Foucault sur le « courage de la vérité » [13]. Selon ce dernier, deux éléments composent le dire-vrai : ce qui est dit de vrai d’une part, et d’autre part le fait même de dire, d’être un sujet tenant un discours de vérité. Il faut avoir, dit Foucault, le courage de la vérité jusqu’« au risque de la rupture » avec mon ami. La parrêsia (la parole vraie) implique une relation assez forte avec ce que je dis pour prendre le risque de rompre avec celui auquel je m’adresse. Il faut que la croyance en la vérité de ce que je dis soit moralement supérieure, au risque de la rupture avec celui qui écoute. Le parler-vrai est différent de la rhétorique, poursuit Foucault, parce que la rhétorique n’est pas fondée sur le lien étroit entre celui qui dit et ce qu’il dit, mais sur la recherche d’un effet de contrainte et de pouvoir sur celui qui écoute. Au contraire, la parrêsia implique une relation forte, « manifeste » entre celui qui parle et ce qu’il dit − qui doit être dit avec liberté de parole ‒ mais elle implique aussi un lien entre celui qui parle et celui auquel il s’adresse qui se place d’emblée sous le signe du risque – risque de malentendu, confrontation ou rupture. Mais le dire-vrai implique que la liberté soit également laissée à l’autre, au partenaire de la parrêsia, ce qui accentue encore la différence avec la contrainte imposée par la rhétorique comme arme du pouvoir.
Qu’est-ce qui compose le dire-vrai ? Pour Foucault, les sources sont nombreuses : examen de conscience, confession, aveu, correspondances, échanges de lettres morales, spirituelles, ou bien encore carnets de notes, journaux (intimes)… Il y a dans toutes ces formes une transparence, une immédiateté supposée entre le dire (ou l’écrire) et l’expérience. C’est ce qu’on pense en général à propos de la forme témoignage autant qu’à propos de la prise de parole publique − ce qui m’a semblé être une croyance discutable puisqu’elle ne reconnaît pas tout ce que la vérité du témoignage doit au travail de mise en forme du témoin comme auteur (Agier 2003). Il y a surtout dans le texte du philosophe, une permanente équivalence entre la vérité qu’on écoute et celle qu’on dit. Car au fond, ce n’est pas la réception de la parole qui est concernée par la réflexion de Foucault, mais le dire-vrai du sujet sur lui-même. Le « connais-toi toi-même » introduit le « occupe-toi de toi-même », et on retrouve là la réflexion du philosophe sur la question du sujet : le sujet comme « souci de soi », intime, même s’il a toujours « besoin d’un autre ». Ce dernier aspect n’a pas toujours été très explicite dans la réflexion de Foucault sur la question du sujet. Il le devient ici à propos de la liberté de parole qui a besoin d’un autre personnage, celui « très constamment présenté comme le partenaire indispensable, en tout cas l’adjuvant presque nécessaire de cette obligation de dire vrai sur soi-même » La pratique du dire-vrai prend appui et fait appel à la présence de l’autre, « l’autre qui écoute, l’autre qui enjoint de parler et qui parle lui-même. » Cet autre, la liste en est longue : le confesseur, le directeur de conscience, le médecin, le psychiatre, le psychologue, le psychanalyste… le philosophe de profession, mais aussi et surtout « n’importe qui », c’est un « personnage incertain, brumeux et flottant » qui a lui-même une qualité, le franc-parler, et une liberté de parole [14].

La vérité qu’on écoute, et celle qu’on dit. Le courage de parler et la liberté de rompre. Si j’ai fait ce détour sur les terres de la philosophie, c’est parce que la résonnance de la vérité et des formes de sa manifestation telles qu’elles sont posées dans la réflexion de Foucault peut nous aider à penser plus prosaïquement sans doute, empiriquement certainement, quelques aspects de cette question sur le terrain ethnographique. Foucault fait le constat d’une superposition entre « qu’est-ce que la vérité ? » et « comment est-elle dite ? », ce qui résonne assez bien avec la conception du lien qu’on établit, du point de vue de l’ethnographie réflexive, entre le dialogue de la situation ethnographique d’une part, et la formation du savoir d’autre part. Mais l’anthropologue, qui est un peu lui-même ce personnage intermédiaire, flottant, et qui peut se sentir passeur de vérité — laquelle circule entre ce qu’il observe, entend et dit, comme le suggèrent les deux situations de dialogue présentées plus haut —, ajoutera une troisième composante à ce dire-vrai : comment finalement produit-on de la vérité ? La vérité comme savoir (le premier souci du chercheur) même totalement imbriquée dans la vérité comme prescription morale (qui est le premier souci de Foucault), doit pouvoir tirer son épingle du jeu, faute de quoi on retomberait dans la représentation de la critique dite « philologique » faisant de l’écrit anthropologique une pure création d’auteur, fondée sur l’autorité et la persuasion. Face à cette impasse, mon argument central est qu’il peut émerger quelque chose comme un savoir dans la rencontre ethnographique, c’est-à-dire à partir et sous condition d’une relation à l’autre. Les cadres de ce savoir ne sont pas établis d’avance par des croyances ethnologiques ou muséographiques sur ce que seraient, « en vérité » (selon la filiation des individus étudiés à une tradition, une origine ou un lieu), la culture et l’identité des autres, auquel cas la relation effective à l’autre (« l’indigène ») ici et maintenant, ne serait rien d’autre qu’illustrative, et la rencontre ethnographique n’aurait plus de sens.

Il m’a semblé que la description du dire-vrai par Foucault laisse penser que les trois questions qu’il aborde et qui permettent de réfléchir au dire-vrai de l’anthropologue — la vérité, la situation dans laquelle elle est dite, et la production de savoir — ne cessent jamais de se répondre, se répliquer, voire se superposer. Ce jeu constant entre différentes instances de vérité, contemporaines les unes des autres, permet de rendre compte de la pratique ethnographique et sa transformation en savoir anthropologique. Le travail de l’anthropologue est ainsi fait de multiples « engagements », non pas au sens commun ou politique mais au sens « goffmanien » d’un engagement situationnel : engagement dans le lieu empirique (le terrain) où l’on enquête en s’établissant, dans le « lieu » théorique d’où l’on pense et écrit, dans le lieu public où l’on dit ce qu’on sait et où, pour cela, l’on doit prendre la parole, et quelques risques. Il s’agit d’implications personnelles très concrètes, fortes et marquantes, qui vont progressivement déterminer la teneur du propos, son authenticité et la vérité qu’elles permettent de faire exister.

add_to_photos Notes

[1Voir Marcus (2002). Voir aussi Rabinow et Marcus (2008).

[2J’ai développé ailleurs la question des nouveaux terrains et de leur effet sur la conception de l’anthropologie, ainsi que la critique du retour du « grand partage » au sein de l’anthropologie entre des thèmes ou faits qui relèveraient prétendument de la sociologie et d’autres de l’ethnologie (Agier 2013a). Ce débat à propos des « frontières » disciplinaires revient de manière récurrente. Voir le dossier récent de la revue Genèses (« Anthropologie et sociologie : croisements et bifurcations », De L’Estoile (dir.), 2012), et le dossier « Frontières de l’anthropologie » (Critique, De L’Estoile et Naepels (dir.), 2004).

[3Entrer au cœur de la pratique ethnographique, de ses multiples implications et engagements, n’est pas un projet isolé ni nouveau, loin s’en faut. Voir notamment Althabe 1990  ; Agier 1997a et 1997b  ; Copans 1998  ; Ghasarian 2002  ; Bouillon, Fresia et Tallio 2005  ; Leservoisier 2005  ; Leservoisier et Vidal 2007  ; Fassin et Bensa 2008  ; Naepels 2012. Daniel Cefaï (2010) a traduit et introduit un ensemble de textes de langue anglaise sur le thème de « l’engagement ethnographique » et, dans le même sens, il a organisé les premières « Journées d’ethnographie » tenues à l’EHESS en novembre 2014. Cette initiative tient compte de la profusion et de la permanence des débats autour de l’ethnographie depuis plus de vingt ans. Elle rend d’autant plus nécessaire une réflexion prospective sur le rapport entre ethnographie et anthropologie en la plaçant au sein de la pratique ethnographique considérée comme source de connaissance et non comme « illustration ». C’est l’objectif principal du présent texte. Cela implique aussi, comme quelques auteurs l’ont fait plus récemment, de s’interroger sur certains aspects particulièrement « sensibles » des nouveaux terrains ethnographiques, par exemple concernant la censure, la difficulté d’accès au terrain ou les démêlés des chercheurs avec leurs « terrains » jusque devant les tribunaux (voir Laurens et Neyrat 2010 et Atlani-Duault et Dufoix 2014).

[4Voir en particulier James Clifford (1988). Dans une tout autre perspective mais à partir du même constat des télescopages entre global et local, entre imaginaires et fictions, voir Marc Augé (1997).

[5Je pense à cette affirmation faite par Roger Bastide (1967), « Africanus sum », dans son ouvrage sur les cultures afro-américaines Les Amériques noires.

[6Le commentaire de Claude Lévi-Strauss auquel je me réfère est précisément celui-ci : « Le risque tragique qui guette toujours l’ethnographe, lancé dans cette entreprise d’identification, est d’être la victime d’un malentendu  ; c’est-à-dire que l’appréhension subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec celle de l’indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivités étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables, si l’opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée sur un terrain, qui est aussi celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire l’inconscient. D’une part, en effet, les lois de l’activité inconsciente sont toujours en dehors de l’appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l’autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension ». (Lévi-Strauss 1950 : XXX).

[7Voir la discussion de cette « autorité ethnographique » et son contexte colonial, notamment, par James Clifford (1988).

[8Voir Clifford et Marcus (1986), et pour un retour sur cette période : Rabinow et Marcus (2008).

[9Voir en particulier Fabian (1983), Althabe (1990) et Bazin (1996). Plus récemment, Borneman et Hammoudi (2009) ont cherché à restituer la place centrale de la relation ethnographique dans la production du savoir anthropologique. Voir aussi l’ouvrage de Ferdinando Fava (2014) sur l’épistémologie de la « situation de communication » développée par Gérard Althabe et les effets de l’implication ethnographique.

[10Il a ainsi fallu la collaboration d’une trentaine de chercheurs de différentes disciplines et de plusieurs pays, avec le soutien financier de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), pour décrire et analyser localement et mondialement un « paysage global de camps » de réfugiés, déplacés internes, migrants etc. (voir Agier 2014). Voir aussi Burawoy (2000) sur la « global ethnography » et Boucheron et Delalande (2013) sur l’histoire-monde.

[11Voir Olivier de Sardan (2008) et sur l’intérêt des outils statistiques dans l’enquête ethnographique, voir Florence Weber (2009).

[12Cette proposition se tient très loin du regard quelque peu perfide de Clifford Geertz (1988) selon lequel tout résultat d’enquête est un texte d’auteur, dont le caractère invérifiable ne laisserait place qu’à une forme de persuasion rhétorique, agrémentée de petits détails garantissant « l’apparence de vérité » et assurant « l’autorité ethnographique » de l’auteur. Si le travail d’écriture est bien essentiel, c’est, à mon sens, par la place qu’il tient dans le rapport réflexif à l’ethnographie et donc à la formation d’un dire-vrai rendu public. Cette proposition implique aussi la question de l’auteur, mais selon le principe de la responsabilité éthique et politique, et non des jeux de l’apparence et de la manipulation.

[13Foucault (2009). Mon commentaire s’intéresse essentiellement au cadre méthodologique et conceptuel donné par Foucault dans le premier cours (1er février 1984). Voir aussi Gros (2009) et Potte-Bonneville (2009).

[14Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées de Foucault (2009, cours du 1er février 1984).

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Pour citer cet article :

Michel Agier, 2015. « Le dire-vrai de l’anthropologue. Réflexions sur l’enquête ethnographique du point de vue de la rencontre, des subjectivités et du savoir ». ethnographiques.org, Numéro 30 - septembre 2015
Mondes ethnographiques
[en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2015/Agier - consulté le 19.03.2024)
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