Scène et coulisses des cérémonies d’accession à la majorité civique et civile à Genève

Résumé

Chaque année, les communes suisses invitent leurs jeunes résident-e-s qui atteignent l’âge de la majorité à un événement qui marque leur accession à de nouveaux droits et obligations. En nous basant sur une enquête ethnographique de quatre ans, nous analysons l’évolution de ce rite de passage dans la ville de Genève, depuis sa première réalisation en 1924. À partir d’archives historiques, d’observations directes des cérémonies ainsi que d’une séance de préparation de l’édition 2012, nous montrons comment les élu-e-s et l’équipe organisatrice, préoccupés par le supposé manque d’intérêt des jeunes pour la politique, négocient adaptations et innovations. Ce rite a joué et joue encore un rôle clé dans les redéfinitions des contours de la citoyenneté, notamment pour inclure d’abord les femmes, puis les résident-e-s de nationalité étrangère.

Abstract

Every year, Swiss communes invite citizens who reached the age of majority to an event celebratingthe granting of civic and civil rights and obligations. Based on a four-year ethnographic study and on historical accounts, we focus on the evolution of this ceremony in the city of Geneva, where itwas organized for the first time in 1924. We show how the organizers, concerned by an alleged lack of political motivation among young adults, have been adapting and transforming the ritual. We argue that the ritual offers a stage on which the boundaries of citizenship are redefined, mostly following historical changes (voting rights for women, then for certain foreigners).

Sommaire

Table des matières

Introduction

L’huissier
Photographie : Isabelle Csupor


Depuis 1924, la Ville de Genève organise une cérémonie [1] pour les jeunes accédant à la majorité civile et civique. Ce rite laïque [1995) et M. Segalen (Rites et (...)" id="nh2-2">2], réalisé dans la plupart des communes helvétiques une fois l’an, est censé marquer le passage à la majorité (ils et elles acquièrent l’exercice des droits civils), mais aussi à la citoyenneté [3] (ils et elles [4] peuvent voter, voire se faire élire). Les autorités communales cherchent donc à éveiller l’intérêt des jeunes pour la politique et les affaires publiques, leur rappeler leurs nouveaux droits et devoirs et renforcer leur sentiment d’appartenance à leur commune.
À Genève, des archives permettent de retracer les étapes qui ont mené à la version contemporaine du rite, dont nous avons pu observer à la fois l’organisation et le déroulement. Non seulement le rite s’est adapté aux changements intervenus depuis 1924, mais il a également traduit ces changements en les mettant en scène.
La première raison d’être de ce rite est d’ordre politique. Les jeunes accèdent à la majorité civique et doivent, aux yeux des élu-e-s, s’intéresser à la res publica et aux processus électoraux afin que la base démocratique du pouvoir politique soit assurée. C’est notamment pourquoi les autorités politiques tentent d’éduquer à la citoyenneté durant le cursus scolaire et de susciter le désir de voter. Célébrer le passage à la majorité civique relève donc d’une survie à long terme du système politique, même si les autorités conçoivent aussi que les jeunes puissent s’engager publiquement et socialement en dehors de la politique stricto sensu.
La seconde raison d’être du rite concerne le juridique : accédant à la majorité civile, les jeunes deviennent théoriquement indépendant-e-s. Ce ne sont plus des enfants, l’État n’est plus responsable de les protéger si leurs parents ne sont pas capables de s’en occuper. Cette décharge que représente le passage à la majorité s’observe très bien dans le champ du placement juvénile (Ossipow, Berthod, Aeby, 2014). Ce placement soutenu par l’État dans le cadre de la protection de l’enfance cesse en effet sitôt la majorité atteinte [5]. Célébrer la majorité civile marque donc le passage à l’âge adulte sans pour autant laisser croire (les autorités et les jeunes le savent parfaitement bien) que cette transition s’opère du jour au lendemain.
L’étude de cette cérémonie et de ses deux fonctions essentielles (civique et civile), s’inscrit dans la ligne des recherches menées en anthropologie et en histoire sur les rites politiques (par exemple Centlivres, Centlivres-Démont, Maillard, et Ossipow, 1991 ; Abélès 1997, 2007 ; Ossipow, Felder 2015) et vient s’ajouter aux rares travaux consacrés à la citoyenneté juvénile (Chauliac 2003 ; Mandret-Degeil 2015). Cette étude permet par ailleurs de concevoir un élargissement de la notion de citoyenneté trop souvent limitée à ses strictes définitions électorales (par exemple Neveu 2013).
Parce que les rites mettent la citoyenneté en scène et en mots, ils rendent visibles ses différentes conceptions. Nous montrons dans cet article que ces promotions civiques ont joué un rôle clé dans les redéfinitions des contours de la citoyenneté, pour inclure d’abord les femmes, puis les résident-e-s de nationalité étrangère.
Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur l’évolution du rite depuis sa création. Nous isolerons plusieurs facteurs (transformations législatives, nouveaux enjeux politiques, renouvellement des acteurs du rite, etc.) qui poussent au changement, et montrerons comment les actrices et acteurs se saisissent de ces éléments de manière réflexive et critique, et les traduisent dans l’organisation du rite. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux coulisses de l’édition 2012 pour montrer les champs de tensions récurrents dans lesquels le rite se trouve pris.

La création et l’évolution de la cérémonie

L’analyse historique de la cérémonie de Genève se fonde sur deux types de sources : les archives municipales (notes de discours, lettres, mémoriaux du Conseil municipal), d’une part, et les articles de journaux quotidiens genevois relatant les cérémonies [6], d’autre part. Ces sources historiques viennent compléter les données recueillies par l’enquête ethnographique (voir note 1, supra) auxquelles s’ajoutent le récit d’une séance de réflexion préparant l’édition 2012, à laquelle les autorités nous ont convié-e-s en tant qu’équipe de recherche et qui nous a permis de nous intéresser plus largement aux coulisses du rite et « aux théories indigènes de l’action » (Wendling 2007), aux façons qu’ont les autorités et l’équipe organisatrice de réfléchir à « leur » rite, destiné aux jeunes.
Les autorités organisatrices elles-mêmes emploient – oralement – le terme de « rite » (ou « rite de passage ») pour désigner ces cérémonies comme si la notion était devenue une expression indigène. La cérémonie a, par ailleurs, changé plusieurs fois de nom au cours de son histoire. De « promotions civiques » entre 1924 et 1998, elles sont devenues des « promotions citoyennes » jusqu’en 2006, puis une « soirée citoyenne » dès 2008. Les jeunes participant-e-s interviewés quelques semaines après la cérémonie de 2012, emploient plutôt le terme de « soirée ». À Genève, comme dans la plupart des autres communes, la participation varie peu d’une année à l’autre. Environ un tiers des invités répond présent.
La soirée citoyenne de Genève est probablement la plus ancienne cérémonie de ce genre en Suisse. La première a eu lieu en 1924, inventée par l’Union patriotique de Genève [7]. En ces temps troublés qui suivent la Première Guerre mondiale, les tensions sont vives entre les forces politiques. L’Union, comme toutes les sociétés patriotiques de l’époque, souhaite rappeler l’importance de l’État fédéral vis-à-vis des cantons, rassembler la population autour d’une mémoire collective puisée dans un passé plus ou moins lointain et affirmer l’identité nationale (Dethurens 2007 : 34). Ce rite qui s’adresse aux jeunes hommes de nationalité suisse âgés de 20 ans [8], correspond aussi à une volonté de marquer le pouvoir de l’État laïc par rapport aux rituels religieux, familiaux et militaires. Toutefois, comme service militaire et défense de la patrie étaient – en Suisse – aux sources des droits politiques, les premières cérémonies se présentent comme un rite quasi militaire. La volonté d’inventer un rite étatique pour marquer l’accession à la majorité civile et civique correspond par ailleurs à la crainte d’un désintérêt des jeunes pour le politique et pour le civisme, que nous ne pensions pas trouver en 1926 déjà :

« Il y a là une lacune que l’Union patriotique veut chercher à combler en entourant ce passage d’une manifestation solennelle qui fasse comprendre aux jeunes gens l’importance de cet acte et le sérieux des responsabilités qui pèseront désormais sur eux […]. Cet acte prosaïque a une signification profonde. Et c’est précisément parce que les droits civiques sont vilipendés et méprisés par une partie des jeunes, qu’il faut chercher à leur en faire comprendre la haute valeur. C’est précisément parce que l’indifférence, l’abstention, le je m’en fichisme, sévissent comme de véritables vers rongeurs de nos institutions patriotiques que ceux qui en connaissent l’histoire doivent tenter de sérieux efforts pour faire partager leurs connaissances et leurs convictions aux générations nouvelles ».
(Journal de Genève, 15 janvier 1926).

Après une interruption de plusieurs années (de 1928 à 1941 [9]), les cérémonies reprennent en 1942. Le but reste le même, bien que cela ne soit plus une association privée qui organise le rite, mais le Conseil administratif (l’exécutif de la ville), plus ou moins sur délégation du Conseil d’État (c’est-à-dire l’exécutif du Canton de Genève). L’organisation de la cérémonie est désormais communale, mais garde une dimension cantonale. L’ambiguïté entre une organisation communale associée au soutien cantonal perdure, comme nous le montrerons dans l’analyse des tensions autour de l’édition 2012 [10].
En 1942 et 1943, le programme – inchangé – du rite contient les discours d’une autorité politique [11] et d’une autorité militaire, le serment [12] ou la promesse des jeunes majeurs, le discours d’un jeune citoyen (sélectionné par les autorités scolaires et invité à proposer une allocution que les autorités disent ne pas censurer), la distribution de cadeaux (une médaille, un livre, un diplôme de citoyenneté qui n’a qu’une valeur symbolique) et le chant de l’hymne patriotique genevois, le Cé qu’è lainô [13], chaque séquence étant précédée d’un intermède musical.

« Des jeunes citoyens ont prêté serment », promotions civiques de 1942
(source : Journal de Genève, 12 décembre 1942, p. 5)


Dès 1943, le parti socialiste tente de démilitariser le rite, même si cela peut paraître étrange vu la période de guerre. Le programme ne contient plus d’allocution d’un responsable militaire. Des associations féminines cherchent également à y faire participer les jeunes femmes qui n’ont à l’époque aucun droit politique, mais contribuent à l’effort de guerre par leur engagement au Service complémentaire féminin, même dans un pays non belligérant. Leur présence sera, après moult débats, tolérée en 1944 sans provoquer de grands changements. Les jeunes hommes sont au parterre et prêtent serment tandis que les jeunes femmes, à l’étage de la salle de concert qui accueille la cérémonie, restent un peu à l’écart, sans prêter serment [14]. Les discours ne changent pas de façon majeure : la citoyenneté y est définie par son caractère civique (défense de la patrie, participation politique), mais aussi comme un engagement social dans la cité. Celui-ci consiste surtout en des tâches éducatives (faire des enfants de futur-e-s citoyen-ne-s responsables) et morales (participation à des associations charitables). Comme on s’en doute, c’est aux femmes surtout que revient cet engagement social. Devant la difficulté de livrer aux jeunes hommes et jeunes femmes un même discours alors que leurs droits politiques – entre autres – diffèrent, le dispositif rituel intègre deux discours juvéniles : le premier d’un jeune homme et le second d’une jeune femme, s’adressant à leurs pairs respectifs.
En 1960, à Genève, les femmes obtiennent le droit de vote sur le plan communal et cantonal ; elles peuvent dès lors participer avec davantage de légitimité aux cérémonies. Vers la fin de la décennie, d’autres revendications apparaissent. Certain-e-s jeunes tiennent des discours contestataires (notamment antimilitaristes et contre l’énergie nucléaire). Il devient difficile de trouver des candidats qui acceptent de se fondre dans le moule très conformiste de la cérémonie. En 1971, la cérémonie fait l’objet d’une tentative de sabotage de la part d’un groupe d’objecteurs de conscience qui, ayant intercepté la liste des jeunes invités, leur envoie un courrier, les encourageant à s’interroger sur le sens de cette cérémonie avant de s’y inscrire. Craignant des débordements au cours de la cérémonie, le maire renforce considérablement les mesures de sécurité, en plaçant une cinquantaine de policiers en uniforme ou en civil aux quatre coins de la salle et de la scène. Le rite montre des signes d’épuisement mais n’est pas remis en cause pour autant.
En 1978, l’Union des villes suisses mène une enquête [15] sur les promotions civiques. On y apprend que de nombreuses villes suisses organisent des promotions civiques très diversifiées : croisière sur le lac, danse, mais aussi débats sur des sujets susceptibles d’intéresser les jeunes tels que le service civil (en discussion à l’époque mais qui ne deviendra une alternative au service militaire qu’en 1996), les impôts et la solution des délais pour la décriminalisation de l’avortement [16]. Comme on le voit, les programmes sont novateurs puisqu’ils incluent des activités récréatives. Mais, surtout, les sujets de discussion proposés aux jeunes sont hautement polémiques, controversés et même genrés, notamment ceux qui tournent autour de la conscription pour les hommes, et autour de l’avortement pour les femmes.
Toutefois, à Genève, rien ne bouge, si ce n’est que les articles de journaux mentionnent de façon récurrente le « chahut [17] » et le côté « dissipé » des jeunes lors des cérémonies. En 1991, des avions en papier volent à travers la salle, le brouhaha perturbe la cérémonie, ce qui pousse ses instances organisatrices à en revoir le déroulement. Afin de susciter un regain d’intérêt tout en se montrant plus proches des supposées préoccupations des jeunes, les autorités innovent en intégrant, dès 1992, un spectacle humoristique [18] à la cérémonie, en supprimant les porte-drapeaux des sociétés patriotiques, et en allégeant les discours. Elles retirent également la prestation de serment, car les jeunes ne semblaient pas y accorder le sérieux souhaité. D’ailleurs, l’accession à la majorité civique et civile n’exige pas de serment puisqu’elle n’est pas une cérémonie obligatoire comme la naturalisation dans laquelle le serment adoube les personnes arrivées au bout de la procédure (Ossipow et Felder, 2015). La cérémonie perd de son caractère solennel et utilise, dans une visée clientéliste, le divertissement comme moyen d’attirer les jeunes.
En 1999, un élu socialiste [19] de l’exécutif de la Ville de Genève et responsable du Département de la cohésion sociale et de la solidarité, ancien enseignant d’histoire et directeur d’établissement scolaire, prend les rênes de la soirée. Entouré du Délégué à la jeunesse – nommé en 2001 – et de ses subordonné-e-s, il y apporte au fil du temps des changements significatifs.
La cérémonie n’a plus lieu au Victoria Hall, haut lieu de la musique classique, mais au Théâtre du Léman, qui semble, aux yeux du conseiller administratif, plus adapté à la jeunesse parce qu’accueillant des spectacles plus populaires et plus diversifiés. En outre, la salle sans étages ni recoins est plus facile à surveiller et permet ainsi de mieux contrôler les éventuels débordements dont les jeunes pourraient se rendre coupables.
Cet élu choisit de supprimer les discours juvéniles et d’inviter des figures emblématiques [20], souvent de renommée internationale, qui permettent de renforcer le rite en incarnant des formes de citoyenneté exemplaires auxquelles il aimerait que les jeunes s’identifient et de montrer que la citoyenneté ne se limite pas à la participation civique, au vote ou aux élections, mais aussi à des formes d’engagement – souvent contestataires – qui dépassent le politique stricto sensu et la seule échelle locale ou nationale.
Ce changement majeur est loin d’être anodin puisque ce ne sont plus des jeunes qui s’expriment sur leurs conceptions de la citoyenneté, mais des personnes plus âgées, voire même très âgées, qui servent de modèles et donnent des leçons aux jeunes. Mais, contrairement aux discours tenus par les autorités qui suivent à peu de choses près le même modèle, ceux des figures emblématiques contribuent à donner une image contrastée des messages politiques, des âges et des sexes comme en 2010, quand Pascal Couchepin, émanant de la droite libérale et ancien président de la Confédération, dialogue avec Ada Marra, une jeune parlementaire socialiste. Elle et il sont interviewés par une journaliste connue des médias audiovisuels, selon un dispositif qui ressemble à un plateau de télévision. Ainsi, le témoignage est-il marqué par un processus de spectacularisation.

Le discours du Conseiller d’État, accompagné de l’huissier qui atteste du caractère officiel du discours, avec les drapeaux genevois, suisse et européen (2006)
(Photographie : Isabelle Csupor)


Partie témoignage : l’interview d’un ex-président de la Confédération
et d’une jeune conseillère nationale (2010)

(Photographie : Isabelle Csupor)


Autre grand changement, même s’il n’est pas visible dans la mise en scène, les jeunes étrangers et étrangères – hormis les clandestines et clandestins qui ne seraient pas recensés dans les registres de l’Office cantonal de la population – sont désormais conviés à la soirée. C’est un changement d’envergure – presque un programme politique – qui révèle une conception de la citoyenneté qui ne se limite pas au droit de vote et d’élection. En effet, au moment du changement, les personnes de nationalité étrangère ne disposaient encore d’aucun droit politique mais tant la Confédération que le Canton commençaient à mettre sur pied des politiques spécifiques d’intégration et à promouvoir la diversité. À Genève, elles obtiendront le droit de vote – mais non d’éligibilité – sur le plan communal en 2005 [21].
En 1999, les spectacles changent de nature. Ils sont donnés par des musicien-ne-s ou humoristes tantôt connus sur la scène internationale francophone, tantôt de renommée plus locale. Un choix plus « autochtone » s’effectue généralement lorsque les critiques sur la sélection d’artistes étrangers se font plus virulentes dans les coulisses politiques. Les formations musicales à connotation militaire sont remplacées par des chorales populaires ou rappeurs locaux pour accompagner l’hymne cantonal.
Le nouvel élu change également les cadeaux offerts aux jeunes, troquant les objets souvenirs contre un bon pour l’achat d’un CD, agrémenté tantôt d’un livre, d’une montre Swatch aux couleurs cantonales, de certains fascicules de prévention ou encore d’une brochure (Coup de pouce pour majeurs) qui informe les jeunes sur leurs droits et devoirs respectifs au moment de leur majorité.
Enfin, l’entracte devient l’occasion de consommer quelques rafraichissements et biscuits apéritifs. Ce moment de pause permet aux jeunes de se rencontrer et échanger sur ce qu’elles et ils sont devenus, mais ne favorise pas la proximité entre les jeunes qui se tiennent d’un côté du hall tandis que les autorités en occupent l’autre bout. Néanmoins la possibilité d’échange reste ouverte ce qui n’était pas le cas dans la version précédente où les agapes avaient lieu dans des bâtiments séparés.
Si l’on considère la structure du rite autant que son contenu, on note que le changement le plus important a été effectué avant l’arrivée du conseiller administratif en 1999 avec l’ajout d’une partie divertissante qui a bien pour objectif de faire venir les jeunes. Toutefois, les cadres solennel et ludique restent globalement séparés par l’entracte. Ainsi la partie solennelle du rite demeure, sans être mélangée ou contaminée par sa part distrayante.
Dans ce survol historique, il est possible d’isoler différents facteurs qui ont déclenché les critiques et les réflexions nécessaires aux changements. Premièrement, les promotions civiques ont été une scène où les droits civiques des femmes ont été revendiqués. Avant même le changement législatif, les jeunes femmes ont ainsi été invitées et ont pu prononcer des discours (plus ou moins conservateurs) sur le suffrage féminin et leur rôle dans la cité. Les cérémonies mettaient en scène des disparités qui ont fini par être supprimées sur le plan législatif. Le rite a ainsi contribué autant qu’il s’est adapté à ce changement majeur du système démocratique. Gageons qu’il en va de même aujourd’hui avec les jeunes femmes et hommes étrangers. Les autorités appellent au vote, voire à l’éligibilité, tout en sachant qu’une partie du public est privée de ces droits en tout cas au plan cantonal et fédéral. La cérémonie met dès lors ces enjeux en lumière et crée le débat autour de l’accès à une citoyenneté complète. Les jeunes en sont d’ailleurs bien conscients et s’expriment dans les entretiens sur cette privation qu’ils considèrent largement comme une injustice.
Deuxièmement, ce survol historique permet de voir que les discours reflètent des changements de préoccupations politiques. Alors que le salut de la nation dans une Europe en guerre dépendait des jeunes, c’est aujourd’hui la survie de la démocratie qui reposerait sur eux. Même si la préoccupation de la politisation de la jeunesse n’est pas nouvelle, elle est particulièrement forte aujourd’hui et le soutien à la participation politique des jeunes semble au plus haut, avec la multiplication des initiatives telles que les Parlements de jeunes, des visites de la salle du Grand Conseil pour les enfants, des concours visant à renforcer la pratique du droit de vote, etc. (Ossipow, Csupor, Felder 2017). Les discours sont aussi largement influencés par l’actualité, nous l’avons vu avec les débats sur l’avortement. Plus récemment, ce sont les « Printemps arabes » qui tenaient une place centrale dans les discours. L’équipe organisatrice se saisit ainsi des préoccupations politiques et des enjeux actuels au moment de concevoir la cérémonie et ses discours, et les définitions implicites du « bon citoyen » ou de la « bonne citoyenne » se voient transformées.
Troisièmement, les acteurs en charge de l’organisation ont changé, teintant plus ou moins fortement le rite de leurs sensibilités personnelles et de leurs priorités politiques. L’arrivée en 1999 du conseiller administratif à l’origine des modifications mentionnées plus haut en est un exemple frappant. À la fois organisateur en chef et maître de cérémonie, il a bénéficié d’une large marge de manœuvre pour faire de l’événement « sa » soirée citoyenne.
Quatrièmement, la participation est restée plutôt stable, mais pourrait changer à tout moment, remettant en question l’existence du rite. Du coup, l’équipe organisatrice cherche à adapter au mieux les modes d’invitation, le choix des invité-e-s et des artistes pour la partie récréative ainsi que les cadeaux offerts aux jeunes. La réflexion porte ainsi sur les intérêts des « jeunes d’aujourd’hui » dans la peau desquels tentent de se glisser les instances organisatrices. Depuis ses débuts, le rite a été adapté pour éviter le désintérêt des jeunes et l’érosion de la participation.
Enfin, de façon transversale à ces quatre facteurs de changements, nous remarquons que l’équipe organisatrice, à l’instar des ethnologues que nous sommes, s’interroge sur le sens du rite et sur son efficacité. Les choix semblent traversés par la préoccupation que la soirée ne devienne ni une formalité, ni la simple célébration d’un anniversaire. Ses actrices et acteurs souhaitent non seulement attirer les jeunes, mais également leur transmettre des messages. Nous allons maintenant voir comment ces réflexions ont pris forme durant la séance d’organisation de l’édition 2012.

L’organisation en coulisse

En 2011, l’élu socialiste aux commandes depuis 1999 est remplacé par une élue du parti écologiste, ancienne assistante sociale. L’équipe organisatrice, ressentant la « nécessité » de changer quelque peu la formule, a convié les auteur-e-s de cet article, à sa séance de réflexion du 3 novembre 2011 pour venir soutenir l’échange d’idées autour d’éventuelles modifications du rite. Y participaient également un représentant des autorités cantonales et un représentant de l’association des communes genevoises.
Cette séance ressemble à une discussion à bâtons rompus entre une dizaine de personnes qui se demandent ce qu’elles pourraient changer à la cérémonie, qui inviter comme figure exemplaire, quels cadeaux offrir, comment favoriser la participation des jeunes et même s’il faut envisager des apéritifs avec ou sans alcool. Par ailleurs, le Délégué à la jeunesse, qui lui n’a pas changé, souhaite profiter de l’occasion pour transformer radicalement la cérémonie, apporter du sang neuf, éventuellement la déplacer sous une tente sur une grande place de la ville et pouvoir ainsi repenser une fête potentiellement capable d’absorber un nombre bien plus important de jeunes.
Même si l’observation est toujours participante et donc agissante dès lors que les anthropologues pénètrent sur le terrain de leur enquête, cette invitation à collaborer à l’organisation du rite ne laisse pas de doute sur le fait que l’équipe de recherche est partie prenante du rite et qu’elle peut influencer son déroulement. Le simple fait d’effectuer une recherche semble susciter au fil de l’enquête un regain d’intérêt pour les promotions citoyennes auprès des Délégué-e-s à la jeunesse [22].
Même s’il n’avait jamais été question de supprimer les cérémonies citoyennes, le Délégué avait tendance à considérer celles-ci comme superflues car elles semblaient concerner avant tout les jeunes « sans problèmes » (versus une « jeunesse en rupture », nouvelle catégorie objet de politiques publiques spécifiques). L’influence de l’équipe de recherche sur les changements du rite tient en des conseils qui leur sont sollicités, mais provient aussi de leurs questions lors des entretiens précédents et des restitutions de résultats que nous avons organisées au fil du processus de recherche.
Cette séance n’a pas débouché sur des changements majeurs si ce n’est que la nouvelle élue a renoncé à diriger la cérémonie et a confié ce rôle à un comédien professionnel. Sous sa magistrature, les discours ne changent pas radicalement, mais se teintent des préoccupations écologiques de cette représentante du parti des Verts, qui insiste par exemple sur le rôle des jeunes générations dans la préservation de la planète.
Les figures emblématiques, elles, semblent se diversifier, voire se dépolitiser. Le témoignage de l’alpiniste Jean Troillet, en 2012, portait plus sur l’accomplissement personnel et collectif. Ce dernier a tenu un discours clairement antipolitique. « Je vais tout de suite vous mettre le niveau de la politique : c’est une chose de basse altitude ! Les jeunes, ils en ont marre de ça » a-t-il affirmé à propos d’un groupe de jeunes Israéliens et Palestiniens invités en Suisse à se rencontrer à l’occasion d’une course de montagne.

Témoignage de Jean Troillet, soirée citoyenne 2012, cameraman : Denis Huc

Durant la même édition, des jeunes constitué-e-s trois jours plus tôt en « Parlement des jeunes Genevois » ont présenté leur projet. Comme pour compenser l’apolitisme de l’alpiniste, le Délégué de la jeunesse a invité sur scène des jeunes dont il considère l’engagement comme exemplaire et ce d’autant plus qu’il avait toujours voulu faire renaître de ses cendres le principe d’un parlement des jeunes à Genève. Celui qui vient d’être constitué rassemble des jeunes résidant à Genève, mais aussi (en tout cas potentiellement) des résidents de la partie française de l’agglomération franco-genevoise. Le groupe est interviewé par une journaliste et tente de susciter l’adhésion d’autres jeunes à une structure politique. Paradoxalement, ses membres affirment sur scène que le Parlement des jeunes est apolitique et préfère les « projets » aux « débats » politiques.

Présentation du Parlement des Jeunes Genevois, soirée citoyenne 2012, cameraman : Denis Huc

L’année suivante, un scientifique suisse est invité comme figure héroïque. Pas de politique ni d’engagement civique dans son discours : il présente avec enthousiasme sa version de l’American dream, soit son début de carrière fulgurant comme jeune chercheur à Los Angeles. Son message : « work hard, play hard !  ». Si les discours des autorités politiques ne changent pas fondamentalement, ni d’ailleurs l’intention divertissante, le choix des témoins (un alpiniste en 2012, un scientifique en 2013, le directeur du CICR et un footballeur en 2014) rompt clairement avec les éditions précédentes, notamment avec le discours de Stéphane Hessel qui encourageait les jeunes à se révolter contre l’ordre établi et les inégalités qui le caractérisent.
Le rite des promotions citoyennes se vit aussi au gré des aléas. Des « variations » (Kreinath, 2004) qui ne changent ni la structure du rite ni son sens mais affectent l’atmosphère et l’ambiance de la cérémonie. Nous avons notamment relevé des moments de basculement tenant à des dynamiques de groupes. Par exemple, certaines années, le public reprend les hymnes (cantonal et national) avec plus d’enthousiasme que d’autres, sans que l’on trouve d’explication à cette variation. En deçà d’un certain point, l’intensité du chant va decrescendo, et la défection des membres du public s’accélère ; au-delà, la participation semble entraîner les plus rétifs.

Quatuor Rangoutang, soirée citoyenne 2012, cameraman : Denis Huc

Un autre exemple de basculement ne tient pas cette fois aux propos des figures invitées, mais à la soudaine défaillance technique ou humaine. Lors de la première cérémonie à laquelle nous avons assisté en 2006 [23], le héros est Eolo Morenzoni. Il est sur scène avec sa béquille (car il vient d’être opéré), sa fille qui le soutient et le journaliste. Avant l’interview, l’équipe organisatrice veut passer un extrait de film. L’écran descend, mais l’emplacement des invité-e-s sur la scène a été mal calculé et ceux-ci se retrouvent brutalement coupés du public qui ne voit que leurs jambes sortant de dessous l’écran. Jeunes et autorités sont pris d’un fou rire qui crée une complicité entre la scène et le public. C’est peut-être pour cela que les jeunes accepteront avec enthousiasme, à la demande du journaliste, de réhabiliter symboliquement cet ancien brigadiste [24].
Enfin, en 2014 [25], un jeune passionné par le journalisme avait été invité pour interviewer les deux héros de la soirée citoyenne : Yves Daccord, directeur du CICR pour évoquer son expérience dans le domaine de l’humanitaire et Michel Pont, un entraîneur de l’équipe nationale de football. L’entretien était parfaitement planifié. Tout se déroule comme prévu, dans un grand professionnalisme. Mais soudain, vaincu par le stress, le jeune journaliste perd son souffle, manque de s’évanouir, avant d’être soutenu (physiquement et moralement) par l’entraîneur qui demande au public de l’encourager, le temps qu’il reprenne son souffle et ses esprits.

La soirée citoyenne et ses débats

Les transformations du rite depuis 1924 révèlent des débats locaux et actuels concernant la cérémonie, mais aussi, sur le plan général, une réflexion sur la citoyenneté. Elles révèlent aussi divers champs de tensions qui s’expriment de façon récurrente au fil du temps.

Citoyenneté cantonale ou communale ?

Une première tension concerne l’implication des autorités cantonales à la cérémonie. Lors de la séance de réflexion, un membre du service cantonal des votations et élections justifie le rôle du Canton par le fait qu’on acquiert la majorité « tant au niveau communal que cantonal ». Le Canton participe donc en offrant un cadeau, et en contribuant financièrement à l’organisation. Sur scène, sa présence se limite toutefois au discours d’un-e représentant-e de l’exécutif cantonal. La nouvelle conseillère administrative souhaite donc augmenter la visibilité du Canton et son implication dans la préparation de la cérémonie. Mais le Délégué à la jeunesse rappelle, quant à lui, la « sacro-sainte autonomie communale ». S’il est d’accord pour que la Ville de Genève organise la manifestation avec le soutien du Canton et celui de l’Association des communes genevoises et des communes, et également d’accord de contribuer aux frais pour que les communes puissent « envoyer leurs jeunes » en Ville, il insiste pour que la soirée citoyenne reste « la soirée de la Ville », c’est-à-dire celle d’une commune spécifique (Genève-Ville).
Comme on le voit, il y a donc superposition de l’échelle communale (commune de Genève-Ville), de l’échelle cantonale et du souhait de la majeure partie des 45 communes du canton de faire profiter à leurs jeunes administré-e-s d’un rite de niveau communal, mais qui apparaît comme cantonal vu l’ampleur qu’il prend et sa place au centre-ville.

La citoyenneté et les rapports de forces politiques

L’organisation de la soirée citoyenne traduit aussi des contradictions (le fait qu’une partie du public invité à voter ne dispose que du droit de vote communal), des rapports de pouvoir entre les différentes échelles du système et entre les différentes forces politiques. Si les personnes œuvrant à l’organisation ont une certaine marge de manœuvre, elles doivent négocier avec les élu-e-s des institutions qui financent l’événement. La nouvelle élue, ne participant pas à la séance de réflexion, a par exemple proposé d’inviter un musicien mondialement connu, notamment pour son orientation altermondialiste, ainsi qu’un écrivain-sociologue réputé pour ses positions très à gauche et son engagement auprès des Nations-Unies. Le Délégué à la jeunesse, fort de sa présence de longue date dans l’organisation de la cérémonie, a jugé que le second avait des relations qui risquaient de faire polémique. « Ça va nous être reproché immédiatement » affirme-t-il lors de la séance, soucieux de tenir compte globalement de la mise en scène du pouvoir que le rite propose. Finalement, ni l’un ni l’autre ne seront au programme. Un footballeur français qui a créé une fondation contre le racisme avait été approché. Le problème, selon l’organisateur, c’est qu’il « veut 50’000 francs pour venir, mais pour lui, pas pour sa fondation ». Il ne sera finalement pas retenu.
Les figures emblématiques, conviées durant l’ère du conseiller administratif socialiste sortant, s’engageaient pour les droits de l’homme, la lutte contre le fascisme ou pour la démocratie. Pour ce conseiller, le message ne devait pas seulement être « "je vais voter", mais aussi "j’ai dû lutter pour qu’on m’entende" », rappelle le Délégué à la jeunesse aux participant-e-s de la séance. Lors de la séance, quelqu’un propose de convier un jeune politicien genevois d’origine étrangère au parcours brillant. Toutefois, une personne s’inquiète des réactions : « mais on va nous dire "c’est des gens de gauche" ». Même si des personnes au centre-droit de l’échiquier politique font partie de l’équipe organisatrice, elles ne s’imposent pas pour empêcher certains symboles qui conviennent sans doute mieux aux sensibilités de gauche. Ainsi, sur la scène et bien en vue derrière le pupitre de l’orateur, se trouve un drapeau européen, à côté des drapeaux suisse et genevois. Certes, il s’agit à l’origine du drapeau du Conseil de l’Europe dont la Suisse est membre, mais le principal parti de droite lutte farouchement contre tout rapprochement politique avec l’Europe. Ce drapeau perdrait ainsi probablement sa place si un élu de droite venait à prendre en charge la soirée.

Le maître de cérémonie, avec sur l’écran derrière lui, les représentants de la Ville et du Canton, et les drapeaux genevois, suisse et européen
(Photographie : Maxime Felder)


Attirer les jeunes sans se vendre

Dans la discussion apparaît une tension entre la volonté de plaire et d’attirer les jeunes, et une volonté de ne pas trop « se vendre ». La soirée doit garder « sa valeur ». Ainsi, l’équipe organisatrice ne divulgue pas le nom de l’artiste qui assure le spectacle. Toutefois, pour un organisateur, le spectacle est « dédié » aux jeunes et est censé « les attirer ». Durant la séance, il ajoute que « le fait de subordonner ça à la première partie est très intéressant. La cérémonie doit demeurer parce que sinon, ça n’a aucun sens que les institutions soient un opérateur de cette rencontre ». Autrement dit, le rite n’en serait plus un s’il ne mettait pas les autorités et l’État (« les institutions ») au centre, et n’était alors plus qu’une soirée de divertissement. Présenté ainsi, le spectacle n’est pas essentiel au rituel, et sert surtout à assurer une plus large participation, même s’il est aussi question de « faire plaisir » aux jeunes. Le côté ‘’carotte et bâton’’ semble toutefois assumé : « ils sont captifs à un moment donné pour qu’on leur transmette un message » dit un participant à la séance. Appel au politique et ludification [26] coexistent parce que la soirée célèbre un anniversaire autant que le civisme et parce que les autorités disent devoir s’adapter aux univers juvéniles.

Le spectacle à la fin de la soirée en 2012 par le chanteur et imitateur français Michaël Gregorio
(Photographie : Maxime Felder)


La structure de la soirée est donc essentielle : d’abord les discours les plus officiels, les témoignages, les hymnes, une pause et un apéritif, puis le spectacle, et enfin, à la sortie, la distribution des cadeaux remis sur présentation d’un bon glissé dans l’invitation. Comme l’explique un organisateur, « le risque est que certains ne viennent que pour recevoir le bon. Quand ils l’auront reçu, ce n’est pas sûr qu’ils restent dans la salle. On leur organise une monstre soirée et ils repartent dès qu’ils ont leurs bons ? ». Une attention particulière est donc portée afin que les jeunes ne « profitent » pas des aspects attractifs en esquivant les parties plus cérémonielles.

Jusqu’où promouvoir la participation ?

Une quatrième tension se greffe sur la question d’agir pour augmenter la participation des jeunes. Ceci pourrait être fait en améliorant la communication. Au moment de l’enquête, un carton d’invitation est envoyé par la poste. Consciente que ces lettres n’arriveront pas toujours dans les mains des jeunes, l’équipe d’organisation publie aussi des encarts dans un quotidien gratuit lu notamment par les jeunes. Nos entretiens avec ces derniers montrent que ce sont souvent les parents qui transmettent l’enveloppe, et leur rappellent de s’inscrire. On peut ainsi supposer que les jeunes dont les parents ne jouent pas ce rôle ont peu de chance de participer.
Durant la séance, un des auteur-e-s de cet article évoque la possibilité d’utiliser les réseaux sociaux. C’est ce que l’équipe d’organisation fera deux ans plus tard, en créant une page Facebook ouverte à toutes et tous et où sont publiés des photos des préparatifs et des éditions précédentes, le programme, l’affiche, puis les photos de la soirée après l’événement. L’instance organisatrice produit également une vidéo montrant la nouvelle conseillère administrative en charge de la soirée expliquer pourquoi cet événement est non seulement important en tant que marqueur du passage à la majorité, mais aussi attractif. Elle annonce la venue d’un humoriste sans dévoiler son nom. Dans la foulée, le site officiel de la Ville crée des pages avec galeries de photos, et vidéos d’extraits des soirées et des courts-métrages des soirées postés sur YouTube.

Présentation de la Soirée Citoyenne du 25 février 2013.
Par Esther Alder, Conseillère administrative en charge du Département de la cohésion sociale et de la solidarité. (Ville de Genève 2013)

(https://www.youtube.com/watch?v=oHvQlIUa8FA)


Ces efforts de communication ont été entrepris alors que durant la séance de réflexion, en 2011, la discussion portait sur le risque que représenterait une affluence beaucoup plus importante. Une responsable expliquait : « Avec le Théâtre du Léman qui contient 1300 places, on a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de notre tête. S’ils s’inscrivent en masse et qu’ils sont 2000, on fait quoi ? » Le rite tel qu’il existe actuellement est donc un pari sur le fait que pas plus de 1’300 – moins en réalité puisque de nombreuses places de choix sont réservées aux représentant-e-s des diverses institutions politiques, administratives et religieuses – des 5’200 invités ne répondent présent. Une augmentation de la participation contraindrait les autorités à modifier significativement le rite. Ainsi, la participation d’un tiers des jeunes est constitutive du rite tel qu’il existe.

Conclusions

Cette analyse de l’évolution d’un rite contemporain marquant l’accession des jeunes à la majorité civile et civique montre comment les adaptations reflètent les changements sociaux tout en y contribuant. Dans le cas étudié, les débats concernant l’accès à la citoyenneté des femmes puis des étrangers et étrangères se matérialisent dans la cérémonie, plus précisément dans la définition du cercle des invité-e-s, ainsi que dans les rôles tenus durant le rite et dans les discours qui l’accompagnent. Le rite sert ici de révélateur, tant pour les personnes qui l’organisent et qui réfléchissent, débattent et prennent les décisions, que pour les participants qui observent les conséquences de ces décisions.
Nous avons montré que divers facteurs favorisent l’innovation : les changements législatifs et les débats qui les précèdent, l’actualité et les préoccupations politiques liées au contexte spatio-temporel, le renouvellement des actrices et acteurs en charge de l’organisation et de la mise en œuvre du rite, ainsi que le taux de participation. Ces facteurs initient des débats au sein des équipes organisatrices et les poussent à innover.
En analysant plus précisément une séance de réflexion précédant la cérémonie de 2012, nous avons relevé les tensions qui traversent les négociations concernant l’innovation. D’abord, la juxtaposition de différentes échelles de gouvernance met en tension des autorités communales (de la Ville) et des autorités cantonales, qui doivent se partager non seulement les prérogatives en matière d’organisation, mais aussi le financement de la soirée et la place accordée à leurs représentant-e-s sur scène. Ensuite, parce que les membres de l’équipe organisatrice ainsi que les orateurs et oratrices ont des orientations politiques plus ou moins marquées et divergentes, le rite est pris dans des rapports de force politiques qui contraignent le processus d’innovation. Puis, la question du sens du rite met en tension une volonté d’attirer les jeunes, et la crainte d’une ludification qui viderait le rite de sa substance. Enfin, la volonté d’augmenter le nombre de participants se heurte aux conséquences qu’aurait une présence massive des jeunes invités. En effet, en ville de Genève, aucune salle ne pourrait contenir ne serait-ce que la moitié des personnes invitées. Le succès de la soirée dépend donc paradoxalement du relatif désintérêt d’une partie des jeunes pour celle-ci.
L’analyse de l’évolution du rite des « soirées citoyennes » montre que celles-ci se perpétuent en partie en suivant une forme de path dependency. Les personnes en charge ne se posent plus la question de son bien-fondé depuis la reprise des cérémonies en 1942. La ligne budgétaire existe et il faudrait une bonne raison pour la supprimer, mais ce n’est pas tout. Le rite perdure également parce qu’il existe toujours une bonne raison de l’organiser, même si l’on a pu voir que celle-ci change partiellement. La préoccupation de la politisation des jeunes à l’intérieur des cadres institués (par exemple des parlements ou des partis politiques) semble constante depuis les débuts, mais l’événement trouve régulièrement d’autres justifications. S’il fallait autrefois des jeunes hommes engagés et patriotes pour défendre leur pays, il faut aujourd’hui des jeunes hommes et femmes qui s’expriment et revendiquent, mais qui ne tournent pas pour autant le dos à la participation civique conventionnelle que nombre d’élu-e-s pensent menacée. Par conséquent, le rite peut être considéré comme un outil que ses auteurs et protagonistes utilisent selon leur conception des besoins : mobiliser l’électorat, encourager à la critique, réveiller la fibre patriotique, ou mettre en évidence des sensibilités écologiques, humanitaires, tiers-mondistes, etc. Même si qu’une partie de la jeunesse est réunie et captive, les oratrices et orateurs font comme s’ils s’adressaient à tous les jeunes, et ont toujours quelque chose à leur dire. En bref, comme Didier Fassin et Sarah Mazouz (2004) le remarquaient à propos des cérémonies de naturalisation, la soirée citoyenne tient d’une « dernière leçon » administrée à des personnes qu’on s’imagine "lâchées" dans la vie adulte, et auxquelles les autorités tiennent à prodiguer d’ultimes recommandations.
De 1924 à 2015, la structure du rite s’est modifiée sans que son sens en soit altéré puisque les appels à l’engagement civique continuent à être véhiculés dans les discours et dans les propos des figures emblématiques invitées, en tout cas jusqu’en 2011. La part de ludification et de spectacularisation propre au rite s’est néanmoins développée comme une conséquence directe de l’adaptation à une « clientèle » que l’on imagine plus désireuse d’être aussi distraite et parce que le rite d’accession à la majorité civique est également un anniversaire (le passage à la majorité) qu’il s’agit de fêter non seulement dans la sphère familiale et amicale, mais aussi sur le plan étatique, ne serait-ce que pour rappeler aux jeunes le sens de leurs « nouvelles responsabilités ».

add_to_photos Notes

[1Notre recherche (FNS/DoRe) se base sur une enquête ethnographique menée de 2011 à 2015 dans six communes suisses des cantons de Genève et Fribourg. I. Csupor s’est concentrée sur l’historique des promotions citoyennes. M. Felder, doctorant, s’est plus particulièrement chargé des entretiens menés avec les jeunes tandis que L.Ossipow a travaillé avec ses collègues sur l’observation des cérémonies et fait profiter l’équipe de réflexions engagées précédemment sur la question des ritualisations politiques et de la citoyenneté juvénile.

[2C. Rivière (1995) et M. Segalen (1999) ont œuvré à dégager la notion de rite de sa définition religieuse.

[3Terme renvoyant ici aux droits politiques et non pas à la nationalité.

[4Note de la rédaction : selon un usage fréquent en Suisse, les auteur-e-s de l’article avaient systématiquement utilisé un langage épicène. Par respect pour leur conviction et par souci de lisibilité, la revue ethnographiques.org a gardé au moins la première forme épicène de chaque paragraphe.

[5Ce placement ne peut être qu’exceptionnellement prolongé jusqu’à 21 ans. Tous les jeunes ont en revanche droit à des allocations d’étude pour une primo-formation ou des études post-secondaires.

[6Un premier corpus d’articles provient du Journal de Genève et un second, du Courrier entre 1924 et 2005. Le Journal de Genève, fondé par le radical James Fazy en 1826, a plutôt été soutenu par les milieux bourgeois libéraux. Le Courrier, quant à lui, a été créé en 1868 pour défendre les intérêts des catholiques dans un canton protestant. Ce journal reste très conservateur jusqu’en 1907, date de la séparation de l’Eglise et de l’Etat puis, sous la période de l’essor du syndicalisme, il adopte une position beaucoup plus à gauche.

[7Pour un historique complet, voir Ossipow, Csupor & Felder (2017 à paraître)

[8Sur le plan cantonal, la majorité passe de 20 à 18 ans en 1981. Du fait de l’évolution juridique à l’échelle de l’Europe, la Suisse a accepté le 3 mars 1991 la révision constitutionnelle qui faisait passer la majorité de 20 ans à 18 ans. La modification est entrée en vigueur le 1er janvier 1996, soit vingt-deux ans après la France par exemple. De nouvelles initiatives souhaiteraient l’abaisser encore à 16 ans, mais elles n’ont à ce jour encore pas percé.

[9Les raisons de cette interruption restent obscures. Néanmoins, tout porte à penser que la montée des extrémismes et la polarisation des forces politiques durant l’entre-deux guerres empêchent tout discours commun, notamment sur les « vertus » de la démocratie directe et sur un sentiment de loyauté à l’égard des institutions politiques existantes.

[10Les communes du canton organisent leur propre rite, ou envoient leurs jeunes à la cérémonie de la ville de Genève, mais le plus souvent (76,2 % pour 2012) leur offrent les deux. Seuls les résident-e-s de la ville de Genève n’ont droit qu’à une seule cérémonie. Cette superposition du niveau cantonal et du niveau communal, est, à notre connaissance, une spécificité genevoise.

[11Chaque année, sur un principe d’alternance, le discours est prononcé par un conseiller d’Etat (exécutif cantonal) ou par un conseiller administratif (exécutif communal).

[12Le texte de la prestation de serment était le suivant : « Jeunes Suisses ! Jurez-vous ou promettez-vous de contribuer dès aujourd’hui, de toutes vos forces et de tout votre cœur au bien de la Patrie, dans la famille, la commune, l’Etat et le Pays ? » (Journal de Genève, 12 décembre 1942)

[13Le Cé qu’è lainô (« Celui qui est en haut ») est l’hymne de la république et canton de Genève qui raconte l’histoire de l’Escalade, c’est-à-dire la victoire des Genevois-e-s contre l’attaque des troupes du duc de Savoie assaillant les murailles de la ville en 1602. La fête de l’Escalade est un rite très important à Genève auquel sont socialisés tous les élèves du canton. Les premières strophes du Cé qu’è lainô sont apprises par toutes et tous et, contrairement à l’hymne national, souvent reprises en chœur sans difficulté.

[14Dès 1945, les femmes prêteront également serment, celui-ci demandant de faire acte d’allégeance à la nation sans être centré sur les droits politiques stricto sensu.

[15Archives de la Ville de Genève, 1977-78GP 500.B.1.133.

[16L’initiative populaire « Solution du délais pour l’avortement » a été rejetée par les votant-e-s, en septembre 1977. Cette initiative prévoyait la possibilité d’avorter librement au cours des 12 premières semaines de grossesse, si l’acte est pratiqué par un médecin et avec le consentement de la femme.

[17Un « baptême civique chahuté » (Le Journal de Genève, 27 novembre 1991).

[18Sous la forme d’extraits de la Revue, un spectacle satyrique annuel qui reprend les événements de la vie politique genevoise et suisse, voire internationale, mis sur pied par l’artiste genevois P. Naphtule,

[19Les élus en charge de l’organisation des cérémonies ont assumé ce rôle de façon différenciée. Si certains n’y ont pas accordé une importance majeure, se contentant de reproduire ce qui se faisait, d’autres ont eu à cœur d’innover et de marquer cette cérémonie de leur sceau. Ce conseiller s’est fortement investi dans la réorganisation de la cérémonie et dans le fait de lui insuffler une dimension historique internationale.

[20Il a invité des personnalités comme Lucie Aubrac ou Stéphane Hessel, figures de la résistance française ; Sœur Emmanuelle, pour son engagement auprès des pauvres du Caire ; Alexandre Jollien, philosophe suisse en situation de handicap ; le Tessinois Eolo Morenzoni, ancien brigadiste ; Fernand Melgar, cinéaste suisse ayant réalisé divers documentaires sur l’asile ; Franz Weber, défenseur du patrimoine suisse ; Ruth Fayon, Noëlla Rouget et Chum Mey, rescapé-e-s de camps de concentration de par le monde, Yukio Yoshiyama, rescapé de la bombe d’Hiroshima, etc.

[21Concerne les personnes de nationalité étrangère au bénéfice d’un permis d’établissement (permis C) et de huit ans de résidence en Suisse.

[22En septembre 2012, nous sommes à nouveau invité-e-s à présenter les résultats de la recherche à la conférence romande des délégués à la jeunesse et peu après, le Centre vaudois d’aide à la jeunesse (CVAJ) sort un petit fascicule, « guide pratique N°7 : un guide pour célébrer le passage à la majorité civique ».

[23Lorsque nous préparions l’enquête, mais avant d’obtenir les fonds de recherche pour la réaliser.

[24Les brigadistes suisses ont été incarcérés à leur retour en Suisse pour trahison. Ils ne seront réhabilités qu’en 2009.

[25Une vidéo produite par la Ville de Genève résume cette édition : https://www.youtube.com/watch?v=Mm1WCstOdUk

[26A notre connaissance, aucun-e jeune ne cherche à venir que pour le spectacle. Les jeunes interviewé-e-s semblent accepter au contraire qu’une cérémonie doit aussi passer par des discours, paraissent également contents d’entendre l’hymne cantonal bien connu de toutes et tous et apprécient de se retrouver au moment de l’entracte.

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Pour citer cet article :

Isabelle Csupor, Maxime Felder, Laurence Ossipow, 2016. « Scène et coulisses des cérémonies d’accession à la majorité civique et civile à Genève ». ethnographiques.org, Numéro 33 - décembre 2016
Retours aux rituels [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2016/Csupor-Felder-Ossipow - consulté le 28.03.2024)
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