Traditions et emprunts dans un miroir chamanique.
Réflexions autour d’un nouveau rituel touva

Résumé

À travers l’analyse d’un rituel thérapeutique ainsi que de quelques autres cas d’innovation rituelle, l’article réfléchit aux logiques du bricolage, à ses forces motrices et à ses limites dans le renouveau post-soviétique du chamanisme chez les Touvas (Sibérie du Sud, Russie). Il se propose d’identifier les facteurs qui favorisent l’innovation, tels que la quête de l’efficacité rituelle poursuivie par le chamane, mais aussi les contraintes qui en restreignent la portée dans des limites culturellement et institutionnellement définies. L’exemple central d’une cure au « miroir » métallique, un des outils rituels les plus anciens et répandus dans le chamanisme sibérien, permet d’illustrer le jeu de ces différents facteurs et leur agencement hiérarchisé et réfléchi dans la communication du chamane avec l’assistance.

Abstract

Through the analysis of one therapeutic ritual and few other cases of ritual innovation, this article explores the logics, driving forces and limits of “bricolage” in the post-Soviet renewal of shamanism among the Tuvans of South Siberia (Russia). It identifies the factors that favor innovation, such as the quest for ritual efficacy pursed by the shaman, but also the constraints that limit its scope within well defined cultural and institutional borders. The central example of a cure with a metallic “mirror”, one of the oldest and most common ritual tools in Siberian shamanism, shows the interplay between these different factors and their hierarchical and pondered organization in the communication between the shaman and the clients.

Sommaire

Table des matières

Introduction : innovation, tradition et réflexivité rituelle

Les tensions entre innovation et tradition, entre originalité et normativité ont toujours fait partie du chamanisme en raison de son caractère oral, de la variabilité de ses rituels, de l’absence d’institutions organisées et de dogme (Hamayon 1990 ; Humphrey & Onon 1996). Dans le cas du chamanisme post-soviétique à Touva, une république sud-sibérienne de la Russie, ces tensions paraissent d’autant plus saillantes que la volonté de renouer avec le pouvoir légitimant du passé se heurte à la fois aux conséquences des politiques socialistes, aux effets de la sécularisation forcée et à la globalisation religieuse. Ainsi, après l’effondrement de l’URSS, le chamanisme reconstruit ses rituels par le recours à la mémoire profane et aux supports écrits, tels que l’ethnographie. Il est aussi exposé à des influences extérieures, notamment du bouddhisme et des thérapies inspirées du New Age qui connaissent un grand succès dans la Russie post-soviétique [1].
S’ils se réfèrent volontiers aux coutumes de leurs ancêtres, les chamanes empruntent de nombreux éléments à d’autres religions et systèmes thérapeutiques. Pour autant, l’évolution des rituels chamaniques à l’époque post-soviétique ne dissout pas le phénomène du chamanisme : elle préserve au contraire ses frontières et le réaffirme comme un phénomène religieux et culturel distinct. Comment alors se redessinent les rapports entre l’innovation et le respect déclaré de la tradition dans un chamanisme transformé, exposé aux influences extérieures, mais qui se veut en continuité avec le passé ? Cette question relève de la problématique du bricolage religieux, de sa cohérence et des limites – sociologiques, sémantiques, culturelles – qui pèsent sur l’innovation rituelle dans différents contextes modernes et postmodernes (Mary 2000 ; Bernand et al. 2001 ; Hervieu-Léger 2005 ; Altglas 2014).
Jusqu’où l’innovation rituelle peut-elle aller sans compromettre l’identité chamanique du rituel et du spécialiste qui le conduit ? Dans quels contextes rituels les emprunts et les innovations sont-ils plus ou moins acceptables ? À quels niveaux de la communication rituelle les emprunts apparaissent-ils et dans quelle mesure sont-ils visibles pour l’assistance ?
Notre but ici sera d’explorer, à partir de l’analyse de quelques innovations rituelles, l’agencement qui se crée entre les éléments « traditionnels » et d’autres, empruntés notamment au New Age ou au bouddhisme. Si les premiers permettent d’identifier le rituel comme chamanique, les seconds apparaissent comme des ressorts de l’innovation, grâce auxquels les rituels évoluent et deviennent, notamment, plus “efficaces”. Quelques exemples d’innovation rituelle permettront de mettre en exergue une dissymétrie dans la communication entre le chamane et ses clients, qui joue un rôle important dans le processus de bricolage. Pour éclairer les raisons et les effets de cette dissymétrie dans la construction du rituel, nous utiliserons la distinction des formes de réflexivité et d’efficacité rituelles. Ainsi, nous montrerons que l’efficacité voulue par le chamane et l’efficacité évaluée par l’assistance se négocient au sein du rituel et « travaillent » pour ou contre son innovation.
L’article sera organisé en trois sections. Nous introduirons d’abord quelques informations générales sur l’histoire du chamanisme à Touva et un aperçu de son renouveau depuis la chute de l’URSS. Puis, nous analyserons deux principes fondamentaux du chamanisme – la singularité de l’individu chamane et les formes de son efficacité rituelle – en lien avec leur rôle dans l’innovation rituelle. La troisième section permettra alors d’illustrer comment se négocient les rapports entre la normativité et l’innovation dans un rituel de cure avec le « miroir ». Enfin, nous reviendrons en conclusion sur l’agencement hiérarchisé des éléments du rituel afin de montrer comment la quête de l’efficacité rituelle, conduite par le chamane, organise l’intégration des emprunts et règle une tension sous-jacente entre innovation et tradition.

Les Touvas et leur chamanisme : entre globalisation et affirmation des traditions

Les Touvas sont une population turcophone de la Sibérie du Sud, culturellement proches des peuples voisins de l’Altaï-Saïan. Chasseurs et éleveurs dans le passé, ils confient aux chamanes la gestion de leurs infortunes et leur santé. Depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les Touvas connaissent aussi l’influence du bouddhisme tibétain. Promu par les gouverneurs de l’empire sino-mandchou Qing dont la région fait partie entre 1753 et 1911, le bouddhisme s’est répandu sur le territoire touva d’une manière inégale (Mongush 2001). Les lamas bouddhistes coexistaient avec les chamanes, avec une forte superposition de leurs domaines de compétence rituelle. En raison de cette coprésence, le chamanisme a durablement intégré l’astrologie, ainsi que certains aspects de rites funéraires bouddhiques. Des figures hybrides de spécialistes rituels, à mi-chemin entre les chamanes et les lamas, ont également pu apparaître (D’jakonova 1979).
Entraînée dans le giron de la Russie après la chute de l’empire Qing en 1911, Touva se constitue dans un premier temps comme un pays indépendant, mais sous tutelle soviétique (1921-1944), avant d’être annexé par l’URSS en 1944. Le rapprochement avec la Russie soviétique est à l’origine des poursuites antireligieuses dans les années 1930. Les chamanes et le clergé bouddhiste sont les cibles de répressions particulièrement violentes. Conçues avant tout contre le bouddhisme, ces campagnes ont une efficacité moindre dans le cas du chamanisme compte tenu de son caractère dispersé et peu institutionnalisé. À partir des années 1960, les ethnographes observent notamment des rituels semi-clandestins conduits par des chamanes dans le milieu rural (Diószegi 1968 ; Vajnshtejn 1991). Plus généralement, les Touvas gardent la mémoire du chamanisme grâce aux rituels simples conduits par les profanes, mais aussi grâce aux histoires familiales et aux traditions orales (Kenin-Lopsan 1997). Ces modes de transmission de savoirs, bien plus que la transmission directe d’un chamane à un autre, préservent un fonds commun de savoirs rituels qui seront mobilisés par les nouveaux chamanes professionnels lors du renouveau post-soviétique.
Cependant, la continuité, comme la rupture, est à relativiser. La sédentarisation des nomades, l’apparition de villes, l’introduction de l’éducation scolaire et l’émergence de l’intelligentsia autochtone changent le contexte dans lequel se renouvelle le chamanisme après la chute de l’URSS. En 1991, à la suite de la libéralisation des lois sur la religion, c’est d’abord dans la capitale touva Kyzyl qu’on observe un intérêt croissant pour les croyances et les rituels chamaniques. Parmi les chamanes qui ont commencé leur pratique dans les années 1990, on compte ainsi de nombreux intellectuels locaux.
Le renouveau du chamanisme à Touva survient au moment où la Russie redécouvre à la fois ses diverses traditions et les systèmes religieux et thérapeutiques importés d’ailleurs. Le chamanisme se structure alors sous l’influence de deux tendances opposées : d’un côté, la globalisation du religieux et la propagation des thérapies alternatives ; de l’autre, l’affirmation d’une continuité avec le passé par le biais de la notion de tradition. Tout au long de son histoire post-soviétique, la globalisation et la retraditionnalisation du chamanisme coexistent dans un équilibre paradoxal et relatif. La première tendance domine avant 1997 lors de la mise en route du chamanisme, la seconde sort au premier plan par la suite, avec le développement du réseau hiérarchisé d’organisations religieuses de chamanes.

Le chamanisme touva et la globalisation du religieux

C’est dans la première moitié des années 1990 que le chamanisme touva est particulièrement exposé aux techniques rituelles et aux concepts qui lui sont au départ étrangers. Dès 1989, à Kyzyl apparaissent des réseaux de spécialistes rituels (qui se définissent comme bouddhistes, guérisseurs, plus rarement chamanes) qui s’intéressent à la littérature New Age russophone et aux diverses « écoles de guérison », venues de la partie européenne de la Russie. C’est ainsi que les individus qui se définiront comme chamanes quelques années plus tard apprennent l’existence des thérapies basées sur la notion d’énergie ou inspirées par l’hypnose. Parmi nos interviewés, nombreux avouent avoir été « guérisseurs extrasensoriels » (russe : extrasensy) avant de devenir chamanes, et avoir pratiqué des techniques rituelles spécifiques, inconnues dans le chamanisme du passé. Certaines de ces techniques restent aujourd’hui présentes dans les rituels thérapeutiques de chamanes, notamment les massages avec ou sans contact avec le corps du patient.

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Fig. 1. Le massage chamanique.
Touva, Kyzyl, 2003.
(Photographie : Ksenia Pimenova)

Le second vecteur de la globalisation est représenté par l’organisation internationale Foundation for Shamanic Studies (FSS), qui introduit les idées et les pratiques du néochamanisme occidental et du New Age auprès des chamanes touvas. La FSS a été créée en 1979 en Californie par un ancien anthropologue, Michael Harner, spécialiste des Indiens Untsuri Shuar et inventeur du core shamanism, méthode d’initiation aux pratiques chamaniques, censée être accessible pour tous (Harner 1990 (1980)). À côté des séminaires payants qu’elle organise pour le public occidental, le deuxième objectif que se donne la FSS consiste à « aider les populations autochtones qui ont […] perdu leur savoir chamanique, à rétablir le contact avec leurs esprits [2] ». C’est ainsi que, dès la chute de l’URSS, les représentants de la FSS s’intéressent à la Sibérie. En 1993, à l’occasion du symposium américano-touva pour l’étude du chamanisme tenu à Kyzyl, ils présentent les méthodes du core shamanism à leurs hôtes touvas, dont plusieurs individus qui se définissent comme chamanes, et conduisent avec eux des rituels publics. Le symposium marque le début d’échanges réguliers entre Touva et les branches européenne et américaine de la FSS. Tout au long des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui, les chamanes sibériens qui participent aux séminaires à l’étranger importent les éléments du core shamanism et du New Age à Touva et les introduisent dans leur pratique, malgré les incompatibilités qu’un tel bricolage peut révéler (Pimenova 2013a).
Il en résulte que dans la première moitié des années 1990 cette globalisation thérapeutico-religieuse se reflète tant dans les gestes rituels que dans le langage déployé par les chamanes touvas. Ainsi, en 1995, les chamanes expliquent à l’ethnologue allemande U. Johansen qu’ils soignent leurs patients « non pas en chamanisant avec tambour, par chants et danses, mais essentiellement en leur parlant avec compassion, en mettant les mains sur eux […]. Ils disent que la guérison s’opère grâce à leur aura, une irradiation qu’ils ne peuvent pas expliquer exactement » (Johansen 2001 : 300).

Les organisations religieuses et leur politique normative

C’est à peu près dans les mêmes années qu’à côté de la globalisation religieuse émerge une tendance opposée qui consiste à valoriser l’ancienneté du chamanisme et son ancrage local. Cette retraditionnalisation s’appuie sur trois phénomènes. Il s’agit d’abord des liens étroits qui se tissent entre le chamanisme en tant que pratique et le savoir académique sur le chamanisme, exprimé dans les travaux d’ethnographes et dans les collections muséales. Ensuite, la création de la première organisation religieuse de chamanes, en 1993, est suivie de la reconnaissance politique du chamanisme comme une des trois « confessions traditionnelles » de Touva [3]. Ce changement de statut s’accompagne de la valorisation du chamanisme en tant que patrimoine spirituel du peuple touva et incite à le présenter comme un ensemble unifié de concepts et de rituels « traditionnels », dont l’existence serait attestée dans le passé, notamment grâce aux supports écrits tels que l’ethnographie. Enfin, le cadre hiérarchisé des organisations religieuses de chamanes rend possible la « normalisation » de concepts, d’outils et de rituels.
La première des organisations de chamanes appelée Dungur (« Tambour ») a été officiellement enregistrée en 1993. Son fondateur, Mongush Kenin-Lopsan, est un ethnographe et folkloriste touva, docteur en histoire et auteur d’ouvrages de référence sur les rituels et les mythes touvas sur lesquels il collecte des données depuis les années 1960 (1987 ; 1997 ; 1999). Les chamanes du Dungur accueillent chacun leurs propres clients et conduisent les rituels sur la base de tarifs préétablis par l’organisation avec laquelle ils partagent les revenus tout en profitant de sa visibilité. À partir de 1998, le Dungur, au départ l’unique organisation des chamanes touvas, fait des émules [4]. Les autres organisations sont structurées selon le même principe hiérarchique : gérées par un directeur-chamane, elles offrent à leurs membres un lieu de travail et un accès à la clientèle moyennant une partie des revenus reçus pour les rituels. Le succès de ce modèle organisationnel est aujourd’hui indéniable [5], nonobstant les nombreuses critiques qui soulignent son caractère inédit dans l’histoire.
Compte tenu de la position centrale occupée par M. Kenin-Lopsan dans la hiérarchie du chamanisme touva depuis les années 1990, ses écrits et ses dires contribuent à construire une « norme faisant autorité » (Goody 2007 : 90) dans le domaine rituel. Notamment, au sein des organisations religieuses de chamanes s’établit une typologie des rituels (« divinations », « purifications », etc.). L’usage des attributs matériels traditionnels (tambours, costumes) se généralise. En ce qui concerne les emprunts du New Age et du bouddhisme, sans disparaître totalement, ils se retrouvent souvent dévalorisés car considérés en contradiction avec la tradition ancienne du chamanisme.
Cependant, et malgré les ruptures incontestables qu’elles manifestent par rapport au passé, les organisations religieuses de chamanes se veulent les porte-parole de la tradition chamanique. Apparues dans le contexte de globalisation du religieux des années 1990, elles visent à asseoir une vision du chamanisme épurée des influences externes. Le discours sur la tradition, nourri des sources ethnographiques et exprimé par les principaux leaders du chamanisme, a pour effet l’affirmation des traits qui caractérisent la plupart des rituels chamaniques aujourd’hui. Cependant, comme on le verra ci-dessous, d’autres facteurs également agissent sur la construction de rituels, en favorisant l’innovation ou en lui posant des limites.

Les ressorts et les limites du bricolage : singularité, efficacité rituelle et évaluation de l’assistance

Le contexte historique étant posé, il s’agit désormais de montrer en quoi la politique normative de tradition laisse, malgré tout, une place importante à l’innovation. D’abord, il faut rappeler qu’elle ne concerne qu’indirectement les chamanes indépendants qui quittent le cadre des organisations religieuses et se mettent à leur compte. Mais surtout, nous verrons que la politique normative de tradition n’est qu’une des forces qui influencent l’évolution de rituels chamaniques. En effet, les rituels sont façonnés par une dialectique complexe de plusieurs facteurs. Si certains relèvent du contexte post-soviétique, dont les tensions ont été esquissées ci-dessus, d’autres renvoient aux deux principes fondamentaux du chamanisme : celui de la singularité du chamane et celui de l’efficacité rituelle.

La singularité du chamane comme droit à l’innovation

Le premier principe, que nous appelons « singularité » d’après Charles Stépanoff (2014), autorise l’originalité du chamane et de ses rituels. La singularité apparaît comme une valeur distinctive du chamanisme, et cela même dans les discours des leaders d’organisations de chamanes. Ainsi, M. Kenin-Lopsan, tout étant à l’origine de la politique de normativité rituelle, reconnaît avec fierté : « Chaque chamane touva a sa pratique, ses propres méthodes et son style de travail. Aucun chamane chez nous ne ressemble à un autre [6] ».
La singularité prend sa source dans les rapports que les chamanes entretiennent avec leurs esprits personnels. Elle peut être ainsi comprise dans une perspective biographique, comme la constitution progressive de l’ensemble des esprits qui donnent au chamane l’accès à des savoirs uniques et dictent son comportement rituel. Il existe en Sibérie une distinction latente entre deux types d’esprits que Roberte Hamayon (1990 : 431) appelle « électeurs » et « auxiliaires ». Le rôle des premiers est d’élire le nouveau chamane parmi la descendance du défunt, souvent en lui imposant de multiples souffrances (Dyrenkova 1930). Ces esprits peuvent exister sur un plan uniquement narratif, dans les récits d’élection (Diószegi 1998 (1962) : 28) ou avoir une forme matérielle. Dans les récits de vies de chamanes touvas d’aujourd’hui, les esprits électeurs ont souvent l’aspect familier d’un ancêtre. Ils représentent ainsi la continuité temporelle, l’identification à une lignée héréditaire et la transmission des capacités chamaniques entre les générations.
Par contraste avec les esprits électeurs, en nombre restreint, les esprits auxiliaires peuvent être très nombreux, potentiellement illimités (Hamayon 1990 : 433). Ils s’acquièrent pendant la vie du chamane et sont des entités nouvelles qui enrichissent et diversifient ses pouvoirs magiques.
Aujourd’hui à Touva, les chamanes disposent de supports d’esprits auxiliaires (èèrenner) à l’aspect « classique » qu’on retrouve dans les descriptions ethnographiques du passé : crânes, os d’animaux, pattes d’oiseaux, plumes, queues de loups. Par leur nature animale, ces auxiliaires représentent les capacités que les chamanes mobilisent dans les rituels (voler, voir dans l’obscurité, voir à distance, attaquer les ennemis). Mais il existe aussi des auxiliaires plus surprenants : une pierre ramassée dans un endroit particulier, un crochet de pêche, ou encore une boule du sapin de Noël. Les chamanes s’approprient ces objets inédits qui les distinguent d’autres chamanes et leur attribuent un statut d’auxiliaires, une histoire, une agentivité et une fonction spécifique dans les rituels.
Si les électeurs relient le chamane à son passé familial et symbolisent la reproduction d’une tradition, les auxiliaires incarnent les rencontres spirituelles et humaines qui jalonnent le parcours personnel du chamane et autorisent l’innovation. De ce point de vue, l’emprunt à d’autres religions ou à des systèmes thérapeutiques peut donc aussi être considéré comme une innovation autorisée.
Le principe de singularité structure aussi la perception des rituels par l’assistance. Selon Charles Stépanoff, la variété des styles rituels qu’on observe à Touva s’enracine dans le dispositif cognitif qui caractérise le chamanisme : l’essentialisme individuel (Stépanoff 2014 : 257-294). Ce dispositif concerne les attentes que les chamanistes ont à l’égard de leurs chamanes : tous les chamanes sont censés être différents des profanes, mais chacun à sa propre manière. L’originalité du comportement et des outils rituels, la présence de traits physiques particuliers du chamane, la beauté des invocations sont des caractéristiques perceptibles qui révèlent la présence d’une « origine » (uk) : un lien invisible et unique avec certains esprits. Autrement dit, la singularité du chamane, son originalité créative, permet à l’assistance d’inférer son authenticité. Par contraste, l’acte de copier le comportement et les objets rituels indique l’absence de puissance magique et falsifie le statut de chamane. La singularité n’est pas pour autant sans limites, car elle « n’est pas un rejet des formes culturelles convenues, mais un indice attestant les capacités engendrées par une essence individuelle du chamane » (Stépanoff 2014 : 282).

Efficacité rituelle, entre la perspective du chamane et celle de l’assistance

Le principe de l’efficacité intervient de manière complémentaire avec le principe de singularité dans l’évolution des rituels chamaniques, car il oriente la sélection des éléments allogènes et leur intégration dans les rituels. Pour mieux comprendre l’innovation et ses limites dans le chamanisme touva aujourd’hui, il faut distinguer deux formes d’efficacité rituelle : l’efficacité vue par le chamane et l’efficacité évaluée par l’assistance selon les critères auxquels nous reviendrons.
Dans le chamanisme sibérien l’efficacité constitue un enjeu central car d’elle dépendent la réputation du chamane et sa popularité. Dans le passé, les procédures d’évaluation internes au rituel permettaient à l’assistance de dire sa première approbation du rituel ou obligeaient l’officiant à le poursuivre (Hamayon 2012). Après la fin du rituel, l’absence de résultats souhaités pouvait conduire à la dévaluation du statut du chamane (Hamayon 1990). Aujourd’hui aussi, une divination erronée est interprétée par l’assistance comme un échec de l’officiant.
Cette forme d’efficacité évaluée par l’assistance n’est cependant pas la seule. Elle coexiste avec la perspective du chamane lui-même qui est moins souvent prise en compte dans l’ethnographie. On soulignera ici que beaucoup de chamanes voient la destinée de leurs clients comme un engagement personnel. Les innovations qu’ils introduisent font l’objet de réflexions dans le but de faire un rituel juste et efficace, visant à la fois à satisfaire les esprits et à obtenir un meilleur résultat « pour les gens ».
Si le chamane et ses clients s’accordent dans leur souhait pragmatique de résultats, leurs idées sur l’efficacité ne s’expriment pas dans les mêmes termes, ni dans les mêmes contextes de communication. Pour éclairer ces différences, il est utile de mettre les deux formes d’efficacité en perspective avec la notion de réflexivité. Parmi les acceptions anthropologiques de la réflexivité rituelle proposée par Guillaume Rozenberg (2011), deux en particulier sont intéressantes ici : la réflexivité « instrumentale » et celle dite « épistémique ». En ce qui concerne la première, il s’agit d’« une aptitude intuitive des participants à utiliser, à orienter, ou à contrarier le rituel en relation avec un objectif, personnel ou commun » (Rozenberg 2011 : 284). C’est cette réflexivité qui, entre autres, permet à l’assistance de s’accorder sur les objectifs du rituel, puis d’évaluer ses résultats.
Les chamanes sont censés savoir non seulement dans quel but leurs rituels sont faits, mais aussi comment ils fonctionnent. La construction de rituels fait l’objet d’exégèses qui circulent parmi les chamanes. Elles concernent, par exemple, la composition matérielle d’un èèren fabriqué pour les clients ; le choix des outils déployés dans un rituel thérapeutique ; la forme inhabituelle, particulièrement élaborée, de l’offrande à un esprit en colère (Pimenova 2013b). Ces discours relèvent d’une autre forme de réflexivité, la réflexivité épistémique, comprise comme « moyen d’une conceptualisation d’un mode de connaissance, de pensée, ou d’action avec pour objectif le déchiffrement […] de ses logiques de construction par-delà des gloses courantes » (Rozenberg 2011 : 280). Pour Rozenberg, il n’est pas aisé de parler de la réflexivité épistémique par rapport aux rituels qui supposent un envoûtement des participants : pour qu’un rituel marche, les participants doivent ignorer ses rouages. La réflexivité épistémique ne se manifesterait alors que dans des situations exceptionnelles où l’officiant prend une distance par rapport à ce qu’il fait : par exemple, en expliquant son rituel à un ethnologue.
Or, dans le renouveau post-soviétique du chamanisme touva, ces situations de distanciation sont en réalité fréquentes. D’abord, dans les organisations religieuses, les chamanes s’observent et se mesurent avec un œil souvent méfiant. La construction de rituels fait l’objet d’exégèses auto-explicatives ou critiques (lorsqu’il s’agit d’erreurs rituelles attribuées aux concurrents). Ensuite, ces conceptualisations réflexives sont aussi stimulées par les contacts avec le monde de la recherche [7] et par l’appropriation du langage de la science, avec les idées de précision et de performance qui lui sont associées. Enfin, les chamanes produisent des théories de leurs rituels lorsqu’ils sont confrontés aux représentants d’autres religions.
La question de l’efficacité apparaît en filigrane dans toutes les explications que développent les chamanes sur leurs rituels. L’efficacité, telle qu’elle est comprise par les chamanes eux-mêmes, comprend la perspective du client puisque c’est pour le client que les chamanes disent agir à travers leurs rituels. Mais leur compréhension dépasse celle du client car elle s’appuie sur une vision détaillée des sources de la force chamanique (küsh). Selon les chamanes, cette force provient des entités spirituelles qui interviennent pendant le rituel.
Cette logique de l’efficacité englobe les emprunts. Depuis la perspective du chamane, les innovations sont possibles et même souhaitables dans la mesure où elles diversifient et augmentent ses pouvoirs. La recherche de l’efficacité croise ici la recherche de la singularité : les éléments nouveaux sont censés permettre non seulement d’atteindre les objectifs d’une manière plus performante, mais aussi d’asseoir un style rituel personnalisé et unique.
L’intégration d’emprunts s’accompagne de réinterprétations qui permettent d’insuffler dans ces objets une efficacité comprise dans la perspective du chamane. D’abord et surtout, l’objet emprunté acquiert un statut animé. Certains objets sont alors explicitement redéfinis comme supports d’esprits (èèrenner) et dotés d’un pouvoir d’action ; d’autres, par exemple les cartes à jouer ou les Tarots, sont représentés comme animés à travers les gestes du chamane. Ensuite, la réinterprétation chamanique garde, pour utiliser le terme de Claude Lévi-Strauss ( 1962), la « précontrainte » des emprunts, mais réduit la complexité de significations originales de l’objet à quelques fonctions essentielles. C’est ainsi qu’à Touva et en Altaï certains chamanes [8] utilisent les chapelets et les clochettes bouddhiques comme des armes d’attaque et de protection contre les esprits nuisibles. Enfin, il est important que les éléments empruntés ne contredisent pas les objets chamaniques plus traditionnels, mais élargissent leurs fonctions. La diversification des pratiques de divination peut en être un exemple. La plupart des chamanes touvas utilisent aujourd’hui une technique traditionnelle appelée xuvaanak qui se fait avec un jeu de 41 cailloux. Cette technique n’est pas réservée aux chamanes. Mais la valeur ajoutée d’une divination faite par un chamane est de nature performative : là où un devin profane prédit l’avenir, le chamane a pour ambition de le transformer. Les tarots, emprunt rare du New Age, sont utilisés précisément de cette manière. Tout comme on « pose les cailloux » en faisant la divination (xuvaanak salyr), les tarots servent à « poser les esprits sur la voie du client » et à « aider secrètement le patient » [9] (voir l’extrait vidéo ci-dessous). Utilisés seuls ou en alternance avec les cailloux, ils élargissent donc les pouvoirs prospectifs et performatifs du chamane.

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Fig. 2. « Serpents » en tissu et en plastique, clochettes,
miroir protecteur sur le costume d’un chamane.

Touva, Ulug-Khem, 2003.
(Photographie : Ksenia Pimenova)
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Fig. 3. Outils rituels chamaniques et bouddhiques d’un chamane altaïen
(de gauche à droite) : une dague
phurba , une omoplate de mouton, un chapelet, une cloche et un diamant vajra , ainsi que des branches de genévrier à brûler pour la purification.
République d’Altaï, Gorno-Altaïsk, 2015.
(Photographie : Ksenia Pimenova)

Ksenia Pimenova : V. Sazhina, une chamane russe travaillant dans la tradition chamanique touva, explique son usage des tarots dans la divination chamanique.

Touva, Shagaan-Aryg, 2009.


Mais jusqu’où peuvent aller la recherche de l’efficacité et l’innovation qu’elle rend possible ? Pour répondre à cette question, il faut revenir vers la perspective de l’assistance et examiner ses critères d’évaluation pour comprendre la manière dont les chamanes en tiennent compte dans la construction de rituels.

Évaluation de l’assistance : critères pragmatiques et culturels

Les anthropologues travaillant sur le chamanisme post-socialiste ont souvent constaté une attitude de méfiance envers les chamanes (Buyandelgeriyn 2007 ; Stépanoff 2014 : 123). Beaucoup de profanes disent ne pas croire aux chamanes « en général ». Ils croient en revanche qu’il existe de rares chamanes authentiques parmi une multitude de charlatans (touva : shyn kham, « chamane vrai », versus megetchi khamnar, « chamanes trompeurs »).
La méfiance des clients envers les chamanes est à l’origine des stratégies et critères d’évaluation qui portent tant sur la personne du chamane que sur les rituels qu’il conduit. D’une manière schématique, on peut distinguer deux sortes de critères. Les premiers concernent les résultats attendus du rituel : une divination exacte, une guérison, un rituel funéraire qui n’est pas suivi d’autres maladies et de décès. Les seconds concernent plutôt la conformité du rituel à certaines attentes que les Touvas ont à l’égard des rituels chamaniques.
L’évaluation par le résultat a lieu avant, pendant et après le rituel. Avant même de voir un chamane qu’ils ne connaissent pas, les clients s’informent auprès de leurs proches dont l’expérience positive est souvent le critère décisif qui arrête le choix du spécialiste. Au moment de la consultation, la divination est un moment fort qui permet une évaluation immédiate des capacités du chamane. Il arrive que les clients limitent volontairement les informations sur eux-mêmes pour tester l’exactitude de la divination [10]. Si la divination porte sur l’avenir, c’est souvent des mois, voire des années plus tard qu’un client au départ incrédule revient consulter le chamane qui lui avait « dit vrai [11] ». Dans l’évaluation des rituels de guérison et des divinations qui ont pour objet l’état de santé, on trouve systématiquement les références à l’autorité externe : la médecine d’État. Une maladie diagnostiquée lors d’une consultation rituelle et confirmée plus tard par un médecin apparaît comme preuve forte des qualités du chamane [12].
D’autre part, l’assistance porte une évaluation sur l’identité du rituel et du spécialiste qui le conduit selon les critères qu’on peut définir comme culturels, car ils dérivent du fond commun de savoirs profanes sur le chamanisme, préservés malgré les politiques antireligieuses de la période soviétique. D’abord, les clients sont attentifs aux informations qu’un chamane donne de lui-même, et notamment au fait qu’il a une « origine » héréditaire (uktug kham), car le lien avec les esprits des chamanes-ancêtres signifie, à Touva, la puissance magique supérieure. Ensuite, d’autres critères culturels concernent les aspects du rituel qui sont donnés à l’observation. Par exemple, les imitations de cris d’animaux produites lors d’un rituel amènent l’assistance à discuter des capacités des chamanes du passé de se transformer [13]. Le costume du chamane et ses outils sont également sujets de discussions. Lorsque les « esprits-serpents » protecteurs du chamane [14] bougent au rythme de ses mouvements, les clients disent avec approbation que les serpents sont « vivants ». Ou encore, lorsqu’un chamane bat son patient avec un fouet (kymchy) pour le purifier des mauvais esprits, l’assistance commente les nuages de poussière que ce geste produit : « Ce sont les esprits (azalar) qui sortent [15] » ! Pour l’assistance, il s’agit donc de pouvoir apprécier le rituel selon les critères partagés collectivement et associés à un mode d’action chamanique : ici le caractère héréditaire des qualités du chamane, sa capacité transformative, le caractère animé des supports d’esprits, ou encore le pouvoir de chasser les esprits nuisibles.
Les évaluations par le résultat et selon les critères culturels se mélangent d’habitude, mais peuvent être aussi en disjonction. Lorsqu’un rituel identifiable comme chamanique ne donne pas de résultats immédiats ou différés, le chamane qui l’a conduit risque de ne plus revoir son client. En revanche, lorsque les rituels d’un spécialiste sont réputés efficaces du point de vue de leur résultat, mais ne peuvent pas être interprétés clairement selon les critères culturels, apparaît le problème d’identification du spécialiste.
C’était par exemple le cas de Serenod, un guérisseur populaire à Kyzyl qui se définissait lui-même comme « chamane jaune », c’est-à-dire bouddhisé [16]. Son ancienne cliente, convaincue par ailleurs de son efficacité thérapeutique, avait du mal à reconnaître dans ses gestes une identité chamanique : « J’ai été voir ce chamane pour me soigner. Il me regardait dans les yeux et chuchotait. En sortant de chez lui, je me suis demandé si je ne me suis pas trompée de personne, car il était plutôt comme un lama [17] ». En effet, les pratiques de Serenod ont subi une évolution à la recherche d’une « méthode rituelle la plus efficace [18] ». L’influence du bouddhisme tantrique et du New Age l’a poussé à abandonner tous les traits qui permettaient de l’identifier comme chamane, tels l’usage du « miroir » en métal.

ill. 3bis

Fig. 4. Guérisseur et « chamane bouddhisé ». S. Serenod dans son bureau.
Touva, Kyzyl, 2002.
(Photographie : Ksenia Pimenova)

La réputation de Serenod, guérisseur populaire à Kyzyl, ne semblait pas être compromise par ce problème d’identification. Il y a cependant d’autres contextes, rituels ou sociaux, où l’identité du spécialiste et de son rituel importe pour l’assistance et où l’innovation doit tenir compte des cadres culturellement établis et contraignants.

Innovation dans un cadre contraignant

Un des contextes rituels qui rend l’intervention du chamane quasiment indispensable est la double commémoration (khonuk), organisée d’abord au 7e puis au 49e jour après le décès d’un individu. Ces deux rituels, qui ont subi l’influence historique du bouddhisme, ont affaire à l’âme du défunt, réputée extrêmement dangereuse pour les vivants. Selon les représentations touvas de la mort, une des « âmes » humaines (sünezin) survit au décès. Encore inconsciente de la disparition physique de l’individu, elle est attachée à ses proches et souhaite les entraîner avec elle vers l’au-delà [19]. La période après un décès est donc considérée à risque pour les membres de la famille du défunt. D’autres décès ou maladies survenues peu de temps après les commémorations conduisent à la conclusion d’une grave erreur rituelle.
Compte tenu du danger émanant du sünezin et des enjeux de santé et de vie, les rituels de commémoration sont régis par des conventions culturelles relativement stables, partagées tant par les chamanes que par les profanes [20]. Ces rituels laissent peu de place au hasard en ce qui concerne le choix du moment et du lieu de leur tenue, de l’enchaînement de leurs phases, de la composition de l’assistance, de la forme du bûcher rituel et la composition de l’offrande. De même, le rituel du 49e jour se termine toujours par l’examen des cendres éteintes du bûcher à la recherche des « traces » de chevaux, chèvres ou brebis qui annoncent le départ définitif de l’âme et créent les prémisses d’une évaluation positive du rituel par la famille [21]. Le seul moment où l’improvisation a véritablement sa place est la phase centrale du rituel, lorsque le chamane parle pour le défunt et transmet à la famille les messages de sa part. Un bon chamane est censé formuler les paroles du défunt de manière juste et précise, se montrer capable de rendre la présence du défunt par des gestes et des expressions qui lui étaient propres (Lindquist 2007 ; Stépanoff 2014 : 314). L’évaluation de l’assistance porte donc tant sur le respect des critères culturels que sur le résultat, jugé pendant le rituel (transmission des paroles du défunt, examen des « traces ») et après sa fin (absence de maladies, de nouveaux décès).
Ainsi, les commémorations du 7e et du 49e jour exigent du chamane la connaissance des règles, mais aussi la perspicacité pour représenter le défunt qui – dans la plupart des cas aujourd’hui – leur est inconnu. Ce contexte met à l’épreuve à la fois la performance du spécialiste et sa connaissance des règles établies, dont la violation constitue un danger pour sa réputation. L’innovation est alors une entreprise compliquée, négociée en tenant compte de ses risques et de son intérêt du point de vue de l’efficacité.
Dans les commémorations qu’elle conduit souvent, Roza, bouddhiste et chamane touva, cherche non seulement à séparer l’âme du défunt du monde des vivants, mais aussi à obtenir pour elle une renaissance humaine. En appelant l’âme du défunt lors d’un rituel du 49e jour, elle a « compris » que sa réincarnation allait se produire dans un corps de serpent, une destinée peu enviable selon les bouddhistes.

[Et je me dis pendant le rituel que] je dois bien réfléchir et faire de façon que [cet homme] renaisse en être humain. Je me suis dit : il faut le laisser ici pour deux heures, ne pas le faire partir tout de suite […]. Mais comment faire après ? J’ai décidé de m’adresser à l’esprit-serpent, roi de tous les serpents. Et il me dit : il faut construire les maisonnettes pour serpents, nous pourrons alors vous rendre cet homme. Je me suis demandé quelle quantité innombrable de maisons dois-je construire maintenant ? Et avec quels matériaux [22] ?

Cette interrogation intérieure sur les moyens d’obtenir une meilleure destinée pour le défunt n’est pas communiquée à la famille. Le rituel suit son cours habituel, mais les proches ignorent que la réincarnation est « retardée ».

Une fois le rituel terminé, je suis rentrée chez moi. La famille m’a remerciée. Mais j’étais mécontente, je me disais toujours qu’il allait naître serpent. J’ai réfléchi encore, puis j’ai pris un kilo de pâtes alimentaires, les « coquilles », et je les ai dispersées vers la direction qu’ils [les serpents] m’avaient indiquée. Ils m’ont alors rendu son âme, pour qu’elle puisse renaître en homme [23].

La dispersion des pâtes en forme de coquilles comme maisonnettes pour les esprits-serpents pour obtenir l’âme du défunt en contrepartie n’est pas un geste rituel commun ; a fortiori elle aurait été déplacée dans le cadre des commémorations. Conduit dans un lieu et dans un cadre distinct, tenu sans la famille du défunt, ce rituel supplémentaire apparaît comme une solution permettant d’atteindre l’objectif du premier rituel (tel que la chamane le comprend) sans violer les attentes de l’assistance en ce qui concerne le protocole des commémorations.
Cette solution de la chamane illustre à la fois la distinction entre la réflexivité épistémique et la réflexivité instrumentale, mais aussi l’intégration des attentes de l’assistance dans la construction du rituel. L’évaluation de la famille ne peut se baser que sur la commémoration du 49e jour à proprement parler, tandis que la visibilité de l’innovation, risquée dans le contexte commémoratif, est nulle. L’exemple suivant de la cure avec le miroir montrera comment l’usage de la dissymétrie dans la communication entre le chamane et son assistance permet d’optimiser et d’innover le rituel tout en préservant son identité chamanique.

La cure avec le miroir

Le “miroir” (touva : küzüngü) est un des outils rituels largement répandus en Mongolie (Badamxatan 1986 ; Humphrey 2007), en Mongolie-Extérieure (Humphrey & Onon 1996 : 224), en Sibérie du Sud (Potanin 1883 : 50) et en Sibérie du Nord (Alekseev 1984 : 146). Il se présente comme un disque en métal avec une face polie. La face opposée, parfois ornée de divers motifs décoratifs, dispose d’un arceau dans lequel on passe une corde ou un ruban pour faciliter les manipulations.
Les miroirs en métal ont une longue histoire en Sibérie du Sud où leur production et leur commerce remontent aux VIIe-IIIe siècles avant J.-C. (Loubo-Lesnitchenko 1975). Dans les légendes touvas, les miroirs étaient des objets célestes. Ils « jouaient » dans l’air et les chamanes les plus habiles les attrapaient. Dans le passé, ils étaient considérés parmi des outils rituels principaux et étaient utilisés pour la protection du chamane ou dans les rituels thérapeutiques (Kenin-Lopsan 1987 : 56-60). Aujourd’hui, la divination et la protection personnelle du chamane sont les usages les plus répandus. Ils renvoient à la double capacité de réflexion du miroir qui reflète l’invisible et repousse les attaques des entités néfastes. La capacité d’émettre une force pour chasser les mauvais esprits attribuée aux miroirs chez d’autres populations centrasiatiques (Humphrey 2007 : 189), est en revanche latente chez les Touvas, bien qu’elle apparaisse dans notre exemple.
Le rituel analysé ici repense les fonctions du miroir dans une perspective thérapeutique, d’où le titre que le chamane donne au rituel : une cure au miroir (touva : küzüngülèèshkin). Il est conduit par un jeune chamane, Lodoj-Damba Kuular. Originaire de la province Süt-Khöl’ (centre-ouest de Touva), où la cure a lieu, il vit dans la capitale touva Kyzyl et est affilié à une des organisations de chamanes. La pratique rituelle n’est pas cependant son unique activité. Étudiant en sciences de l’ingénieur pour l’aménagement urbain, il entame au moment du rituel sa quatrième année universitaire. Quelques années avant cela, il a été novice dans un monastère bouddhiste pendant un an. Lodoj est aussi le frère cadet d’une chamane expérimentée et – selon la légende familiale – héritier d’une dynastie chamanique connue sous le nom des Sept chamanes dans sa province d’origine. La dernière de cette lignée était l’arrière-grand-mère maternelle de Lodoj.
Nous retiendrons ici la jeunesse du chamane (il a 22 ans au moment du rituel) et son héritage chamanique. D’une part, Lodoj a besoin de se distinguer de ses collègues aînés, et notamment de sa sœur, en élaborant un style rituel original. D’autre part, il est censé faire preuve d’une connaissance de la tradition qu’il incarne par son ascendance. On soulignera aussi deux autres aspects biographiques importants pour la construction du rituel : la proximité du chamane avec le bouddhisme et sa formation en sciences exactes.
Le rituel est organisé pour un parent du chamane du côté maternel. Ce patient, vivant d’élevage et de chasse, ainsi que sa famille, partage les mémoires familiales sur les Sept chamanes. Le patient, homme d’une trentaine d’années, consulte le chamane pour des douleurs récurrentes au foie et à l’estomac. Il a été récemment blessé à l’arme blanche par des ivrognes lors d’une bagarre à la chasse. Les blessures – à un bras et à une jambe – ont été mises en rapport avec les douleurs récurrentes, même si leur localisation dans le corps n’est pas la même.

Rituel observé

Le rituel en costume chamanique, mais sans tambour, se déroule dans la maison du patient. Il est court et se passe en silence. L’instrument principal est le miroir. Les deux autres accessoires utilisés par le chamane sont deux pierres d’environ 5 cm de diamètre chacune, l’une noire et l’autre rouge.
Au début du rituel, le chamane allonge son patient sur le lit et lui demande de tenir la pierre rouge avec la main gauche. Le chamane se tient debout au-dessus du lit. Dans sa main gauche il garde la pierre noire et dans sa main droite son miroir.
La cure comprend deux phases. Dans un premier temps, le chamane tient le miroir côté lisse vers le bas, au-dessus du corps du patient. Il le déplace lentement tout au long du corps, sans le toucher, au-dessus des jambes et des bras, en faisant de larges cercles.
Dans la seconde phase du rituel, le chamane retourne le miroir la face polie vers le haut, en le tenant lâchement par les rubans accrochés à son revers. Toujours sans dire un mot, le chamane secoue fortement et rapidement le miroir tout en continuant de faire de larges cercles au-dessus du corps du patient. Ce mouvement génère un son métallique continu.
Enfin, le chamane reprend la pierre rouge de la main du patient, range les deux pierres et son miroir et fait une purification du patient avec de la fumée de genévrier.

ill. 4

Fig. 5. Une séance de divination avec les cartes Tarot rondes.
Touva, Shagaan-Aryg, 2009.
(Photographie : Ksenia Pimenova)
Fig. 6 et 7. La cure avec le miroir.
Première phase : évacuation de l’obstacle
doora du corps du patient.
Deuxième phase : le chamane charge le corps du patient avec le « bonheur »
aas-kezhik .
Touva, Kara-Chyraa, 2004.
(Photographies : Ksenia Pimenova)

Explications du chamane

Cet usage du miroir à des fins thérapeutiques et les gestes du chamane ne ressemblaient pas à ceux que nous avions observés auparavant. Questionné sur le sens du rituel et de ses éléments, Lodoj a produit une explication cohérente et complexe du schéma conceptuel qui y était à l’œuvre.
Selon le chamane, la souffrance du patient était causée par la présence dans son corps d’un « obstacle » (doora). Ce terme, omniprésent aujourd’hui à Touva, mais introuvable dans les sources anciennes, est vraisemblablement d’origine bouddhiste. Les bouddhistes prient en effet certaines divinités de dissiper les « obstacles » sur la voie de l’Éveil, tels l’ignorance. S’éloignant de sa connotation religieuse originale, le terme d’obstacle désigne un état de maladie ou d’infortune, le plus souvent causé par des attaques de sorcellerie. Ici, en revanche, il est utilisé avec un sens pathologique et non pas étiologique. Selon le chamane, l’obstacle, apparu à la suite de l’accident pendant la chasse, s’est introduit dans le corps du patient comme un agent pathogène : « L’obstacle s’accumule autour des organes malades et empêche la circulation de la force [24] » (küsh).
La cure au miroir vise à extraire l’obstacle du corps du patient. Pour cela, selon le chamane, il faut « ouvrir les voies de l’âme » (sünezin oruktaryn ažydar). Cette expression n’appartient qu’au langage rituel personnel de Lodoj. Il s’agit pour lui d’ouvrir les « voies de vents intérieurs et les canaux de passage pour l’énergie », un détail auquel nous reviendrons. Le premier but du rituel consiste donc à préparer le corps du patient, puis à en repousser l’obstacle en dehors.
L’ouverture des « voies de l’âme » se fait grâce à l’utilisation conjointe de trois objets : la pierre rouge (PR), la pierre noire (PN) et le miroir chamanique (MC). Pendant la première phase du rituel la face lisse du miroir est orientée vers le bas, vers le corps du patient allongé. Les pierres jouent ici un rôle crucial. Ramassées près du lieu de naissance du chamane, elles matérialisent le lien avec ses esprits auxiliaires qui aident le chamane et lui donnent une partie de sa force chamanique (küsh).

Schéma 1. Évacuation de l’obstacle doora du corps du patient.

C’est la pierre rouge, donnée au patient, qui a la capacité « d’ouvrir les voies de l’âme ». En revanche, la pierre noire (PN), tenue dans la main de Lodoj, émet une force que le chamane oriente vers le corps du patient par le biais du miroir (MC) en « travaillant » les zones d’accumulation de l’obstacle. Autrement dit, le miroir est utilisé ici pour concentrer et réorienter la force émise par les esprits auxiliaires afin de repousser l’obstacle.
Lors de la deuxième phase du rituel, le miroir est retourné la face polie vers le haut et secoué. Selon le chamane, c’est ainsi que s’accumule sur la surface du miroir le « bonheur » (aas-kezhik). Dans son usage le plus fréquent, le « bonheur », à défaut d’un terme meilleur, est un concept à la fois chamanique et bouddhique, au croisement entre les idées de chance et d’abondance (aas-kezhik signifie littéralement le « bonheur de la bouche ») et la notion bouddhiste de mérite – une action vertueuse (bujan-kezhik, littéralement « mérite-bonheur »). Dans son interprétation personnelle de ces concepts, Lodoj attribue au bonheur les qualités d’une force matérielle positive. Cette force est en quelque sorte dissipée dans l’univers, pour être ensuite retenue sur la surface du miroir. Du miroir, elle pénètre dans le corps du patient par les voies de l’âme toujours ouvertes et lui procure la santé, la longévité, la chance et la prospérité.

Schéma 2. Le « bonheur » aas-kezhik imprègne le corps du patient.

À la fin du rituel, lorsque le chamane range les pierres et le miroir, les voies de l’âme se referment par elles-mêmes. Ainsi, le bonheur est comme scellé à l’intérieur du corps qui non seulement a été débarrassé de l’agent pathogène, mais retrouve aussi son intégrité positive.

Emprunts, réinterprétations et identité chamanique du rituel

Dans la diversité de rituels chamaniques, il y a peu de règles constitutives communes. Selon Hamayon, un des principes fondateurs des chamanismes sibériens à l’époque présoviétique était le contact direct avec les esprits. Ce contact était symboliquement rendu sur un mode dramatique ou verbal, par des gestes ou des invocations (Hamayon 2006 : 34). Dans les rituels thérapeutiques, ces gestes évoquent la manipulation d’esprits nuisibles et renvoient aux conceptions répandues sur la maladie. Chez les populations de l’Altaï-Saïan au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, la maladie était causée le plus souvent par l’attaque d’un esprit nuisible (Potapov 1991 :135). Aujourd’hui cette représentation de la maladie reste d’actualité dans la plupart des cas. Les chamanes demandent aux esprits néfastes de quitter le corps dans leurs invocations ; ils font les gestes de les arracher, de les enlever en crachant vers le patient, en soufflant sur lui ou en imitant la succion. Dans tous ces cas l’esprit est représenté comme ayant une matérialité et une forme.
La cure avec le miroir est en revanche un exemple de la transformation contemporaine de la notion d’esprit sous la double influence du concept New Age d’énergie et de la notion bouddhiste d’humeur. Les principes que Lodoj met en mouvement sont des « forces », ou des « énergies » (russe : ènergii) : la force chamanique, l’obstacle et le bonheur. Certes, ces forces, positives ou pathogènes, sont pensées ici comme des entités qui peuvent être repoussées du corps ou y être introduites. Dans le schéma épistémique élaboré par le chamane, elles n’ont cependant aucune forme distincte. L’obstacle apparaît ainsi comme une entité matérielle, mais à l’aspect fluide et informe. La fluidité est notamment évoquée par les mouvements circulaires du miroir qui servent à repousser l’obstacle en dehors du corps du patient. Les esprits auxiliaires du chamane ne sont pas pour autant complètement absents, mais plus distanciés, leur action passant par la médiation de la force qu’ils produisent.
Le rituel s’appuie aussi sur une conception du corps humain qui n’est pas courante dans le chamanisme passé et présent. Le chamanisme traditionnel s’intéressait peu à la composition interne du corps. Même lorsque la maladie d’un certain organe était évoquée dans le diagnostic, tout se passait comme si la localisation de l’esprit nuisible n’avait que peu d’importance. Le rituel ciblait non pas un organe en particulier, mais le corps dans son intégrité indivisible (Kenin-Lopsan 1987 : 59).
Or, la cure avec le miroir se base sur l’image du corps beaucoup plus détaillée. Lodoj précise que les « vents et les souffles intérieurs » circulent à travers les « canaux subtils », ou les « voies de l’âme ». Cette vision reflète vraisemblablement l’expérience personnelle du noviciat dans un monastère bouddhique. Selon le Kalatchakratantra, enseignement fondamental du bouddhisme, le corps humain est traversé de « canaux subtils […], des souffles internes ou forces vitales qui y circulent et des gouttes essentielles d’énergie » (Cornu 2006). La médecine tibétaine, elle aussi, attribue la santé de l’individu à l’équilibre des trois « humeurs » (vent, bile et phlegme) circulant dans les canaux : vaisseaux sanguins, nerfs, os.
L’emprunt de la conception bouddhique du corps humain influence également les fonctions du miroir et son usage thérapeutique détourné. Le miroir concentre et réoriente la force des auxiliaires pour ouvrir les voies de l’âme, évacuer l’obstacle et ensuite recharger le corps des valeurs positives.
Une dernière innovation concerne l’usage des pierres noire et rouge. Les pierres, disposées d’une certaine manière, semblent constituer deux pôles d’un circuit qui inclut les corps du patient, le corps du chamane et ses esprits auxiliaires. Ces pôles permettent d’ouvrir « les voies de l’âme » et d’assurer la circulation de la force envoyée par les esprits. Pour ce qui est du chamane, il devient littéralement un « corps conducteur » (Stépanoff 2014) qui ramène la force des esprits dans le monde des humains pour opérer une transformation thérapeutique. Il est probable que l’idée du circuit s’inspire du fonctionnement de l’électricité, avec lequel le chamane a pu se familiariser lors de ses études en sciences de l’ingénieur.
Les conceptions sous-jacentes à la construction rituelle n’existent que sur le plan de la réflexivité rituelle épistémique. Elles ne sont à aucun moment expliquées aux destinataires du rituel. Dans la perspective du patient et de sa famille, ce qui importe, c’est que le rituel atteigne son but thérapeutique. En attendant ce résultat, leur évaluation ne peut s’appuyer que sur les actions observables et les critères culturels, à savoir sur l’usage d’objets rituels connus et les gestes du chamane portant sur le corps du patient.
On notera d’abord que le chamane utilise les objets qui évoquent la présence des esprits auxiliaires, tels que le costume et la coiffe. Le caractère animé du costume relève du savoir commun dans les sociétés sibériennes. Le chapeau à plumes d’oiseaux, les « esprits-serpents » et les clochettes cousues sur le costume sont des esprits auxiliaires qui aident le chamane ou le protègent. Le costume transforme l’officiant en un « corps perfectionné », une « entité à nature multiple » (Pedersen 2007). Il signifie le pouvoir augmenté du chamane qui agit avec l’aide des esprits et apporte l’efficacité qui leur est associée aux humains.
Le miroir est un objet rituel dont nous avons déjà évoqué les deux usages typiques à Touva : la protection personnelle du chamane et les pratiques divinatoires, ces dernières étant les mieux connues des profanes. Pendant la divination les chamanes « voient » apparaître dans le miroir les personnes, les esprits, les objets en rapport avec les requêtes de leurs clients. Pour utiliser le miroir, il faut donc avoir une capacité de voyance que les profanes n’ont pas. C’est donc un outil qui a lui-même des qualités magiques, mais qui qualifie aussi l’identité du spécialiste.
Contrairement au costume et au miroir, les pierres ne sont pas des objets rituels fréquemment utilisés par les chamanes. Mais elles font partie d’une panoplie personnalisée de supports d’esprits et d’objets uniques que chaque chamane se constitue au fur et à mesure de l’avancement de sa pratique. Ces ensembles d’objets – dont le sens exact n’est pas révélé aux profanes – évoquent la singularité de l’officiant, principe fondamental du chamanisme.
Enfin, les gestes rituels du chamane visent le corps du patient et sont en quelque sorte autoréférentiels. Ainsi, la transformation thérapeutique du corps est suggérée par les mouvements du miroir, par le contact du patient avec une pierre appartenant à l’arsenal rituel du chamane, et donc interdite au toucher des profanes hors cadre rituel. À un niveau plus métaphorique, le patient se voit placé dans un circuit composé du corps du chamane, de ses objets rituels, et des esprits auxquels ces objets renvoient.

Conclusion

Malgré son apparence simple, la cure avec le miroir est une construction communicative complexe à plusieurs niveaux. Ces niveaux comprennent des choses que le chamane montre clairement, d’autres qu’il dissimule, et d’autres encore qu’il ne fait que suggérer. D’une part, au niveau perceptible par l’assistance, le rituel contient un métamessage concernant sa propre identité. Son caractère chamanique est stipulé par l’usage d’attributs rituels traditionnels qui évoquent les qualités extraordinaires attribuées au chamane et l’action de ses esprits personnels.
D’autre part, les explications du chamane, inaccessibles au patient et à sa famille, révèlent les innovations et les emprunts qui permettent d’optimiser le rituel. Ainsi, le concept de canaux subtils, d’origine bouddhique, enrichit la vision peu précise que les chamanismes sibériens ont du corps humain. La notion d’obstacle assouplit et élargit la notion de l’esprit fauteur de maladie, et celle du bonheur permet de terminer le rituel par une recharge positive supplémentaire opérée sur le corps du patient. Ces emprunts traduisent la connaissance que le chamane a du bouddhisme, son intérêt pour les sciences exactes, ainsi que l’influence du vocabulaire New Age, avec la notion d’énergie fluide qui se superpose, pour ce chamane, aux distinctions vernaculaires entre les différentes « forces » et entités positives ou négatives. Reflétant les influences qui ont marqué son parcours personnel et sa recherche de l’efficacité, les rituels du chamane apparaissent alors comme un condensé unique de ses réflexions sur le monde, sur les forces invisibles qu’il cherche à maîtriser et mettre à profit de ses patients.
À leur tour, les emprunts modifient l’usage que le chamane fait du miroir, ses gestes et le scénario du rituel. Observables, mais opaques pour l’assistance, ces modifications suggèrent la capacité du chamane de « jouer » avec les éléments traditionnels et de leur attribuer un sens nouveau. Loin d’être préjudiciable aux yeux de l’assistance, cette capacité de création renvoie à la singularité du chamane, indicatrice de ses savoirs et de ses pouvoirs uniques.
Depuis Lévi-Strauss (2003 (1958)), le partage du langage symbolique entre l’officiant et les destinataires du rituel apparaît comme une condition nécessaire pour que le rituel ait son effet (Hell 1999). Dans les exemples de rituels présentés dans l’article, le partage du langage symbolique est partiel, et la communication est dissymétrique. Ce n’est pas un hasard si dans la cure au miroir les influences bouddhiques se concentrent sur le niveau conceptuel du rituel et ne sont pas communiquées à l’assistance ne connaissant pas le bouddhisme. D’une manière comparable, la tenue d’un rituel supplémentaire original, destiné à compléter la commémoration d’un défunt, n’est pas communiquée à la famille en deuil. Cette manière des chamanes d’introduire de l’innovation en tenant compte de sa visibilité permet à l’assistance d’évaluer les rituels selon les critères culturels partagés collectivement. Les innovations sont ainsi en quelque sorte cryptées pour ne pas affecter l’identité chamanique de rituels pour l’assistance.
La cure avec le miroir, comme d’autres exemples présentés ici, permet d’éclairer certaines logiques de l’innovation rituelle dans le chamanisme post-soviétique à Touva. Depuis la chute de l’URSS, la globalisation religieuse et la politique normative de tradition conduite au sein des organisations de chamanes constituent un cadre historique et sociologique dans lequel évoluent les pratiques rituelles. D’autres logiques encore, liées au principe de la singularité du chamane et aux formes d’efficacité rituelle, façonnent en interne le contenu des rituels, tantôt en favorisant l’innovation, tantôt en lui opposant des limites. Ainsi négocié, le bricolage qui en résulte ne dissout pas l’identité chamanique de rituels, mais permet d’asseoir l’originalité de styles individuels et d’insuffler une nouvelle énergie aux rituels dans leur ensemble.

add_to_photos Notes

[1Nous remercions les évaluateurs anonymes et les éditeurs pour leurs commentaires sur une première version de ce texte. Sa rédaction a bénéficié du soutien du Käte Hamburger Kolleg « Dynamics in the History of Religions between Asia and Europe », Center for Religious Studies, Ruhr-Universität Bochum (Allemagne).

[2http://www.shamanism.org/fssinfo/index.html (page consultée le 5 décembre 2016).

[3La reconnaissance du chamanisme comme une des trois « confessions traditionnelles » touvas (avec le christianisme orthodoxe et le bouddhisme) prend forme avec l’adoption de la loi de la République de Touva « Sur la liberté de la conscience et les organisations religieuses » en 1995. La loi fédérale de la Russie du même nom, adoptée en 1997, réaffirme le privilège des religions traditionnelles et leur donne certains avantages concrets.

[4M. Kenin-Lopsan n’appartient plus aujourd’hui à aucune de ces organisations et il en est devenu l’autorité morale suprême : le Président à vie des chamanes touvas.

[5La République de Touva compte sept organisations religieuses de chamanes, officiellement enregistrées auprès du ministère de la Justice de la Russie : http://unro.minjust.ru/NKOs.aspx# (page consultée le 9 novembre 2016).

[6Entretien avec M. Kenin-Lopsan, août 2002 à Kyzyl (Touva).

[7Pour ces contacts, voir par exemple Lindquist 2006.

[8Entretiens avec K. Ondum, juillet 2003 à Erzin (Touva) et avec Yu. Megedekov, avril 2015 à Gorno-Altaïsk (République d’Altaï).

[9Entretien filmé avec V. Sazhina, août 2009 à Shagaan-Aryg (Touva).

[10Entretien avec N. Sat, juillet 2003 à Kyzyl (Touva).

[11Entretien avec D. Kuzhuget, juillet 2004 à Kyzyl (Touva).

[12Entretien avec D. Kuzhuget, juillet 2004 à Kyzyl (Touva).

[13Entretien avec A. Sat commentant le rituel de Kh. Kuular. Août 2004, vallée de l’Üstüü-Ishkin.

[14Les « serpents » (tchylannar) sont des bandes de cuir ou des rubans de tissus, cousus sur le dos de son manteau chamanique.

[15Rituel de V. Sazhina à la source sacrée Torgalyg, juillet 2009, province Ulug-Khem (Touva). Voir PIMENOVA Ksenia (réalisatrice). Esprits des trois sommets, 2016. CNRS Images. 56 min. (Extrait en ligne : http://videotheque.cnrs.fr/doc=4682.)

[16Entretien avec S. Serenod, août 2002 à Kyzyl (Touva).

[17Entretien avec M. Suruntchap, août 2002 à Kyzyl (Touva).

[18Entretien avec S. Serenod, août 2002 à Kyzyl (Touva).

[19Les représentations de cet au-delà qui commence à partir du 49e jour après la mort sont peu précises et variables. Les bouddhistes parlent de la réincarnation ; d’autres évoquent les enfers, ou se disent incompétents.

[20La stabilité des commémorations a par ailleurs des raisons historiques. Ces rituels sont cités par les Touvas comme exemple d’une continuité de pratiques pendant la période soviétique. Ils étaient conduits par les anciens plutôt que par des chamanes.

[21La lecture négative des cendres (à partir d’une empreinte humaine annonçant un nouveau décès) existe davantage sur le plan théorique que comme une pratique réelle.

[22Entretien avec R. Nazyk-Dorzhu, août 2004 à Kyzyl (Touva).

[23Entretien avec R. Nazyk-Dorzhu, août 2004 à Kyzyl (Touva).

[24Entretien avec L. Kuular, août 2004, Kara-Chyraa, province Süt-Khöl’ (Touva).

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PIMENOVA Ksenia (réalisatrice). Esprits des trois sommets, 2016. CNRS Images. 56 min. (Extrait en ligne : http://videotheque.cnrs.fr/doc=4682.)

Pour citer cet article :

Ksenia Pimenova, 2016. « Traditions et emprunts dans un miroir chamanique. Réflexions autour d’un nouveau rituel touva ». ethnographiques.org, Numéro 33 - décembre 2016
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(https://www.ethnographiques.org/2016/Pimenova - consulté le 28.03.2024)
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