Entretien avec Olivier Zunz.
La philanthropie en Amérique

Résumé

Dans cet entretien, l’historien Olivier Zunz revient sur son travail portant sur la philanthropie. Y sont ainsi successivement évoqués son parcours (à partir de ses premiers terrains états-uniens), le contexte de l’émergence de la philanthropie moderne aux États-Unis au moment de la seconde révolution industrielle, l’importance de la convergence entre une philanthropie des élites et une philanthropie de masse, les enjeux politiques de la démocratie, et les continuités et discontinuités entre la philanthropie de la fin du XIXe siècle et la philanthropie contemporaine. L’entretien, au final, réinscrit cette pratique sociale qu’est la philanthropie au centre de l’histoire américaine.

Abstract

“Interview with Olivier Zunz. Philanthropy in America”.
In this interview, Olivier Zunz reflects on his work on philanthropy. Among the topics mentioned are his itinerary (starting with his first fieldwork experiences in the United States), the emergence of modern philanthropy in the United States at the time of the Second Industrial Revolution, the importance of the combination of elite philanthropy and mass philanthropy, the (dis)continuities between philanthropy in the late nineteenth century and contemporary philanthropy, the need to embed our understanding of American philanthropy in the national history of the United States. In sum, the interview is a guide to an historical view on the question of the democratic legitimacy of philanthropy.

Sommaire

Cet entretien avec Olivier Zunz a été réalisé par Sabine Rozier et Alexandre Lambelet le 30 septembre 2016 à Paris. La préparation de l’entretien a bénéficié des conseils de Sylvain Lefèvre et la prise de vue était assurée par Jean-Christophe Monferran et Vianney Hallot-Escoffier.

De l’économie à la philanthropie et vice-versa

Alexandre Lambelet : Olivier Zunz, merci de nous recevoir ici, à la Maison Suger (Fondation Maison des sciences de l’homme) à Paris, pour cet entretien sur votre ouvrage sur la philanthropie (Zunz 2012) et plus largement sur votre manière d’appréhender ce phénomène qu’est la philanthropie. Peut-être, et pour commencer, pourriez-vous revenir sur votre parcours de chercheur. Vous êtes historien, spécialiste des États-Unis, plus particulièrement des phénomènes d’industrialisation et d’urbanisation que ce pays a connus au tournant du XXe siècle. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire américaine, à sa modernité, et quel chemin vous a conduit à la thématique de la philanthropie ?

Olivier Zunz : Mon investissement dans l’histoire américaine est un peu le fait du hasard puisque j’ai eu l’occasion d’avoir une bourse d’étude à Princeton à la fin des années 1960. Ainsi, en 1969 je me suis trouvé aux États-Unis, venant de France. J’ai acheté pour 99 dollars un billet d’autobus Greyhound valable 99 jours, et j’ai donc eu le droit, pour cette somme ridicule de 99 dollars, de faire pendant plus de 3 mois et sans arrêt le tour des États-Unis. Évidemment, en voyageant en autobus comme ça, on arrive au centre des villes, dans les endroits les plus défavorisés bien souvent. Et c’était juste après un certain nombre d’émeutes raciales. Je me souviens être arrivé à Detroit en juillet 1969 dans la gare de Greyhound au milieu d’une ville qui venait en quelque sorte de brûler et je me suis dit : « Tiens ! Si je reviens, j’écrirai un livre sur Detroit. » Ce que j’ai fait (Zunz 1983 (1982)). Et puis donc cette année à Princeton m’a ouvert sur l’histoire des États-Unis ; j’avais fait une maîtrise en histoire de France qui d’ailleurs avait été publiée dans la revue Annales (Zunz 1970). Enfin, j’étais lancé pour continuer à travailler sur la France mais j’ai changé mon fusil d’épaule et je me suis intéressé à l’histoire des États-Unis. Et de fil en aiguille j’y suis resté et effectivement, étant comme tant de ma génération investi dans l’histoire sociale, je me suis intéressé à l’industrialisation de l’Amérique, à ses aspects sociaux, à l’histoire de l’immigration ; c’était un peu mon point d’entrée dans l’histoire américaine. Et pendant un certain nombre d’années, j’ai fait des allers-retours entre la France et les États-Unis, sauf que de Paris, je n’arrivais plus du tout à continuer ces travaux. Et donc à un moment donné j’ai décidé de voir si je pouvais rester plus longtemps en Amérique, par exemple sur un poste plus permanent, et on m’a offert un poste d’enseignement à l’université de Virginie. C’était en 1978, j’avais passé 5 ans dans le Michigan entre-temps, et j’ai pris ce poste en pensant y rester peut-être 3 ou 4 ans et j’y suis toujours.

Ce livre sur Detroit, qui a connu une certaine fortune, était une grosse étude quantitative et socio-économique et portait sur la transformation de Detroit, sur la création de l’industrie de l’automobile, sur la grande immigration de Detroit. Il m’a conduit ensuite à écrire un livre sur le système économique de manière plus générale et la grande explosion de la classe moyenne en Amérique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle : Making America Corporate (Zunz 1991 (1990)). Et puis ça a été suivi de mon livre Why the American Century ? (Le siècle américain) (Zunz 2000 (1998)) dont le propos de l’ouvrage était justement de tenter de répondre à la question contenue dans le titre de la version anglaise. Et c’est par le biais de ce livre, Le siècle américain, que je me suis intéressé à l’histoire de la philanthropie. Et donc, je vais vous dire pourquoi.

Extrait vidéo 1. La philanthropie et son rôle dans l’histoire moderne des États-Unis.

J’ai réalisé en faisant une recherche sur ce livre que la grande transformation des universités à la fin du XIXe siècle était quasiment un pur produit de la philanthropie américaine. Parce que les États-Unis, au XIXe siècle, avaient une structure universitaire faible. C’était principalement des collèges religieux qui existaient. Il y avait peu d’enseignement scientifique. Il y avait une école d’ingénierie à Yale, à West Point, à Renssealer dans l’État de New York. Mais disons que dans l’ensemble, même s’il y avait des sociétés scientifiques actives, les universités étaient principalement des séminaires où l’on donnait des cours d’humanités autour de ces institutions religieuses. Et donc la création de l’université de recherche est une création tardive et qui a coïncidé chronologiquement, de même que dans sa conceptualisation, avec la seconde révolution industrielle. C’est-à-dire avec l’explosion des grandes industries de l’acier, du pétrole, de l’électricité. Et ce sont ces très grandes affaires – dont j’avais parlé dans mon livre Making America Corporate – qui ont investi dans l’éducation scientifique du pays. Elles avaient besoin d’avoir des gens qui connaissaient la physique, la chimie, d’avoir des ingénieurs pour les chemins de fer. Du Pont de Nemours a largement financé le MIT, Rockefeller a créé l’université de Chicago, Stanford a fait Stanford, etc. Cette nébuleuse universitaire scientifique s’est créée à la fin du XIXe siècle par des fonds philanthropiques avec cette convergence quand même fortuite entre l’accumulation de très grandes fortunes et la création d’une économie à base scientifique, cette science-based economy. Et je me suis donc intéressé à cette convergence. J’ai écrit dans Le siècle américain un chapitre expliquant comment cette convergence avait fonctionné… Pour vous donner un chiffre seulement, en 1870, il y avait dans tous les États-Unis, toutes écoles et toutes disciplines comprises, moins de 50 doctorants. Autrement dit, ça a changé. En 1900, il y en avait déjà plus de 3 000. Donc, c’est vraiment une génération. Alors, c’est là où j’ai commencé à réfléchir au rôle de la philanthropie dans cette histoire. Pour moi, et c’est un des arguments fondamentaux de cet ouvrage sur le siècle américain, c’est que ce qui a fait la force de l’Amérique au début du XXe siècle, sa montée en puissance internationale, ce n’est pas seulement – puisqu’on est dans le centenaire de la première guerre mondiale – le fait que les Européens avaient très bien compris comment s’entretuer et le faisaient parfaitement efficacement, c’est le fait que pour remplir ce vide et jouer leur rôle international au moment de cet effondrement de l’Europe, les États-Unis en avaient créé les moyens dans la génération précédente par une transformation du savoir. Et cette transformation du savoir est un élément clé dans la montée en puissance de l’Amérique et ensuite dans son explosion économique au XXe siècle. C’est là où je me suis mis à réfléchir sur cette idée de philanthropie et que j’ai réalisé que finalement j’avais touché dans ce chapitre une petite partie d’un très grand sujet non exploré ou exploré par de nombreuses études mais très peu en histoire et sans travaux synthétiques et sans connexions ou relations précises avec une histoire générale du pays. Et dans la vie d’un historien c’est assez rare de trouver un grand sujet non traité. Je m’y suis lancé à tort ou à raison. Voilà !

Alexandre Lambelet  : Vous montrez bien cette convergence toute particulière, au tournant du XXe siècle, entre un développement économique et le financement de la science par des philanthropes. Vous semblez, par là même, dater les débuts de la philanthropie américaine à la fin du XIXe siècle, autour de la période de la guerre de Sécession. En même temps, quand on regarde le travail d’autres historiens sur la philanthropie telle qu’elle s’est développée aux États-Unis – on peut citer Peter Hall (2006) par exemple –, on peut y lire des premiers développements de cette philanthropie américaine qui seraient bien antérieurs, peut-être au moment de la révolution américaine. Comment avez-vous fait ce choix de commencer votre ouvrage avec la guerre de Sécession ? Qu’est-ce qui change à ce moment-là ?


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Extrait vidéo 2. La philanthropie aux États-Unis : ce qui change à la fin du XIXe siècle.

Olivier Zunz : La première campagne de fonds réelle en Amérique, on peut dire que c’est 1640, quand le collège de Harvard, qui n’était pas encore une université, envoie des représentants en Angleterre pour lever des fonds pour se développer. On peut aussi penser, et je le pense d’ailleurs, que Benjamin Franklin est le père fondateur de la philanthropie américaine surtout en ce sens qu’il a su combiner aux ressources de la société civile, les ressources de la colonie au nom de l’État, pour construire l’hôpital de Philadelphie ou l’université de Philadelphie à Penn, ou encore une bibliothèque publique. De ce point de vue, je pense que Benjamin Franklin est le père fondateur de la philanthropie moderne. Donc, on peut très bien retracer cette histoire jusqu’à ce moment-là. La raison pour laquelle je commence là où je commence, c’est que je pense que c’est là une période où il y a eu vraiment de grandes fortunes qui ont permis la création d’une philanthropie de très grande ampleur, avec une vision très large de ses objectifs. De même, c’est une période où on assiste à une augmentation assez générale du revenu des classes moyennes avec une implication qui commence à se développer dans une philanthropie de masse. C’est cette convergence qui m’intéressait, entre cette philanthropie de grandes fortunes et cette philanthropie de masse, et ses conséquences sur la définition de la philanthropie. Et je pense que j’ai voulu retracer la convergence de ces deux phénomènes et c’est pour ça que j’ai commencé l’ouvrage, effectivement, après la guerre de Sécession, oui. Donc je ne prétends pas qu’il n’y avait pas de philanthropie avant, mais c’était autre chose.

Alexandre Lambelet  : Puisque vous avez indiqué que c’est une chance pour un historien de tomber sur un grand sujet qui n’a pas été abordé jusque-là par l’historiographie américaine, qu’est-ce que cette entrée dans l’histoire américaine par la philanthropie dit des États-Unis que ne disait pas l’historiographie classique ?

Olivier Zunz  : Ce n’est pas facile de répondre à cette question de manière précise et rapide parce que l’historiographie américaine est extrêmement riche (voir aussi sur ce point Zunz 2016). Je pense qu’il y a eu une période de l’historiographie, au début du XXe siècle et même jusque dans les années 1950, où les historiens progressistes, c’est-à-dire les historiens de la période dite progressiste du tournant du XXe siècle – je pense à des gens comme Charles et Mary Beard (1927) ou, par exemple, à Merle Curti (1963) qui est de la génération suivante – ont justement discuté de la philanthropie, souvent dans des termes très critiques, mais qui ont intégré le sujet dans leurs synthèses. Dans les années 1950, où on s’interroge sur le caractère national et sur l’exceptionnalisme américain, tous les historiens – je pense par exemple à Daniel Boorstin (1973) – ont traité de la philanthropie. C’est, au fond, l’abandon de cette notion de caractère national dans les années 1960 qui a évacué complètement la philanthropie. Cela n’a plus été considéré comme un phénomène explicatif. Or, dans mon livre, je ne cherche pas du tout à faire revenir l’idée d’un exceptionnalisme américain – je ne suis pas un exceptionnaliste même si je suis un tocquevillien, mais je pense que Tocqueville n’était pas un exceptionnaliste mais un comparatiste. J’essaie de comprendre en quoi, dans une société capitaliste où on autorise les gens à gagner de l’argent et souvent beaucoup d’argent, on doit également, me semble-t-il, penser la manière dont on leur donne la possibilité de le dépenser et de le dépenser sur autre chose qu’eux-mêmes. Et, donc, la philanthropie est une pratique. C’est une pratique très ambiguë : elle n’a pas de légitimité démocratique totale ; elle se situe par son action autonome quelque part entre la charité et la politique ; elle est très forte puisqu’elle a quand même un budget, je le dis dans mon livre, plus important que celui du Pentagone y compris pendant les guerres ; et elle sert quand même de lien structurant essentiel entre l’État et la société civile par lequel de nombreuses personnes se réalisent soit avec de grands projets soit avec des petits. Cela me semble donc être une part essentielle de l’histoire des États-Unis qu’il fallait pouvoir expliquer.

Philanthropies des élites et de masse et ambiguïtés de la philanthropie

Sabine Rozier : Vous mettez en regard dans votre ouvrage, comme vous l’avez indiqué et c’est d’ailleurs tout à fait passionnant, cette philanthropie de masse qui innerve toute la société américaine et la philanthropie des élites. Mais ce rapprochement est-il aussi pertinent que vous le défendez dans votre ouvrage ? N’est-on pas là en face de pratiques de dons gouvernées par des logiques très différentes, les unes à la fois très ancrées localement, très communautaires et les autres se déployant à l’échelle nationale ou internationale, au point qu’il est peut-être un peu hâtif de les ranger sous une même catégorie générique ? Parle-t-on ici de la même chose ?


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Extrait vidéo 3. Philanthropie de masse et philanthropie des élites : le constat d’une convergence.

Olivier Zunz : J’essaie de m’expliquer sur ce point en me mettant au niveau de l’expérience de quelqu’un qui lève des fonds. Benjamin Franklin, le fondateur de la philanthropie, est celui qui a le mieux exprimé – ce n’était pas encore les États-Unis, on était encore à l’époque coloniale – le principe de cette philanthropie. Si vous lisez ses mémoires, il donne à un moment donné un conseil à un pasteur qui cherche à lever des fonds pour construire une église, une Meeting House. Et il lui dit : « Voilà, il faut d’abord que vous demandiez de l’argent à tous les gens qui sont susceptibles de vous en donner. Vous les connaissez, ils sont argentés. Ils formeront une première liste. Puis vous faites une seconde liste de gens que vous connaissez moins auxquels vous montrerez la liste des premiers donateurs afin de les stimuler. Quand vous aurez épuisé cette seconde liste, vous demanderez à tous les autres. » J’ai été très frappé de lire ce passage de l’autobiographie de Franklin parce que j’ai moi-même, au cours de ma vie en Amérique, contribué à de nombreuses collectes de fonds – avec souvent 600, 700 ou 800 volontaires travaillant sous ma direction – et on a toujours un peu procédé de la même manière. À l’université également, les dons sont alimentés par de très grands donateurs, qui peuvent aller jusqu’à payer un building entier, et par d’anciens élèves qui envoient simplement 50 dollars. Autre exemple, celui de la lutte contre la tuberculose où se côtoient la philanthropie de masse et celle des fondations : Jacob Riis, un réformateur progressiste d’origine danoise, un des fondateurs de la photographie moderne, qui était reporter dans un journal de New York à la fin du XIXe siècle, avait eu cinq frères qui étaient morts de la tuberculose. Et il a eu l’idée d’importer du Danemark une campagne de vente de timbres sans valeur postale, mais qu’on colle sur des enveloppes, afin de lever les fonds au sein des classes populaires. C’est de cette façon qu’ont été financés des sanatoriums permettant de lutter contre la tuberculose. Et dans le même temps, l’American Tuberculosis Association a été soutenue par l’International Health Division de la fondation Rockefeller. Il y a donc très souvent convergence des objectifs de la philanthropie de masse et de la philanthropie des fondations, et mobilisation des mêmes personnels, dans la mesure où les gens qui ont travaillé dans des associations de philanthropie de masse ont été ensuite recrutés dans des fondations et vice versa. L’expérience historique est, de ce point de vue, en porte-à-faux avec la manière dont l’administration fiscale appréhende les donateurs. Les fonctionnaires du département du Trésor distinguent ainsi les public charities où se côtoient de nombreux donateurs jouissant d’une certaine liberté politique, des fondations qui bénéficient d’avantages fiscaux à la stricte condition de ne pas faire de politique. Si on prend des cas extrêmes, par exemple d’un côté Bill et Melinda Gates et de l’autre une famille modeste qui va donner 25 dollars pour aider les victimes de Nine Eleven ou du tremblement de terre à Haïti, on se dit que ce n’est pas la même chose. Mais si on fait l’addition de tous ces grands et petits fonds et que l’on regarde où ils sont investis, on s’aperçoit qu’il s’agit là d’un phénomène beaucoup plus large qui relève bel et bien de la « philanthropie ». Et d’ailleurs, bien que le fisc différencie ces dons du point de vue des exemptions dont ils bénéficient, il les met quand même aussi dans une même catégorie bénéficiaire d’avantages fiscaux.

Sabine Rozier : Vous avez évoqué le fait que la philanthropie est une pratique très ambiguë. Pourriez-vous revenir sur cette ambiguïté ?


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Extrait vidéo 4. La philanthropie comme pratique ambiguë.

Olivier Zunz : Oui, la philanthropie est ambiguë car elle est nécessairement altruiste mais jamais complètement. Je suis un disciple de Tocqueville, j’adhère totalement à sa théorie de l’intérêt bien entendu. C’est-à-dire qu’il y a une grande part d’altruisme dans la philanthropie mais aussi une grande part d’investissement, un investissement qui sert autant à l’investisseur qu’au donataire. Pour les petites donations, on peut même avancer que la philanthropie est une forme d’épargne. Donner une partie de ses économies à l’American Tuberculosis Association en 1920 quand l’un de ses enfants a la tuberculose, c’est agir pour le bien de la société en général mais aussi pour soi-même, dans son « intérêt bien entendu ». C’est une forme d’altruisme, dans la mesure où elle oblige à faire le sacrifice d’un certain revenu, mais dont on peut devenir le bénéficiaire. Ce qui vaut pour chacun vaut aussi pour les gens riches. Quand les gens atteignent un certain degré de richesse, quand ils ont fait fortune, leur principal souci n’est pas de la garder entièrement pour eux, mais de savoir bien la dépenser. C’est d’ailleurs l’idée très forte du texte de Carnegie (1901), The Gospel of Wealth, l’idée que cet argent ne lui appartient pas vraiment. C’est cette idée qui a, à mon avis, influencé Bill Gates. La différence entre les deux, entre Carnegie et Gates, c’est qu’il n’y a plus une trace de darwinisme social chez Gates alors que l’idéologie spencerienne était au centre de la pensée de Carnegie. À travers la réalisation de ces grands projets, Gates cherche une forme de réalisation personnelle. Mais le débat sur la philanthropie tourne souvent autour de la question de sa légitimité démocratique : est-il légitime de laisser Bill Gates devenir le ministre de l’Éducation non contrôlé… ?

Sabine Rozier : Ou de la santé…

Olivier Zunz : Ou de la santé non contrôlé… J’ai étudié en détail l’investissement de la fondation Gates dans la lutte contre le sida. C’est un investissement qui était tout à fait exceptionnel, d’ailleurs qui a largement réussi dans plusieurs endroits du monde, en Inde en particulier. Mais un investissement auquel une grande partie de la société a contribué, avec des moyens beaucoup plus modestes et qui a donc donné une certaine légitimité à cet effort : un effort collectif mêlant justement là encore le très grand et le très petit. Deuxièmement, le fait que la philanthropie soit en partie, et en partie seulement, non contrôlée par le système démocratique pose peut-être la question de sa légitimité mais fait aussi sa force. Car on a le droit d’investir les ressources à sa disposition dans un but légitime. Et si le but est non légitime, on peut penser que quelqu’un vous mettra tôt ou tard des bâtons dans les roues, parce qu’il y a une compétition à tous les niveaux. Dans à peu près tous les domaines, on voit des donateurs qui ont une certaine vision, d’autres qui ont une vision contraire, et ils se font tous concurrence. Donc, de ce point de vue, il y a une forme de contrôle démocratique.

Sabine Rozier : Mais quand il s’agit de fondations qui ont une force de frappe énorme, les autres acteurs du monde philanthropique sont-ils en mesure de les contester ? Leurs choix sont certes discutés dans leurs conseils d’administration, mais ce sont des choix non publics, peu discutables, qui s’exposent très rarement à la critique. On est très loin des débats auxquels donnent lieu les arbitrages en matière d’allocation de l’impôt qui sont instruits par la représentation parlementaire.


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Extrait vidéo 5. Les institutions philanthropiques et la légitimité démocratique.

Olivier Zunz : Théoriquement. Théoriquement, car l’idée selon laquelle on contrôle la façon dont ses impôts sont dépensés est quand même une illusion, très largement. Dans le cas américain, ce qui contrôle la philanthropie, c’est l’exemption fiscale. Sur le plan historique, les choses ont changé parce qu’au XIXe siècle, il n’y avait pas d’exemption fiscale puisqu’il n’y avait pas d’impôts sur le revenu. L’impôt sur le revenu apparaît avec le 16e amendement et date de 1912. La philanthropie n’est pas, de ce point de vue historique, l’effet de l’exemption. Ce n’est pas l’exemption qui a créé la philanthropie, c’est la philanthropie qui a créé l’exemption. Au XIXe siècle, le contrôle de la philanthropie était principalement le fait des cours de justice, des juges. Comme la plupart des dons se faisaient au moment de legs et comme dans le droit américain, anglais aussi, on n’est pas obligé de donner à ses héritiers, on peut donner à qui on veut. Alors des héritiers potentiels, qui se réjouissaient de devenir riches et craignaient de se retrouver sans l’argent de leurs parents, faisaient appel aux cours de justice pour casser les testaments en essayant de montrer que ces testaments n’étaient pas valides et qu’ils avaient donc été spoliés de leurs biens. Le critère qui était retenu par les juges et ce depuis le XVIe siècle en Angleterre, c’était que si le testament était très spécifique, allait à des causes très précises – les veuves des marins de Portsmouth, l’orphelinat de ceci, etc. – il était réputé valide. Avec la naissance des très grandes fortunes, on est passé de cette philanthropie très précise à l’idée qu’on allait donner pour le bienfait de l’humanité — ce sont les chartes de la fondation Rockefeller et d’autres « for the good of mankind ». Et en même temps que s’est fait ce glissement, le passage du contrôle de la validité des legs est donc passé des juges et des tribunaux aux fonctionnaires du Trésor qui contrôlent l’exemption fiscale. Or l’exemption fiscale est accordée si la cause est reconnue d’utilité publique, c’est-à-dire s’il y a un consensus sur son utilité et qu’elle ne fait pas l’objet d’un débat politique.

Personne ne va contester que c’est une bonne chose de contribuer à l’éducation, de construire des laboratoires, de donner à la recherche médicale, de donner de l’argent contre le cancer du sein ou le sida. Et 90 % ou 80 % de la philanthropie concerne des causes de ce genre, qui font consensus. Seule une petite proportion de causes soutenues par les fondations porte sur des enjeux faisant l’objet d’un véritable débat politique. Mais les philanthropes, dans ces conditions, essayent malgré tout de rester dans le cadre de la loi en prétendant faire des campagnes à caractère éducatif, qui sont jugées recevables par les tribunaux, plutôt que des campagnes politiques, qui sont jugées irrecevables. C’est ce qu’ont fait les philanthropes qui ont voulu soutenir le mouvement des droits civiques. Au temps de la ségrégation – « separate but equal » –, la ségrégation était la loi du pays : des wagons pour les Noirs séparés de l’ensemble des trains, des espaces à part dans les autobus, des fontaines à part. Comment soutenir dans ces conditions le mouvement des droits civiques sans enfreindre la loi ? En prétendant agir pour une œuvre éducative. Même chose pour le contrôle des naissances. Pendant très longtemps, toutes les littératures sur le contrôle des naissances étaient considérées comme pornographiques. Les journaux médicaux ne publiaient pas d’article sur le contrôle de naissance sous peine de perdre leur permis postal. Il a fallu qu’un certain nombre de philanthropes aillent en prison avant que ça change. Il y a quand même des enjeux politiques extrêmement importants dans le choix des causes financées par les philanthropes, comme celle des droits civiques. Même si la philanthropie constitue un financement relativement faible par rapport à l’ensemble des investissements publics, elle a quand même pu jouer un rôle fondamental dans les transformations du pays en Amérique. C’est un aspect très dynamique et important de la philanthropie qu’il ne faut pas sous-estimer. Pour revenir au financement des droits civiques, ce n’est pas du tout quelque chose qui se passait uniquement dans les cocktails parties des gens très riches ! Harry Belafonte, un chanteur populaire, faisait ainsi du fundraising pour les droits civiques et il distribuait l’argent du mouvement en étant suivi par les gars du Ku Klux Klan et en se demandant s’il allait en sortir vivant. La philanthropie peut aussi être courageuse. On l’oublie trop souvent. C’est ce qui fait toute son ambiguïté. Je pense que le débat sur la légitimité est très important mais qu’il a pris une ampleur disproportionnée par rapport à son importance historique. Mais je suis bien conscient qu’il y a néanmoins de nombreux abus de la philanthropie sous forme, notamment, d’évasion fiscale. D’ailleurs, je me suis fait souvent attaquer comme défenseur des gens riches. Mon livre a été attaqué de manière quelquefois violente et par la gauche et par la droite. Par la gauche parce que j’ose dire du bien de quelques capitalistes qui ont fait quelque chose d’important dans leur existence et par la droite parce que je soutiens l’idée d’une société d’économie mixte où l’État et la société civile confondent leurs ressources pour atteindre un certain nombre d’objectifs. Je défends l’idée que la philanthropie ne peut être conçue comme une alternative au Trésor public. J’ai écrit un livre qui est aussi ambigu que le sujet que je traitais !

Philanthropie contemporaine et philanthropie au tournant du XXe siècle : une comparaison (im-)possible ?

Sabine Rozier : On voit aujourd’hui que beaucoup de gens issus du monde de la finance, des anciens traders par exemple, se reconvertissent dans le monde philanthropique et en font un véritable investissement analogue à celui d’un investissement capitaliste. Avez-vous le sentiment, par rapport à votre travail, que ce type de pratique est en train de changer le visage de la philanthropie ou qu’il n’en est qu’un épiphénomène ?

Olivier Zunz : Ah non, ce n’est pas un épiphénomène parce que la philanthropie est une création capitaliste. Et, donc, là, je fais la distinction entre la charité et la philanthropie. C’est un peu la raison pour laquelle j’ai commencé mon livre à cette période-là. Dès le départ, en ce qui concerne la grande philanthropie en tout cas – que ce soit les fonds des fondations ou le capital très important des universités investi dans le marché –, ce sont vraiment les règles du marché qui alimentent la philanthropie. Et si un certain nombre de financiers se sont engagés dans la philanthropie, c’est parce que les grandes fortunes récentes sont issues de la finance. Ce n’est pas vraiment que la philanthropie ait changé de caractère mais c’est surtout que la manière de faire de l’argent est devenue différente.

Sabine Rozier : Certains font le parallèle entre d’un côté les barons voleurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, et, de l’autre, ces nouveaux financiers philanthropes : cela vous paraît-il pertinent ? Et que pensez-vous de l’idée selon laquelle la philanthropie serait le moyen de légitimer ces nouvelles formes de production de la richesse, une forme de légitimation du capitalisme ?

Olivier Zunz : La production de richesse et sa démocratisation ont toujours été la légitimation du capitalisme. Donc, c’est même sa légitimation principale. Alors la crise actuelle, c’est que l’inégalité grandit, de ce point de vue il y a une comparaison effectivement avec le Gilded Age [1], l’âge des barons pillards. Mais la classe moyenne ne grandit pas. Alors, la comparaison est-elle exacte ? Elle l’est et elle ne l’est pas parce que ce sont deux types d’économie extrêmement différents. Elle l’est en ce sens où on est dans une période d’inégalité grandissante alors que la période du milieu du siècle était dans une période de relative compression des extrêmes. Mais la période du milieu du siècle est exceptionnelle par ailleurs, en ce sens que l’Amérique était le seul pays sorti riche de la guerre et qu’elle était le seul pays qui produisait la plus grande partie des biens nécessaires à l’existence du monde et qui en même temps prêtait de l’argent au reste du monde pour les acheter. Donc, si vous voulez, je pense que la comparaison est superficielle.

La dimension culturelle de la philanthropie

Alexandre Lambelet  : On entend, dans vos propos, l’importance d’historiciser, de contextualiser cette pratique. Pas pour en faire un exceptionnalisme américain, mais dans une perspective comparatiste. En même temps, dans votre ouvrage, on observe une dimension culturelle. Y a-t-il un aspect culturel propre aux États-Unis et hérité peut-être de Carnegie et de son Gospel of Wealth, un rapport à l’argent, à la possession de l’argent qui serait particulier avec cette idée que l’argent ne vous appartient pas complètement et donc qui pousserait peut-être dans une dimension culturelle les Américains à s’investir largement dans la philanthropie ? Ou est-ce plutôt une approche économique et politique que vous privilégiez, où ce seraient des structures politiques qui font que les Américains s’investissent autant dans la philanthropie ?

Olivier Zunz : Alors, je me pose plus d’un point de vue culturaliste. En ce sens que je pense qu’il s’agit plus d’un phénomène historique de réalisation de soi, soit par le biais de l’association, au sens tocquevillien du terme, soit par ses propres moyens. Parce qu’au fond, ce que vous appelez la dimension structuraliste, c’est la mise en place de l’exemption fiscale et son mode d’entraînement. C’est difficile à savoir. L’exonération fiscale est aujourd’hui tellement bien implantée qu’on a peur de la retirer, mais historiquement, la philanthropie fonctionnait avant qu’elle soit installée. Personne ne peut vous dire quelles seraient vraiment les conséquences si les exonérations étaient supprimées. Mais je pense quand même que l’idéologie, que l’esprit d’entreprise, que la possibilité de garder son argent, enfin que cette pratique est inscrite dans l’histoire du pays. Alors, il y a eu des moments précis, j’y pense maintenant parce qu’on est dans le centenaire de la guerre de 1914-1918, que l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 a vraiment fait exploser la philanthropie de masse. L’augmentation du nombre d’adhérents à la Croix-Rouge, par exemple, entre 1914 et 1917, c’était inouï. Il faudrait vérifier, mais on est passé de l’ordre de 50 000 à 60 000 membres à plusieurs millions. Il y avait une espèce d’obligation patriotique qui était liée à ça, avec les emprunts nationaux, mais de cette obligation patriotique est restée une habitude de don. J’ai vu dans les budgets des ouvriers, dès le tournant du siècle, de l’argent mis de côté tous les mois de quelques dollars pour la Croix-Rouge. C’est tout à fait important et puis c’est resté. On peut parler d’une espèce d’habitude, d’obligation qui est restée. Donc, je pense qu’il y a une grande partie culturelle.

Sabine Rozier : Et qui serait liée à quel type de valeur ? Protestante ?

Olivier Zunz : J’hésite à donner une explication religieuse à la chose parce qu’il y a une tradition de charité catholique, il y a des institutions juives… Mais pour en revenir à l’injonction de Benjamin Franklin – on demande d’abord aux plus riches et puis aux autres et enfin à tout le monde –, il reste le phénomène d’une société qui s’est créée à partir de très peu de chose, très vite. Il faut bien voir que dans l’histoire américaine, la communauté a précédé l’État et l’État a précédé la Fédération. Donc, c’est une construction étatique à partir de la base et, ça, ça a joué beaucoup. Il faut quand même toujours revenir aux débuts.

Alexandre Lambelet  : C’est vrai, et c’est un élément que nous avons noté à la lecture de votre ouvrage, qu’on a l’impression que ces temps des deux guerres mondiales – mais on peut sans doute dire la même chose de la guerre froide – ont été des moments forts dans le développement de cette pratique philanthropique telle qu’on l’observe aujourd’hui. Si le patriotisme a sans doute joué un rôle dans le développement de ce phénomène de masse, qu’en est-il en temps de paix ?

Olivier Zunz : En temps de paix… Enfin, c’est difficile de parler d’un temps de paix aujourd’hui parce qu’on est quand même en guerre dans plusieurs endroits du monde mais on est en paix relative, en tous les cas dans le monde occidental, par rapport aux deux grandes guerres. Mais l’investissement collectif dans les grands dégâts, dans les grandes causes cataclysmiques des dernières années, que ce soit le 11 septembre, que ce soit Katrina, a été remarquable. Donc, on assiste à une mobilisation très rapide qui se fait et, sur ce point, beaucoup d’études ou d’articles ont été écrits sur les méthodes de levée de fonds dans le public. Les gens peuvent envoyer leur donation sur leur téléphone portable, les compagnies de téléphone avancent l’argent et ensuite ça passe sur la facture. Il y a des techniques de levée de fonds qui sont aussi très, très au point. Mais le don est inscrit dans la pratique historique de construction d’institutions.

Sabine Rozier : Voyez-vous encore dans la philanthropie actuelle la perpétuation du messianisme des grandes fondations américaines, tel qu’on l’a connu au moment de la guerre froide par exemple ? Avez-vous le sentiment que les Zuckerberg, les Gates, sont encore animés par l’idée que l’Amérique aurait vocation à exporter une certaine idée de ce que devrait être le progrès de l’humanité au-delà des frontières nationales ?

Olivier Zunz : Le messianisme est en ressac quand même. On assiste à une certaine sobriété du discours à ce sujet en ce moment parce que, quand même, on a un sens assez aigu d’un retrait de la puissance américaine. Il y a une anxiété importante à l’intérieur du pays, à l’égard de l’avenir de la jeunesse, de la capacité justement à produire des richesses. On est dans une crise politique de réaction populiste de droite et de gauche, pas seulement aux États-Unis mais aussi en Europe bien entendu. Le dernier grand épisode de ce type de messianisme est intervenu dans l’après-guerre froide, cette période relativement courte qui a suivi la chute du mur de Berlin en 1989, où l’on bénéficiait des dividendes de la paix, de la réussite globale du modèle américain, de l’effondrement du marxisme. C’est d’ailleurs l’époque où j’ai publié Le siècle américain, une époque où on avait l’impression que le seul modèle qui restait victorieux, c’était le modèle américain. Or ça n’est plus le cas. On constate une véritable inquiétude à ce sujet. Donc, le discours messianique est encore sous-jacent en tant qu’espoir mais n’est certainement plus aussi triomphant qu’avant.

Réceptions et chantiers

Sabine Rozier : Votre ouvrage est l’un des rares qui embrasse de manière aussi large et sur une aussi longue période l’histoire des mutations de la philanthropie américaine. Quelle a été sa réception chez les historiens ?

Olivier Zunz : Il y a eu 75 à 80 véritables comptes-rendus. C’est quand même assez considérable. Il y a eu relativement peu, me semble-t-il, de réactions d’historiens toujours attachés au paradigme dominant de « Race and Gender ». […] L’énorme majorité est constituée des comptes-rendus extrêmement favorables ayant apprécié l’effort de synthèse créatrice, car la grande difficulté a été de raconter une histoire qui tienne la route et de voir comment elle s’inscrivait dans une histoire beaucoup plus générale. Le Musée national d’histoire américaine à Washington, le National Museum of American History, le grand musée d’histoire américaine, a décidé de consacrer une aile du musée à l’histoire du don. Ils m’ont dit qu’ils avaient été directement inspirés par la lecture de mon livre et qu’ils s’étaient aperçus que c’était un phénomène important de l’histoire qui n’était pas représenté dans le musée. L’année dernière, au mois de novembre [2015], le jour du Giving Tuesday [2] ils ont lancé l’opération en inaugurant simplement deux grandes vitrines : une sur la philanthropie de la fin du XIXe siècle, du Gilded Age, et une autre sur le Giving Pledge, à savoir l’initiative lancée par Bill Gates et Warren Buffet pour encourager les individus les plus riches dans le monde à donner de leur vivant plus de la moitié de leur fortune à la philanthropie. Et ils ont décidé de consacrer de manière permanente une aile du musée – ouverte au mois de novembre 2016 – à l’histoire du don, avec des thèmes qui vont changer tous les ans. L’année dernière, ils m’ont écrit, ils m’ont dit : « Voilà, on voudrait que vous soyez là parce qu’on n’aurait pas pu faire cela sans vous, sans votre livre. » Et je leur ai dit : « Oui mais il faut absolument que vous ne fassiez pas juste la philanthropie des très grands. Il faut aussi faire la philanthropie de masse. » Ils l’avaient d’ailleurs déjà tout à fait compris. Lors de l’inauguration, l’année dernière, ils n’ont pas seulement invité Warren Buffet, David Rockefeller, Bill et Melinda Gates. Ils ont aussi invité des gens qui combattaient la pauvreté à Baltimore, comme la directrice d’une grande bibliothèque d’un des quartiers pauvres de Baltimore. J’y ai vu une reconnaissance du travail de la philanthropie de masse. Et, pour moi, c’est très important parce qu’à partir du moment où c’est dans le Musée d’histoire américaine, les écoles vont y aller, les professeurs de secondaire vont y aller, la communauté historienne qui est très lente à changer ses paradigmes va être poussée par ça. C’est une chose très importante.

Alexandre Lambelet  : Avoir l’honneur de voir une aile dans un musée ouverte suite à un ouvrage, je pense que c’est assez rare pour les chercheurs ! Pour poursuivre sur la question de Sabine, et puisque vous avez indiqué la réception faite par ce musée de votre ouvrage et de sa compréhension de cette convergence entre philanthropie des élites et philanthropie de masse, est-ce que parmi ces petits donateurs, ou parmi les petites associations, est-ce que le fait d’être exposés aux côtés de représentants du Giving Pledge les a étonnés ou est-ce que ce public-là a également vu cette convergence comme une évidence ?

Olivier Zunz : Je pense qu’ils ont vu la convergence comme une évidence. En tous les cas, si vous voyez les relations établies par la fondation Gates avec les ONG dans l’ensemble du monde, c’est clair que, pour eux, ils fonctionnent comme ça et c’était vrai pour la fondation Ford avant. Je crois que cette relation est organique.

Sabine Rozier : Si vous aviez un conseil à donner à un jeune doctorant ou à une jeune doctorante qui souhaiterait se lancer dans une thèse sur la philanthropie, quelles sont les questions, les objets sur lesquels vous pourriez l’encourager à s’aventurer ?

Olivier Zunz : En ce qui concerne le sujet de la philanthropie, il y a énormément de choses à faire. Et il y a quand même un certain nombre de dépôts d’archives qui sont importants. Le Rockefeller Archive Center, au nord de New York, a non seulement les archives des différentes institutions Rockefeller, mais il abrite aussi des archives de nombreuses autres fondations. Il vient d’hériter des archives de la fondation Ford qui sont extrêmement riches. À partir de là, il peut y avoir un livre extraordinaire sur l’investissement de la fondation Ford dans les droits civiques, il peut y avoir toutes sortes de grands sujets… Il est remarquable d’ailleurs qu’il n’y ait pas d’histoire de cette fondation qui ait été écrite.

Sabine Rozier : Il y a encore beaucoup de cartons qui n’ont pas été ouverts ?

Olivier Zunz : Oh, c’est inouï ! C’est inouï. Il y a beaucoup, beaucoup de choses à faire ! La difficulté c’est de travailler à la frontière des discours internes à ce secteur et de vrais problèmes historiques. Vous savez, ça n’est jamais l’archive qui fait l’historien, c’est toujours une espèce de compromis entre ce qu’il trouve et son imagination.

Sabine Rozier : Dans l’édition américaine de votre ouvrage, vous remerciez certaines fondations ou certaines institutions qui ont contribué au financement de votre recherche, comme c’est le cas de nombreux chercheurs américains qui travaillent sur la philanthropie. Comment, en tant que chercheur, vivez-vous cette relation à vos bailleurs de fonds qui sont à la fois l’objet de votre recherche mais aussi ceux qui contribuent à pouvoir la faire exister ?

Olivier Zunz : Effectivement, dans l’ensemble du système universitaire américain, on est obligé de trouver des financements et nombre de ces financements viennent d’institutions privées et de fondations. Qu’il s’agisse de la philanthropie, de la recherche médicale ou d’autre chose, on a toujours besoin de financements, certains d’État, d’autres privés. La règle que je me suis toujours imposée – je n’ai d’ailleurs jamais eu à me battre à ce sujet –, c’est d’avoir un accès totalement libre aux documents que je demande, et de ne jamais soumettre mon manuscrit à approbation. Donc, de garder, de ce point de vue, une indépendance totale d’investigation et d’écriture. Une fois ces deux conditions réglées, la question évidemment se pose… Une ou deux critiques m’ont accusé d’être ainsi le porte-parole de ces fondations, bien sûr, des réactions qu’on ne peut pas empêcher. Le fait est que j’ai eu énormément de mal à faire financer cet ouvrage, ou plutôt à trouver du temps pour l’écrire, en me libérant des obligations d’enseignement. J’ai présenté le projet à plusieurs fondations avec lesquelles j’avais des liens et qui l’ont fait lire par des lecteurs anonymes qui l’ont systématiquement rejeté en disant : « C’est beaucoup trop gros, c’est beaucoup trop ambitieux. » Je pensais ne jamais arriver à trouver les fonds nécessaires pour pouvoir faire des voyages dans différents fonds d’archives – comme celles de la fondation Pew, à Philadelphie, une fondation d’extrême droite qui m’a justement donné un accès total. En désespoir de cause je suis allé un jour à New York dans les archives de la fondation Ford, je voulais voir les papiers de McGeorge Bundy, le National Security Adviser [Conseiller à la sécurité nationale] de Johnson, un des architectes de la guerre du Vietnam. Je suis allé dans le sous-sol de la fondation, les archives étaient encore là. Et à la fin de la journée, l’archiviste me dit : « Mais vous travaillez sur quoi ? » Je lui ai laissé mon projet. Trois mois se sont écoulés. Et le numéro 2 de la fondation Ford me téléphone et me dit : « Ça fait dix ans que je pense que quelqu’un doit faire exactement ce que vous proposez de faire, est-ce qu’on peut se voir ? Est-ce qu’on peut se parler ? » On a pris rendez-vous deux mois après et ils ont décidé de m’aider.

Sabine Rozier : Et vous avez eu toute liberté pour faire ce que vous vouliez.

Olivier Zunz : Ah oui, absolument. J’ai toujours été un historien indépendant et ça, c’était la condition sine qua non.

Alexandre Lambelet & Sabine Rozier : Merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à nos questions.

add_to_photos Notes

[1Le Gilded Age, dans l’histoire américaine, est le nom donné à la période de prospérité et de reconstruction qui suivit la fin de la guerre de Sécession. Il s’est étendu entre 1865 et 1901.

[2Le Giving Tuesday est la journée internationale de la vie et du don. En 2017, il a lieu le mardi 28 novembre.

library_books Bibliographie

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BOORSTIN Daniel J., 1973. The Americans : The Democratic Experiment. New York, Random House.

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ZUNZ Olivier, 1970. « Étude du processus d’urbanisation d’un secteur de Paris : le quartier du Gros-Caillou et son environnement », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 25 (4), p. 1024-1065.

ZUNZ Olivier, 1983. Naissance de l’Amérique industrielle. Detroit, 1880-1920. Paris, Aubier-Montaigne, « Collection historique ». (Traduction de : The Changing Face of Inequality : Urbanization, Industrial Development, and Immigrants in Detroit, 1880-1920. Chicago, University of Chicago Press, 1982.)

ZUNZ Olivier, 1991. L’Amérique en col blanc : l’invention du tertiaire (1870-1920). Paris, Belin. (Traduction de : Making America Corporate, 1870-1920. Chicago, University of Chicago Press, 1990.)

ZUNZ Olivier, 2000. Le siècle américain. Paris, Fayard. (Traduction de : Why the American Century ? Chicago, University of Chicago Press, 1998.)

ZUNZ Olivier, 2012. La philanthropie en Amérique. Argent privé, affaires d’État. Paris, Fayard. (Traduction de : Philanthropy in America : A History. Princeton, Princeton University Press, 2012.)

ZUNZ Olivier, 2016. « Why Is the History of Philanthropy Not a Part of American History », in REICH Rob, CORDELLI Chiara et BERNHOLZ Lucy, Philanthropy in Democratic Societies. History, Institutions, Values. Chicago, University of Chicago Press, p. 44-63.

Pour citer cet article :

Alexandre Lambelet, Sabine Rozier, Olivier Zunz, 2017. « Entretien avec Olivier Zunz. La philanthropie en Amérique ». ethnographiques.org, Numéro 34 - juin 2017
Philanthropies [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2017/Lambelet-Rozier-Zunz - consulté le 19.04.2024)
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