Le choix des donataires.
Ethnographie d’un comité de sélection d’une fondation philanthropique atypique

Résumé

La fondation de Mauges, par bien des aspects, correspond à l’idéal type de la philanthropie de changement social : visée de justice sociale, soutien à un État social fort, mais aussi volonté de désamorcer le rapport de force donateur-donataire. Cette fondation a donc choisi d’impliquer des activistes issus des milieux qu’elle finance dans son comité d’affection des fonds. Dans cet article, nous proposons une observation ethnographique de ce comité. Cette analyse restitue les débats internes propres au processus de sélection : comment choisir ? Avec quels critères ? Mais aussi certains questionnements présents au sein du secteur philanthropique québécois à l’heure de l’austérité budgétaire : que doit-on financer ou non ? La philanthropie est-elle en train de remplacer l’État ? Comment éviter de s’en rendre complice ? Enfin, notre article analyse ce comité comme une performance collective, qui permet de réaliser un idéal philanthropique spécifique et d’asseoir le rôle de la fondation comme institution.

Abstract

“The deserving few. Ethnography of a grant selection committee in an atypical philanthropic foundation”.
In many ways, the Mauges Foundation corresponds to the ideal type of philanthropy for social change, characterized by a commitment to social justice, support for a strong social state, but also a desire to deconstruct the power relation between donor and recipient. To fulfill this mission, this foundation has chosen to involve activists on its funding committee. In this article, we propose an ethnographic observation of this committee. This analysis focuses on the debates inherent in the selection process : how to choose ? According to what criteria ? It also examines current questions in the Quebec philanthropic sector at a time of budget cuts : what should we fund ? Is philanthropy replacing State involvement ? How can we avoid complicity ? Finally, this article analyzes the funding committee as a collective representation, enabling a specific philanthropic ideal and establishing the role of the Foundation as an institution.

Sommaire

« Faire don », une entrée par l’arrière-cuisine

Cet article est une contribution complémentaire à deux tendances dominantes de l’étude récente des fondations philanthropiques. La première tendance est d’analyser ces fondations soit par leurs intrants (biographie, valeurs et stratégie des fondateurs, provenance du capital), soit par leurs extrants (projets financés, influence sur les mouvements sociaux et les politiques publiques). Par exemple, la fondation Bill et Melinda Gates peut être éclairée, par les intrants, via les travaux de Guilhot (2006) sur les « nouveaux barons voleurs » aux États-Unis, comme, par les extrants, via ceux de McGoey (2015) sur les impacts des initiatives de cette fondation dans les domaines de la santé et de l’éducation. Les deux approches sont, en soi, fondées et utiles. Mais le chaînon manquant est l’étude du fonctionnement même de la fondation, à l’image de ce qui a été développé depuis des décennies pour les partis politiques, les syndicats ou les ONG. À rebours de cette tendance dominante à laisser la fondation à l’état de « boîte noire », nous saisissons l’opportunité de cette thématique du « faire don », pour mettre au cœur de notre analyse la « cuisine interne » d’une fondation, via le récit ethnographique d’une réunion du comité de sélection.

La seconde tendance dominante est liée à la focalisation sur les grandes fondations proches du monde des affaires, transférant des instruments et approches du secteur financier au sein de l’univers philanthropique (Salamon 2014). Certes, ces acteurs et processus sont importants, par le montant des dons et la taille des dotations en jeu. Mais ils sont loin de constituer l’essentiel du secteur des fondations, en termes de nombres. En Europe (Lambelet 2014), comme au Canada (Lefèvre et Khovrenkov à paraître), une petite minorité de fondations s’engagent en pratique, au-delà des déclarations d’intention, dans la « venture philanthropy  » (philanthropie de risque). De plus, des modèles philanthropiques très divers existent dans le milieu des fondations, avec des proximités aux secteurs marchand, religieux, associatif ou politique très variables. Nous avons donc souhaité enquêter dans une fondation présentant des attributs très éloignés de ce courant dominant.

Notre article porte sur une fondation québécoise, la fondation de Mauges [1]. À plus d’un titre, elle possède un caractère atypique, voire énigmatique. D’un côté, elle présente les apparences de la philanthropie la plus traditionnelle et la plus conservatrice : c’est une fondation à caractère religieux (catholique), qui existe depuis plusieurs décennies grâce à la dotation d’une fortune privée, une dizaine de millions de dollars d’héritage familial, d’une donatrice qui a souhaité rester anonyme et distante de la gouvernance de la fondation. Pourtant, de l’autre côté, cette fondation défend une visée de justice sociale exigeante. Elle s’affirme en faveur d’un État social fort et pointe les causes structurelles de la pauvreté, à rebours d’une approche qui mettrait plutôt l’accent sur la responsabilité de l’individu. À côté du type de projet soutenu, il faut en souligner les modalités ; la fondation ne se présente pas, dans ses supports de communication et lors de ses réunions de travail, comme un bailleur mais comme un « complice [2] » des acteurs soutenus, et dont elle souhaite accroître le pouvoir d’agir par des pratiques d’accompagnement spécifiques.

Par bien des aspects, la fondation de Mauges correspond à l’idéal type de la philanthropie de changement social (Social Change Philanthropy ou Social Movement Philanthropy), synthétisé par Faber & McCarthy (2005). Ils désignent par là un petit groupe de fondations [3] privilégiant l’action collective, des changements structurels, le principe d’autodétermination des groupes (grassroots) et l’augmentation du pouvoir d’agir de populations qui n’ont d’habitude pas voix au chapitre (community empowerment : empowerment communautaire). Autrement dit, la fondation encourage l’action « par » et « pour », tout en privilégiant une approche par la défense des droits et non une approche de charité compassionnelle ou d’expertise prophylactique. Surtout, contre une vision paternaliste, où le don marque une supériorité du donateur sur le donataire, la fondation cherche à établir un rapport plus égalitaire, non seulement dans ses discours mais aussi dans ses pratiques organisationnelles.

En analysant la philanthropie avant tout comme une relation sociale entre le donateur et le donataire, il s’agit donc de porter attention à la manière dont cette relation est ordonnée et formalisée, comme nous y invitent Ostrander et Schervish (1990). Nous pouvons comparer pour cela deux fondations de Boston qui s’attaquent toutes deux à la question des inégalités, mais en construisant différemment leur rapport aux donataires. Dans la Fondation pour le rêve américain (FRA), étudiée par Duvoux (2015 et dans ce numéro), plus proche du courant de la philanthropie d’affaires, les donataires sont exclus de la gouvernance de la fondation même si les réunions d’empowerment, auxquelles participent l’équipe salariée de la FRA et les publics donataires, sont scénarisées pour susciter un sentiment d’égalité. De même, si les salarié-es de la FRA employé-es sur le terrain ont des profils sociaux et des valeurs assez proches des publics participants à ces réunions, ce n’est pas le cas des cadres occupant les positions stratégiques.

A contrario, dans le Haymarket People’s Fund, étudié par Ostrander (1995), le financement provient principalement de jeunes héritiers très fortunés et progressistes. Une des solutions trouvées afin de rendre cette relation donateur-donataire plus égalitaire fut de faire siéger des activistes dans le comité de sélection des projets, brisant symboliquement la distinction entre les deux positions. Mais des débats incessants animent cette fondation à propos des critères d’évaluation des projets, des types de soutien apporté, ou encore des modalités de délibération, au sein d’un comité avec une très forte dissymétrie des positions sociales, entre de riches donateurs blancs et des militants noirs et latinos pauvres (Silver 2007).

La fondation de Mauges est en quelque sorte à l’intersection de ces deux modèles. Elle a choisi d’avoir un comité de sélection composé de personnes engagées dans les mouvements soutenus (univers religieux, éducation populaire, mouvements sociaux, féminisme, etc.), comme le Haymarket People’s Fund, et en même temps son équipe salariée est très proche, socialement et du point de vue des valeurs, des membres de ce comité. Ce comité est important à plus d’un titre, comme nous allons le démontrer dans cet article : outre son rôle dans le choix des projets, il constitue un symbole de l’idéal de la fondation, en donnant du pouvoir aux milieux soutenus, au lieu de les considérer comme de simples receveurs. Pour cette raison, en plus de participer aux trois rencontres de sélection, la fondation fait appel aux membres du comité pour participer à la « réflexion collective » autour d’enjeux divers. Nous avons, par exemple, rencontré des membres du comité de sélection durant des assemblées générales et des activités sociales de la fondation ainsi que lors d’évènements dédiés à la présentation de certains de résultats préliminaires de notre recherche. Enfin, le comité de sélection a aussi une fonction de « porte d’entrée » au sein de la fondation ; par le passé, des membres qui ont débuté au sein de ce comité sont ensuite devenus membres du conseil d’administration [4], voire salarié dans un cas. Signe de cette circulation, une membre du comité de sélection siégeant lors de la réunion analysée est une ancienne membre du conseil d’administration.


Dans la réunion du comité de sélection observée, siègent ce jour-là côte à côte les cinq membres salarié-es de la fondation (trois chargées de projet, l’adjointe administrative et le directeur), les huit membres bénévoles désignées et une animatrice, qui partagent toutes des expériences d’engagement dans des univers de pratique contigus. Ces bénévoles ont été « repérées » par les salarié-es dans le cadre d’un lien de financement entre la fondation et leur organisme ; si elles ont été sollicitées pour devenir membre du comité de sélection, c’est à la fois pour leur connaissance précise d’un secteur de l’action communautaire au Québec et pour les valeurs partagées avec la fondation. Le fait qu’elles aient été, dans cet exercice de sélection, du côté du donataire avant d’être du côté du donateur, et qu’elles soient encore en activité du côté des organismes soutenus, les conduit à une forte réflexivité quant à leur rôle et aux pratiques du comité. Se succèdent, dans leurs discours, de permanents jeux de rapprochement (se mettre à leur place) et de distanciation (prendre sa propre place dans le comité), vis-à-vis des organismes demandeurs.

Observer le déroulé concret de cette réunion, où débattent et votent à la fois les membres du comité et l’équipe salariée afin de désigner les projets soutenus, offre donc l’occasion de saisir la manière dont se posent et se résolvent en pratique des questions qui animent en permanence cette fondation : qu’est-ce qu’un bon projet ? Quels projets permettent de réaliser les idéaux de la fondation ? Quels sont les critères pour objectiver cela ? Comment hiérarchiser les causes ? Comment convaincre les autres ? Quelles règles du jeu pour délibérer et voter ?

Ces enjeux internes sont aussi liés à des enjeux externes majeurs. Le retrait de l’État se fait sentir, au Québec, à travers d’importantes réductions budgétaires dans les secteurs éducatifs, sociaux et communautaires, et la philanthropie est présentée par le gouvernement comme un supplétif à ses propres limites. Ce sont donc également des questions plus fondamentales qui se donnent à entendre, mais de manière moins explicite, à mots couverts, et à voir, sur les visages de ces militant-es qui doivent assumer, à titre de membres du comité, un rôle qui n’est pas sans susciter malaises et questionnements. Que doit-on financer ou non ? La philanthropie est-elle en train de remplacer l’État ? Est-on complice d’une privatisation des politiques sociales, qui contrevient aux valeurs des membres présents ?

L’observation ethnographique de ce comité de sélection particulier fournit une entrée singulière afin de saisir à la fois un défi organisationnel, propre à une fondation qui cherche à gommer le rapport de pouvoir de la relation philanthropique, et les doutes individuels au sein d’un collectif qui endosse, conteste et subit les nouveaux rôles attribués aux fondations, à l’État et aux organismes communautaires (Lesemann 2011). Nous allons donc procéder à la description des différentes séquences de cette réunion, suivant les principes d’une ethnographie de la participation (Cefaï et al. 2012), puis ouvrir une discussion sur la manière dont les enjeux internes et externes énoncés précédemment structurent ce comité de sélection. Notre réflexion s’inscrit donc moins dans une sociologie de l’évaluation (Lamont 2012) que dans une analyse de « la syntaxe signifiante des rassemblements » (Lambelet 2010). Ce qui se donne à voir dans ce comité de sélection, c’est une performance collective, toujours incertaine, qui cherche à réaliser un idéal philanthropique spécifique, où les rapports de force propres à la relation donateur-donataire s’estomperaient derrière les complicités militantes. In fine, le choix des donataires, c’est-à-dire la sélection de ceux qui reçoivent l’aide, deviendrait le choix des donataires, cette fois entendu au sens où ce sont les représentants des milieux financés qui choisissent à qui donner. Mais cet idéal est travaillé par l’épreuve que constitue ce comité de sélection. En effet, et c’est le cœur de notre problématique, choisir de manière « juste » signifie à la fois ici respecter des règles procédurales strictes, qui garantissent la légitimité du verdict, mais aussi respecter des valeurs de justice sociale. Or, cette conciliation ne va pas de soi, entre attention aux critères formels de jugement et implication des subjectivités militantes, entre prise de parole à titre de membre du comité et témoignage à titre d’activiste, entre défense de la légitimité de la fondation et critique de la privatisation des politiques sociales. Elle met à l’épreuve la cohérence des individus, mais aussi du collectif de ce comité.

Afin d’explorer cette performance collective d’un « faire don » juste, la notion de « style organisationnel » (Eliasoph et Lichterman 2003) sert de cadre théorique, mais aussi méthodologique (Eliasoph 2011), à l’analyse qui sera présentée dans un second temps, après la description ethnographique de la réunion du comité.

Précisons que cette observation et cette analyse de la réunion ne prennent sens méthodologiquement que dans une enquête ethnographique plus vaste et un processus d’immersion au sein du milieu des fondations au Québec, commencée en 2012. Cette fréquentation régulière du milieu philanthropique s’est doublée de certaines séquences plus intensives, notamment au sein de la fondation de Mauges, où nous avons, durant deux années, mené des observations directes de réunions de travail, de réunions du comité de sélection, du conseil d’administration et de visites aux organismes soutenus. La réunion du comité de sélection que nous décrivons ici ressemble en tout point à celle observée un an auparavant et les dilemmes analysés furent également en discussion lors d’autres événements couverts. Une certaine familiarité et une confiance se sont donc développées entre l’équipe de recherche et l’équipe salariée, mais aussi avec certaines membres du comité de sélection. Ceci explique à la fois l’accès qui nous a été donné afin d’observer l’intégralité de ce comité de sélection, mais aussi la relative indifférence à notre présence, puisque, pour nombre de personnes présentes lors de ce comité, nous faisons presque « partie des meubles [5] ». D’ailleurs, en ce samedi matin, nous sommes immédiatement happé-es par la situation et prenons place dans le ballet trépidant de cette réunion du comité de sélection.

Le récit de la réunion de sélection

L’arrivée : convivialité et recueillement

La fondation de Mauges est située dans un ancien bâtiment religieux, qui abrite désormais plusieurs organismes communautaires et d’économie sociale, dont un centre pour adultes avec handicaps. Les locaux de la fondation ne comportent nulle mention ou portrait de la donatrice. Sur les murs figurent plutôt des affiches des groupes et causes soutenus, ainsi que des calendriers de travail indiquant les dates de visite aux organismes qui déposent une demande de financement. La fondation se présente avant tout par les causes et groupes qu’elle soutient. Par comparaison avec d’autres fondations, ce sont aussi les absences qui sont frappantes : pas de grand panneau avec le nom de la fondation ni même d’ordinateurs personnels pour les membres du comité. Pour un observateur extérieur, il serait bien difficile de distinguer cette réunion d’une fondation bien dotée de celle d’un organisme communautaire ordinaire. La réunion du comité de sélection a d’ailleurs lieu dans une des salles communes de la bâtisse. Après une arrivée conviviale autour d’un buffet petit-déjeuner, chacun-e met la main à la pâte pour installer les tables et chaises.

Pour deux membres du comité, il s’agit de leur première rencontre. Pour une autre, c’est sa deuxième. Malgré leur intégration récente à la fondation, leur bagage professionnel s’inscrit en continuité avec les thématiques favorites de celle-ci : crédit communautaire, développement d’initiatives sociocommunautaires, clinique de santé ambulante. Elles commencent rapidement à discuter avec d’autres membres du comité ou des salarié-es et identifient des connaissances communes.

Hormis le directeur de la fondation de Mauges et un des chercheurs, toutes les personnes présentes sont des femmes. Les discussions informelles abordent les questions familiales, la fatigue du travail, la participation conjointe à une action militante (en dehors de la fondation), et certaines en profitent pour mettre à jour leurs informations sur les dernières nouvelles du milieu communautaire. Les tenues vestimentaires, comme les discussions, sont plutôt simples et conviviales et, de l’extérieur, il serait bien difficile de distinguer les salarié-es des membres du comité de sélection. Autour de la table, les trois « nouvelles » prennent place du même côté du carré de tables. On remarque également que l’une d’elles est d’origine africaine ; c’est la seule de tout le comité, pour le reste blanc [6].

La réunion commence par un mot de bienvenue d’une des chargées de projets. S’ensuit un tour de table plus formel, entrecoupé de plaisanteries, des personnes présentes ainsi que d’un résumé de leurs « ancrages ». Les présentations restent simples, malgré les bagages militants et professionnels impressionnants de certaines. Bien que nous soyons assis aux côtés des autres, autour de la table, l’animatrice oublie d’abord de nous présenter, signe de notre progressive invisibilité. Nous nous présentons donc rapidement mais notre présence ne suscite nulle question ou remarque.

Les personnes présentes (S : salarié-e, B : bénévole, C : chercheur)

Dans l’ordre du tour de table :

  • une chargée de projets, ancienne animatrice de pastorale dans des quartiers populaires et en milieu scolaire (S) ;
  • une travailleuse dans un centre de femmes [7], théologienne de formation, qui a déjà travaillé dans le milieu pastoral (B) ;
  • une chargée de projets, ancienne travailleuse auprès de proches aidants et en éducation populaire (S) ;
  • une directrice dans un organisme alliant art et engagement communautaire (B) ;
  • l’adjointe administrative, qui avait déjà de l’expérience dans une fondation, fondée en mémoire de son père (S) ;
  • une chargée de projets, issue du mouvement des femmes (S) ;
  • une retraitée, militante chevronnée du milieu communautaire (B) ;
  • Annabelle Berthiaume, chercheuse (C) ;
  • une travailleuse, active dans des projets communautaires de création de liens sociaux (B) ;
  • une organisatrice communautaire en CLSC [8] en milieu rural, où elle est également mairesse suppléante (B)
  • une directrice d’une organisation impliquée dans le crédit communautaire (B) ;
  • une coordonnatrice d’une clinique de santé et d’enseignement ambulante (B) ;
  • Sylvain Lefèvre, chercheur (C) ;
  • l’animatrice de la rencontre, gestionnaire des interventions locales d’une ONG médicale, travaillant notamment sur l’accès aux soins des populations les plus marginalisées [9] (B) ;
  • le directeur général de la fondation, ancien organisateur communautaire (S).


Comme à l’habitude, les chargées de projet animent un « moment d’intériorité » qui sert à « inspirer » le reste de la journée. C’est un moment ritualisé que nous avons déjà observé dans d’autres réunions de la fondation. Cette fois-ci, il s’agit du parcours de l’abbé Pierre dont on souligne l’engagement spirituel et social, parfois en marge des positions de l’Église catholique. Après avoir écouté la lecture d’un court récit biographique, chacun-e autour de la table est invité-e à lire à tour de rôle une strophe tirée du texte suivant, reliant engagement religieux et militant.

« Je continuerai à croire, même si tout le monde perd espoir.
Je continuerai à aimer, même si les autres distillent la haine.
Je continuerai à construire, même si les autres détruisent.
Je continuerai à parler de paix, même au milieu d’une guerre.
Je continuerai à illuminer, même au milieu de l’obscurité.
Je continuerai à semer, même si les autres piétinent la récolte.
Et je continuerai à crier, même si les autres se taisent.
Et je dessinerai des sourires sur des visages en larmes.
Et j’apporterai le soulagement, quand on verra la douleur.
Et j’offrirai des motifs de joie là où il n’y a que tristesse.
J’inviterai à marcher celui qui a décidé de s’arrêter…
Et je tendrai les bras à ceux qui se sentent épuisés. »
(Citation attribuée à l’abbé Pierre, référence non disponible)

Le recueillement est sobre et sans minute de silence. Au moment de la lecture, le silence absolu témoigne du respect pour ce moment introductif pour la suite de la journée. Après la lecture, le comité de sélection est prêt à commencer.

Présentation du processus de sélection

Après avoir présenté l’ordre du jour, le directeur de la fondation prend le temps de rappeler le fonctionnement du financement, surtout pour les nouvelles membres du comité. Pour cette rencontre, six projets pourront être financés, « accueillis » par la fondation, soit quatre pour le volet social et deux pour le volet spirituel et religieux. La sélection suit un certain nombre d’étapes.

Déroulement type d’une sélection

1) La présélection. Trois fois par an, les organismes peuvent déposer une demande de financement à la fondation. Les chargées de projet et le directeur évaluent si ces demandes s’inscrivent ou non dans une des six priorités identifiées au sein des deux volets (spirituel et religieux ; social) de la fondation. Pour donner un ordre de grandeur, 30 à 40 demandes sont déposées chaque fois, une quinzaine passe la présélection.

2) La visite. À ce stade, chaque organisme présélectionné reçoit la visite d’une chargée de projets ou du directeur. La visite sert surtout à clarifier la demande de financement [10]. Les organismes sont souvent invités à rédiger une seconde version de leur formulaire de demande, à la suite de ces échanges. Celle-ci sera envoyée à tous les membres du comité de sélection dans les semaines qui précèdent leur réunion, afin qu’elle soit notée selon la grille d’évaluation fournie.

3) La sélection. Lors de la rencontre, les projets sont traités en deux temps, en fonction du volet auxquels ils correspondent (spirituel et religieux ; social).

4) Pour chaque volet, le comité procède à un vote indicatif sur leurs choix de projets à financer. Chaque personne a le même nombre de votes que le nombre de projets qu’il est possible de financer par volet. Les résultats sont inscrits au tableau et permettent de déterminer l’ordre de présentation des projets. Les projets n’ayant reçu aucun vote sont automatiquement éliminés, alors que les projets favoris sont (en théorie) discutés plus rapidement et en premier.

5) Pour chacun des projets :

  • la chargée de projets responsable du suivi avec le groupe demandeur décrit rapidement le projet. Elle complète les propos du formulaire de demande de subvention avec des éléments tirés de sa visite ;
  • la parole est donnée aux autres qui posent leurs questions et donnent leurs commentaires sur les projets ;
  • la chargée de projets concernée répond aux questions et enfin donne son avis sur le projet. Elle va généralement le dire formellement (« je vais maintenant donner mon avis sur […] »).

6) Lorsque tous les projets sont étudiés, les personnes présentes sont invitées à passer au vote, selon le même procédé que le vote indicatif. S’ensuit une période d’appréciation collective des résultats.

7) Lors de la réunion du conseil d’administration subséquente, le directeur présente les choix du comité de sélection au conseil d’administration qui donne généralement son aval intégral à leur financement.


Devant les nombreuses demandes de financement à traiter dans la journée, le directeur ne manque pas de souligner qu’il est lui-même déçu de ne pas pouvoir en financer davantage : « Vous connaissez la réalité des marchés financiers. Donc, on a une enveloppe moins importante que ce qu’on pensait [11]… ». Devant cet état de fait, une nouvelle membre du comité de sélection se questionne sur les montants octroyés : face à la croissance des demandes, devraient-ils « réduire le montant pour en financer plus » ? Cette question récurrente au sein de la fondation a donné lieu à plusieurs modifications des montants au cours de son histoire (25 000 dollars en 1991, 30 000 en 2006, 24 000 après la crise économique de 2008 et 27 000 aujourd’hui, par projet et pour une année). Mais le directeur nous rappelle que la dernière planification stratégique a choisi de viser des financements de 30 000 dollars, afin de trouver « l’équilibre entre soutenir de manière structurante et en accueillir davantage ». Entre les lignes, il faut y déceler un questionnement parcourant le milieu des fondations : alors qu’elles se sont spécialisées dans du financement de démarrage (seed money) pour soutenir l’innovation sociale, le retrait progressif de l’État, qui soutient de moins en moins l’institutionnalisation de ces initiatives, met en question la pertinence de ce positionnement. En même temps, avec les fortes réductions des budgets publics, de plus en plus d’organismes sollicitent les fondations, d’où la tentation d’en soutenir davantage en réduisant les enveloppes. Comme bien d’autres questions, au sein de la fondation de Mauges, il sera possible de « remettre en débat » ces éléments durant la prochaine planification stratégique ou lors de la réunion annuelle.

La première sélection : entre désirs et contraintes financières

La sélection des projets déposés dans le volet spirituel et religieux est prête à débuter vers 10 heures. Deux demandes de financement ont été déposées pour ce volet. Le premier à l’étude vise à développer des outils de sensibilisation et d’éducation sexuelle auprès de communautés particulières en milieu urbain. Le second est lié à l’organisation d’un évènement cherchant à rassembler les personnes « en quête de sens, de justice et d’humanité ». Étant donné les restrictions budgétaires évoquées, le financement des deux projets fermerait l’enveloppe prévue aux demandes subséquentes de ce secteur de la présente année. Autrement dit, ce matin, les personnes présentes doivent donc se prononcer sur deux projets forts différents, sans savoir s’il y aura un autre appel à projets, ni quelles y seraient les demandes.

Chacun-e participe au débat animé autour de la table, en consultant ses dossiers annotés, mais surtout en s’appuyant sur ses propres expériences (professionnelle, militante, de voyage, etc.), sa connaissance des gens impliqués dans le projet, ou encore de l’enjeu abordé. De façon générale, les critiques les plus fortes sont évoquées au début des discussions, dans l’intention de faire réagir les personnes qui ont voté en faveur du projet. Elles concernent principalement les critères retrouvés dans la grille d’évaluation des projets, tels que la clarté de la demande, son réalisme (en termes d’opérationnalisation), son lien avec la communauté ou sa pertinence sociale, sans pour autant les nommer explicitement. À d’autres moments, certaines interventions sont plus affectives, et ont un poids important dans l’argumentation. C’est le cas de cette intervention d’une membre qui se dévoile avec une voix calme. Son propos tranche avec les interventions précédentes, qui reposaient sur tel ou tel détail du projet, et il est appuyé par des acquiescements silencieux d’autres membres :

Moi je l’ai choisi [le projet], bien humblement, je l’ai juste choisi avec mon cœur. Il y a quelque chose qui me touche profondément. Je trouve que quand il s’agit de sida, le tabou est vraiment là aujourd’hui. Mais c’est beaucoup à partir de là. Peut-être que c’est parce que j’ai vécu ça autour de moi. Je ne me suis même pas posé toutes les questions que j’entends aujourd’hui.

Les commentaires, les bons comme les plus critiques, seront retransmis aux porteurs du projet par la chargée de projets qui en fait le suivi afin de les aider à améliorer leur projet et potentiellement de futures demandes, à la fondation ou ailleurs.

Contrairement à ce qu’un observateur externe aurait pu attendre d’une fondation de tradition chrétienne, les propositions à l’étude dans le volet spirituel et religieux abordent des thématiques larges, telles que la « recherche de sens », « l’accompagnement psychospirituel » ou encore l’engagement social dans des communautés religieuses. En particulier, le deuxième projet, n’étant pas lié à une communauté religieuse, sera retenu pour sa capacité de rassembler à travers une « approche expérientielle et participative » autour d’un projet « ancré » dans une communauté. Comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article, l’utilisation d’un vocabulaire adéquat est cruciale dans cet exercice argumentatif. Une membre du comité, plus proche des questions sociales et qui manifeste fréquemment sa distance à l’Église comme institution, reformule le projet en ces termes :

C’est pas facile le SR [spirituel et religieux] dans notre contexte. Il ne s’inscrit pas dans une religion, mais dans la création d’une spiritualité, plus œcuménique, plus proche de ce que les gens cherchent par ailleurs, un sens, à la vie, à la vie avec d’autres. Il y a des éléments qui se rapprochent de la cosmogonie de la question autochtone. Je ne pense pas qu’on peut mesurer un impact. Mais il manque des lieux où les gens peuvent se retrouver comme ça. Ça me plaît beaucoup.

Le premier vote : trouble dans la procédure

À la suite des délibérations sur les deux projets du volet spirituel et religieux, l’animatrice du comité et le directeur de la fondation précisent leurs instructions concernant les procédures de vote. Les discussions deviennent alors beaucoup plus confuses que durant les délibérations. Le vote doit d’ailleurs être repris une deuxième fois puisque la procédure ne semble pas être comprise également par tous la première fois.

Sur un bout de papier, les membres de l’équipe salariée et du comité de sélection choisissent les projets qu’ils souhaitent financer. Ces membres ont trois voix chacun-e, ce qui signifie qu’ils et elles peuvent répartir leurs voix entre les deux projets (deux voix pour le projet A et une voix pour le projet B) ou encore donner l’ensemble de leurs voix au même projet. De plus, pour qu’un projet soit financé, celui-ci doit obtenir l’appui de la majorité des votants.

Les membres de l’équipe salariée doivent également identifier leur bulletin afin d’observer les différences entre leurs votes et ceux des membres du comité de sélection. Si les différences sont notées dans les procès-verbaux, aucune mesure n’a toutefois été adoptée pour réfléchir aux significations de ces écarts. La question demeure au cœur du débat car, comme lors du dernier comité de sélection, une forte différence est observable entre les choix de l’équipe salariée et ceux du comité [12]. Lors de cette séance du comité de sélection, le projet qui n’a pas été retenu avait pourtant obtenu le vote de cinq membres du comité de sélection sur un total de onze voix.

Devant l’annonce du résultat final et les confusions entourant le mode de scrutin, le premier malaise collectif de la journée est palpable. D’un côté de la table, la chargée de projets assignée au projet non financé est bouleversée par l’annonce du résultat : « C’est effrayant ! » dit-elle en se touchant le cœur. Sans reprise, le premier vote aurait permis le financement du projet. Sa collègue propose une pause pour respirer un peu et les discussions se poursuivent de manière informelle dans les couloirs. La chargée de projets assignée au projet refusé s’adresse alors directement au directeur pour voir s’il serait possible d’accommoder les règlements pour permettre au groupe demandeur de postuler de nouveau à la prochaine sélection, alors qu’un délai plus long est normalement exigé. Elle est « choquée » du résultat. Ils se prennent dans les bras.

De l’autre côté de la table, une membre du comité questionne de nouveau le directeur au sujet du déséquilibre des votes entre l’équipe de travail et le comité :

Qu’est-ce qu’il faut en comprendre ? Qu’est-ce que ça fait ? Si le vote de l’équipe est toujours déterminant, à quoi sert le comité de sélection ? La dernière fois c’était comme ça aussi…

Son intervention n’est pas faite sur le mode du reproche ou de la colère, mais plutôt d’une interrogation sincère et d’un doute qui la trouble. Les « nouvelles », un peu plus en retrait dans les discussions sur les procédures de vote, sont à l’écoute des enjeux. Comme nous, elles tentent de suivre le débat et nous questionnent parfois du regard.

La deuxième sélection : « conflits d’intérêts » recherchés

De retour après la pause, le directeur tente de se faire conciliant : « j’ai bien entendu la préoccupation soulevée » nous dit-il. Avec le même charisme chaleureux et rassembleur dont il fait preuve habituellement, il rassure les participantes (« il faut voir que c’est un projet qui a été soutenu par le passé, qui a des ressources, ce n’est pas la fin » dit-il à propos du projet qui n’a pas été retenu) et leur annonce que leurs préoccupations sur le processus de vote seront transmises au conseil d’administration. Elles sont prêtes à reprendre le processus pour le volet social. Cette fois-ci, la sélection s’annonce plus dense avec treize demandes pour quatre possibilités de financement. La première mise aux voix n’en élimine que deux, onze projets doivent donc être discutés aujourd’hui.

Avant de commencer, une des membres du comité nous annonce son « conflit d’intérêts ». Elle est membre d’un organisme demandeur et a participé à la rédaction de la demande. « J’ai pensé vous amener des beignes [13] ce matin », dit-elle en riant. « Moi, ça t’aurait coûté plus cher, ça m’aurait pris une bouteille de vin ! » répond une des habituées, pendant qu’on entend quelques éclats de rire. Plus tard, une nouvelle membre sera plus timide en apprenant aux autres que l’organisme dont elle fait partie siège sur une table de concertation, qui présente une demande à la fondation : « Je ne suis pas en conflit d’intérêts, je ne savais même pas qu’ils déposaient une demande, mais je ne savais pas si je devais vous le dire […]. » En réponse, le directeur calme son inquiétude : « On vous choisit pour votre expertise dans le milieu. C’est un peu pour ça qu’on vous veut ! »

De fait, la préférence avouée pour certains projets n’est pas du tout à dissimuler. Au contraire, durant le vote indicatif du départ, tout le monde regarde la première membre qui a annoncé son conflit d’intérêts à chaque vote que son projet obtient. Celui-ci obtient un premier résultat très fort et elle affiche un grand sourire. Néanmoins, conformément aux procédures établies, on lui demande de quitter la pièce au moment des délibérations le concernant.

Déjeuner : de la scène aux coulisses

Le repas du midi entrecoupe les délibérations du volet social. Tous se déplacent autour d’un second carré formé de tables, pour manger les repas qui viennent d’être livrés et discuter. Le malaise du matin semble oublié. Les discussions, plus informelles, abordent différents thèmes allant de la production de son jardin en ville à certaines initiatives communautaires mises en place en région. Pour les membres issues du milieu communautaire, surtout les « nouvelles », leur chapeau de représentante d’un organisme donataire remplace rapidement celui de donateur, qu’elles portaient durant la matinée. Elles partagent leurs préoccupations liées aux nouvelles exigences de certains bailleurs de fonds et les réflexions qui ont eu lieu dans leur organisme respectif. Ces préoccupations animent également l’équipe salariée de la fondation, qui côtoie ces mêmes acteurs (publics et privés) lors de rencontres avec le secteur philanthropique, mais aussi parfois individuellement, en tant que membres de groupes communautaires demandeurs de financement.

Reprise : « coups de cœur » au galop

Après avoir terminé la vaisselle en groupe, la réunion est prête à recommencer.

Étant donné le nombre de projets à évaluer, les présentations sont plus serrées, les chargées de projets cherchent à nous donner l’essentiel. En course contre la montre (d’autant plus que les discussions procédurales sur le vote du matin ont fait prendre du retard sur l’horaire prévu), elles utilisent des expressions « coups de cœur » et des images fortes pour décrire le projet : « Ils étaient tous là [14] », « catalyseur, c’est le mot qu’on doit garder en tête », « ils cherchaient à agir local, penser global ». Les dossiers empilés sur la table, elles ont anticipé les questions qui pourraient leur être adressées et leurs réponses sont préparées. En décrivant quelques détails de leurs visites, on sent bien leur engagement dans chacun des projets : « Ils ont de la misère à expliquer ce qu’ils font, ils me parlent en exemple. […] Ils parlent de mouvance, ils sentent le mouvement » ; « Bien sûr, je ne l’ai pas mis dans mon résumé, mais ça comprend l’empowerment des personnes ».

Grâce à la concision des présentations, les discussions autour de la table permettent de dégager le critère de sélection essentiel pour la fondation de Mauges : le financement du projet par la fondation a-t-il un potentiel de transformation sociale ? Dans les délibérations, on comprend rapidement que les participant-es se méfient d’un projet trop axé sur les « services » ou encore qui viendrait uniquement compenser le sous-financement de la mission d’un organisme. Même si la grille d’analyse utilisée en préparation à la sélection crée des scores chiffrés sur les projets, les notes accordées par les un-es et les autres sont rarement dévoilées durant la rencontre. Les arguments, pour et contre, sont plutôt qualitatifs, à l’image de ceux rapportés dans ce tableau :

Arguments en faveurArguments en défaveur

« Je me suis senti-e interpellé-e par ce projet »

« Ils sont crédibles, ils l’ont déjà fait, je les connais, ils ont une bonne capacité d’opérationnalisation »

« C’est très [la fondation de Mauges] en termes d’orientation »

« Si nous on n’est pas là, personne ne financera ça »

« C’est un événement, une irruption citoyenne, ça me plaît. Il y a un souci d’enracinement dans la communauté »

« On est déjà là, le but est de les aider à aller au bout »

« J’ai lu leur demande comme un roman. C’était mon coup de cœur. Ça m’a beaucoup touché-e. J’ai trouvé ça très inspirant »

« C’est un incontournable, je ne l’ai même pas noté, j’ai mis plus plus plus plus ! »

« On sent un enthousiasme et un vrai besoin »

« Il y a un souffle, une vitalité, et le recours à l’art, c’est une démarche forte ! »

« J’ai été ému-e, j’ai trouvé ça formidable »

« Nous n’avons pas le choix, il faut y croire dans ce milieu-là. Du financement du gouvernement, là-dessus, il n’y en a plus. Le jour où il n’y a plus de bénévolat, ça meurt. Mais c’est pour et par les gens du lieu. La moitié du village était présente ! »

« Moi, j’étais content-e de voir dans la liste des partenaires deux groupes que j’avais rencontrés, qui fédèrent des belles énergies dans ce coin-là. »

« On sait qu’il y a beaucoup de sexisme, on n’en fait pas allusion. C’est pour ça que j’en fais un gros bémol ! »

« Je ne sens pas que ça construise vraiment des solidarités »

« Mais là, en fait, c’est du financement de base qu’ils demandent, c’est pas notre rôle »

« C’est un crève-cœur car il y a une grande proximité avec nous mais leur projet est décevant »

« L’utilisation du je à la place du nous, dans la demande, c’est significatif du type de leadership »

« Encore une fois, j’ai écrit ‘‘où sont les femmes ?’’ Ni sur le conseil d’administration, ni parmi les invités, ni […] »

« Je ne me suis pas senti-e genre "j’aurais le goût d’y aller" ! Ça ne m’a pas convaincu-e »

« Attention. On parle de nouvelles solidarités entre des gens de classes sociales différentes. Je ne sais pas comment c’est possible. Et ça n’est pas un objectif en soi. Je vois un lien artificiel. C’est pas parce que tu manges avec un homme d’affaires que… ça nie des inégalités sociales profondes. Il faut les briser ces inégalités, pas les faire se parler ensemble »

« C’est une conception faible de l’éducation populaire. […] il n’y a pas d’apprentissage mutuel ! »

Au fil de la journée, tout se passe comme si un ordre informel des tours de parole s’était installé. Après la présentation de la chargée de projets responsable du dossier, l’équipe salariée ajoute quelques commentaires, suivie de deux des plus anciennes du comité de sélection qui posent des questions. L’organisatrice communautaire, tout en faisant des plaisanteries sur son « droit d’aînesse », s’intéresse généralement à des éléments plus techniques des projets. Elle regarde les budgets, les montages financiers, les partenaires dans la communauté. L’autre, la militante chevronnée, formule des commentaires plus généraux, liés à des préoccupations plus sociales et politiques : « J’ai décidé de les retenir car faire participer les itinérants c’est très difficile. Donc, c’est courageux. Mais je n’ai pas regardé le financement. » « Je sais que tu ne les regardes jamais », lui répond la première d’un ton à la fois piquant et complice, suscitant l’hilarité dans l’assemblée. Plus en retrait, les « nouvelles » du comité posent des questions et ajoutent des commentaires souvent en lien avec leurs expériences professionnelles et d’engagement (étant ici presque toujours liées).

Certains questionnements plus politiques reviennent également à propos du rôle de la fondation de Mauges et des projets qu’elle soutient. Se doit-elle de financer des projets qui étaient historiquement financés par le gouvernement, alors qu’elle souhaite que ce dernier se réengage ? Devient-elle la béquille de remplacement ou permet-elle aux groupes de continuer à se défendre contre les importantes réductions budgétaires ? Ne permet-elle pas, en acceptant cette position, d’entériner ce désengagement ? Une des plus militantes le souligne dans ses termes :

J’étais ambivalente de voir la naissance d’un nouvel organisme communautaire. Je trouvais très intéressante la problématique. […] Mais j’étais partagée car les CLSC du coin, c’est leur travail. Si ce groupe-là est là, c’est qu’ils ne le font pas.

Sur un autre projet aussi, le même problème est soulevé par une nouvelle membre du comité :

Ça pose une question politique sur le lien à l’État. Ça touche au développement des communautés et l’État n’est plus là. Ça devrait être au CLSC d’y être, la fondation de Mauges ne devrait pas accepter ça.

Chaque fois, peu de suites sont données à ces commentaires et le silence qui suit donne l’impression que, sans alternative, un consensus s’instaure par défaut. Le malaise est cependant palpable dans les hésitations de chacune, les mines dubitatives et les soupirs découragés. Le même scénario se reproduit lorsqu’un nouveau projet a, parmi son montage financier, un financement d’une grande compagnie pétrolière : « C’est une curiosité… » ; « Ça m’a surpris ! Je l’ai encerclé, mais j’dis pas que… » Aucune critique directe n’est adressée, on sent plutôt que les membres sont partagées entre les besoins de financement, qu’elles vivent aussi au quotidien dans leur propre organisation, et le fait qu’elles devraient en principe être critiques d’une telle industrie.

Le second vote : soulagement

Vers 16 heures, à la suite des présentations au pas de course de tous les projets du deuxième volet, tout le monde autour de la table s’applaudit, heureux d’avoir réussi à boucler le tout dans les temps. Sans l’ambiguïté sur le nombre de projets à financer, le second vote crée moins de confusion que celui qui a eu lieu en matinée. Tous attendent les résultats du vote, particulièrement les chargées de projets, qui devront faire le suivi auprès des groupes respectifs. Le directeur dévoile les résultats sur le tableau derrière l’animatrice : les quatre projets sélectionnés ont une avance importante sur les suivants. Le soulagement collectif est évident.

Clôture : fin de journée et questions en suspens

Devant le temps qui file, le directeur enchaîne rapidement sur les « nouvelles de la fondation » afin de terminer à 16 h 30 pile. Lorsqu’il termine, une salariée reprend la balle au bond : « On n’a pas pris le temps d’accueillir les résultats ! Est-ce qu’on est contents ? » « On voudrait l’honorer ! » approuve une autre. Une des membres félicite discrètement sa voisine pour son projet qui a reçu du financement. L’animatrice fait son bilan et reprend quelques expressions « bijoux » de la journée : « risques essentiels », « agir local penser global », « ça prend des jeunes pour élever un village » (l’inverse du dicton habituel), etc. Chaque personne autour de la table donne son avis plutôt positif sur le déroulement de la séance. Plusieurs témoignent de leur tristesse que tel ou tel projet n’ait pas été financé. Une participante déclare : « Moi je suis déçue qu’un projet ne soit pas passé. Mais de toute façon, même quand ce sont mes projets qui sont choisis, je repars toujours d’ici avec un pincement. »

Un bref retour est fait par une membre du comité, qui s’était opposée au financement d’un projet en expliquant qu’il touchait à une mission qui devrait dépendre d’un financement du gouvernement, tient aussi à souligner : « Les dossiers qu’on a eus, ça a soulevé des questions sur ce que la fondation de Mauges doit transmettre, doit soutenir ou non, des questions politiques que ça pose… » Le directeur acquiesce et déclare, après un moment d’hésitation, comme pour conclure :

Oui… Alors, la pratique qui est la nôtre, c’est de garder des traces. Ce qui est moins simple, c’est de garder des moments pour se les approprier. On est tous d’accord sur le fait de ne pas remplacer l’État. Mais quand on a des gens qui ne sont pas soutenus et qui ont des projets importants, on fait quoi ?

Tout le monde semble partager cette préoccupation, qui est revenue à plusieurs reprises durant la journée. Devant l’heure qui avance et la fatigue qui se fait sentir, on sent les participants hésiter à rouvrir cette discussion.

Les gens commencent à ramasser leurs documents qui se sont éparpillés au cours de la journée. L’équipe salariée est là pour replier les tables et remettre de l’ordre dans la cuisine. Pendant que quelques personnes restent pour discuter un peu, les surplus du repas du midi sont distribués. Les gens se saluent, par la bise et des accolades, jusqu’au prochain comité.

Discussion : le comité de sélection comme performance collective

Ce qui est en jeu, au-delà de la sélection des dossiers

Tout au long de cette réunion, s’entremêlent dans les interactions des discussions sur les enjeux internes (procédures de vote et de délibération, débat sur les critères, sur les conflits d’intérêt) et externes (relations au secteur communautaire, désengagement de l’État, place de la philanthropie). D’un côté, on peut dire que ces discussions sont hors sujet par rapport au but explicite de la rencontre (choisir des projets à financer), qu’elles débordent de ce cadre. D’un autre côté, elles constituent le socle quotidien des préoccupations de la fondation, sur le fond et la forme. Sur le fond : ce sont des questions existentielles pour les salarié-es et les membres de la fondation, qui définissent son identité et son positionnement. Sur la forme : le questionnement, la remise en cause du statu quo, l’expression des points de vue individuels divergents, sont valorisés comme une preuve de vitalité démocratique. En même temps, la fondation est célébrée comme institution (rappel des accomplissements et de la mémoire commune), les règles sont citées comme des engagements communs, et la légitimation du processus de sélection repose sur la force de la délibération collective (les participant-es se congratulent à la fin de la réunion, heureux et soulagés).

L’observation ethnographique de ces éléments nous permet de comprendre que le comité de sélection ne se définit pas uniquement par ses outputs, c’est-à-dire les décisions qu’il produit (la liste de projets soutenus). Il a également une valeur en soi, dans la mesure où il réalise l’idéal philanthropique de la fondation comme performance collective. Il ne faut pas perdre de vue qu’une fondation subventionnaire comme la fondation de Mauges ne conduit pas de projet elle-même. Elle est, en quelque sorte, un corps sans bras et ce sont les groupes soutenus qui remplissent cette fonction d’exécution. Le comité de sélection est une des seules productions formelles de la fondation, d’où son importance cruciale, d’un point de vue symbolique. Il est donc primordial qu’il puisse incarner, même pour un instant, un moment et un lieu où donateurs et donataires sont réunis à travers des représentants informels (les salarié-es pour la fondation, le comité pour les milieux soutenus), et où la différenciation des rôles et des positions n’empêche pas, malgré la violence symbolique inhérente au rapport philanthropique, une forme d’harmonie. Comme nous allons le voir, toute l’ambivalence de ce processus tient au statut des représentant-es, d’un bord et de l’autre.

Quel style de groupe ? « Nous », « eux » et registres discursifs

Notre observation ethnographique nous permet d’approfondir l’analyse du comité de sélection comme performance collective, en mettant en lumière ses conditions de possibilité. À ce titre, le concept de « style organisationnel » (ou « style de groupe ») de Eliasoph et Lichterman (2003) nous est utile. Trois dimensions sont centrales afin d’identifier les schèmes typiques qui ont cours dans un collectif et régulent les manières de parler et de s’engager des membres : premièrement les « liens dans le groupe », deuxièmement les « frontières du groupe » et enfin les « standards discursifs ».

Au niveau des « liens dans le groupe », nous avons pointé à la fois la dissymétrie des positions (équipe salariée - comité de bénévoles), mais l’homogénéité des profils (forte majorité de femmes blanches francophones, milieux d’engagement et d’activité professionnels proches, forte interconnaissance). D’ailleurs, les raisons de leur recrutement sont presque les mêmes : les salarié-es sont engagé-es par la fondation notamment pour leurs liens personnels et les expériences passées et présentes avec les milieux soutenus, tandis que les membres du comité sont choisi-es pour leur connaissance et leur ancrage dans ces milieux. Ces dernières sont des figures reconnues dans leur milieu, qui occupent des positions de pouvoir, détiennent un capital symbolique et militant fort (Matonti et Poupeau 2004) ; elles ont une vue d’ensemble, parfois de surplomb, peu comparables à de « simples » employées du milieu communautaire. Au-delà d’une frontière statutaire, il y a donc un continuum de positions entre l’équipe salariée et les bénévoles du comité. D’ailleurs, le directeur, lui-même, a d’abord noué un lien avec la fondation comme membre du comité de sélection, à l’époque où il travaillait comme organisateur communautaire.

Cette proximité entre salarié-es de la fondation et bénévoles issu-es des milieux soutenus n’est donc pas surprenante. En même temps, la dissymétrie des positions et des mandats implique parfois des efforts de distanciation, par exemple quand le directeur indique qu’il serait bon qu’on entende davantage les membres du comité (dans une séquence où les chargées de projet prennent davantage la parole), ou quand les résultats du vote rendent visibles, à la surprise générale, la frontière entre les deux groupes au sein de l’assemblée. Cette ambivalence entre dissymétrie et homogénéité se donne aussi à voir dans la diversité des ancrages militants des uns et des autres. Selon les projets abordés, ce ne sont pas les mêmes personnes qui se sentent interpellées ou ont les expertises nécessaires. Mais cette diversité des ancrages, voire des univers d’engagement, est valorisée sur le mode de la richesse. En fait, les types de liens dépendent moins du statut (salarié-e ou bénévole) ou de l’ancrage militant que de l’ancienneté dans ces univers qui dépassent le comité de sélection. Certaines personnes se connaissent désormais très bien, par leur engagement à la fondation ou ailleurs, et ont entre elles des conversations durant les pauses, qui témoignent d’une forte confiance (discussion intime sur la famille, prise de position sur une question politique), tandis que les « nouvelles » sont plutôt en retrait. Néanmoins, toutes sont invitées à remplir, même les « nouvelles », une carte destinée à être envoyée à un ancien membre du comité. L’équipe salariée, et au premier rang le directeur, est très active durant les moments informels pour s’enquérir du bien-être de chacun-e, manifester des attentions personnalisées, tout en revendiquant que cette bienveillance est propre à « l’esprit de la fondation de Mauges ».

Le second élément, les « frontières du groupe », renvoie à la manière dont le collectif construit un « nous » par distinction avec d’autres figures d’altérité extérieures (« eux »). Le lien avec l’élément précédent est évident : la qualité des membres présent-es est d’avoir des ancrages dans des milieux (communautaires, religieux, militants) extérieurs. Comment donc créer un « nous » séparé de ce « eux », dès lors que la multipositionnalité et l’entretien de liens externes sont le fil rouge des recrutements ? De fait, l’utilisation du « nous » fluctue au cours de la réunion. Il désigne parfois « le comité de sélection », parfois « les membres présent-es » (incluant l’équipe salariée) et parfois la fondation de Mauges dans son ensemble. Sans surprise, ce sont plutôt les vétérans du comité et l’équipe salariée, notamment le directeur, qui utilisent davantage un « nous, la fondation », par exemple pour rappeler les orientations décidées, ou bien les usages et coutumes dans les procédures. A contrario, durant la réunion, une membre du comité lance un appel à la suite de la discussion d’un projet dans un territoire rural enclavé :

Il faudrait que la fondation de Mauges se positionne sur la question, il y a un message, un cri, que je lance à la fondation : il y a beaucoup de choses qui viennent des régions […] et les gens meurent dans les régions.

On le perçoit sans mal, l’appropriation d’un « nous, la fondation » ne va pas de soi pour tous. Mais elle affleure parfois, notamment par distinction avec d’autres bailleurs de fonds. À plusieurs moments, face à certains projets, quelqu’un pose la question : « Si ce n’est pas la fondation de Mauges qui soutient ça, qui va soutenir ça ? », ce à quoi répond parfois un « oui, il faut qu’on y aille » d’une voisine. Durant les moments informels, notamment le repas, les discussions sont animées autour des débats récents dans le secteur philanthropique du Québec. À cette occasion, le « nous » s’oppose aux « eux » (d’autres fondations, ou bailleurs de fonds publics) plus fréquemment.

Enfin, le troisième élément permettant de caractériser le « style de groupe » est lié aux « standards discursifs » du groupe. Si, comme nous venons de le voir, l’énonciation d’un « nous, la fondation » est timide (ou très inégalement partagée), a contrario une étiquette du discours très nette agit comme ciment social. Quel que soit l’intervenant-e, la parole de chacun-e est écoutée attentivement et les interventions s’appuient sur des formes de reconnaissance permanente de l’interlocuteur, verbales (« j’accueille très favorablement ton commentaire, mais j’ajoute que […] ») ou non verbales (hochement de tête, écoute active). Les tours de parole sont distribués par l’animatrice mais une forte autocontrainte est respectée, notamment pour ne pas monopoliser la parole. Les divergences d’opinions sur les projets sont valorisées et ne débouchent pas sur des fractures apparentes. Néanmoins, il n’y a pas non plus recherche d’un consensus formel ; c’est le vote qui tranche in fine, d’où la focalisation sur la légitimité de sa procédure.

Les registres de la prise de parole valorisés sont le témoignage basé sur l’expérience militante ou professionnelle (« quand on parle d’innovation là-dessus (soupirs) […] nous, au début des années 1980, déjà […] », « mon expérience à Kinshasa ») et la connaissance des lieux, organismes et interlocuteurs (« je suis née là », « c’est une fille formidable », « c’est un réseau que je connais bien »). Seules certaines personnes (directeur, membre vétéran du comité) mobilisent un registre d’argumentation spécifique, notamment pour transcender des points de vue trop opposés, en hypostasiant la fondation (« ça, c’est vraiment un projet fondation de Mauges », « est-ce que c’est vraiment à la fondation d’être là ? ») et en évoquant une mémoire institutionnelle (« on a déjà été dans ce type de projets avant, mais plus maintenant », « on a soutenu un autre projet dans le même quartier, il faut faire des liens »). Bien que chaque membre ait lu un dossier robuste contenant des informations sur chaque projet, les interventions et questions portent assez peu sur des dimensions techniques (montage financier, question réglementaire) – comme nous l’avons mentionné, une membre influente peut s’enorgueillir de ne pas lire les parties financières de la demande. C’est avant tout le registre de la passion et de l’indignation qui est utilisé, à la première personne du singulier, afin d’emporter la conviction : « j’ai eu un énorme coup de cœur », « c’est venu me chercher », « moi j’irai participer », « j’ai choisi de faire confiance à ça ».

Enfin, il faut noter dans ces standards discursifs la prégnance d’un vocabulaire très particulier, d’un lexique propre à cette fondation, que les salarié-es utilisent en permanence mais que les membres s’approprient progressivement, selon leur ancienneté : « si on accueille ces projets », « je souhaite juste me positionner sur […] », « je veux déposer un questionnement auprès de vous », « honorer une demande ». Par contre, nulle trace du lexique propre à la philanthropie d’affaires (« mesurer les impacts », « effet levier », « calcul du retour social sur investissement », « mise en place d’indicateurs »). Ainsi, des termes employés par les nouvelles venues détonnent, alors qu’ils seraient passés inaperçus dans d’autres fondations (« incubateur », « target  »). À plusieurs moments durant la journée, à mi-voix, le directeur traduit dans le lexique de la fondation ces termes dissonants. De même, certains projets, qui auraient été présentés dans d’autres fondations comme de « l’entrepreneuriat social », sont valorisés ici comme « des projets par et pour […] avec un fort ancrage dans la communauté […] qui permettent de faire mouvement ». La fondation façonne son propre lexique, distinct de celui de la philanthropie d’affaires ; à tel point que certain-es membres du comité débusquent l’emploi artificiel de certains mots-clés dans les demandes, placés là par les demandeurs pour plaire au bailleur de fonds. A contrario, l’animatrice clôt la journée en citant les « bijoux », c’est-à-dire les expressions jugées les plus justes et inspirantes, trouvées dans les dossiers ou prononcées durant les délibérations. Ainsi se crée collectivement, au sens fort, une parole d’institution, qui met en ordre pratiques, rôles et croyances (Lagroye 2009).

La délibération et la politisation comme traits d’union

Pour résumer les trois dimensions du style de groupe, nous avons observé un lien fort entre les membres, mais tissé d’une ambivalence entre homogénéité et dissymétrie, doublé d’un « nous » timide. Des divergences de vues peuvent s’exprimer mais elles ne sont pas ramenées à des conflits de valeur ; elles sont reliées aux affinités et à la distance avec certaines causes, liées aux positions et priorités des unes et des autres dans l’espace militant. Il faut souligner que, contrairement aux styles de groupes analysés par Eliasoph et Lichterman (2003), la politisation n’est pas absente : les montées en généralité et la conflictualisation des enjeux sont fréquentes, que l’on évoque le néolibéralisme, les conflits de classe, le désengagement de l’État ou les discriminations systémiques. La politisation des discours, loin d’être « évaporée », et l’uniformité relative des valeurs au sein du comité cimentent ce collectif. De plus, des standards discursifs puissants permettent de surmonter les tensions, liées à des enjeux internes et externes permanents, et créent au contraire un ordre institutionnel cohérent, tout en affirmant l’identité distinctive de la fondation. En somme, ce processus délibératif, même s’il est basé sur le dissensus, l’indétermination vis-à-vis du résultat et une remise en question permanente de ses propres fondements (des règles procédurales aux raisons d’être de la fondation), est une performance qui fait exister la fondation en soi. La densité émotionnelle de la journée, bien loin d’une simple analyse de dossiers à partir d’une grille d’évaluation, est un indice à la fois de l’importance et de l’exigence de ce rituel pour les membres présent-es. Il témoigne aussi de la difficulté structurelle pour les fondations qui s’inscrivent dans ce courant de la « philanthropie de changement social » à tempérer le rapport de force entre donateur et donataire par un rapport de complicité militante, tout en produisant la légitimité procédurale d’une évaluation vécue comme juste.

add_to_photos Notes

[1Le nom a été modifié, pour des raisons d’anonymisation.

[2Dans la suite du texte, quand nous utilisons les guillemets sans référer à une source universitaire, c’est pour restituer un terme utilisé par la fondation ou les membres du comité durant la réunion observée.

[3Il n’existe pas d’étude, aujourd’hui, permettant d’évaluer leur nombre au Canada ou au Québec mais nos observations empiriques nous conduisent à les considérer comme rares dans le paysage des fondations. La fondation de Mauges ne connaît d’ailleurs que très peu de fondations avec un fonctionnement proche du sien. Pour rappel, on estimait dans les années 1990 que la part destinée aux mouvements sociaux ne dépassait pas 2,5 % du total des dons aux États-Unis (Faber & McCarthy 2005 et Lambelet 2014).

[4Pour des raisons d’anonymat, nous ne détaillerons pas la composition du conseil d’administration mais les profils de ses membres sont très proches de ceux du comité de sélection.

[5Cette confiance tient aussi au respect du principe d’anonymisation, à la fois de la fondation et de ses membres. Ceci nous a conduit, à regret mais en connaissance de cause, à renoncer à une exposition plus fine des parcours et caractéristiques individuelles des différents protagonistes.

[6On retrouve pourtant de nombreuses communautés culturelles dans les différents quartiers de Montréal. Soulignons aussi que toutes les membres du comité sont francophones, alors que Montréal comporte une très importante minorité anglophone.

[7Les membres du comité parlent à titre individuel et ne représentent pas leur groupe ou institution.

[8Le Centre local de services communautaires (CLSC) est une clinique regroupant une vaste gamme de services sociaux et de santé, allant de la périnatalité à l’organisation communautaire. Pour mieux comprendre le contexte québécois, cf. Baillergeau (2007).

[9C’est la première fois qu’elle officie comme animatrice du comité de sélection, dans lequel elle a siégé par le passé. Le rôle de l’animatrice est de s’assurer du bon déroulé de la réunion, de la dynamique des débats et surtout du respect du temps. Elle ne donne pas son avis sur les projets ni ne prend part aux votes.

[10Cette visite dure généralement deux à trois heures et permet de mieux comprendre la demande, en posant des questions complémentaires et évaluant sur place certains éléments. La visite est aussi l’occasion de répondre aux éventuelles questions sur la fondation et de donner des conseils afin d’améliorer la demande.

[11Comme la plupart des fondations, le capital est placé sur les marchés financiers et ce sont donc les rendements obtenus de ces placements qui déterminent pour partie l’enveloppe budgétaire disponible pour les subventions.

[12Il est bien difficile de comprendre pourquoi. Une hypothèse, néanmoins : l’équipe salariée se réunit lors d’une réunion de préparation, préalable au comité de sélection, afin d’affiner sa lecture des dossiers et de prévoir d’éventuels éléments de contextualisation. Les discussions intervenant lors de cette réunion contribuent sans doute à l’appréciation des dossiers par l’équipe salariée.

[13Des beignets.

[14Les impressions de la chargée de projets lors de sa visite dans l’organisme demandeur constituent un élément important pour la sélection du projet. Entre autres, l’accueil, non seulement du directeur ou de la directrice de l’organisme, mais aussi de membres du conseil d’administration, voire, mieux encore, de personnes issues des milieux mobilisés constitue un élément positif dans l’appréciation de la demande.

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Pour citer cet article :

Sylvain Lefèvre, Annabelle Berthiaume, 2017. « Le choix des donataires. Ethnographie d’un comité de sélection d’une fondation philanthropique atypique ». ethnographiques.org, Numéro 34 - juin 2017
Philanthropies [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2017/Lefevre-Berthiaume - consulté le 19.04.2024)
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