Compte-rendu d’ouvrage

DUNOYER Christiane (dir.), 2017. Des combats de vaches dans les Alpes et ailleurs. L’animalité et le monde contemporain

DUNOYER Christiane (dir.), 2017. Des combats de vaches dans les Alpes et ailleurs. L’animalité et le monde contemporain. Actes de la conférence annuelle sur l’activité scientifique du Centre d’études francoprovençales. Aoste, 21-22 octobre 2016. Aoste, Région autonome de la Vallée d’Aoste.


Lorsqu’il rencontre les Nambikwara d’Amazonie brésilienne à la fin des années 1930, Claude Lévi-Strauss ne manque pas de noter les innombrables animaux qui partagent le quotidien de ses hôtes – chiens, coqs, poules, mais aussi singes, perroquets, chats sauvages et coatis – ainsi que la teneur particulière des liens qui les unissent. Ils « participent aux repas, reçoivent les mêmes témoignages de tendresse ou d’intérêt – épouillage, jeux, conversation, caresses – que les humains » et sont « un motif de distraction et d’amusement » (Lévi-Strauss [1955] 2011 : 335). La distance, à la fois géographique et culturelle, est bien évidemment grande entre le nord-ouest du Mato Grosso et les Alpes, où se déroulent les batailles de reines, combats de vaches organisés annuellement, qui sont au cœur du colloque dont il sera ici question. Un rapprochement est néanmoins possible du fait de l’importance qui est donnée, dans un cas comme dans l’autre, à la dimension ludique des interactions entre espèces.

Sous l’intitulé « Des combats de vaches dans les Alpes et ailleurs. L’animalité et le monde contemporain », le colloque organisé par le Centre d’études francoprovençales de la Vallée d’Aoste (Italie) en octobre 2016 se proposait de réunir en un même thème deux domaines d’étude d’un grand intérêt pour la recherche anthropologique : les relations interspécifiques et le jeu. Les intervenants du colloque ont le mérite d’aborder ce thème original non pas en termes abstraits mais en ancrant solidement leurs propos dans l’étude d’un objet ethnographique concret – les combats de vaches dans la Vallée d’Aoste et le Valais. À partir de l’analyse de l’ethnographie valdôtaine et valaisanne s’amorce une réflexion comparative d’ordre plus général soutenue par la grande variété des interventions, portant tour à tour sur la Camargue, les Abruzzes, le Népal, l’Iran, l’Afrique de l’Est, le Mexique et l’Alaska.

Les batailles de reines, qui constituent le point de départ du colloque, illustrent parfaitement la définition que propose Johan Huizinga du phénomène ludique : le jeu serait « une lutte pour quelque chose, ou une représentation de quelque chose » (Huizinga [1951] 2011 : 35). À travers les affrontements de vaches, c’est l’ensemble de la communauté alpine, et en particulier le groupe des éleveurs, qui se rassemble : « on participe pour exister socialement, pour dépasser les conflits, pour atteindre [un] sentiment d’unité à l’intérieur de la communauté » souligne Christiane Dunoyer (p. 32). La préparation qu’exige la compétition affecte durablement les humains et les bêtes en forgeant des dispositions sociales incorporés qui sont investies aussi bien en amont des combats qu’au sein de l’arène. Devenir une reine, et l’éleveur d’une reine, n’est pas seulement lié à la victoire ou la défaite lors des combats et relève d’une logique bien plus générale. Depuis la forme des cornes, que l’on n’hésite pas en Haute-Tarentaise à modeler à l’aide d’un fil pour qu’elles soient bien droites et symétriques (Arpin, p. 43), jusqu’aux conduites sociales les moins explicites, c’est toute la relation entre l’humain et l’animal qui est, pour ainsi dire, mise en jeu. L’affrontement dépasse le seul cadre de la lutte et vient mettre en forme l’ensemble des valeurs de la communauté : l’éleveur qui inscrit sa reine au concours souscrit à une certaine vision de l’élevage et lutte aussi contre la malédiction, sans cesse réaffirmée, selon laquelle sa profession est vouée à disparaître, contre la dureté de son travail, contre l’isolement dans lequel il se trouve au quotidien. Comme l’écrit si bien Isabelle Arpin, « [d]evenir éleveur ou éleveuse en montagne, c’est lutter contre une forme de prophétie du malheur » (Arpin, p. 41), à l’instar de cet éleveur de moutons du col du Petit-Saint-Bernard (Haute-Tarentaise) qui a décidé de poursuivre l’élevage en dépit des recommandations de ses parents, qui s’étaient, eux, tournés vers le salariat depuis longtemps.

Depuis les combats de vaches jusqu’aux courses de chiens de traineau, les intervenants s’attachent à décrire minutieusement le contexte social et historique dans lequel ces pratiques s’inscrivent en favorisant par là une approche dynamique des faits sociaux. La force de ces analyses est de donner à voir au lecteur des communautés – humaines et animales – en perpétuel mouvement. Confrontées à des crises d’importance – déclin et transformation de l’économie et de l’organisation pastorale dans le Valais suisse, montée des mouvements animaliers se mobilisant contre les courses camarguaises en France, interdiction des combats de taureaux par les autorités politiques et religieuses en Iran, changement climatique en Alaska, etc. –, ces communautés cherchent à se réinventer afin de faire face aux différents obstacles et difficultés qu’elles rencontrent tout en essayant de maintenir leur identité distinctive. C’est dans cette logique que sont retracées, par exemple, les mobilisations des éleveurs alpins lors de la crise de la vache folle contre l’injonction légale de procéder à l’abattage des cheptels. « Face à l’obligation de se défaire des vaches malades, ils ont réagi vivement et certains n’ont pas hésité à tout mettre en œuvre pour éviter l’inéluctable » souligne Mondher Kilani (p. 51) en illustrant son propos par les multiples recours en justice intentés sans succès par un éleveur de Sembrancher (Valais) afin que l’on épargne son troupeau.

Si les bovins revêtent à coup sûr une valeur économique, celle-ci est loin d’épuiser la complexité des relations qui lient les humains et les bêtes. Ainsi, Christian Bromberger soutient que, dans la province de Gilân, au nord de l’Iran, « les attitudes du taureau se prêtent surtout à penser celles des individus et le varzâ jang [combat de taureaux] apparaît, à bien des égards, comme un double animalier de la compétition entre les hommes » (p. 115). Les interventions soulignent dans ce cas également une extrême variété des modes de relations selon les contextes socioculturels. À la différence des rodéos étatsuniens décrits par Frédéric Saumade où le bucking bull est fortement individualisé et « toujours susceptible d’être vendu au plus offrant par son propriétaire » (p. 136), Jérôme Dubosson note que le bétail participe de manière intime à l’identité de l’éleveur chez les Nuer du Soudan (p. 126). De même, parmi les communautés pastorales alpines d’Europe occidentale, les bovins ont occupé et occupent parfois encore une place centrale dans les cérémonies religieuses chrétiennes : pendant la fête de San Zopito dans les Abruzzes, par exemple, « les bovins peuvent momentanément être assimilés aux saints » écrit Gianfranco Spitilli (p. 77). Le Goru judhāī, ensemble de batailles de bovins népalaises que présente Fabio Armand (p. 98), illustre bien, avec toutes les spécificités culturelles qui lui sont propres, la dimension symbolique que possèdent ces combats. Du fait de leur position dans les festivités calendaires hindouistes et leur dimension rituelle, ils participent en effet de l’avènement de la nouvelle saison agricole et jouent un rôle propitiatoire afin d’assurer la fertilité des champs.

À travers la grande diversité des pratiques et des contextes socioculturels abordés, dont la mise en contraste souligne toute la spécificité, la confrontation des interventions fait émerger des logiques communes. En considération de leur éloignement, à la fois géographique et culturel, la comparaison entre les batailles de reines dans la Vallée d’Aoste et les courses de chiens de traineau en Alaska est tout à fait exemplaire. Il en ressort une affinité évidente dans l’évolution de ces deux pratiques depuis leur institutionnalisation au cours du XXe siècle, que les intervenants rattachent à un processus de sportification. L’intensification des entraînements et la sélection toujours plus pointue des humains et des bêtes vont de pair avec l’évolution technique de l’équipement et la recherche de la performance. Dans le cas du mushing (courses d’attelages de chiens), Thierry Wendling remarque par exemple que le « passage du chien de travail […] au chien de course s’accompagne d’une attention nouvelle pour l’entraînement, l’alimentation et la sélection des chiens » qui aboutit, entre autres, à la création de l’International Sled Dog Racing Association dans la seconde moitié des années 1960 (p. 147). Inversement, la spécialisation des pratiquants semble s’accompagner de l’essor d’un public autonome, qui ne participe pas à l’organisation des évènements, et la dimension spectaculaire de la compétition tend à s’accentuer. Les enjeux des compétitions évoluent également à la mesure des forces économiques engagées, dans le but de renforcer le tourisme et les autres activités qui se développent en marge de la compétition.

Ces actes de colloque, du fait des multiples pistes de recherche présentées dans les différentes contributions, présentent un intérêt certain pour tout lecteur qui s’intéresse de près ou de loin aux questionnements anthropologiques sur le jeu et les rapports multiples qui se tissent entre les humains et les animaux. Si de nombreux ponts sont établis entre les différents terrains et sujets d’étude au fil des interventions, comme on a pu le montrer tout au long de ce compte-rendu, on regrettera néanmoins l’absence d’une synthèse qui aurait su rassembler et présenter les acquis des différentes interventions.

En guise de conclusion, revenons un instant, avec Marie Claire Chaberge, aux batailles de reines du Val d’Aoste. « Quand j’étais petite, n’importe qui participait aux batailles avec “n’importe quoi”. Les vaches, preste ou pa preste, étaient de la partie. Dans les années, la qualité a augmenté de manière exponentielle […]. Les batailles ne sont plus “improvisées”. Ce n’est pas “partir le dimanche, mais oui, on y va !” ; c’est la préparation, c’est la compétition serrée. » En dépit de ces transformations, l’auteure relève néanmoins un élément invariable : « la loi, fort heureusement, à l’intérieur de l’arène, est [toujours] dictée par nos reines… » (p. 18). Par l’importance des liens qu’il participe à mettre en forme, l’espace du jeu apparaît ainsi une nouvelle fois comme un terrain privilégié pour l’étude des relations qui se nouent entre l’humain et l’animal, espace social que les actes du colloque du Centre d’études francoprovençales nous invitent à explorer davantage.

library_books Bibliographie

HUIZINGA Johan 2011 [1951]. Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris, Gallimard.

LÉVI-STRAUSS Claude, 2001 [1955]. Tristes Tropiques. Paris, Pocket.

Pour citer cet article :

Emilio Frignati, 2018. « DUNOYER Christiane (dir.), 2017. Des combats de vaches dans les Alpes et ailleurs. L’animalité et le monde contemporain ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Frignati - consulté le 28.03.2024)
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