Des bêtes aux jeux chez les Francs (VIe‑IXe siècles)

Résumé

Au début du Moyen Âge, le christianisme a largement pénétré le discours sur le rapport de l’homme à l’animal. Les textes rédigés surtout par les clercs montrent d’abord un refus définitif des combats d’animaux car les arènes ont été les lieux de martyre des premiers chrétiens. En contrepoint, cette littérature a engendré un héros, l’athleta Christi, capable de défier et vaincre les animaux les plus monstrueux, jusqu’aux sauroctones terrassant les dragons. Si un moine du IXe siècle fait croire à un combat de cirque du temps de Pépin le Bref entre un lion et un taureau, ces jeux n’ont en réalité plus cours depuis longtemps. Les puissants sont durant toute la période carolingienne témoins des prouesses cynégétiques des princes mises en scène dans le confinement de parcs à gibier, véritables théâtres en plein air de circonstance. Ces « joca » (jeux), terme employé par certains auteurs pour qualifier cette passion de la chasse inculquée dès le plus jeune âge, non seulement caractérisent une élite, mais permettent d’organiser symboliquement toute la société carolingienne, distinguant les fortunes, les rangs auliques et le genre. Les animaux aussi remplissent des fonctions significatives : les chiens sont les passeurs à l’interface des deux mondes, sauvage et civilisé ; les bêtes participent à la caractérisation de l’espace et de la société bien ordonnée ; elles sont aussi les arguments des transgressions, notamment dans les jeux de mascarade des calendes de janvier durant lesquelles les hommes « font le cerf ou la bête ». Les différents « jeux » impliquant les animaux sont ainsi le terrain de confrontation des visions inégalement documentées des clercs et des laïcs, sur le monde physique, la société et la communauté des vivants.

Abstract

Animals in Games in Frankish Culture (6th-9th c.)

At the beginning of the Middle Ages, Christianity largely infused discourse about animal-man relations. Especially written by the clerics, the texts show, firstly, a definitive rejection of animal fighting because these arenas were places of Christian martyrdom. To the contrary, this literature has spawned a hero, the athleta Christi, able to defy and defeat the most monstrous animals, even dragons. If a monk of the ninth century writes during the reign of Pepin the Short of a circus fight between a lion and a bull, these games had in fact no longer been running for quite some time. During the Carolingian period, elites bore witness to the hunting prowess of princes, staged in the confinement of game parks, a kind of outdoor theatre. These joca (games), a term used by some authors to describe this passion for hunting inculcated from an early age, not only characterized the elite but also symbolically organized all of Carolingian society, distinguishing fortunes, nobility and gender. Animals also fulfiled significant functions : dogs are the passeurs at the interface of the two worlds, wild and civilized ; the beasts participate in the characterization of space and well-ordered society ; and are also the alibis for transgression, especially in the masquerade games of the Kalends of January during which men “make the stag or the beast”. The different “games” involving animals are thus the ground for confronting the unequally documented visions of clerics and laymen : about the physical world, about society and about the community of the living.

Sommaire

Une pensée sur le sauvage

La culture franque est un moment de l’histoire occidentale intéressant à plus d’un titre, en particulier dans le rapport que les hommes entretiennent avec les animaux. Au début de la période médiévale, le christianisme a largement pénétré le discours sur la nature et le monde physique (Guizard 2009). Aussi, l’héritage romain païen est-il depuis longtemps assimilé, trié, intégré à la construction intellectuelle du monde, en tout cas chez les érudits et les lettrés.

Si l’on accepte l’idée que les gens de ce temps ont pris plaisir à des jeux, invitant des animaux dans leur mise en scène, il reste à préciser de quelle manière on peut l’apercevoir dans la documentation altomédiévale. Pour le coup, il subsiste bien peu de témoignages sur les loisirs, encore moins sur des jeux avec les animaux, à l’exception notoire de la pratique de la chasse. Celle-ci doit être cependant vue d’abord comme un véritable rituel aristocratique, souvent répété au IXe siècle (Guizard 2007). Les valeurs viriles, nobles, voire royales, en font un temps fort des descriptions de la société aulique et des gestes politiques. La chasse est dite aussi « jocus » (jeu) dans plusieurs textes ; il n’est donc pas interdit d’y voir la marque d’un loisir recherché en tant que tel, au moins sous-entendu, mais dont le caractère ludique est dissimulé par les auteurs, tous des clercs, peu enclins à narrer les affaires futiles, au-delà de la méfiance des religieux à l’égard des plaisirs et des jeux en général. C’est à travers des sources de nature très diverse (vies de saint, homélies, panégyriques, biographies, histoire…) que l’on perçoit des bribes de pratiques ludiques. D’ailleurs le terme « joca » (souvent employé au pluriel) est exclusivement associé à un contexte péjoratif, dans une phrase faisant reproche de l’activité cynégétique. Toujours est-il qu’il trahit certainement une intention toute profane de se divertir. Ce jeu est également un élément de discours social caractérisant une catégorie singulière qui entend prouver sa position éminente sur les hommes, en jouant de la domination sur les bêtes. Dans ce théâtre ostentatoire qu’est la scène de chasse, les vivants se distinguent en trois catégories : les chasseurs, les animaux auxiliaires et la sauvagine, la faune chassée.

Cette triade permet de distinguer plusieurs axes d’investigation :

  • Les jeux anciens, ceux des arènes romaines, se sont effacés en Occident lors de l’installation des peuples barbares venus de l’est avec une pratique de l’affrontement du sauvage qui en font des acteurs de lutte, plutôt que des spectateurs friands de combats animaliers. Le terme « ludus » reste associé au cirque antique chez les Pères de l’Église, seul « jocus » fait référence à un divertissement dans les sources altomédiévales étudiées.
  • Les parties de chasse sont les jeux avec animaux par excellence, le chien et le faucon étant les espèces principales utilisées – la possession et l’usage de ces animaux distinguent les participants.
  • Les arguments des auteurs sur les « jeux », qu’ils soient ceux des païens dont les passions des martyrs rappellent la violence, ceux de la chasse, ou bien ceux des calendes de janvier dans les terres où la culture romaine est restée forte aux IVe-VIe siècles, rendent compte de la confrontation des visions inégalement documentées des clercs et des laïcs sur le monde physique, la société et la communauté des vivants.

L’athleta Christi face aux fauves

Les textes du haut Moyen Âge, sermons, commentaires, vies de saint et passions, montrent tous un refus définitif des combats d’hommes contre les animaux car les arènes romaines ont été les lieux de martyre des premiers chrétiens. Les Pères de l’Église et les premiers hagiographes relatent à l’envi les supplices infligés aux saints sous la morsure dans un combat inégal entre l’homme et la bête. Dans un discours où le combat s’annonce comme une lutte entre le bien, représenté par un saint vainqueur, et une bête, le fauve est assimilé au monde infernal et aux vices. Lorsque le pape Léon le Grand (440-461) évoque l’entrée de saint Pierre à Rome, il compare la Ville Éternelle à « une forêt peuplée de fauves rugissants » (Léon le Grand 1846 : 424). Dans le discours exégétique, tout animal dont le comportement principal est la brutalité ou la rapacité relève du domaine satanique : le cri, ou le rugissement, est la déformation de la parole du faux prédicateur (Sulpice Sévère 1976 : 299), tandis que les crocs et les griffes qui détruisent entrainent la mort. Pour terroriser le saint, le diable prend l’apparence physique ou seulement la voix d’animaux. C’est un topos assez courant dans l’hagiographie que Pierre Boglioni a désigné par l’expression « diavolo panzooico », le diable panzooïque (1985 : 966-967). Le modèle du genre est pour l’Occident un passage de la plus ancienne traduction latine de la Vie de saint Antoine. Une nuit, le diable attaqua Antoine dans la maison où il s’était retiré pour se reposer : « Tout cet endroit parut aussitôt rempli en apparence de lions, d’ours, de léopards, de taureaux, de serpents, de vipères, de scorpions et de loups » (Athanasius 1994 : 160). En contrepoint, cette littérature a engendré un héros, l’« athleta Christi », le champion du Christ, capable de défier et vaincre les animaux les plus monstrueux (lion, loup, scorpion géant, serpent, dragon).

Le premier modèle de sainteté est le martyr supplicié en défendant sa foi. Le martyre est présenté comme un combat, pas seulement contre des animaux. L’origine n’est pas que vétéro-testamentaire, c’est aussi un thème de la philosophie païenne, notamment du stoïcisme. Le modèle biblique est celui du Livre des Macchabées, dans lequel la culture philosophique grecque est évidente. Chaque soldat de Dieu revêt la « cuirasse » de la justice, s’arme du « bouclier » de la foi et du « glaive » de l’esprit. Ces images se retrouvent dans les vies de saints. Saint Paul, en développant le thème de la « militia », du juste combat, donne à l’« agôn », l’esprit de concours, ses lettres de noblesse chrétiennes (Éphésiens 6, 13-17). En outre, aux temps des persécutions, le spectacle des chrétiens condamnés à combattre désarmés les bêtes de l’arène – comme le faisaient, bien équipés, les « bestiarii » professionnels dans une « venatio », une chasse mise en scène – faisait coïncider image et réalité (Buc 1997). Les bêtes sauvages et, plus largement, la brutalité des supplices, participent à la mort exemplaire des martyrs. Dans l’amphithéâtre, le martyr doit vaincre le diable sur son propre domaine, comme l’affirme Tertullien dans son De spectaculis. Les mouvements du diable sont symboliques : ce sont ceux du serpent qui serre, enlace et s’efforce de glisser (Tertullien 1986 : 250-252).

À partir de 312, l’âge des martyrs devient pour la mémoire de l’Église un âge héroïque (Brown 1984 : 17). À l’exception des victimes occasionnelles d’empereurs hérétiques ou païens, ou encore des rares missionnaires massacrés par la population, il n’est plus question pour personne de donner sa vie pour le Christ au sens martyrial du terme. Mais la liturgie perpétue et exalte, avec le souvenir de ceux dont on honore les reliques, celui de leurs modèles. Le thème de l’athleta Christi qui doit affronter le diable, banal dans la littérature consacrant les premiers martyrs chrétiens (Saxer 1986), perdure en prenant un sens métaphorique dans les passionnes ultérieures, le démon prenant non plus l’apparence fréquente du fauve mais celle du serpent.

De fait, les chasseurs de reptiles sont nombreux dans la littérature hagiographique occidentale (Anti 1998 : 213-235 ; Guizard 2009 : 153-155). Au IXe siècle, le thème du saint sauroctone est toujours en vogue : Alcuin dédie un de ses poèmes à saint Michel, célèbre tueur de dragon (Alcuin 1881 : 348-349). La victoire est aisée et le combat proprement dit est souvent absent des récits hagiographiques qui préfèrent s’étendre sur la soumission de la bête, comme les dragons que les évêques Clément de Metz ou Marcel de Paris promènent tenus en laisse par leurs étoles avant de les expulser vers les eaux (Chazan 2000). Dragons ou serpents sont rarement exterminés, mais plutôt soumis puis rejetés vers l’extérieur, car ils sont considérés comme faisant partie intégrante de la Création. Extirper un basilic d’un puits ou d’une fontaine procède d’un véritable rite de mise en valeur du territoire monastique et assure ainsi la prospérité et le rayonnement de l’établissement. C’est ce respect pour la Création qui contribue à la réalisation du dessein divin. Par ce geste de paix, le saint se distingue également des autres héros sauroctones de la mythologie (Derouet 1972 : 415). La domination des saints est manifeste dans la non-violence. Le combat contre un animal est, comme la chasse (activité violente et carnivore), en réalité à l’opposé du pacifisme et du végétarisme des hommes de Dieu.

Aussi les vies de saint véhiculent-elles un autre modèle, celui de l’« anti-chasse », un thème récurrent dans la littérature hagiographique (Galloni 1993 : 117-121). La forêt, à la fois espace de conquête et de retraite spirituelle, est le théâtre de conflits de pouvoir. Car les saints sont détenteurs du pouvoir de protéger, opposé au pouvoir d’opprimer des nobiles (Brown 1984 : 149-171). La chasse, que l’on peut considérer comme une pratique inhérente à la souveraineté sur un territoire donné, est vue dans les récits hagiographiques comme une tentative par un puissant de réappropriation du terrain où un saint s’est installé. Le miracle de l’interruption de la poursuite du gibier devient la confirmation de la propriété du saint.

Au nom de ce retour à la paix entre bêtes et hommes promis pour les derniers temps, c’est un principe topique de montrer l’espace entourant le saint comme un asile qui abolit toute violence. La bête traquée par des chasseurs se réfugie auprès de l’ermite, dans son enclos ou dans l’église où il est enterré ; aussitôt la poursuite cesse, les chiens sont stoppés net par une barrière invisible. La bête sauvage a su orienter sa course vers cet espace protégé alors que le chasseur aveuglé par sa propre furie ne reconnaît la sainteté du moine solitaire qu’à la suite de ce miracle (Guizard 2009 : 166-167).

Ainsi l’anti-chasse bouleverse-t-elle les codes relationnels entre l’homme et l’animal, tout en révélant, à l’inverse du discours, la place ordinairement occupée par les animaux dans la pensée laïque aristocratique : le chien accompagne l’homme qui entre sur le territoire de la sauvagerie, en s’ensauvageant lui-même. La loi naturelle est celle de l’affrontement entre les bêtes sauvages et l’homme ; une adversité que la chasse à l’époque franque reproduit symboliquement, tandis que les jeux dans les arènes ont disparu. Tiraillée par cette double approche de la chasse, l’Église conjugue difficilement le discours et les actes. Des clercs continuent d’être condamnés pour cette pratique cynégétique dont ils sont par leurs origines sociales très friands : le concile d’Agde de 506 rappelle déjà que la chasse avec chiens et éperviers est interdite aux ecclésiastiques (Mansi 1692 : 319) ; le pape Nicolas Ier dépose l’évêque Lanfred en 864 pour avoir utilisé des oiseaux et des chiens (Nicolas Ier 1925 : 632-633). Entre les deux bornes chronologiques, les avertissements et les sanctions se répètent.

Les jeux antiques dans l’histoire carolingienne

Au VIe siècle déjà, dans son Histoire des Francs, Grégoire de Tours fait mention des jeux antiques à la cour de Childebert II comme un archaïsme : dans son palais de Metz, le roi d’Austrasie fait donner en spectacle (« ludum spectante ») le harcèlement d’un animal par une meute de chiens dans une cour de la résidence royale (Grégoire de Tours 1951 : 351). L’auteur nous dit que ce jeu sert de diversion pour faire assassiner Magnovald : les deux scènes simultanées servent au narrateur à exprimer la violence sauvage de l’homicide perpétré dans un espace normalement dédié à l’hospitalité. La justice du roi se présente ici comme une diffamation à l’encontre de ce Magnovald dont Grégoire de Tours suppose un odieux comportement : il aurait pris la femme de son défunt frère après avoir fait mourir la sienne.

Il est difficile d’interpréter cette exhibition de combat d’animaux comme une réplique des jeux à la romaine, encore moins de les comparer avec les venationes de l’époque impériale, d’autant plus qu’il n’est alors pas fait mention de cirque. Même si certains historiens ont pensé que les venationes, ces combats contre ou entre les bêtes, ont duré jusqu’à l’époque carolingienne, les spectacles avaient disparu depuis la fin du IVe siècle, en même temps que l’utilisation des amphithéâtres et des arènes pour des combats sanglants (Markus 1990). Les arènes de Lutèce, élevées au Ier siècle de notre ère, sont abandonnées vers 300 et les cirques que fait construire Chilpéric en 577 dans ses capitales de Paris et de Soissons sont certainement en bois (Gauthier 1997 : 56) – si l’on accepte le témoignage de Grégoire de Tours qui présente ce prince franc comme un mauvais empereur romain en le comparant à Néron (Grégoire de Tours 1951 : 216). Le grand amphithéâtre de Metz est quant à lui réutilisé comme nécropole pour inhumer des chrétiens (Gauthier 1986 : 42). Outre Grégoire de Tours, les sermons de Césaire d’Arles sont les seules sources faisant référence à ces jeux antiques : l’évêque d’Arles donne l’impression que ces jeux sont encore à la mode au VIe siècle et que les hommes s’y rendent volontiers pour assister à la mise à mort d’animaux sauvages (Césaire d’Arles 1986 : 77-79). Il en rappelle et condamne la violence et la cruauté, continuant ainsi une tradition chrétienne établie depuis longtemps de condamnation des combats de gladiateurs et des jeux du cirque.

L’aristocratie et les princes barbares auraient pu perpétuer ces pratiques, désireux qu’ils étaient d’embrasser l’héritage du pouvoir impérial. Les empereurs romains qui s’adonnaient à la chasse ne cédaient pas simplement au goût viril de l’effort physique : leurs prouesses cynégétiques publiques avaient une signification politico-religieuse. Sur le modèle des souverains hellénistiques, les princes romains s’assimilaient à Hercule ou à Alexandre le Grand. Les chasses coloniales dans le vaste Empire romain avaient un caractère politique peut-être encore plus affirmé. Elles étaient commémorées par l’émission de monnaies. Des scènes de chasse sont associées au triomphe impérial sur l’arc de Constantin. Les venationes des amphithéâtres étaient aussi d’une certaine manière une glorification de la puissance impériale sur ses colonies. On y montrait toutes sortes de bêtes sauvages venues des quatre coins de la Méditerranée, et même de l’Europe septentrionale. À l’originalité du spectacle offert au peuple de Rome qu’il fallait toujours surprendre, il est évident que s’ajoutait un message politique fort. Ces animaux étaient comme le tribut des peuples soumis, ou amis, de l’Empire ; la domination visible de Rome s’étalait sur le sable de l’arène. Les chasses ont ainsi occupé une place originale dans les rapports qu’elles ont instaurés entre le peuple et le chef, le général victorieux, puis l’empereur (Clavel-Lévêque 1984 : 80).

Les empereurs manifestaient publiquement leur virtus en participant eux-mêmes aux venationes. Pour masquer la faiblesse qui l’atteignait, Tibère démontrait sa vigueur et son adresse en lançant de sa place des javelots sur un sanglier lâché dans l’arène. Néron, en prélude à un nouveau spectacle, tua de sa main dans l’arène des bêtes sauvages. Selon Suétone, il aurait même envisagé d’apparaître nu, armé d’une massue, pour étouffer entre ses bras un lion préalablement préparé (Suétone 1965 : LIII, 3). Commode descendait dans l’arène pour chasser le lion, comme un nouvel Hercule. Mais il tuait aussi des tigres, des panthères, des ours, des éléphants, des hippopotames, des rhinocéros, des autruches… devant les citoyens romains ébahis (Hérodien 1922 : 15, 3).

Nous pouvons rapprocher ces récits, que connaissaient sûrement les auteurs carolingiens, d’une anecdote sur Pépin le Bref imaginée par le moine Notker le Bègue (Notker de Saint-Gall) dans la Vie de Charlemagne écrite vers 885 (Notker le Bègue 1959 : 79-80). Séjournant à l’abbaye de Ferrières en Gâtinais, le roi fraîchement couronné aurait cherché à impressionner ses généraux :

Or il [Pépin le Bref] savait que les chefs de l’armée le méprisaient et le raillaient en secret. Alors il fait amener un taureau d’une taille effrayante et d’un caractère indomptable et lâche contre lui un lion des plus féroces. Celui-ci bondit sur le taureau avec une impétuosité extrême, le saisit à la nuque et le renverse. Alors le roi s’adressant aux spectateurs : « Séparez le lion du taureau ou tuez l’un sur l’autre. » Mais eux se regardant avec épouvante, le cœur glacé d’effroi, purent à peine prononcer ces mots d’une voix entrecoupée : « Sire, il n’y a pas un homme sur la terre qui oserait le tenter. » Alors le roi, qu’encourage une telle réponse, se lève de son trône, tire son épée, tranche la tête du lion en même temps que celle du taureau, puis, mettant son épée au fourreau, se rassied. « Pensez-vous que je puisse être votre maître ? Ne savez-vous pas ce qu’a fait le petit David à l’énorme Goliath et le tout petit Alexandre contre ses gigantesques ennemis ? » Alors, comme frappés du tonnerre, ils tombèrent la face contre le sol en s’écriant : « Qui donc à moins d’être insensé refuserait de reconnaître votre domination sur les simples mortels ? »

Notker le Bègue fait croire à un combat de cirque du temps de Pépin le Bref entre un lion et un taureau devant toute l’aristocratie spectatrice. Il exprime a posteriori la puissance des Carolingiens qui ont œuvré pour le rayonnement de cette abbaye, en rejouant littérairement les chasses d’Alexandre le Grand, réputé grand chasseur de lions au moment d’étendre son empire oriental (Briant 1991 : 211-255). Le taureau évoque sans doute la puissance sauvage des aurochs, gibier de haute valeur en Occident.

L’aristocratie est désormais, à partir du VIIIe siècle et durant toute la période carolingienne, le témoin des prouesses cynégétiques des princes mises en scène dans le confinement des parcs à gibier, véritables théâtres en plein air de circonstance.

Le choix du type de chasse au cours de laquelle le souverain est représenté dans les récits en dit long sur l’image qu’il doit donner. Si la chasse au rapace est prisée, elle n’est pas l’occasion d’une exhibition impériale. La totalité des scènes de chasse montre le souverain pratiquant la chasse à courre, beaucoup plus physique (Jarnut 1985 : 773-774). Avec la quasi-disparition des grands aurochs des forêts d’Europe occidentale, le sanglier apparaît comme le gibier royal par excellence (Fenske 1997 : 29-93). Karl Hauck voit même Charlemagne affirmant un courage presque divin lorsqu’il met à mort les sangliers dans le parc d’Aix (Hauck 1963 : 48). C’est assurément la démonstration de la vigueur tout impériale sur le modèle antique. Dans le poème Karolus Magnus et Leo Papa (806), dédié à l’empereur et à son allié le pape Léon III, Charlemagne met à mort dans une chasse publique le sanglier furieux dans un ultime corps à corps au glaive, laissant le sang de l’animal s’échapper sur le sable (Alcuin 1881 : 373). Une allusion aux jeux du cirque qui n’est pas si anachronique si l’on considère que les chasses orchestrées dans l’étroite clôture des « breuils » (brogilus : parcs à gibier enclos), et publiques, sont les derniers feux des venationes antiques (Godman 1987 : 89). Tout concourt en effet dans l’écriture à assimiler ces parties de chasse fermées à des jeux. Les parcs à gibier apparaissent dans la documentation notamment au moment où les auteurs s’en servent comme décor pour des événements de cour : la parade de Charlemagne à Aix-la-Chapelle au faîte de sa puissance ; le baptême de Harald, roi des Danois, à la cour de Louis le Pieux sur l’île d’Ingelheim (Ermold le Noir 1964 : 181-185). Clos et approvisionnés en gibier pour la circonstance, ces parcs sont les scènes de chasses à la grande faune (cervidés, sangliers, voire ours), menées avec chiens et équipages, qui se terminent de préférence dans un espace ouvert, devant le parterre des courtisans. On détermine les vainqueurs, les meilleurs tableaux de chasse, et la mise à mort est suivie d’un banquet et du partage des pièces (Guizard 2004).

Les joca cynégétiques

À l’époque carolingienne, la chasse est profondément liée aux pratiques collectives qui assurent l’équilibre de la société. Le souverain franc ne peut ignorer l’importance de la chasse comme moyen d’affirmer une position hiérarchique au sein du groupe des aristocrates. Charlemagne exige que ses enfants, ses fils surtout, la pratiquent assidûment, en tant que jeunes aristocrates mais également en tant que princes de sang (Éginhard 2014 : 44-45). Pendant la période où Louis le Pieux vit en Aquitaine, il s’adonne souvent au plaisir de la chasse. Ses filles n’en sont pas tenues à l’écart car il s’agit bien d’un apprentissage politique et le souverain entend leur faire une place dans le gouvernement de son empire (Guizard 2012). Dans les sources, selon les auteurs, la chasse est qualifiée de « coutume franque », de « coutume noble », mais aussi de « coutume royale, « mos regiis pueris » (Guizard 2007 : 523).

Le combat contre les animaux n’est pas réservé aux princes. Tous les jeunes aristocrates apprennent dès l’enfance à monter à cheval, à manier les armes : ils développent notamment leurs aptitudes à manipuler celles utilisées dans la course contre le gibier (arcs et flèches, lances : des instruments qui ne semblent pas être différents de ceux utilisés pour la guerre). Peut-être parce que c’est une pratique de jeunesse, la chasse s’apparente à un jeu dans plusieurs écrits de la période. Un capitulaire carolingien parle de la « chasse et autres jeux » (« venatio et alia joca ») (Boretius 1883 : 135) ; un synode de la fin du IXe-début Xe siècle défend d’utiliser pour des jeux des faucons ou des chiens (Amiet 1964 : 12-82) ; l’expression « jouer avec des faucons » est encore utilisée dans les Annales de Fulda (Kurze 1891 : 70). Dans une lettre adressée à Boniface, le pape Zacharie assimile la vénerie et la volerie à des « joca », une manière de fustiger des pratiques laïques futiles pour un homme qui doit s’engager dans une vie dédiée à Dieu. Des pratiques tellement liées au rang aristocratique que les jeunes destinés à la vie ecclésiastiques ont, comme nous l’avons précédemment évoqué, gardé ce goût pour la chasse.

Ces jeux virils semblent d’ailleurs trouver leur place dans le cadre de groupes de jeunes, les coaetani, dont l’occupation essentielle serait l’équitation, le maniement des armes et la pratique de la chasse, assimilable à un entraînement guerrier (Le Jan 1994). L’on comprend pourquoi tous les hommes libres, astreints au service militaire pour le prince, continuent autant que possible de chasser.

Des pratiques plus spécifiquement cynégétiques, comme la fauconnerie, doivent aussi s’apprendre très jeune. L’utilisation de l’expression « ritus venandi » à la fin du VIIIe siècle dans la Vita sancti Trudonis semble indiquer qu’il existe une pratique véritablement ritualisée chez les jeunes, sans que l’on puisse évaluer son caractère obligatoire ou comprendre ses modalités. L’auteur de la Vita nous raconte que saint Trond préfère dédaigner ces joca et fréquenter les églises, ce qui ne lui attire guère la sympathie des autres membres de son groupe (Donat 1934 : 278). La chasse est donc une pratique distinctive, identifiée comme telle dès le plus jeune âge (Le Jan 1995 : 65-66). La parade qui précède la grande chasse organisée par Charlemagne en 799 et décrite dans le poème Karolus Magnus et Leo Papa est accompagnée de ces juvenes portant l’équipement de chasse (Alcuin 1881 : 370).

L’équipement utilisé à la chasse est également un signe de reconnaissance sociale. C’est ici certainement que s’établit la distinction entre les maîtres et le reste de la population libre de chasser dans le domaine public [1], le gibier étant considéré res nullius, n’appartenant à personne. Diverses sources montrent les manières dont chiens et oiseaux de proie sont considérés et peuvent circuler au sein de l’aristocratie. Par testament, le comte Eccard d’Autun, mort vers 876, lègue six chevaux et deux selles. Il donne également deux faucons, un épervier et une meute de quinze chiens (Prou et Vidier 1907 : 59). Si les chiens sont présents dans les descriptions de ces jeux cynégétiques, ils ne sont pas individualisés. Les auteurs ne se préoccupent pas de savoir s’ils reçoivent un traitement spécial ou s’ils sont particulièrement choyés (port d’un nom) par leur propriétaire. L’absence de témoignage ne doit cependant pas conduire à nier une certaine familiarité entre les animaux et leur maître.

Ces animaux sont précieux car dressés et d’un entretien coûteux. Les lois barbares, comme la Lex Salica, punissent lourdement le vol et la mutilation des animaux dressés pour la chasse – chiens, faucons ou cerfs appelants (Eckhardt 1969 : 36-38). En posséder constitue un véritable signe extérieur d’appartenance à l’aristocratie (Salisbury 1994 : 32-36). Ils font l’objet d’échanges et de cadeaux. Au milieu du VIIIe siècle, Boniface envoie à Æthelbald, roi de Mercie, un épervier et deux faucons en signe d’amitié. Le roi du Kent Æthelberht II demande au même Boniface qu’on lui envoie un couple de faucons. Ainsi, la chasse à la grande faune distingue le groupe des « potentes », des puissants, en même temps qu’elle creuse un fossé avec les groupes inférieurs (Kent 1989 : 1-17).

« Faire le cerf ou la bête » : penser l’espace

D’une manière générale, les bêtes participent à la caractérisation de l’espace, domestiqué ou non, et de la société bien ordonnée (Voisenet 1989 : 253-280). L’Église lutte pour faire admettre une radicale séparation entre homme et bête : elle s’interroge sur la place des êtres hybrides, condamne la bestialité et se méfie même de la cohabitation des hommes avec les chiens et chats dans l’intérieur d’une maison…

Si pendant tout le haut Moyen Âge les clercs dénoncent en particulier en Italie les réjouissances du 1er janvier, les condamnations les plus virulentes frappent les mascarades. Maxime de Turin (1862 : 257) et Isidore de Séville (1850 : 775) disent que la mascarade ravale l’homme au rang de la bête. D’après l’archevêque de Ravenne Pierre Chrysologue (vers 380-450), il s’agit non de simples jeux, mais d’actes criminels (Lecouteux 1982 : 706). Ce sont non de vrais animaux mais simplement leur figuration qui entre en scène dans les jeux des calendes de janvier durant lesquelles les hommes « font le cerf ou la bête ». Les animaux deviennent alors des figures de transgression : l’homme se change en bête et contrefait la Création, les limites se brouillent.

La partie publique de la fête est constituée de processions, de jeux et de banquets (Meslin 1970 : 66-70). La veille au soir, les tables familiales sont ornées de nourritures et de boissons. On fait des libations de pain et de vin sur la bûche du foyer. Puis les gens se retrouvent dans les tavernes pour une longue nuit de danses et de chants. Le lendemain, dès l’aube, chacun décore la façade de sa maison ou de sa boutique de branches de laurier, puis procède à des rites auguraux : observation du vol d’insectes lorsqu’on allume le premier feu et des traces laissées par le grignotage des souris, écoute du chant des oiseaux… Chacun s’empresse ensuite de présenter ses vœux aux parents et connaissances en offrant des cadeaux, les strenae. Par ce rite d’échange, les clients honorent la puissance de leur patron qui les gratifie en retour d’étrennes (Meslin 1970 : 76-79). Le soir à nouveau, on se réunit autour de banquets avec des chants et des danses. Mais la fête ne s’achève pas sans les mascarades qui apparaissent comme la plus surprenante innovation. En 742, l’archevêque évangélisateur d’Allemagne Boniface écrit au pape qu’il est scandalisé d’apprendre que jour et nuit chanteurs et danseurs travestis en bêtes conduisent leurs rondes jusque sur les marches de l’église Saint-Pierre de Rome (Boniface 1916 : 84). D’ailleurs, le concile de Rome de 743 interdit à de tels cortèges de traverser villes et villages (Werminghoff 1997 : 16).

De la seconde moitié du IVe siècle jusqu’au VIIe siècle au moins, dans toutes les régions du monde romain, les fêtes des calendes de janvier sont marquées par l’apparition de cortèges masqués qui déambulent à travers les rues des cités et dont la signification profonde dépasse largement la simple jouissance collective. La très grande popularité de cette fête explique d’ailleurs à elle seule sa résistance à l’hostilité de l’Église. Tout montre que ces mascarades sont ordonnancées selon des pratiques précises avec un contenu magique. Le mouvement, les bruits, les chants et les danses expulsent en les effrayant les forces mauvaises et le temps passé, en même temps qu’ils appellent le temps nouveau et lui donnent force et vigueur. Les comportements des participants visent à recréer, en transgressant les tabous sociaux habituels, et pour un bref instant, un tohu-bohu proche du chaos primordial dont doit sortir nécessairement un nouvel ordre. Mais surtout, les masques eux-mêmes indiquent une volonté de ne plus être soi, de devenir autre chose. Les textes disent : ils « font » le cerf, la bête ; ils « font » la femme. Les moralistes chrétiens y ont vu, sous la marque de Satan, le rite le plus païen, le plus archaïque, c’est-à-dire le plus résistant à la nouvelle foi. Mais tout n’est pas rite dans cette mascarade. Ce que l’Église a d’abord combattu, c’est probablement cette communion populaire autour d’une fête qui était totalement hors de son contrôle.

En général, on retrouve surtout des masques d’animaux ou de femmes qui se mélangent dans une même parade. Les masques d’animaux sauvages paraissent être plus utilisés que ceux d’animaux domestiques. Il faut se représenter ces masques, non comme de simples imitations, mais faits de la peau même des bêtes, ainsi que le précise Césaire d’Arles (1986 : 192, 2). Parmi ces animaux sauvages, c’est le cerf qui est de loin le plus fréquemment adopté. L’évêque Pacianus de Barcelone est le premier à signaler cet usage vers la fin du IVe siècle (Pacianus 1845 : 1081). À Milan vers 387, l’évêque Ambroise commente le détournement du symbolisme du cerf et dénonce l’usage commun des masques de cerf (Ambroise 1845 : 813). Ensuite, Maxime de Turin, Césaire d’Arles, Isidore de Séville et d’autres encore attestent l’usage de ces masques de cerf et les condamnent (Cabrol 1906 : 203-210). Pseudo-Augustin est le seul à évoquer également l’usage de masques de chiens et de taureaux. Les masques de (vieille) femme semblent être aussi répandus que ceux des cervidés : les hommes réalisent un véritable travestissement, comme pour les déguisements de bêtes. Ils portent des bijoux, des amulettes pendues aux oreilles et aux bras, ils se fardent le visage et revêtent des tuniques féminines. Ainsi affublés, ils parodient non pas la féminité, mais les vieilles prostituées de garnison (Meslin 1970 : 83-84).

L’abondance de masques de cervidés renforce l’hypothèse d’une influence celtique, peut-être par le biais du culte de Cernunnos. On connaît l’importance de ce dieu dans la religion des Celtes et la permanence de son culte à l’époque gallo-romaine (Bober 1951 : 13-51). Les bois de cerf apparaissent comme le signe visible du renouvellement annuel de l’énergie vitale. On comprend sans peine que l’Europe du Nord-Ouest lui ait rendu un culte particulier. Un certain nombre de masques celtiques retrouvés prouvent qu’à la période de leur indépendance les Gaulois ont porté, en certaines occasions, des masques cornus. Pour Michel Meslin, le lien est évident avec les mascarades de la fin de l’Antiquité. Le pénitentiel du Pseudo-Théodore écrit à l’époque carolingienne frappe d’une pénitence de trois ans

celui qui aux calendes de janvier se transforme en cerf […] en revêtant la dépouille de la bête et en se coiffant de sa tête, en prenant l’apparence d’un animal sauvage, […] ce qui est diabolique
(Pseudo-Théodore 1851 : 597.)

L’assimilation au dieu-cerf par le port de sa peau est un acte magique qui insuffle à l’individu la puissance et l’énergie vitale du dieu lors des calendes. « Faire le cerf », c’est, en d’autres termes, s’identifier totalement au dieu pour laisser pénétrer en soi un principe de fécondité et de richesse. Mais ces influences celtiques, qui expliquent certainement la prédominance des masques de cervidés dans les mascarades, se conjuguent avec d’autres influences, proprement romaines. Il est cependant peu probable que le rituel des Lupercalia ou celui des Matronalia aient eu une quelconque influence. L’interdiction de célébrer les Saturnalia (aux rites similaires : banquets, rites de bon départ, échanges de cadeaux et rites d’inversion sociale) au IVe siècle a pu accentuer l’engouement pour les calendes de janvier (Meslin 1970 : 90).

Les masques sont aussi associés aux pratiques funéraires superstitieuses. L’Église carolingienne en particulier s’inquiète de la persistance de ces pratiques aux côtés de rites entourant les défunts qu’elle encourage. Au IXe siècle, l’évêque Hincmar de Reims, reprenant un canon du concile de Nantes de 658, interdit à son clergé de participer aux commémorations mortuaires qui ont lieu après le décès. Le prêtre ne doit pas « permettre qu’aient lieu devant lui des jeux avec un ours ou des joutes et des tournois », ni qu’on porte « des masques larvae qu’on appelle talamascas » (Hincmar de Reims 1852 : 776). Ce texte établit un rapport entre les jeux avec des animaux – vivants cette fois –, les masques et les morts. Le vocabulaire a une grande importance : le mot classique « larva » signifiait « mauvais revenant », devenu un damné ou un démon aux yeux de l’Église. Chaque fois que celle-ci dénonce les mascarades, elle parle de « larvae daemonum ». Le diable et les démons sont, en effet, des faiseurs de masques : ils transforment les visages, acte sacrilège puisque l’homme a été créé à l’image de Dieu. L’équivalent donné par Hincmar, « talamasca », est d’origine obscure, mais sûrement germanique. Ce mot renforce encore la signification funèbre du rituel. Son suffixe -masca apparaît pour la première fois dans la Loi des Lombards en 643 et le mot complet, « talemaschier », entre dans la langue française au XIVe siècle seulement, avec le sens de « barbouiller ou noircir le visage », l’enduit noir étant la forme la plus fréquente du masque médiéval (Schmitt 1988 : 470-471).

Ainsi l’Église dénonce-t-elle à travers ces jeux et mascarades la caricature de la Création, l’abolition de la distinction entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la femme, entre les morts et les vivants. Ce sont des lignes de partage au fondement même de l’anthropologie judéo-chrétienne.

Hommes, bêtes et ordre du monde

Dans la littérature chrétienne, la chasse est présentée comme un jeu, autrement dit comme un moment d’apprentissage et de sociabilité dégagé de toutes contraintes institutionnelles, notamment de celles de l’Église. En revanche, les clercs n’entendent pas être totalement écartés de la troupe des chasseurs lors de parties de chasse qui sont autant de temps forts politiques du royaume franc : la chasse est le temps de discussions, d’arrangement d’alliances, de négociation de litiges (Guizard 2007 : 533). Les pratiques cynégétiques non seulement caractérisent une élite, mais permettent d’organiser symboliquement toute la société carolingienne, distinguant les fortunes, les rangs auliques et le genre. Si ces joca sont encore permis à tous, fors les clercs et les femmes qui ne donnent jamais le coup de grâce, ils contribuent à distinguer les différents éléments du groupe : l’usage du chien ou du faucon devient la marque de l’aristocratie. Le paysan se contente de piéger et de forcer l’animal à pied et sans auxiliaire. La chasse est sans conteste un jeu noble.

Il est intéressant de regarder comment le chien est considéré, selon qu’il est utilisé pour la chasse ou pour l’activité pastorale. Le limier reçoit des égards liés à ses valeurs à la fois pécuniaire et zootechnique. Le dressage et les soins qu’il reçoit en font un des animaux les plus protégés par les lois barbares qui exigent une compensation pour sa perte plus grande que pour celle des chiens de garde et de berger. Les gardiens de troupeau, eux, sont quasiment relégués au rang de commensaux des exploitations rurales, formant la troupe indisciplinée des animaux domestiques attachés aux terres habitées, tandis que le chien sachant chasser s’élève au niveau de compagnon de jeu cynégétique et affronte les terres sauvages avec son puissant maître. L’historien regrette de ne pouvoir aller plus loin dans la connaissance de ces chiens sans nom, faute de témoignages. Ils n’apparaissent dans les sources que sous le vocable générique de « canis ».

Les « jeux » impliquant les animaux (réels ou figurés) participent à la définition des espaces vus comme des aires anthropocentriques : les animaux domestiqués, les commensaux et les bêtes sauvages symbolisent les lieux que l’homme s’approprie, qu’il doit garder à distance ou qu’il doit craindre, selon que celui-ci est laïc ou clerc, puissant ou faible, saint ou simple mortel.

add_to_photos Notes

[1Il serait toutefois excessif d’opposer une chasse « paysanne » alimentaire et une chasse d’élite, seule porteuse de valeur symbolique.

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Pour citer cet article :

Fabrice Guizard, 2018. « Des bêtes aux jeux chez les Francs (VIe‑IXe siècles) ». ethnographiques.org, Numéro 36 - novembre 2018
Jouer avec les animaux [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Guizard - consulté le 20.04.2024)
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