Compte-rendu d’ouvrage

DORONDEL Stefan, 2016. Disrupted Landscapes : State, Peasants and the Politics of Land in Postsocialist Romania

DORONDEL Stefan, 2016. Disrupted Landscapes : State, Peasants and the Politics of Land in Postsocialist Romania. New York, Berghahn Books.


Dans cet ouvrage, Stefan Dorondel, anthropologue à l’Institut d’anthropologie Francisc I. Rainer de Bucarest, se propose d’explorer les bouleversements des conditions de vie de la Roumanie postsocialiste issue de la fin du régime de Ceausescu à travers l’étude des paysages roumains. Comme l’auteur le signale, le postsocialisme a non seulement impliqué une réorganisation de la société mais aussi de la nature et les transformations postsocialistes économiques, politiques et sociétales ont donc évolué parallèlement aux transformations environnementales. Pour construire son propos et analyser « comment les transformations politiques et économiques postsocialistes ont marqué les paysages agraires et comment le changement du paysage agraire a contribué à construire de nouvelles relations sociales » (p. 8), Dorondel se place au niveau local et plus particulièrement dans les communes rurales et montagneuses de Dragomirești et de Dragova, situées au centre de la Roumanie.

Ces deux communes présentent cependant des différences notables. Si Dragomirești est située à faible altitude, ce qui permet la présence de terres cultivées et de vergers, l’élévation de Dragova ne permet que l’élevage, l’exploitation forestière et la production de produits laitiers. Si Dragomirești est située non loin d’une ville et d’une usine de voitures et a une population répartie en trois groupes ethniques majoritaires, à savoir les Roumains, les Roms et les Rudaris [1], Dragova est bien plus isolée et présente une population intégralement roumaine. Les deux communes sont animées par un « esprit du lieu » très différent que Dorondel illustre à partir de la place que le terrain lui a assigné en tant qu’anthropologue. En effet, à Dragomirești, il fut quasiment adopté par la famille dont il partageait la vie, alors qu’à Dragova, dans les mêmes conditions, il resta considéré comme un client, « une étrange personne payée par une institution allemande pour faire des recherches sur leur vie » (p. 49), à qui on proposait à la fin de chaque interview d’acheter « du fromage fumé, du lait ou du pastrami » (p. 49). Si l’auteur fait preuve dans son ouvrage d’une connaissance très fine des pratiques agricoles, de l’histoire, de l’étude d’archives, de la géopolitique et de la botanique, son enquête est avant tout ethnographique. De l’observation participante aux interviews semi-dirigées en passant par des conversations informelles autour d’une bouteille de bière ou de vin dans un bar (p. 19), les outils classiques de la discipline sont mobilisés pour ensuite s’effacer derrière la fluidité de cet ouvrage en sept chapitres.

Après une présentation minutieuse de la géographie et de l’histoire des deux communes, Dorondel revient sur la réforme foncière qui s’est mise en place dans la Roumanie postsocialiste et qui visait à la redistribution des terres collectivisées. Pensée au niveau de l’État et portée par l’idéologie néolibérale, la réforme foncière plaça cependant l’élite locale, en charge de la restitution des terres à leurs propriétaires historiques, dans une position de pouvoir qui n’allait pas se révéler sans conséquence au-delà de la fragmentation des terres en de multiples petites propriétés. De plus, la réponse des villageois à cette réforme qui les appelait à devenir des agro-entrepreneurs pour le marché international allait se révéler tout autre que celle attendue et annoncée.

Dorondel se consacre ensuite à une ethnographie minutieuse des deux communes en vue d’expliquer l’importante déforestation, la dégradation des pâtures et la destruction des rivières qu’il observe tant à Dragomirești qu’à Dragova. Cependant, si les phénomènes observés sont bien communs, les mécanismes qui y conduisent sont distincts. À Dragomirești, l’auteur décrit un processus de déforestation intense du début de son terrain en 2003 jusqu’à son terme en 2009 lorsque certaines collines se sont trouvées totalement dénudées. Mais alors que les forêts privées étaient intensément et illégalement déboisées, la forêt étatique, gérée par le bureau du maire, restait étrangement préservée (p. 70). Dorondel montre que ce sont des relations clientélistes entre l’élite locale (le maire et son entourage) et les Rudaris, les grands oubliés de la réforme foncière, qui conduisent à l’abattage illégal d’arbres sur des parcelles privées. L’élite locale protège les Rudaris quant à leurs activités d’abattage illégales tandis que ceux-ci offrent en retour « une force de travail bon marché et des biens variés, comme un bois de haute qualité » (p. 73). La perspective de déforestation illégale par les Rudaris est par ailleurs utilisée comme menace par l’élite locale pour acheter à bas prix des terres forestières (p. 79) et réaliser de plantureux bénéfices. Mais la relation clientéliste est également à l’origine d’une profonde érosion des pâtures communales qui sont laissées aux Rudaris par l’élite locale afin de construire illégalement leur maison.

L’auteur observe également que beaucoup de prairies sont en mauvaise condition. Il lie ce constat à la faible motivation des travailleurs sociaux rudaris pour l’entretien des pâtures communales, au désintérêt général de la population et à la diminution du cheptel due au faible soutien étatique à l’agriculture mais également à l’apparition de supermarchés qui n’incitent pas à l’autoproduction (p. 124-125). La rivière Argeșelu a également subi une importante dégradation. Alors qu’il y a encore quelques années, la pêche était à Dragomirești une ressource alimentaire complémentaire, la rivière est « mourante » (p. 171) en raison du prélèvement de galets et de sable pour les travaux de construction ainsi que du dépôt des détritus par les villageois, les services communaux ou l’industrie locale (p. 177). Comme le note l’auteur, la reconfiguration des droits de propriété a fait des berges de la rivière un véritable « no man’s land » (p. 179), perçu par les villageois comme une zone sans propriétaire, libre de droits, et disponible tant pour le prélèvement de ressources que pour l’évacuation de leurs déchets (p. 179).

La commune de Dragova subit également une déforestation importante qui est au centre d’une lutte entre l’administration des parcs nationaux, les officiels locaux et les propriétaires forestiers (p. 95). La majorité des terres décollectivisées de la commune de Dragova sont sous l’égide d’un parc national (p. 96) qui impose aux propriétaires des règles de gestion (p. 97). Il y a, pour l’auteur, un conflit sur la perception de « l’usage des ressources naturelles, et plus largement, de l’environnement naturel » (p. 97). Les valeurs prônées par le parc sont celles, non utilitaires et internationales, de la protection de l’environnement (p. 97) tandis que celles auxquelles les villageois se réfèrent se révèlent plus utilitaires. Pour ces derniers, la forêt est avant tout une source de bois de chauffage et de matériaux de construction (p. 98). Ils se sentent dépossédés de leurs droits de propriété. En effet, Dorondel avance que le discours international sur la protection de la nature est une arme puissante utilisée par l’administration locale pour mettre à mal les droits des petits propriétaires privés sur leurs parcelles et servir ses propres intérêts dans l’exploitation de la forêt (p. 102). En effet, à Dragova, même si l’abattage illégal à petite échelle par les villageois existe, 90 % de la déforestation est le fait d’un abattage industriel, intrinsèquement lié à l’élite locale (p. 104) qui l’utilise pour s’enrichir et dévaste de cette manière les paysages au désespoir des propriétaires de pensions pour touristes qui vivent de la « vente de la nature » (p. 103). Les prairies subissent également une reconversion rapide puisque beaucoup sont utilisées pour construire une pension à destination des nombreux touristes qui visitent Dragova (p. 132). Last but not least, le maire s’est approprié la source de la rivière de Dragova pour une exploitation commerciale au grand dam des villageois et de leurs animaux qui subissent la diminution drastique de son débit en été (p. 181).

Comme on peut le voir, si les mécanismes divergent, les deux communes subissent toutes les deux des maux similaires à travers une dégradation globale de leur environnement.

Au chapitre 6, Dorondel explore les stratégies de subsistance des villageois. Celles-ci ne reposent pas uniquement sur l’exploitation de petites parcelles fragmentées qu’ils possèdent sur le territoire de la commune (p. 143). Les habitants travaillent également dans l’industrie automobile à Dragomirești ou sont impliqués dans le tourisme rural et la vente de produits laitiers à Dragova (p. 143). L’auteur utilise la catégorie de « travailleur-paysan » pour désigner ces villageois de Dragomirești qui exercent une activité rémunérée dans l’industrie. En plus de se réserver les travaux qui ne sont pas socialement acceptables pour les femmes ou plus exigeants en force physique, Dorondel souligne que ces villageois mobilisent des pratiques agricoles alternatives en raison de leur manque de temps (p. 145-146). Ainsi, une véritable réappropriation de pratiques paysannes (diversification des céréales, petites surfaces, traction chevaline, semences non hybrides…) s’est mise en place en remplacement des pratiques agricoles ayant eu cours durant la période socialiste et ceci en raison de contraintes temporelles, économiques et écologiques (p. 147-150). Outre la justification économique, ce choix s’explique aussi par la perte d’indépendance des ménages, en devenant tributaires d’intrants chimiques et de semences industrielles, que les villageois cherchent à éviter (p. 152) et qui justifie leur stratégie. Ainsi, au-delà de la dégradation de certaines pâtures, Dorondel met en évidence que d’autres prairies qui s’insèrent dans l’économie de subsistance ou la vente de produits hors taxe aux touristes restent particulièrement bien entretenues (p. 157-158).

L’auteur souligne l’importance de l’agencéité de la nature (« Nature’s Agency », p. 196) dans les processus observés et son instrumentalisation. La pousse de jeunes arbres sur des prairies abandonnées permet à l’administration des forêts de prendre le contrôle de ces terres (p. 196-197) ; les destructions de pâtures par des sangliers n’ont pas été étrangères à la conversion de certains villageois au tourisme rural (p. 197). Et quand les animaux ne jouent pas directement un rôle, « ils sont toujours vus comme des symboles du pouvoir politique et social », comme l’ours à Dragova (p. 197), considéré comme un agent de l’État en raison de la protection dont il fait l’objet, ou comme le serpent à Dragomirești qui cristallise les ressentiments des Rudaris contre la bureaucratie locale (p. 198).

Dorondel plaide donc pour une attention accrue au sein des sciences sociales à la matérialité du paysage dont les composants (forêt, animaux, eaux, etc.) ont leur propre dynamique interne, leur vie, « que nous devrions prendre en compte pour tenter de comprendre la culture humaine et la société » (p. 198). Il en fait la démonstration avec brio tout au long de son ouvrage et invite à l’approfondissement du changement de paradigme de la pratique anthropologique appelé par Philippe Descola (2015) et Bruno Latour (1997).

Dans cet ouvrage, la figure des villageois est particulièrement intéressante car elle se situe à la croisée de deux grands mouvements contemporains, à savoir la repaysannisation et la globalisation. Si pour Dorondel la réaction des villageois, refusant d’être de simples soldats de l’agriculture capitaliste (p. 190-191) et retournant à des pratiques paysannes n’était pas prévisible, elle s’inscrit cependant dans le mouvement de « repaysannisation » étudié par Douwe Van Der Ploeg. Ce dernier y voit « l’expression moderne du combat pour l’autonomie et la survie dans un contexte de privation et de dépendance » (Douwe Van Der Ploeg 2014 : 26) en réponse à « l’essor des empires alimentaires en tant que principe ordonnateur exerçant un contrôle grandissant sur la production, la transformation, la distribution et la consommation de nourriture » (Douwe Van Der Ploeg 2014 : 31). Lagneaux, dans ses travaux relatifs à la paysannerie roumaine, souligne bien qu’à côté d’une « myriade de petites propriétés de moins de 2 ha » qui « voient de nouveau le jour », s’installent également de grands propriétaires étrangers travaillant selon un modèle occidental (Lagneaux 2008 : 71). Mais d’un autre côté, la convergence particulière entre la vision des idéologues néolibéraux et celle des villageois, réclamant tous la décollectivisation des terres (p. 56-57), l’intérêt des villageois pour la transformation de leur bois en argent liquide (p. 196) ou la multiplication des déchets à la suite de la diffusion de nombreux biens de consommation, ne sont pas sans rappeler que ces mêmes villageois sont entrés dans l’ère de la globalisation caractérisée par une circulation sans précédent des biens, des hommes, des médias, des techniques et des idéologies (Appadurai 2015 : 70-71). Parmi ces idéologies, les observations de Dorondel mettent en lumière que le néolibéralisme, « qui repose sur la croyance qu’il est possible de produire des richesses presque par magie » (Comaroff et Comaroff 2000, cité par Hilgers 2011), n’est pas la moins prolifique.

Entre l’exploitation à outrance des rivières et des forêts et la renaissance de pratiques agricoles paysannes pour des raisons plus pragmatiques qu’écologiques, les campagnes roumaines postsocialistes semblent entrées dans une « transition insécurisée » (Lagneaux 2015) dont l’issue reste plus qu’incertaine.

add_to_photos Notes

[1Les Rudaris constituent une des communautés roms de Roumanie. Ce sont des « Tsiganes roumanophones travaillant traditionnellement le bois » (Olivera 2009 : 21).

library_books Bibliographie

APPADURAI Arjun, 2015 (1996). Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris, Payot.

COMAROFF Jean et COMAROFF John, 2000. « Millennial capitalism : first thoughts on a second coming », Public Culture, 12, p. 291-343.

DESCOLA Philippe, 2015 (2005). Par-delà nature et culture. Paris, Folio.

DOUWE VAN DER PLOEG Jan, 2014. Les paysans du XXIe siècle. Mouvements de repaysannisation dans l’Europe d’aujourd’hui. Paris, Éditions Charles Léopold Mayer.

HILGERS Mathieu, 2011, « The three anthropological approaches to neoliberalism », International Social Science Journal, 61 (202), p. 351-364.

LAGNEAUX Séverine, 2008. « L’éternel provisoire. Fin ou “retour” du paysan roumain en Europe ? », Autrepart, 46, p. 67-79.

LAGNEAUX Séverine, 2015. « Transition insécurisée dans les campagnes roumaines ? La réponse ambivalente de l’entraide : entre sécurisation minimale et soumission grandissante », in MAZZOCCHETTI Jacinthe, SERVAIS Olivier, BOELLSTRORFF Tom, MAURER Bill. Humanités réticulaires. Nouvelles technologies, altérités et pratiques ethnographiques en contextes globalisés. Louvain-la-Neuve, Académia-L’Harmattan.

LATOUR Bruno, 1997 (1991). Nous n’avons jamais été modernes. Paris, La Découverte.

OLIVERA Martin, 2009. « Introduction aux formes et raisons de la diversité Rom roumaine », Études Tsiganes, 38 (2), p. 10-41.

Pour citer cet article :

Nicolas Loodts, 2018. « DORONDEL Stefan, 2016. Disrupted Landscapes : State, Peasants and the Politics of Land in Postsocialist Romania ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Loodts - consulté le 28.03.2024)
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