Éco-anthropologie en Basse-Loire : des collectifs à l’épreuve du flot, du doux et du sec

Résumé

À l’embouchure de la Loire, de l’amont de Nantes à Saint-Nazaire, le lit majeur du fleuve est composé de diverses zones humides. Cet espace est le lieu de nombreuses activités palustres, soumises aux aléas du fleuve : variations de débits, marées, flux sédimentaires et biologiques. Une recherche éco-anthropologique est actuellement en cours sur cet espace, visant à décrire certaines pratiques et certains usages, et leur place dans la gestion effective de l’écosystème de la Basse-Loire. La démarche de recherche s’inspire d’une anthropologie symétrique laissant la place aux non-humains, considérant une socialité hybride où les catégories de nature et de culture sont mises de côté. Il s’appuie principalement sur les matériaux ethnographiques acquis lors d’enquêtes de terrain. Dans cet article, nous prêtons attention aux évolutions de ces agencements face à l‘augmentation du volume oscillant de la marée induit par l’intensification des dragages de l’estuaire depuis 1976, ainsi qu’aux effets de l’épisode de douceur hivernale et de déficit pluviométrique particulier à la période 2016-1017. Nous pensons que la « simple description » de ces relations singulières est un mode de co-production du savoir avec les êtres qui peuplent ces collectifs hybrides, et que le fait d’en rendre compte est susceptible de renforcer leur cohérence. Nous présentons un tableau de différents modes de coexistence de ces collectifs de choses, de bêtes, d’hommes et de plantes à l’épreuve du Capitalocène, et concluons en soulignant la nécessité d’y développer l’écologie des relations par la pratique d’un « art de l’attention ».

Mots-clés : éco-anthropologie, estuaire de la Loire, Brière, Brivet, étiage, changement climatique, aménagement, collectifs hybrides, Capitalocène

Abstract

Eco-anthropology in Lower Loire river : collectives to the test of the tide, the mild, the dry

At the mouth of the Loire, from the upstream of Nantes to Saint-Nazaire, the floodplain is composed of various wetlands. This area is the site of many marshland activities, subject to the hazards of the "last wild river in Europe" : variations in discharge, tides, sedimentary and biological flows. Eco-anthropological research is currently underway in this area, aimed at describing some practices and uses, and their place in the effective management of the Lower Loire ecosystem. The research approach is inspired by a symmetrical anthropology that leaves place for non-humans, considering a hybrid sociality in which the categories of nature and culture are set aside. It is based mainly on ethnographic materials acquired during field surveys. Through this paper, we pay attention to the ways in which some of the collectives are recomposed. These assemblages are tested by the increase in the oscillating volume of the tide induced by the intensification of dredging in the estuary since 1976, as well as by the consequences of the episode of mild winter weather and insufficient rainfall, particular to the 2016-1017 period. We think that the « mere description » of these singular relations is a way of co-producing knowledge with the beings of these hybrid collectives, and that reporting it may strengthen their consistency. We present a table of different modes of coexistence of these collectives of things, beasts, humans and plants in the trial of strength of the Capitalocene, and conclude by emphasizing the necessity to develop there a relational ecology through the practice of an « art of attention ».

Keywords : eco-anthropology, Loire estuary, Brière, Brivet, hybrid collectives, low water, climate change, planning, Capitalocene

Sommaire

Un terrain paludicole

À l’ouest de la Loire-Atlantique, la Loire termine son cours dans un vaste estuaire, entre l’amont de Nantes et Saint-Nazaire. Le lit majeur constitué des alluvions déposées au pied du cisaillement sud-armoricain est le substrat qui a permis le déploiement de nombreuses zones humides : prairies, roselières, marais, avec notamment, les marais de la rive nord, dont ceux du Brivet, et de la Grande Brière Mottière, et les marais du Pays de Retz et de Grandlieu en rive sud. Cet espace est soumis aux contraintes du fleuve, des marées, des flux de sédiments et des organismes vivants qui s’y installent pour tout ou partie de leur cycle de vie. Les activités palustres y sont diverses : pêcheurs, chasseurs, éleveurs, cueilleurs, apiculteurs, sont présents. Ces groupes doivent composer tant avec le développement des activités industrielles, déployées essentiellement en nord Loire, qu’avec le développement urbain, en couronne autour de la métropole nantaise, mais aussi en linéaire entre Nantes et Saint-Nazaire. Une recherche [1] avec une approche éco-anthropologique [2] y est en cours. L’objectif en est de décrire certains savoirs et usages de l’espace et leur place dans la gestion effective [3] de l’écosystème de l’estuaire de la Loire. Le terrain étudié va de l’estuaire amont (limite milieu saumâtre/milieu limnique), qui oscille, selon les marées et les crues, entre Ancenis et Ingrandes-sur-Loire (Maine-et-Loire), à l’embouchure de la Loire (entre Saint-Nazaire et Saint-Brevin), en passant par les marais attenants, notamment en rive droite, entre le marais de Brière-Brivet et les îles de Loire. Les acteurs enquêtés vivent, travaillent, pratiquent entre Montjean-sur-Loire (Maine-et-Loire) et l’estuaire externe. Nous allons évoquer plus particulièrement les pratiques de pêche au sein de l’estuaire et d’estive pastorale sur les îles, en relation avec les ouvrages et pratiques de gestion des eaux.

Illustration 1
La Loire depuis Montjean-sur-Loire vers l’embouchure (image NASA 2001 traitée en composition colorée par Éric Collias )

Ambitions de recherche

Notre démarche s’inspire d’une anthropologie symétrique (Callon 1986) laissant la place aux non-humains : les autres êtres vivants et les alliés techniques sont constitutifs du social en train de se faire, et ce sont les modalités de ces associations entre les hommes, les bêtes, les plantes et les choses qui nous semblent dignes d’intérêt (Latour 2013). Ce réseau, c’est le collectif hybride des êtres et des choses reliés en action et en passion : ce qu’ils éprouvent, ce qui les anime, les contraintes qu’ils exercent, les transformations qu’ils opèrent, ce qu’ils mettent en circulation. En nous inspirant de Madeleine Akrich (1993 : 14), nous nous sommes intéressés aux mises à épreuves de la solidité des collectifs hybrides : « les moments d’épreuve, de conflit, de controverse constituent un outil d’analyse majeur, car la lisse ordonnance des choses et des gens se trouve défaite, livrant du même coup la composition de ce qui est engagé dans les situations pacifiées et montrant l’ampleur du travail nécessaire pour faire tenir ensemble ces éléments. » Notre approche est donc relationnelle : nous considérons une socialité hybride où les catégories de nature et de culture peuvent être momentanément oubliées, et c’est ce que nous disent nos interlocuteurs de ces relations dont nous tentons de rendre compte. Au lieu de points de vue, cette approche recherche les « modes de prise » qui co-définissent « ce qui prend et ce qui est pris » (Stengers 2002 : 34), et dans cette co-définition dessinent des collectifs. Ainsi que le propose Michel Callon (2013 : 428), nous pourrons, lorsque cela sera nécessaire à la clarté de notre propos, substituer à la notion de collectif, celle moins ambiguë d’agencement, afin de signifier leur « capacité d’agir » et « désigner le type d’action spécifique qui est en jeu ». De plus, nous adhérons à la définition de l’adaptation humaine comme « co-construction de niche écologique » [4]. Nous sommes aussi attentifs au fait que ces êtres croissent et que ces choses sont élaborées (Ingold 2000 : 83). Les collectifs hybrides qui émergent de leurs couplages sont aussi voués à naître, croître, décliner et disparaître, c’est-à-dire coexister au sein d’un environnement. La question de l’incidence des épreuves du climat dans la composition des collectifs associés à l’estuaire et aux marais contigus est venue enrichir notre questionnement initial et approfondir notre ancrage aux matériaux de terrain. Nous souhaitons ainsi, en déployant notre attention à ces expériences de situations problématiques, faire contrepoids, par cette « simple description » (Latour 2014 : 200) à la fois à la distanciation et à l’abstraction. Ces travers prennent en effet de l’ampleur au sein d’investigations naturalistes médiées par des dispositifs qui dépeuplent [5] les laboratoires de plein air. Notre ambition est de relier et de soutenir les collectifs humains et non-humains concernés afin que cette « description de ce que font les gens, lorsqu’ils en auront connaissance, fasse une différence dans leur manière de faire les choses. » (Latour 2014 : 224).

Méthodes

Sur le terrain, l’enquête, les conversations induites et l’observation participante [6] sont les principaux outils de cette approche éco-anthropologique. En ce qui concerne les apports des sciences naturelles, nous tentons de nous en tenir aux matériaux transmis par nos interlocuteurs, dans la mesure où ces données font partie des intermédiaires qui, mis en circulation par les acteurs, sont des descripteurs des collectifs qu’ils composent (Callon 1991). Nous bénéficions par ailleurs d’un fonds d’archives orales d’entretiens réalisés en 1997 par François-Xavier Trivière [7]. Un premier exercice de documentation vidéo des conversations proposées ou capturées auprès de nos interlocuteurs a été mis en place afin de tester les dispositifs techniques les mieux adaptés. Le principe de ces conversations repose sur la confrontation d’expériences diachroniques d’un même usage de l’espace, par exemple entre deux générations d’éleveurs, ou sur la confrontation d’expériences d’usages différents d’un même espace comme entre un chasseur et un éleveur, ou un gestionnaire et un pêcheur. Une fois montées, les séquences vidéo sont visibles sur un carnet de recherche consacré aux humanités paludicoles (https://humanpalud.hypotheses.org/) et mises à l’épreuve de nos interlocuteurs au cours de projections locales où les échanges induits sont collectés comme matériaux complémentaires.
Les chapitres suivants rendent compte des effets du climat et des amplifications du flot marin observés sur le terrain : une première partie sera consacrée à la description des agents climatiques et hydrologiques puis à leurs relations aux activités piscicoles. Ensuite nous nous intéresserons aux activités pastorales en lien avec le climat et la gestion des échanges d’eau entre l’estuaire et les marais adjacents de la rive nord, tout en effectuant une étape ornithologique sur l’Île Chevalier.

Eaux, vases et sel

Une caractéristique majeure de la Basse-Loire et des marais attenants est d’être soumis aux cycles hydro-sédimentaires liés aux marées. Ces cycles ont été modifiés pour permettre la navigation, par le dragage de la Loire et la destruction de seuils rocheux, ce qui accroît le volume oscillant de la marée. À cet égard, un travail récent de reconstruction de la série marégraphique de Saint-Nazaire a été publié par Ferret (2016). Ce travail évalue l’augmentation du niveau moyen de la mer à Saint-Nazaire de +1.03 ± 0.05 mm/an depuis 1863. Le niveau moyen de la mer a donc monté d’environ 7 cm depuis 1948. Selon Grovel et al. (1999) cette élévation reste masquée par l’importante augmentation du marnage consécutive aux dragages du fleuve. Nous nous sommes donc intéressés aux effets de l’augmentation du volume oscillant issu des dragages de la Loire, dans la mesure où son ampleur préfigure déjà l’épreuve que sera l’élévation du niveau marin dans le futur.
À ces cycles de marée se superpose la fluctuation des régimes fluviaux : l’année 2017 a été une année particulièrement sèche, et cette sécheresse a nécessité le soutien de l’étiage [8] dans les marais, par le contrôle des vannes aux exutoires. En l’absence de barrage sur le fleuve, le soutien du lit mineur ne peut provenir que de la mer pour la partie estuarienne. Selon que les prises d’eau depuis le fleuve vers les marais ont lieu en aval ou en amont de l’estuaire, la charge saline et sédimentaire est plus ou moins forte et l’impact de ces prises d’eau a des conséquences très rapides sur le milieu. Certaines de ces conséquences sont souhaitées, par exemple dans le cas de la lutte contre certaines espèces envahissantes comme la jussie (Haury et Damien 2012) qui est progressivement éliminée par la salinité. D’autres conséquences posent des problèmes sérieux aux acteurs de ces espaces. L’envasement des chenaux consécutif aux fluctuations du bouchon vaseux [9] dans l’estuaire bloque les ouvrages. Les apports d’eau salée parfois incontrôlés dans les chenaux sont létaux pour certains poissons et le bétail.

Illustration 2
Hydraulicité à la station de Montjean-sur-Loire depuis 1900. Hydraulicité de 1 correspond au débit de 861 m3/s (module) (réalisation : Groupement d’intérêt public Loire Estuaire – source : DREAL Pays-de-la-Loire)

L’étiage

L’année 2017 est hydrologiquement particulière pour l’estuaire et un déficit pluviométrique apparaît dès avril. Ce déficit perdurera jusqu’en décembre, mois où une première crue salvatrice interviendra. Les mois d’avril et mai sont déjà secs par rapport aux normales (le débit de la Loire atteint 382 m3.s-1 en avril, inférieur à celui du même mois en 1976), mais aussi chauds (à la station Météo-France de Saint-Nazaire Montoir, le 29 mai, la température minimale relevée est de 16.9°C, soit 5.9° au-dessus des normales). Les mois suivants seront également en dessous des normales, avec un mois d’août critique, entraînant un frôlement de la cote d’alerte, épisode durant lequel le limnigraphe du Service de prévision des crues Maine-Loire aval de Montjean s’affolera, avec des mesures proches de 130 m3.s-1 (soit la cote à partir de laquelle le préfet est en mesure d’interdire les prélèvements d’eau, même agricoles, pour maintenir une alimentation en eau du bassin nantais) et une moyenne mensuelle à 143 m3.s-1 (données DREAL Pays-de-la-Loire). Chaque ondée est guettée, susceptible de relever la ligne d’eau ne serait-ce que d’un centimètre, aussi bien par les services de l’État, qui n’ont pas à prendre d’arrêté d’interdiction de prélèvements (préfet) ou d’avis à la batellerie suspendant la navigation (Voies Navigables de France), que par les usagers, attentifs au moindre mouvement. À l’échelle de l’année, globalement sèche, le débit moyen aura été seulement de 421 m3.s-1, un record depuis 1949 [10].
Lors de nos premiers entretiens, très rapidement, le spectre de l’année 1976, voire de 1947, est mobilisé par les acteurs. Pour les pêcheurs amateurs aux engins, dès octobre, « il manque 3 mètres d’eau en Loire » pour atteindre le niveau moyen d’un début d’automne (entretien avec Gilles Chosson, président de l’association des pêcheurs aux engins de Loire-Atlantique, rencontré au Cellier le 06/10/2017). La référence à ces années mémorielles de sécheresse s’amplifie dès le début de l’été, relayée par les médias (en avril Ouest-France y fait mention [11]). Les « anciens » et nombre d’usagers du fleuve n’hésitent pas à les invoquer pour appuyer leur démonstration d’un été trop sec, suivi d’une absence de crue. Le régime moyen ligérien connaît un été traditionnellement sec, avec des minima en août, rapidement contrebalancé par une série de crues légères à modérées de septembre à novembre, correspondant au retour des précipitations atlantiques sur l’ouest de la France. Si l’été 2017 est aussi spectaculaire que celui de 1976, c’est aussi à cause de l’absence de crues automnales qui continuera à attiser l’inquiétude des riverains, jusqu’en décembre.
La solidité de l’alliance entre humains et non-humains, pêcheurs et poissons, est mise à mal, avec plusieurs conséquences qui résonnent jusqu’à l’année 2018. Lors de nos enquêtes, nous avons rencontré différentes catégories de pêcheurs [12], et toutes nous ont fait part de l’impact de l’étiage et de l’hiver doux de l’année 2017.

Les pêcheurs

Nombreux - près de 350 rien que pour les amateurs aux engins et aux filets -, ils emploient de nombreuses techniques de pêche en Loire, sur le domaine public, maritime comme fluvial (Danto 2015).
À Saint-Florent-le-Vieil, limite moyenne amont de l’estuaire pris dans son acception salino-dépendante, les pêcheurs professionnels fluviaux sont nombreux à commenter cet épisode de sécheresse intense (un énième événement parmi les « dérangements climatiques », comme les nomme un membre de l’association de pêcheurs aux engins), mais aussi à en décrire l’impact plus large sur leur activité. Depuis plusieurs années, pour y faire face ainsi qu’à l’invasion d’espèces exogènes, les pêcheurs ont mis en place des innovations. Certains ont développé des activités annexes à la pêche : transformation du produit de la pêche, scission du travail annuel en deux périodes (automne-printemps : pêche ; été : tourisme fluvial), reprise de la vannerie pour se diversifier, quand d’autres se lancent dans la prise de baux sur lots hors Loire, sur des cours d’eau à niveau contrôlé (comme la Mayenne). Certains stoppent intégralement la pêche, à l’exception de celle ciblant une ou deux espèces, et travaillent dans un autre secteur, comme la marine marchande, la « marmar ». Ces stratégies apparaissent dans les années 1990, essentiellement par le fait de « jeunes » pêcheurs, qui ne veulent pas communiquer sur ces adaptations au reste de la profession, par peur d’être copiés, au risque de se retrouver en surnombre, sur des créneaux de niches considérées comme rentables si pratiquées en petit effectif. Selon eux, ils « ne [peuvent] plus travailler comme les anciens, le temps est trop instable, les saisons changent tout le temps » (entretien avec un jeune pêcheur professionnel, le 23/11/2017).
Plus récemment, pour une famille de pêcheurs, 2017 est « la troisième année sans que ça ne marche pour l’anguille : une bonne saison on fait 3 tonnes d’anguille, en 2016 on en a fait 500 kilos, et pour 2017 pour l’instant, on est à zéro. ZÉRO. Il n’y avait pas ça avant, c’est alarmant » (on est alors le 16 novembre 2017) [13].

Audio 1
Entretien avec une tanneuse et maroquinière de cuir d’anguille à la Meilleraie, Varades, le 16/11/2017

À leurs yeux, les causes sont multiples, mais ils mettent en avant les conditions climatiques comme facteur prépondérant : « la Loire n’a jamais été aussi basse, elle l’est même plus qu’en 1976 », tout comme l’extraction de sédiments du fleuve, qui a cessé au début des années 1990 (« il y a eu trop de sable de retiré en Loire autrefois, aujourd’hui on a un déficit de sable »). Toute la famille consulte avidement les bulletins météo, dans l’espoir d’une dépression, synonyme de pluie, et donc de mouvements d’eau, qui font bouger le poisson. Cette pluie tant espérée n’arrivera qu’aux alentours du 10 décembre. Avant cette date, les revenus de la famille (dans laquelle plusieurs de ses membres sont pêcheurs professionnels, tandis que d’autres travaillent les produits de la pêche ou leurs dérivés), sont contraints, faute de matière première, et donc de vente de produits manufacturés, à valeur ajoutée plus élevée. Alors même que l’époque de Noël débute, la famille n’a aucune anguille argentée fumée à vendre, il s’agit pourtant d’une espèce phare pour les fêtes de fin d’année, rémunératrice qui plus est.
La figure n°3 illustre la recomposition d’un collectif face aux étiages de la Loire.

Illustration 3
La composition de la collection de produits en cuirs se constitue par détours successifs au regard des épreuves dues à l’étiage

Parallèlement, lors d’une mission de balisage à bord d’une plate de VNF (Voies Navigables de France) [14], les agents s’arrêtent pour montrer la « jale », face à Anetz. Nous sommes le 23 novembre, et la « jale », vase compacte, sombre, dure, qui tapisse certains des fonds du lit mineur, est visible. Nous en attrapons à la perche et au croc. Et nous remarquons que nous sommes en bordure de chenal, ouvert théoriquement à la navigation. La « jale » est à 1 mètre de profondeur, et nous sommes déjà fin novembre. Du jamais vu pour les agents de l’établissement public. Certains navires ne peuvent encore pas remonter le fleuve, et sont bloqués à Saint-Nazaire.

Un autre pêcheur, de Varades, rencontré le 21 novembre 2017, explique que les prévisions météo sont « mauvaises jusqu’au 15 décembre ». Là encore, quelqu’un d’inquiet pour la saison de pêche, d’autant que « ça a baissé » ; il a été obligé de trouver un travail en complément. Heureusement, les pluies de décembre, suivies d’autres, ont permis de sauver la mise. Par courriels que nous échangeons, il indique, début mars 2018, que « la Loire a été plutôt haute cette année [comprendre à cette saison hivernale 2017-2018], la deuxième crue vient de s’achever. Vu que le temps est reparti à la pluie, on est juste après les précipitations neigeuses de début mars qui ont affecté le pays, on va sans doute avoir une troisième poussée d’eau, jusqu’ici, aucun débordement majeur. Pour que ça pêche, il faut du poisson, ce qui est le cas de façon normale, de l’eau boueuse, c’est le cas à chaque crue, de la nuit noire avec des tas de nuages et pas de lune, et ces conditions sont réunies de temps en temps », laissant espérer que les aléas de 2017 seront oubliés par une meilleure saison 2018.
Les pêcheurs, essentiellement en amont, comme les gestionnaires ont évoqué l’étiage de 2017 lors des entretiens, et son impact sur les collectifs climat, poissons, engins et pêcheurs. Les pêcheurs hollandais, arrivés en Loire pour pêcher l’anguille au dideau [15] dans les années 1920-1930, avaient d’ailleurs bien compris l’importance de la météorologie pour la pêche :

« Lune claire, pas anguille, pas cognac ;
Lune noire, beaucoup anguille, beaucoup cognac »
Proverbe de Hollandais expatriés dans la région d’Ancenis pour la pêche à l’anguille avant la Seconde Guerre mondiale, transmis oralement jusqu’à nos jours aux pêcheurs du coin. Quand la lune est claire, c’est qu’elle est visible, et qu’il n’y a pas de gros nuages, annonciateurs de précipitations. À l’inverse, la lune « noire » est une lune invisible, cachée par les nuages de tempête ou d’orage, conduisant à des précipitations importantes, qui font « bouger l’anguille », et donc permettent de bonnes pêches.

À partir de la mi-décembre 2017, un autre problème apparaît. Si le niveau d’eau remonte, et va permettre la pêche à l’anguille d’avalaison, la température extérieure, chaude par rapport aux normales, va perturber l’aval. Les marins-pêcheurs ciblent dès le 1er décembre, date d’ouverture, la civelle. Cet alevin qui arrive des Sargasses passant de leptocéphale à civelle [16] durant sa migration, arrive sur les côtes à la faveur des premiers froids. L’absence de basses températures bloque sa migration, et la civelle attend patiemment l’hiver météorologique pour entamer sa remontée. À l’inverse, des températures trop basses l’anesthésient, et la bloquent. L’absence de crue, rendant les estuaires trop salés, bloque la remontée ; des crues importantes, par la force physique, empêchent aussi les civelles de migrer. Elles sont donc triplement sensibles aux températures, à la salinité, et aux débits (Elie & Rochard 1994). Ces trois facteurs doivent être alignés pour autoriser la remontée. Si jusqu’au 10 décembre 2017, le manque d’eau douce bloque la civelle en aval, la suite du mois de décembre, « trop doux », va lui aussi influencer sa remontée. Là encore, il faudra attendre une « renormalisation » de la météorologie en 2018 pour la voir monter. Cela va permettre à la saison de pêche de s’étendre plus tardivement : en mars 2018, les pêcheurs pratiquent encore, à l’inverse d’autres années où la pêche ferme dès janvier.
Mais outre ces effets, l’étiage et la douceur hivernale du second semestre 2017 ont également eu d’autres impacts directs sur les usagers du fleuve que sont les pêcheurs.
Durant une observation flottante (Pétonnet 1982) sur les quais du port de Méan, à Saint-Nazaire, juste avant l’océan, l’un d’entre nous a pu s’apercevoir que les pêcheurs ne pouvaient pas sortir leurs navires en Loire à basse mer. Durant la période critique de l’étiage, les gestionnaires du marais de Brière ont pratiqué une rétention d’eau pour pallier au déficit, et conserver un niveau qu’ils jugeaient pertinent. Cela a conduit à une fermeture totale de l’écluse de Méan durant de nombreux jours. En temps normal, l’écluse est ouverte à basse mer, pour permettre l’évacuation du trop-plein d’eau douce vers l’estuaire, et maintenir en eau le port de Méan. L’année 2017 a été exceptionnelle : si l’été on peut parfois voir le port vide d’eau, les quilles des navires engoncées dans la vase, cela est très rare durant l’automne et le début de l’hiver. C’est pourtant ce qu’il s’est passé cette année, compliquant l’accès aux masses d’eau pêchantes pour les deux familles de pêcheurs, qui ne pouvaient sortir leurs bateaux qu’à pleine mer. Leur cycle de pêche automnal a ainsi été complètement bouleversé par ce paramètre, les obligeant soit à mouiller leurs bateaux hors du port, ou à reporter leur pêche en fonction des heures et coefficients de marée.
Dans le même temps, les pêcheurs amateurs aux bourgnes [17] de Corsept et Saint-Brevin, en rive sud, à proximité de l’embouchure, ont subi deux problèmes liés à cet étiage. Le premier a concerné l’envahissement des nasses et des bourgnes, fabriquées artisanalement en osier, saule, ormeau et sarment de vigne par des balanes, que les pêcheurs appellent « la galle ». Chaque année, ces engins de pêche, tressés en végétaux, subissent l’assaut d’organismes marins notamment pendant les premières chaleurs, en juin (https://cocoon.huma-num.fr/exist/crdo/meta/crdo-DAA_001).

Audio 2
Entretien avec Michel Auder, pêcheur amateur aux bourgnes à Corsept, le 13 mars 2017. Métadonnées de l’entretien accessibles en ligne : https://cocoon.huma-num.fr/exist/crdo/meta/crdo-DAA_001

Les crues automnales du fleuve permettent un nettoyage, par une dessalure des eaux, rendant trop peu salée l’eau de l’estuaire pour cette faune marine. L’année 2017, faute de crue, la salinité était, d’après les pêcheurs, « plus importante que d’habitude ». L’absence de montée d’eau suffisante de l’été jusqu’en décembre a entraîné une sur-colonisation de la part des balanes des engins, rendus inutilisables pour 2018. Certaines bourgnes couvertes de galle « atteignaient les 200 à 300 kilos. [...]. C’est donc impossible de les remonter, alors on les découpe sur place en petits morceaux, et on les éparpille sur la vasière ». Les pêcheurs ont aussi subi un phénomène d’envasement des pieux de fixation, des accès en sarments et des bases des bourgnes, faute de nettoyage suffisant par une crue. En février 2018, il a même « fallu appeler les pompiers pour désenvaser un gars, descendu voir les pêcheries » : la vase était tellement épaisse, qu’atteindre le lieu de pose est devenu impossible. La préparation de la saison de pêche est retardée d’autant, en attendant des crues suffisantes pour « faire place nette pour la pose des engins » selon Michel Auder, rencontré à Saint-Brevin.

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Atteindre les bourgnes est déjà un exercice délicat lors d’une saison "normale", avec une hauteur de vase moyenne. Collection Joseph Bouriaud, pêcheur et photographe, n.d.

Les collectifs auxquels les pêcheurs sont intégrés sont donc en pleine recomposition, avec des évolutions qui influent aussi bien sur les habitats, évolutions de la salinité selon un calendrier « perturbé » à l’année, modification des surfaces marnantes que sur les espèces, migrations décalées dans le temps, apparitions lessepsiennes. Les effets des changements environnementaux sont observés et analysés par les pêcheurs et leurs collectifs, les forçant à se recomposer de manière plus forte et plus rapide qu’auparavant. Les communautés de pêcheurs sont connues pour leur résilience (Geistdoerfer 2007) et leurs habitudes à modifier leurs pratiques (changements d’engins, d’espèces, de territoires de pêche, de navire, etc.). En Loire, elles font toutefois face à une augmentation importante des changements, à la fois politiques comme les modifications de gouvernance engendrées par l’instauration des conseils de gestion, projets de Réserve naturelle nationale et de Parc naturel régional, socio-économiques comme les plans de sortie de flotte, plan de gestion anguille, crise du recrutement, et environnementaux, depuis plusieurs années. Ces événements ne relèvent ainsi plus de fluctuations classiques, intra- ou inter-annuelles, mais bien de perturbations sur une séquence temporelle désormais significative. Cela conduit les pêcheurs à mettre en place des stratégies adaptatives de long terme, recomposant les collectifs à marche forcée.

Panne, effondrement et naufrage révélateurs

Déplaçons-nous à Lavau-sur-Loire, commune riveraine de la rive nord de l’estuaire de la Loire, dont l’activité portuaire passée s’est estompée avec l’accumulation des sédiments de Loire qui ont peu à peu éloigné le rivage et rendu difficile la circulation des bateaux dans un chenal désormais seulement navigable lors de la pleine mer. C’est là aussi que le marais du Brivet trouve son exutoire amont en Loire, par le canal de la Taillée qui se termine à l’écluse de Pierre-Rouge.

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A l’exutoire amont dans l’estuaire, les eaux du marais du Brivet empruntent un canal entre les écluses de la Taillée et de Lavau Pierre-Rouge (sources OrthoLitt IRC 2012)
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Vanne de Pierre-Rouge, vue de la rive gauche du chenal de la Taillée, avec, sur l’île en rive droite, l’enclos pour contenir le bétail ; au second plan, l’île de Lavau-Pipy, et à l’horizon, la centrale thermique de Cordemais (photographie Jean Pichot mars 2008)

Après avoir pris la route, empruntée par les bétaillères, qui mène en rive gauche du chenal de la Taillée, il est possible de se garer sur un parking qui se tient sur votre gauche. En continuant la route pour accéder à l’écluse, dès le mois d’avril, vous longez une immense citerne dont les tuyaux alimentent les bacs d’abreuvement du bétail situés derrière les enclos après l’écluse ; arrivé au bout de la route, l’écluse de Lavau Pierre-rouge vous permet de franchir le canal de la Taillée pour aller sur l’île Pierre-Rouge. Après avoir ouvert la barrière du corral et l’avoir bien refermée derrière vous, vous continuez sur un chemin jusqu’à une passerelle construite avec des matériaux de récupération : c’est le dernier ouvrage avant l’accès aux praires d’estive. Avec de la chance, vous rencontrez l’agriculteur qui prépare la transhumance de son bétail en réparant les dommages de la dernière marée pour éviter que son ouvrage ne s’effondre, et il vous explique les difficultés inhérentes au développement d’une activité pastorale sur une étendue sédimentaire soumise à un flot de la marée de plus en plus puissant depuis les travaux d’approfondissement du chenal estuarien. Un flot accru d’autant que l’écluse de Lavau Pierre-Rouge reste ouverte car son instabilité récente fait craindre aux éclusiers du Syndicat du bassin versant du Brivet (SBVB) de la bloquer définitivement, ce qui amplifie le régime hydrologique du flot et son incidence sur l’érosion des chenaux.

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Citerne installée à l’écluse de Lavau pour l’abreuvement du bétail sur l’île Pierre-Rouge (photographie Éric Collias 2017)
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Passerelle de fortune pour le passage du bétail et des engins au-dessus d’un chenal de marée qui s’élargit rapidement et menace les berges qui la soutienne (photographie Éric Collias mars 2017)

Ce parcours permet d’appréhender le mode de prise du collectif hybride qui compose le lieu : les principaux agents fabricateurs de ce paysage, c’est-à-dire la puissance du flot et les sédiments qu’il charrie, ainsi que les épreuves de ces éleveurs et de leurs troupeaux d’une centaine de génisses, en prise avec l’instabilité des lieux. Cet agencement pastoral autrefois intégrait pêcheurs et chasseurs. Les pêcheurs du port de Lavau furent sollicités pour le transport des premières génisses sur l’île dès 1948. Le déclin de leur activité et la construction de l’écluse ont eu raison de cette alliance. Par ailleurs, comme cette partie de l’île a été interdite à la chasse depuis que le Conservatoire du littoral en est propriétaire, les chasseurs ne seront pas ici des alliés pour aider l’éleveur à maintenir sa passerelle, à l’instar de ce qui se passe sur d’autres chenaux des marais de Loire. De plus, la logique du Conseil départemental 44, gestionnaire pour le Conservatoire du littoral, obéit à des normes réglementaires et financières qui fonctionnent sur un pas de temps trop long pour soutenir l’éleveur dans le maintien de son ouvrage. Ce dernier ne peut compter que sur son tracteur et les éleveurs de l’autre GAEC [18] avec qui, en commun [19], ils exploitent ces prairies, pour maintenir le passage de leurs vaches sur Pierre-Rouge. En amont du canal, là où est située l’écluse de la Taillée, l’épreuve qui a pris de l’ampleur lors de l’étiage de 2016-2017 est l’accumulation des sédiments à ses pieds par l’effet conjugué de l’absence de manœuvre sur la vanne de Lavau et du manque d’eau dans le marais pour chasser ces vases. Les techniciens du SBVB ont donc emprunté un bateau dévaseur dans un syndicat voisin afin de dégager les sédiments accumulés, mais l’opération a mal tourné : la manœuvre de l’écluse a généré un afflux rapide d’eau qui a fait couler l’engin. La solidarité paysanne a cependant permis aux techniciens du syndicat de récupérer rapidement le bateau naufragé au fond du chenal puis de l’amener dans la carrière voisine du Trou Bleu pour l’immerger afin de le dessaler.
L’agencement pastoral à l’épreuve nous révèle ici la diversité des manières dont il se reconstitue. Soit régulièrement pour tenter de se maintenir face au changement de régime du flot estuarien, ou bien occasionnellement pour soutenir les éclusiers lorsque ceux-ci sont pris par l’adversité des agents sédimentaires et du flot hors de leur contrôle. D’un côté le modeste commun que constituent les passerelles et de l’autre le « commun latent » (Tsing 2017 : 370) qui se réalise à travers la solidarité spontanée devant une épreuve imprévue.

Saules, hérons et ornithologues à l’épreuve d’un flot plus salé

À l’occasion d’une conversation avec Guillaume Douaud et son père Alain, éleveurs à La Chapelle-Launay, nous avons eu des informations sur la localisation des nids de hérons sur les saules situés auparavant en périphérie de la butte de sable de Pierre-Rouge et sur le secteur intermédiaire entre les deux îles de Pierre-Rouge et Chevalier. Lors de cette rencontre, Alain Douaud nous a confié les carnets de terrain du cousin de son père, le père Joseph Douaud, qui parcourait ces îles afin d’assouvir sa passion de l’ornithologie. De ses observations, Joseph Douaud a rédigé plusieurs articles dans la revue d’ornithologie Alauda. En 1948, il cite des travaux anciens (1877) du Dr Bureau qui ne mentionne pas la colonie de Hérons cendrés de Pierre-Rouge :

[C]’est qu’alors l’île n’existait pas : c’était encore un banc de sable et de vase découvert au jusant, auprès d’un écueil de granité rouge « la Pierre Rouge » (1948 : 112).

Plus loin il écrit :

Le dessin des côtes n’a pas été seul à changer […] avec l’approfondissement du chenal, la masse d’eau marine s’est accrue, et donc, la salure du milieu.

Cette découverte fortuite des travaux d’un ornithologue et de la présence passée d’une colonie de hérons sur le site nous a menés vers le spécialiste de cette espèce, le biologiste Loïc Marion, qui a exploré cette île pour mener ses recherches sur les populations de hérons cendrés. Il y décrit « un bois assez dense de Saules fragiles […] regroupés dans trois noyaux de végétation » (1980 : 40), puis dans sa thèse, il précise :

[M]ais la grande majorité des arbres de ce bois ont progressivement péri, seuls quelques arbres restant verts en 1976. (Marion 1988 : 59)

Finalement les colonies de hérons se sont déplacées sur d’autres secteurs :

[P]ar suite d’une forte mortalité des arbres due à la salinité excessive qui intervient certaines années de sécheresse et qui tend depuis une dizaine d’années à s’accentuer du fait du dragage de la Loire : tous les arbres d’une zone donnée périssent ensemble, indépendamment de leur âge. (Marion 1988 : 60).

Ces témoignages rendent comptent de l’effet de la mise à l’épreuve du collectif hérons, saules et ornithologues par l’augmentation du volume oscillant de la marée du fait des dragages de l’estuaire de la Loire. Avec cette augmentation, c’est l’accroissement de salinité qui fait le tri des espèces végétales capables de s’y implanter. Ce tri se sera produit au détriment des saules incapables de supporter le sel, et des héronnières qu’ils hébergent. Quant aux ornithologues, ceux qui sont spécialistes des hérons ont suivi le déplacement des colonies sur d’autres sites plus propices. D’autres se sont mis à fréquenter le site, non plus pour compter et baguer les hérons, mais cette fois pour capturer et baguer les passereaux paludicoles durant la période migratoire post-nuptiale. La partie occidentale de l’île Chevalier constitue en effet une halte migratoire stratégique par la surface de roselière qu’elle accueille (Foucher 2017). Cette roselière est d’ailleurs installée sur les dépôts de dragages qui se sont intensifiés en 1976 et ont accru la surface émergée de l’île. Ici, le flot désormais plus salé des marées a déplacé le collectif des arbres, des hérons qu’ils accueillent, et des ornithologues qui les observent.
Selon Jean Pichot (2014 : 11), certains éleveurs riverains consommèrent les œufs de hérons durant la disette de 1945. Aujourd’hui, les éleveurs bénéficient toujours de la présence des oiseaux, mais d’une autre manière : des mesures agro-environnementales leur sont attribuées pour la fauche des roselières et le maintien de l’activité pastorale qui soutiennent les ressources trophiques de ces passereaux migrateurs.

Donc on gère le chargement de façon à ce que ce soit cohérent avec le milieu. […] le rôle de l’élevage on le vend aussi comme ça. (Entretien éleveur 23/01/2017).

Vaches de prés salés

Quelles sont les incidences de ces modifications du volume oscillant pour le pâturage sur ces îles ? Quand le grand-père de Guillaume met ses premières génisses sur l’île Chevalier en 1949, année particulièrement sèche, c’est tout d’abord parce qu’il avait observé que dans les clairières créées par la coupe des roseaux pour faire de la litière pour le bétail, une herbe s’installait pour former une prairie. Les deux génisses reviennent de cette estive, plus grasses que celles restées sur les “prés de côte“. Il augmente donc progressivement le nombre de bêtes et, avec ses cousins et d’autres éleveurs du village, ils conviennent d’un bail avec le propriétaire des lieux, le Port de Saint-Nazaire. Des corvées sont organisées afin de creuser des cuvettes pour retenir l’eau de la marée et abreuver les bêtes :

A l’époque l’eau était beaucoup plus douce qu’elle ne l’est aujourd’hui. (Entretien avec Alain Douaud 15/02/2018).

La puccinellie maritime, graminée caractéristique des prés-salés, est dominante sur l’Île de Pierre-Rouge, alors que sur l’île Chevalier, elle est mélangée puis remplacée par l’agrostide stolonifère selon un gradient Est-Ouest, ce qui indique que ce secteur est différemment impacté par la salure estuarienne. Il est donc vraisemblable qu’avec l’augmentation du niveau marin sur ces prairies, la puccinellie remplacera progressivement l’agrostis. Sans que celui-ci soit remis en question, c’est l’identité de l’agencement prairie, génisses et au sein de la prairie qui est sensiblement modifiée par la substitution d’une espèce à une autre au sein de la prairie, mais ce changement est tellement progressif que même les éleveurs ne l’ont pas remarqué (entretien Alain Douaud, 15/02/2018) : ils élèvent désormais des vaches de prés-salés mais ne le revendiquent pas encore.

Abreuver le bétail

C’est l’association avec l’eau de l’estuaire qui ne va pas tenir sur le long terme. Après l’abandon des corvées par disparition d’effectifs humains mobilisables, ce sont les pelleteuses qui ont été envoyées sur l’île pour entretenir les abreuvoirs de collecte d’eau de Loire, mais avec le changement de propriétaire, cette partie de l’île Chevalier entrant dans le domaine du Conservatoire du Littoral, ces pelleteuses n’ont plus été autorisées. Entre temps, Guillaume Douaud a installé un forage sur son exploitation pour abreuver le bétail, et c’est un tuyau amené jusqu’à l’île qui alimente désormais les bacs munis de flotteurs pour l’eau que consomment les vaches en été.
Du côté de Pierre-Rouge, l’éleveur (entretien avec Régis Aupiais, éleveur à La Chapelle-Launay, 24/01/2018) a installé sur une remorque une citerne énorme afin de disposer d’une réserve d’eau suffisante dès le mois d’avril pour abreuver ses génisses. Il y a encore environ 5 ans, il ne la mettait qu’au mois de juin car ses bêtes pouvaient boire l’eau de la Loire stockée après une crue du fleuve dans le chenal de la Taillée. Depuis quelques années, les eaux de l’estuaire submergent l’île dès les coefficients de 90 et se retrouvent dans le chenal. À partir de 10g/l, l’eau saumâtre devient dangereuse pour le bétail. De plus, depuis l’arrêt du fonctionnement de l’écluse en octobre 2016 pour risque de blocage, le stockage des eaux douces issues des crues du fleuve n’est plus possible, et les vaches vont boire directement de l’eau saumâtre de l’estuaire. La sécheresse de 2017 a commencé par une fin d’année 2016 très peu arrosée. Le niveau de la Loire fut tellement bas que les niveaux de salinité dans l’estuaire sont devenus très dangereux pour le bétail.

Si on ne leur met pas d’eau douce, ils fondent comme du beurre au soleil comme on dit chez nous, ça attaque le foie. (Entretien avec Régis Aupiais, 24/01/2018)

Lors de notre entrevue, son cousin était présent, et nous a expliqué que même à Cordemais, à 20 km en amont du fleuve il y a eu des vaches malades à cause de leur consommation d’eau du fleuve et que certains de ses voisins ont même eu de la mortalité dans les troupeaux des “prés de côte“. Au risque de voir les vaches être malades et même mourir, le collectif est désormais contraint à substituer l’eau du fleuve par de l’eau domestiquée.

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Carte des 18 ouvrages de régulation des eaux du Brivet. Source : Syndicat du bassin versant du Brivet

Le détournement de nappe à Campbon redessine le collectif

La nappe de Campbon constitue un réservoir d’eau essentiel au sein du bassin du Brivet. L’effet de son exploitation pour les besoins en eau des industries et de la population de l’agglomération nazairienne a été évoqué par de nombreux interlocuteurs.

Pour nous […], c’est grave, parce qu’au fond avec l’eau qu’emploie la raffinerie de Donges on pourrait revenir à niveau dans le marais.
(Entretien avec Daniel Bigeard, président du Syndicat des marais de Donges depuis 1989, 24/07/1997, archives Trivière).
L’eau descendait par le Brivet autrefois, et alors il en descend pratiquement plus maintenant parce qu’elle est toute pompée par la nappe là-bas, […] il en descend au printemps bien sûr quand il pleut beaucoup, mais après ça arrête vite fait, […], après on tient plus les niveaux quoi, après on est obligé de réalimenter, […] ils ont décidé de faire la nappe, […] c’est après que l’on a pu constater que l’eau ne descendait plus.
(Entretien avec Jean-Paul Gaudin, éleveur à Donges, 14/11/2017).

Le cloisonnement du réseau hydrographique par des ouvrages supplémentaires entre la nappe et le marais apparaît à cet éleveur comme une tentative de compenser le déficit hydrique consécutif à l’exploitation de la nappe. Ce cloisonnement s’est étendu à l’exutoire dans l’estuaire le plus amont du bassin, avec la construction de l’écluse de Lavau Pierre-Rouge en 1986 puis du canal de la Taillée en 1989. Ces ouvrages sont donc intégrés à l’agencement hydraulique afin de s’allier l’eau de l’estuaire et de poursuivre cette compensation hydrique.

L’eau aliénée revient par les compteurs agricoles

Les envois d’eau de l’estuaire au sein du bassin du Brivet sont une pratique ancienne, qui permettait aussi le « colmatage » par les sédiments de Loire des secteurs tourbeux du sud du bassin, afin d’améliorer les qualités agronomiques des prairies, par l’augmentation de leur capacité de rétention de l’eau (entretien avec Jean-Paul Juin, éleveur à Montoir-de-Bretagne, 10/01/2018). Aujourd’hui ces prairies sont toujours composées d’une végétation sub-halophile caractéristique de la légère salure des sédiments sous-jacents et reconnue pour ses qualités fourragères (Magnanon 1994).
Dans certains secteurs où une gestion locale des niveaux d’eau était encore possible avant les aménagements du milieu des années 1980 et la suppression de certains ouvrages (Collias et Danto 2019), les envois d’eau étaient réalisés avec les grandes marées de la mi-août afin de baigner les prairies et produire un regain de la végétation. D’après les anciens éleveurs, l’étendue d’eau des marais baignés attirait les pluies d’orage et faisait baisser le taux de salinité (entretien éleveur, 3/10/2018). Ces baignages très brefs pourraient remédier aux sécheresses estivales, et, sur le terrain, jeunes éleveurs et éclusiers discutent des possibilités de restaurer cette pratique.

Transfert d’expérience depuis un marais voisin
Explication du baignage encore pratiqué avec la marée de la mi-août dans le marais voisin du Lot à Cordemais par Jean-Pierre Broussard, président de l’Association syndicale des marais estuariens de Cordemais.
Éric Collias

Pour le moment, les envois d’eau estuarienne dans le bassin du Brivet visent deux objectifs : le maintien des niveaux d’eau dans les chenaux et les douves [20], et, depuis 2014, l’envoi d’eau salée au sud du bassin pour le plan de lutte contre une plante invasive, la jussie.
L’eau des douves empêche les bêtes de divaguer et leur permet de s’abreuver :

Ça leur servait de barrage parce que l’agriculteur dans le marais il ne fait pas de clôture, il faut de l’eau pour séparer leurs prés.
(Entretien avec Jacques Frédouelle, éclusier du bassin du Brivet, 20/01/2015)

Les niveaux sont tenus aussi par nécessité de conserver les habitats piscicoles, mais avec l’augmentation du volume oscillant dans l’estuaire, la qualité de l’eau n’est plus celle qui est attendue par les pêcheurs :

C’est à dire qu’ils veulent un juste niveau eux autres [les pêcheurs]. Comme on envoie de l’eau salée, c’est pas facile parce que, même ils m’ont emmené aux tribunaux y a deux ans moi déjà ! [….] 2 pour mille, […] on est incapable de tenir ça […]. C’était bon y a 25 ans ça, mais plus maintenant.
(Entretien avec Jacques Frédouelle, 27/07/1997, archives Trivière)

Le maintien des niveaux est donc mis à l’épreuve par le déficit hydrique estival :

Si on ne réalimente pas quand il y la chaleur, le vent, la pousse de l’herbe à partir de juin, les roseaux en Brière et tout, on risque de perdre jusqu’à 3 cm d’eau par jour.
(Entretien avec Daniel Bigeard, président du Syndicat des marais de Donges depuis 1989, 24/07/1997, archives Trivière)

L’aménagement du canal de la Taillée semblait alors une solution pour compenser le déficit d’eau dans le marais, afin d’y stocker une eau pas trop salée.

Audio 3
Entretien avec Jacques Frédouelle, ancien éclusier des marais du bassin du Brivet, réalisé le 20 janvier 2015 (Éric Collias), il nous parle des envois d’eau saumâtre depuis le canal de la Taillée.

Avec l’arrêt du fonctionnement de l’écluse de Pierre-Rouge en octobre 2016, ce sont les envois d’eau depuis les ouvrages du Priory et Martigné qui permettent de réalimenter le marais, mais avec une eau plus salée. Avec la sécheresse de 2017, les niveaux de sel dans le marais vont devenir très proches des taux mortels pour les animaux. Un suivi régulier est organisé par le SBVB qui communique les taux de salinité sur son site (http://www.sbvb.fr/salinisation/), tandis que le Parc naturel régional de Brière complète le réseau de mesures et propose d’amener des échantillons pour en mesurer les taux de sel lors de rendez-vous hebdomadaires. Par ailleurs, un éclusier du SBVB organise des réunions de terrain dès le printemps 2017 en binôme avec l’animateur du Pacte Jussie [21]. En conséquence, certains éleveurs installent des abreuvoirs connectés au réseau. Ils vont donc par ce détour technique retrouver l’eau de la nappe de Campbon qui leur faisait défaut, mais cette fois ils la payent au tarif du compteur d’eau agricole, inférieur environ d’un tiers de celui de l’eau de consommation domestique. Cette eau n’est donc plus l’eau brute de la nappe, ayant circulé dans les sols puis dans les cours d’eau pour arriver dans le marais, où elle devient un milieu de vie aquatique. Elle revient de la nappe, y a été pompée, mélangée avec d’autres sources d’approvisionnement en provenance de la Vilaine (Férel, 56) ou de la Loire (La Roche, 44) et standardisée sur le plan chimique et biologique dans l’usine de Bocquehand à Campbon. L’eau a pris un détour au cours duquel les liens avec le milieu qui à la fois la contient et la constitue, et avec les êtres qui s’y développent, ont été rompus pour en faire une marchandise.

Audio 4
Entretien réalisé avec Vincent Miault le 19 février 2018 au sujet de son expérience relative à la gestion de la sécheresse de 2017 ; Vincent Miault est éleveur à Donges, en rive droite du canal de la Taillée.

Le sel en stock grille l’herbe

Au sein du marais du Brivet, la sécheresse de 2017 s’est manifestée d’une manière qui a parfois surpris certains éleveurs, sauf les plus observateurs :

On a eu beaucoup de dégâts sur le marais avec le temps sec, avec le sel qui est stocké historiquement dans le sol, à savoir que le sel remonte dans la couche argileuse, surtout dans les marais argileux, dans les marais tourbeux on a pas eu de problème, mais dans tous les marais argileux, les marais plus haut quoi hein, on a des remontées de sel, […] l’eau s’évapore et le sel reste en surface, il y a un effet désherbage, alors nous on a eu été pas mal impactés avec ça, on a eu beaucoup de prairies d’abimées.
(Entretien avec Jean-Paul Juin, éleveur à Montoir-de-Bretagne, 10/01/2018).

Ces effets ont été mobilisés par quelques éleveurs comme arguments contre les envois d’eau saumâtre employés dans la lutte contre la jussie, mais le regain consécutif au retour de la pluie ne leur a pas permis de nourrir cette controverse.

Cosmopolitique éclusière

Les envois brutaux d’eau salée, qui dans le passé ont pu être l’origine de mortalité au sein du bétail (entretien Jean-Paul Juin, 10/01/2018), sont désormais très rares, et quand ils se produisent, ils sont le fait d’actes de vandalisme sur les vannes. Le taux de salinité n’est désormais plus mesuré avec une méthode de titrage sur paillasse au labo du PNRB [22] (entretien avec Jacques Frédouelle, éclusier, 20/01/2015) mais avec une sonde déplacée sur le terrain : la lecture des taux de salinité est directe, et ensuite publiée sur le site du syndicat. La politique éclusière est par ailleurs très attentive à cet égard : sur chaque secteur de marais est identifié un éleveur référent (et son numéro de portable) qui permet aux éclusiers d’échanger avec lui sur la gestion des niveaux d’eau et de communiquer les taux de salinité par SMS.

Des réseaux distants sont aussi très sollicités par les éclusiers pour la précision des informations météo qu’ils prodiguent, comme c’est notamment le cas des sites météo liés au surf, afin d’anticiper sur les niveaux de précipitations. Quand sur certains secteurs le dialogue ne passe pas entre agriculteurs, c’est l’éclusier qui fait le lien. Pour les poissons, c’est pareil, il s’agit de préserver les populations des augmentations trop brutales de salure. Pour faire fuir les poissons des chenaux latéraux vers le canal principal, le niveau d’eau est progressivement abaissé, puis l’eau est envoyée de manière progressive. Les vannes amont sont ouvertes légèrement pour les « appeler » vers les secteurs d’eau douce. Quand c’est nécessaire, des pêches sont organisées avec les pêcheurs et la Fédération de pêche de Loire-Atlantique pour déplacer les poissons vers des secteurs plus doux du marais ; les éclusiers repèrent à la jumelle les mouettes et les cormorans qui s’attroupent quand le poisson est affaibli. Progressivement un gradient de salinité s’établit dans le marais et certaines espèces comme le bar et le mulet viennent depuis l’estuaire se nourrir dans ces chenaux temporairement et partiellement estuarisés. Ici, c’est le glissement de l’identité de l’éclusier qui se produit, son rôle politique de régulation des conflits, associé à la régulation des niveaux d’eau et désormais étendu à la préservation des populations piscicoles du marais, est devenu une cosmopolitique [23]. À l’issue de ce parcours au sein des collectifs estuariens singuliers avec lesquels nous avons établi nos propres relations, la co-production d’un savoir (Ingold 2014 : 391) a peu à peu pris forme dans ce compte-rendu. Tentons maintenant de synthétiser leur mode de composition avec les épreuves du Capitalocène [24]

Épreuves révélatrices

Nous avons évoqué quelques effets de l’accroissement du volume oscillant de la marée depuis 1976 qui anticipe sur l’élévation attendue du niveau marin, comme ceux de la sécheresse, des étiages de Loire et de la douceur hivernale particuliers à la période 2016-2017, et désormais caractéristiques de notre Capitalocène. En nous inspirant de différentes traductions décrites par Latour (2005 : 261-292), nous tentons ici une typologie des modes de composition avec ces évènements des collectifs d’hommes, de bêtes de plantes et de choses dont cette enquête nous a permis de rendre compte

Tableau I : modes de composition des collectifs hybrides avec les événements hydrologiques et climatiques au sein de l’estuaire de la Loire

Disparition d’alliés Rupture d’alliance Déplacements de collectifs Substitution d’alliés Détournement d’alliance par un collectif plus puissant Extension des collectifs Aliénation Mobilisation de savoirs Emergence de communs latents
• Perte des vannages qui permettaient le baignage avec les marées du 15 août
• Le colmatage du marais avec les sédiments de Loire n’est plus pratiqué
• Disparition des saules à Pierre-Rouge
• Le flot de marée trop puissant à la suite des dragages augmente la salure de l’estuaire
• La sécheresse augmente l’étiage du fleuve
• Crème de vase qui recouvre les pêcheries de bourgnes colonisées par les balanes
• L’herbe est grillée par les remontées de sel des marais tourbeux
• Les hérons se déplacent pour faire leurs nids ailleurs, et avec eux les ornithologues qui les étudient
• Les pêcheurs vont pêcher sur la Mayenne
• La Puccinellie maritime remplace l’Agrostis stolonifère
• Quand le niveau d’eau basse dans le marais en été, l’eau de l’estuaire y est envoyée
• Les vaches sont abreuvées par l’eau de la carrière, d’un forage, ou du réseau
• Des barbelés sont posés pour contenir les vaches que les douves vides ne contiennent plus
•Tannages d’autres cuirs que ceux des poissons
• L’eau de la nappe est détournée pour l’activité industrielle
• La pêche à la civelle est désormais interdite aux pêcheurs amateurs depuis 2006
• SMS d’information sur la salinité « entre éclusiers et éleveurs
• Cartographie des niveaux de salinité sur le site du SBVB
• Consultation par les pêcheurs et par les éclusiers des sites météo, notamment ceux liés au surf, plus précis
• Oiseaux indicateurs de mortalité des poissons sauvés par pêcheurs et éclusiers
• Eau normalisée sur les aspects chimiques et bactériologiques • Savoirs au sujet des remontées de sel qui grille l’herbe en période sèche
• Échanges de savoirs entre éleveurs de générations et de structures de marais différents au sujet des pratiques de baignage
• Informés par les oiseaux, pêcheurs et éclusiers s’associent pour sauver les poissons de la salinité
• Agriculteurs et leurs engins dénoient le bateau dévaseur des éclusiers démunis
• Agriculteurs et éclusiers remettent en place des ouvrages qui permettent le baignage estival et d’attirer la pluie orageuse



Tout d’abord, nous avons assisté à la disparition d’alliés et au déplacement des collectifs dans le cas de l’héronnière de Pierre-Rouge qui, faute de saulaie anéantie par l’eau salée, s’est déplacée vers d’autres boisements, et avec, les ornithologues qui s’en sont fait une spécialité. C’est aussi le cas lorsque la Loire, devenue trop instable à l’automne, contraint les pêcheurs à prendre des lots de pêche sur des rivières à régime plus soutenu pendant les étiages, comme la Mayenne. Dans ces deux cas, heureusement, des « terres d’accueil » étaient disponibles à proximité.
Puis nous avons assisté à des ruptures d’alliances lorsque la crème de vase est venue empêcher les pêcheurs aux bourgnes d’accéder à leurs engins de pêche, et que les balanes sont venues les alourdir, ou bien comme dans le cas où les remontées de sel dans certaines prairies ont grillé l’herbe en place.
Dans certaines situations, des alliés se substituent à d’autres. C’est ainsi que l’agrostis stolonifère est peu à peu remplacée par la puccinellie maritime qui supporte mieux l’augmentation de la salure de l’eau. Ce sont aussi les envois d’eau estuarienne pour combler les déficits d’eau estivaux dans le marais, ou bien le remplacement de l’eau des chenaux trop salée par de l’eau du réseau, des forages ou du Trou Bleu, comme le remplacement des cuirs d’anguille par des cuirs de poisson puis de mammifères.
Certains collectifs se trouvent isolés face aux épreuves : c’est le cas de l’éleveur de l’île Pierre-Rouge, coupé des alliances potentielles avec les chasseurs du fait du changement de propriétaire qui désormais interdit la chasse dans cet espace, il est réduit à l’emploi de son tracteur pour entretenir sa passerelle régulièrement dévastée par le flot de marée. La situation de cet éleveur révèle par ailleurs le déphasage temporel de certaines associations : la mobilité des chenaux de marée de l’île Pierre-Rouge, nécessite chaque année une restauration du dispositif de franchissement alors que son nouveau propriétaire, suivant une logique financière et réglementaire, cherche de son côté une solution définitive, cependant peu réactive face aux effets récurrents des cycles de marée. Le détournement d’un allié par un collectif plus puissant est illustré par le cas de l’eau de la nappe de Campbon capturée par la CARENE [25] et revendue aux agriculteurs, ou encore de la civelle, dont la pêche est désormais interdite aux pêcheurs amateurs par la réglementation depuis 2006. Un partenaire devenu trop imprévisible entraine son remplacement par un substitut marchand : c’est le cas de l’eau de l’estuaire devenue trop salée, remplacée par celle du réseau d’eau potable où il suffit d’ouvrir un robinet pour abreuver le bétail avec une eau normalisée, chimiquement et biologiquement.
Nous avons aussi observé l’émergence d’espaces de coordination virtuels, étendus, équipés : les appareils de mesure de la salinité, associés aux bulletins météos des sites de surf, et aux téléphones portables permettent aux éclusiers de coordonner plus finement leurs envois d’eau avec les agriculteurs que par le passé. De leur côté, les pêcheurs de Loire suivent les mouvements d’eau grâce aux informations en direct du service de prévision des crues de la DREAL (Vigicrues), et grâce au Grand port maritime, suivent les données des marégraphes de l’estuaire transmises par un réseau satellite. Certains savoirs savants et profanes sont mobilisés, comme dans le cas des prairies où l’herbe est grillée par la remontée de sel depuis les stocks dans le sol du marais ; cette mobilisation permet aux éleveurs de ne pas imputer la cause de cette sénescence précoce aux envois d’eau salée pour lutter contre la jussie.
Enfin des communs latents émergent d’une mobilisation par attachements [26], comme dans le cas du sauvetage des poissons par les éclusiers alliés aux pêcheurs et informés par les oiseaux, ou dans le cas du sauvetage du bateau dévaseur par les agriculteurs et leurs engins prêtant secours aux éclusiers démunis. La « co-imagination de possibles futurs » (Ingold 2014 : 392) est aussi à l’œuvre quand les éclusiers et les éleveurs s’associent pour tester les possibilités de restaurer le baignage estival afin de baigner les prairies et d’y faire pleuvoir les nuages orageux d’août qui sinon passent sans verser une seule goutte. En réalisant ce travail, nous favorisons aussi les échanges de savoirs à ce sujet entre des éleveurs que les différences de générations ou de structures de gestion de marais n’avaient jusque là pas permis de se rencontrer.
Ces épreuves climatiques permettent donc de révéler, au sein de la Loire estuarienne et des marais associés, la diversité des modalités de comportement des collectifs à l’œuvre, pour s’y maintenir, se déployer, s’y déplacer ou parfois disparaître. Cela nous permet de reformuler encore plus vigoureusement notre proposition initiale : ce n’est qu’au plus près de leurs modes de prise mutuels qu’il est possible de restituer les richesses de ces agencements d’humains et de non-humains. Une écologie des relations est possible, à condition de prêter attention à la manière dont se nouent ces relations, davantage qu’en tentant de croiser des mesures et/ou des points de vue distants qui concernent ces êtres et ces choses. Nous reconnaissons dans l’injonction d’Anna Tsing (2017) à développer l’« art de l’attention » [27], une urgence semblable à celle qui nous anime à construire de « nouveaux outils pour observer » les collectifs d’êtres et de choses du Capitalocène (Tsing 2017 : 63). Nous voyons aussi dans le double sens de cet « art de l’attention » un possible remède à cette nouvelle ère : prêter attention et prendre soin. Gageons que ce compte-rendu, même s’il n’ajoute rien aux savoirs détenus pas les uns et les autres, en apporte une compréhension plus complète, invite au dialogue, à la vigilance, à la réparation des injustices, et offre des prises mutuelles à ces collectifs face à la tempête qui s’annonce.

Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier l’ensemble des interlocuteurs qui ont bien volontiers accepté de se rendre disponibles lors de nos entretiens et observations de terrain, François-Xavier Trivière, Bruno des Robert et Jean Pichot pour leurs archives, le ministère de la Culture, et notamment le Département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique de la Direction générale des Patrimoines pour le financement de ce projet, la maison Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil pour son soutien, ainsi que les relecteurs anonymes et l’équipe éditoriale pour leurs suggestions d’amélioration des versions antérieures de ce texte.

add_to_photos Notes

[1Nous nous sommes rencontrés sur ce terrain : Éric Collias l’explore depuis 2013 à partir d’un questionnement sur l’innovation socio-technique au sein des dispositifs de gestion des eaux du marais. Anatole Danto le pratique depuis 2013, s’intéressant à l’anthropologie des pêches. Nos questionnements individuels ont pris une forme élaborée conjointement qui fut lauréate de l’appel à projet pour le Patrimoine culturel immatériel initié par le Ministère de la culture au titre de l’année 2017.

[2Cette approche, développée plus loin, est inspirée, pour Éric par les travaux de Gregory Bateson, Tim Ingold, Michel Callon, Bruno Latour, Philippe Descola, Anna Tsing et pour Anatole, par ceux de Clifford Geertz, Henry P. Huntington, Tim Ingold, Joonas Plaan, Aliette Geistdoerfer, Philippe Descola.

[3Au sens de Mermet, « mode de conduite du milieu telle qu’elle résulte de l’ensemble des actions humaines qui l’affectent » (1992 : 57), que l’auteur tient ainsi à distinguer de la gestion intentionnelle, de nature stratégique ; ce sens est pour nous enrichi de l’approche acteur-réseau, qui nécessite de considérer la puissance d’agir des agencements d’humains et de non-humains et non plus seulement les seuls acteurs humains.

[4Lors du séminaire « Anthropologie Générale, à l’interface des sciences sociales et des sciences naturelles », le 10 novembre 2016 à l’EPHE, [https://www.youtube.com/watch?v=NV2_mweq70Q], Philippe Descola (35’) insiste sur le fait que l’adaptation est une « co-construction de niche écologique » qui implique les humains et les autres êtres avec lesquels ils sont associés et qui, ensemble, modifient le milieu qui leur permet ainsi de subsister et non pas de l’adaptation d’une société humaine qui serait « parachutée du ciel […] pour s’adapter à un environnement ».

[5L’emploi du terme « dépeupler » concerne la démarche qui consiste parfois à produire des solutions aux problèmes environnementaux très performantes du point de vue des modèles qui les soutiennent mais qui, du fait de leur faible prise en compte de l’écologie des relations entre humains et non-humains restent abstraites et rencontrent un écueil lors de leur implémentation menée à grand renfort de réunions et d’ateliers participatifs conçus après coup pour produire de l’“acceptabilité sociale“.

[6En plus de l’observation participante, qui aussi est l’occasion d’échanges, et des entretiens semi-directifs, nous employons l’élicitation des documents que nos interlocuteurs mettent en circulation, comme par exemple des photographies, que nous présentons à d’autres interlocuteurs individuels ou en groupe afin de recueillir leurs commentaires ; nous présentons aussi des archives aériennes afin de comprendre certaines recompositions, ainsi que les séquences vidéo que nous réalisons.

[7François-Xavier Trivière, alors ethnologue à l’association Estuarium, a mené des entretiens en 1997-98 auprès des éclusiers et gestionnaires des marais de Basse-Loire pour une recherche financée par la Mission du patrimoine ethnologique du Ministère de la culture et de la communication, et nous a confié une partie de ses archives sonores sous la forme de cassettes audio.

[8L’étiage correspond au niveau des eaux le plus bas.

[9Zone plus ou moins étendue de turbidité due à la floculation des vases lors de la confrontation des eaux de mer et du fleuve.

[10Voir Lebailleux (2018).

[12Des entretiens ont eu lieu avec des pêcheurs amateurs aux engins et aux filets sur les eaux du domaine public fluvial, un pêcheur amateur aux lignes, des pêcheurs amateurs aux engins sur le domaine public maritime, des pêcheurs professionnels fluviaux en activité et retraité, et des marins-pêcheurs en activité. Au total, 14 pêcheurs ont été enquêtés à ce sujet.

[13Métadonnées de l’entretien complet disponibles en ligne : https://cocoon.huma-num.fr/exist/crdo/meta/crdo-DAA_014.

[14VNF est l’établissement public en charge de l’entretien des balises de navigation.

[15Engin de pêche à l’anguille d’avalaison.

[16« Anguille de moins de 12 cm » selon la terminologie administrative.

[17Engin de pêche composé d’une nasse associée à un entonnoir tressé en osier, sarment de vigne et ormeau, posé sur l’estran vaseux et ciblant spécifiquement l’anguille.

[18GAEC : groupement agricole d’exploitation en commun.

[19Les génisses sont distinguées par les marques jaunes ou rouges aux oreilles.

[20Les douves constituent le réseau tertiaire entourant les parcelles et dont l’entretien est à la charge des éleveurs. Par manque d’entretien ou en période de sécheresse, elles perdent la capacité de contenir le bétail, et certains éleveurs leur substituent le fil barbelé pour cette fonction.

[21Pacte des acteurs locaux pour lutter contre la jussie, porté par le PNRB (Parc Naturel Régional de Brière).

[22Parc Naturel Régional de Brière.

[23« Si le cosmos désigne tout ce qui est, il doit alors être élargi, selon son sens littéral, à l’ensemble des entités non-humaines qui participent aux actions humaines » (Latour 2007 : 4).

[24Nous préférons pour notre époque géologique ce nom emprunté à Donna Haraway (2015), à celui d’Anthropocène car, si l’humanité a toujours manipulé les écosystèmes dans lesquels elle a créé des niches (Descola (2015), c’est, parmi les modes de composition du monde, le mode capitaliste qui, avec l’accélération des échanges marchands, a extrait sans commune mesure les ressources du globe terrestre et que nous souhaitons ainsi désigner.

[25Communauté d’agglomération de la région nazairienne et de l’estuaire.

[26« L’attachement désigne à la fois ce qui émeut, ce qui met en mouvement, et l’impossibilité de définir ce faire faire par l’ancien couplage de la détermination et de la liberté. » (Latour 2000 : 16-17).

[27La traduction française par « l’art d’observer » perd selon nous le double sens original de « art of noticing ».

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Pour citer cet article :

Éric Collias, Anatole Danto, 2019. « Éco-anthropologie en Basse-Loire : des collectifs à l’épreuve du flot, du doux et du sec ». ethnographiques.org, Numéro 38 - décembre 2019
Approche anthropologique des changements climatiques et météorologiques [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2019/Collias_Danto - consulté le 20.04.2024)
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