Compte-rendu d’ouvrage

WATEAU Fabienne, 2016. On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal

WATEAU Fabienne, 2016. On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal. Paris, Éditions de la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme.


Le livre de Fabienne Wateau plonge le lecteur dans la "grande histoire" internationale de l’édification de barrages hydrauliques et de ses effets locaux à l’échelle d’un village touché par la construction d’un de ces grands ouvrages. L’auteure passe par une narration ethnographique expérimentale en associant, à la manière des éditions scolaires publiant une œuvre et son appareil critique, une pièce de théâtre et ses commentaires. La pièce raconte la "petite histoire" du village de Luz, une communauté villageoise d’une région agricole de l’Alentejo, dans le sud du Portugal. Contrainte de quitter leur vieux village qui sera submergé au début des années 2000 par la plus grande retenue d’eau européenne, le barrage d’Alqueva, la population devra alors s’installer à quelques kilomètres, dans un village nouvellement construit par l’entreprise du barrage, en luttant pour obtenir des compensations et une vie qu’on leur promet meilleure. Voilà l’argument de la pièce qui rassemble dans un même récit la tristesse du départ du lieu des ancêtres, l’ironie matérialiste des ingénieurs du barrage et du nouveau village, la résignation de beaucoup, la lucidité des plus sages et les errements de ceux qui tentent de ne pas y perdre au change. Drame du développement et de l’aménagement du territoire, On ne badine pas avec le progrès se lit comme la chronique d’une société européenne périphérique qui tente de se débrouiller avec ses ressources naturelles, ses aspirations à la modernité et la force des structures économiques et politiques qui lui proposent un avenir dont la maîtrise lui échappe, mais auquel elle se résigne finalement. La dimension quasi tragique de la pièce se révèle dans l’acceptation, âprement négociée par les deux parties, du déplacement matériel du village et d’un futur hypothétique fait de maisons confortables, de terres de cultures irriguées, de touristes internationaux et d’emplois pour les jeunes générations.

Si on peut lire cette pièce de théâtre comme un objet littéraire qui possède sa propre force narrative, elle n’est pas une œuvre de fiction à proprement parler. En prenant acte des critiques de l’écriture ethnographique de la fin du vingtième siècle (Clifford et Marcus 1986), Fabienne Wateau construit un agencement théâtral à partir de fragments de discours des multiples acteurs qui ont pris part ou ont été concernés par le déplacement du village. Les extraits sont piochés parmi les carnets de terrain de l’ethnologue ou les films documentaires autour de ce "drame" local [1]. La pièce est éclairée par des chapitres analytiques et l’ouvrage présente ainsi une contextualisation globale des politiques hydrauliques, les portraits actualisés des personnages, des commentaires sur les thèmes sociaux et historiques traités dans la pièce, une lecture d’ensemble des articles de presse publiés pendant le processus de déplacement, et une conclusion qui vient revisiter le terrain douze ans après les faits.

La démarche d’écriture de Fabienne Wateau est à la fois originale et classique, car elle propose une façon rare de rendre compte de l’ethnographie – l’écriture théâtrale est utilisée par l’intervention sociale, les activistes politiques ou quelques sociologues contemporains – et elle y ajoute l’analyse plus familière des sciences sociales, en jouant sur les échelles et les contextes dans les parties de commentaires : comparaison internationale, évocation des politiques publiques, grands récits du progrès, rôle et discours des médias, approches biographiques. Pour les anthropologues friands d’anecdotes brutes, de personnages significatifs, de situations révélatrices, ou de métonymies qui résument en quelques mots l’état d’esprit qui préside à un événement, le système social ou les caractéristiques d’un groupe, le choix de l’écriture théâtrale et l’agencement du livre présente de manière convaincante un projet d’anthropologie d’un fait social contemporain, entre morceaux ethnographiques savoureux et mise en perspective générale et historique. Le pari est gagné. Le pouvoir évocateur des scènes qui font revivre des moments cruciaux d’une communauté locale face à son destin (discussions entre ingénieurs, doutes sur l’avancement des travaux, remise des clés, visite du village par des touristes avant submersion, commentaires amers des habitants) nous permet de partager un peu de l’intimité de la relation ethnographique nouée par Fabienne Wateau au village et d’entrer directement dans les situations critiques qui ont fait l’histoire du déplacement.

Les chapitres d’analyse éclairent quant à eux des dynamiques globales d’aménagement du territoire et de planification agricole, des enjeux environnementaux et des reformulations de parcours de vie, des hiatus entre des usages coutumiers des ressources et des récits du progrès d’un territoire et d’une population qui se voit imposer des orientations qui ne sont pas les siennes. En ce sens, l’œuvre de Fabienne Wateau s’inscrit dans une longue tradition de l’ethnographie qui donne une voix à ceux que leur faible capital social ou culturel empêche de contrôler leur vie et leur futur face à des machineries administratives, financières ou intellectuelles qui les dominent. Ce point est particulièrement sensible dans le chapitre consacré à l’actualisation des situations des personnages que l’on a quittés, dans la pièce, au moment de leur installation dans le nouveau village. On en apprend ainsi plus sur les dynamiques migratoires, les formes de parenté, les stratégies et les formes de régulations du pouvoir que dans la pièce elle-même, qui cristallise les émotions et les sentiments, les aspirations et les doutes des personnages. La dimension proprement politique du livre se lit ainsi comme un sous-texte qui fait de la résignation et de la résilience finalement constatées par l’auteure, l’aboutissement d’un long processus, qui se termine par un retour ironique et presque désespéré au point de départ : « Sans doute [les habitants de Luz] n’avaient-ils pas imaginé qu’un retour complet à l’oubli et à l’isolement était possible. Comme si ce processus n’avait jamais existé, comme si ce barrage n’avait jamais été construit. De quoi inventer une bonne blague alentejane au village, pleine d’autodérision » (p. 134).

Le livre composé de parties ethnographiques et analytiques complémentaires ne se résume pourtant pas à un essai de renouvellement assumé et revendiqué de la pratique textuelle de l’anthropologie. Même si le fait n’est jamais évoqué en tant que tel, l’ouvrage recèle également plus de soixante illustrations, dont une cinquantaine de photographies de l’auteure. On apprend par ailleurs que l’auteure utilise la caméra et on sait qu’elle a déjà produit plusieurs films, dont elle a extrait certains passages pour le texte de sa pièce. Ces images entretiennent un lien intime avec l’argumentation et n’en constituent pas simplement des répétitions iconographiques. Elles participent de l’écriture ethnographique au même titre que les autres dispositifs mis en place par l’auteure. Les portraits actualisés écrits sont systématiquement doublés par des photographies des personnes en question, dans des situations d’interaction sociale et dans leur contexte quotidien, leurs vêtements, leurs postures, leurs coiffures. Le processus temporel de la construction du nouveau village est évoqué par des images des visites de chantiers, des vues d’ensemble du village, des panoramas du paysage environnant, des oliviers centenaires en attente de replantation, et l’on voit les habitants se confronter physiquement avec leur vie future, en déambulant dans les rues du nouveau village en construction, en regardant passer les touristes, ou en tentant de lire les plans des ingénieurs. D’autres photographies fabriquent à elles seules des vignettes qui dépassent le propos du livre et révèlent la sensibilité de l’auteur à la puissance ethnographique des images. Parmi bien d’autres, notamment l’image de la couverture qui montre l’ancienne route qui plonge dans l’eau de la retenue, je retiendrai la photographie de la jeune fille de dos portant un t-shirt au nom de son village et une casquette à celui de l’entreprise du barrage (p. 49), celle de la discussion entre une vieille dame et un ouvrier noir au nouveau village (p. 74), ou celle du groupe d’enfants (p. 133). Ces images suggèrent des thématiques peu ou pas abordées dans le texte : la présence visuelle et institutionnelle de l’entreprise du barrage dans la vie quotidienne, l’intégration des ouvriers dans une économie locale bouleversée quelques années durant la construction, le souci du futur des enfants du village, malgré la résignation désabusée des adultes. Sauf à se revendiquer de l’anthropologie visuelle, peu d’entre nous se posent frontalement la question de savoir ce qu’apporte ou ce que produit l’insertion d’une image à côté de nos textes et nous laissons peut-être à nos imaginaires anthropologiques le soin de construire ces liens entre narration ethnographique, argumentation analytique, et illustrations sélectionnées par l’auteur dont on lit les lignes. Le livre de Fabienne Wateau nous donne l’occasion d’y réfléchir et (re)met sur l’établi de l’ethnographe la question des modalités de son écriture.

Si le savoir d’Ogotemmêli, formaté par l’écriture de Marcel Griaule (1948), est constamment rejoué par les Dogon d’aujourd’hui, on attend avec impatience qu’un metteur en scène monte la pièce de Fabienne Wateau. Beau chantier ethnographique en perspective. Mais il y a fort à parier que Tia Rita, qui ouvre la pièce, assise à sa cheminée alentejane, saisisse les spectateurs, comme elle m’a saisi, avec sa formule définitive, inspirée et prophétique « Ils veulent faire une mer », qui donne d’ailleurs son titre à l’édition portugaise du livre (Wateau 2014).

add_to_photos Notes

[1L’auteure a utilisé ses archives vidéo, ses documentaires (Wateau 2011a et 2011b) ou des réalisations d’autres chercheurs.

library_books Bibliographie

CLIFFORD James et MARCUS Georges (dir.), 1986. Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography. Berkeley, University of California Press.

WATEAU Fabienne, 2011a. Un chant pour cause de barrage, film ethnographique, 6’, cellule audiovisuelle CEM/IIAC-CNRS, Paris [en ligne sur le site de la vidéothèque du CNRS : http://videotheque.cnrs.fr/doc=2918].

WATEAU Fabienne, 2011b. Ma parenté au village, film ethnographique, 18’, cellule audiovisuelle CEM/IIAC-CNRS, Paris. [en ligne sur le site de la vidéothèque du CNRS : http://videotheque.cnrs.fr/doc=2919].

WATEAU Fabienne, 2014. « Querem Fazer um Mar… ». Ensaio sobre a barragem de Alqueva e a aldeia submersa da Luz. Lisboa, ICS.

GRIAULE Marcel, 1948. Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli. Paris, Editions du Chêne.

Pour citer cet article :

Cyril Isnart, 2019. « WATEAU Fabienne, 2016. On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2019/Isnart - consulté le 19.03.2024)
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