Des collines kurdes aux hautes terres de Nouvelle-Guinée :
Entretien avec Fredrik Barth

Paris, le 8 juin 2004.

Sommaire

Table des matières

Cet entretien avec Fredrik Barth a été effectué et traduit de l’anglais par Alessandro Monsutti et Boris-Mathieu Pétric.
Paris, le 8 juin 2004.

Itinéraire personnel et formation

AM : Nous aimerions commencer cet entretien en évoquant votre formation. Vous avez étudié en Norvège, puis en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Pouvez-vous nous expliquer votre itinéraire et les personnes qui ont été importantes dans votre parcours intellectuel ?

FB : Mon père était géochimiste, géologue en Norvège et j’ai toujours pensé que j’allais devenir moi-même un chercheur. J’ai grandi en Norvège pendant la guerre, j’ai eu une scolarité normale là-bas puis nous avons déménagé. Mon père a été invité comme visiting professor à Chicago en 1946. Je venais de terminer le lycée. Nous avons donc déménagé avec lui et je me suis inscrit à l’Université de Chicago. J’y suis resté trois ans et j’ai obtenu mon Master, dans le cadre duquel j’ai étudié l’anthropologie physique et la paléontologie, mais je n’avais pas fait d’anthropologie sociale pendant ces années. Je suis rentré en Norvège en ayant l’envie de repartir pour faire une thèse de doctorat. J’avais entendu parlé de Raymond Firth et je suis allé passer un an à Londres où j’ai rencontré un anthropologue qui était totalement inconnu à cette époque : Edmund Leach. J’ai beaucoup de respect pour Firth, mais je suis tombé complètement sous le charme de Leach. C’est pour cette raison que lorsqu’il a été nommé à Cambridge, je me suis moi-même inscrit là-bas avec l’aide d’une bourse norvégienne.

BP : Vous étiez à Chicago au moment de l’affirmation de la grande école de sociologie qualitative...

FB : C’était une grande époque pour deux raisons. Premièrement, nous avions un extraordinaire corps professoral. Deuxièmement, c’était l’époque où les portes des universités se sont ouvertes aux GIs américains. Il y avait ainsi toute une génération d’étudiants plus âgés qui n’auraient sinon jamais eu la chance de recevoir une éducation supérieure, mais qui étaient brillants.

BP : A cette époque, la ville de Chicago rencontrait des problèmes d’intégration des nouveaux migrants. En quoi cette expérience a été importante pour vous ? Vous êtes vous senti dans la peau d’un étranger ?

FB : Non je n’ai pas commencé comme cela. J’ai tout d’abord été marqué par l’enfermement en Norvège sous l’occupation. Et subitement, les portes se sont ouvertes, nous avons pu voyager à l’étranger et découvrir le monde, c’était une expérience libératrice. Je n’ai ainsi pas développé à cette époque de réflexion concernant les problématiques de l’ethnicité ou de la migration.

AM : Vous êtes norvégien, en quoi cela est-il important au regard de l’éducation que vous avez reçue ? Vous n’êtes pas ressortissant d’un pays, comme de nombreux anthropologues français ou anglais, qui avait des colonies. Très souvent, beaucoup de gens font un lien entre anthropologie et colonialisme, mais pour vous cela était différent.

FB : Je viens d’un petit pays, avec une influence politique insignifiante. Nous pouvions nous sentir du côté des petites nations et n’étions pas perturbé par le colonialisme. Cela m’a simplifié la tâche...

BP : ...mais aussi pour votre sensibilité ?

FB : Oui, bien sûr, la Norvège était un pays marqué par la social-démocratie. Il y a en Norvège une profonde idéologie d’égalitarisme et de liberté. Les Norvégiens sont nationalistes mais sans l’aspect agressif du nationalisme. Il y avait une fierté identitaire que j’espérais et je souhaitais garantir à n’importe qui d’autre aussi.

BP : Lorsque vous étiez sur le terrain, par exemple dans la vallée du Swat au Pakistan, vous étiez dans une situation post-coloniale. Est ce que votre regard et votre expérience étaient finalement différente de ceux vos collègues citoyens britanniques ? Quelle a été votre expérience ?

FB : Je n’étais pas identifié à l’empire britannique ; les autochtones étaient des gens très sophistiqués...ils disaient, d’accord, tu es d’un petit pays neutre.....mais qui te paye ? En fait, j’étais payé par une bourse du gouvernement norvégien qui était très modeste. D’ailleurs, je pense que c’est le meilleur moyen de financer un anthropologue. Si on est soi-même dans une situation financière limitée, on est obligé de vivre parmi la population et on n’est pas tenter de créer une différence.

AM : Comment avez-vous planifié des terrains si différents ? Vous avez effectué votre premier terrain au Kurdistan, puis dans la vallée de Swat au Pakistan, et ensuite vous avez été parmi les Basseri, au Baloutchistan...

FB : Imaginez vous la carte du monde dans les années 1928-1929. Il y avait déjà des travaux d’anthropologie sur l’Asie du Sud-Est, sur le Pacifique Sud et sur l’Afrique. Il y avait un espace complètement vide qui allait de l’Inde — où cela venait juste de commencer — jusqu’au Moyen-Orient, qui était pratiquement un espace vierge. J’ai donc pensé que cela serait l’endroit le plus intéressant. Je me suis débrouillé pour trouver un arrangement... j’avais un financement très limité pour mon premier terrain, mais je me suis mis d’accord avec un de mes professeurs de Chicago, qui était archéologue, pour l’accompagner sur un site de fouilles qui se trouvait en Irak. Je serais son spécialiste des os de poisson. C’était de l’anthropologie physique. J’ai donc utilisé ce terrain pour me rendre sur place. Et quand l’expédition est repartie à la maison... je suis resté.

AM : Cela n’avait donc rien à voir avec Leach, qui a lui aussi été au Kurdistan ?

FB : Non c’était une pure coïncidence.

AM : Et après le Kurdistan ?

FB : Après le Kurdistan, je voulais continuer sur le Moyen-Orient et sur l’organisation politique tribale. Les zones les plus intéressantes pour cela étaient, selon moi, les zones tribales entre le Pakistan et l’Afghanistan, où il n’y avait pas d’Etat qui venait perturber le système tribal. Il se trouve que nous avions à Oslo un très bon philologue et linguiste spécialiste des langues iraniennes, Morgenstierne, qui parlait couramment le pachtou. J’ai donc eu la possibilité d’étudier le pachtou avec lui et d’être ainsi bien préparé pour affronter le terrain. Il était très difficile d’obtenir une autorisation pour aller faire du terrain dans cette zone. La vallée du Swat a été un compromis. Je voulais aller au Waziristan, mais les autorités pakistanaises ont refusé. Nous nous sommes mis d’accord, si bien sûr le wali du Swat m’acceptait. Je suis donc rendu à l’intérieur de l’Etat du Swat, dans la basse vallée où il y avait des colons.

BP : Vous n’avez pas étudié uniquement des sociétés du Moyen-Orient. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez décidé de travailler dans d’autres aires culturelles, ce qui est un peu original dans la carrière d’un anthropologue. Dites-nous ce que ces choix représentent pour vous au regard de la discipline et des discussions actuelles sur les aires culturelles ?

FB : Il s’agissait d’un choix purement personnel, car j’aimais l’aventure... mais je pense aussi que c’est un aspect important de l’anthropologie que de ne pas être un spécialiste d’une aire culturelle ; nous devons être des anthropologues généralistes. Il y a partout des gens, des sociétés, des cultures et il est plus profitable de se concocter soi-même un programme comparatif tout en contribuant à des ethnographies particulières. J’ai donc toujours été à la recherche d’occasions intéressantes et de défis pour faire du terrain, où je pourrais trouver de matériaux inédits, de nouveaux faits. Mais j’ai toujours choisi ces terrains en fonction de la perspective thématique que je voulais traiter. Et ces premières années, j’étais intéressé par l’organisation politique dans l’aire tribale.

BP : Pourquoi avez-vous décidé de commencer par ce thème ?

FB : Parce qu’on voit le politique dans sa forme brute, d’une autre façon, au lieu d’évoluer dans un Etat où tout est bureaucratisé et mis en ordre. Dans une région tribale, on voit les gens en situation de conflits politiques, avec violence et brutalité. Je pensais donc que je serais en mesure de comprendre ces processus élémentaires en réalisant ce type de terrain. En outre, j’avais un collègue et ami, Robert Pehrson, qui travaillait au Baloutchistan. Il est mort sur le terrain. Nous étions amis. Il avait en fait effectué son premier terrain chez les Lapons, les Sami. Je ne le connaissais pas à cette époque, mais je l’ai rencontré plus tard. Nous avons décidé que nous allions étudier les relations entre nomades et sédentaires dans une sorte de programme futur. C’est pour cela qu’il a choisi de travailler au Baloutchistan. Il est mort sur le terrain et j’ai hérité de ses notes de terrain. Puis j’ai essayé de mettre en ordre ses données. J’avais entre-temps travaillé sur les nomades Basseri, après le Swat mais avant le Balouchistan.

BP : Pourquoi avez vous décidé de changer de thématique et de ne pas poursuivre votre investigation du politique ?

FB : Parce que j’avais envie d’explorer divers enjeux théoriques et j’étais aussi intéressé par des questions d’ordre méthodologique, je l’ai toujours été ! Cet enchaînement me semblait donc naturel...

BP : ...une influence paternelle ?

FB : Non pas vraiment...mon père était géochimiste. Mais j’aime différents biotopes, j’aime les senteurs de climats et d’environnements variés. Bien sûr, tout le monde s’attend à ce que l’existence de populations nomades ait une dimension spéciale... Je ne suis pas sûr que cela soit le cas, mais c’est une forme de vie qui intrigue. J’avais aussi fait un petit travail en Norvège, en fait, sur des gitans, des rétameurs ambulants, pour comprendre le contraste entre une vie itinérante et sédentaire. Mais j’avais travaillé ensuite sur le Moyen-Orient et je voulais contribuer d’une manière ou d’une autre à l’anthropologie de la région... en terme d’enseignements aux populations locales. J’ai reçu une invitation pour séjourner un an, avec un financement des Nations Unis, à l’université de Khartoum au Soudan...en 1963-1964. Je suis parti à Khartoum et lorsque j’ai achevé mon travail, je suis allé faire du terrain au Darfour. Je pensais que le Darfour était intéressant, car il y avait un Sultanat dans un endroit vraiment surprenant. C’est pour cette raison que je l’ai choisi sans connaître exactement la situation réelle... Le Sultanat a continué à fonctionner pendant la Première guerre mondiale, en 1916, quelque chose comme cela. Mais en 1964, quand je suis arrivé là-bas... il avait disparu ! J’ai donc regardé un peu ce que je pouvais étudier à la place. J’ai commencé à m’intéresser à la sphère économique à partir d’un constat empirique intrigant : les maris et femmes ne faisaient pas ménage commun. C’est pour comprendre cela que j’ai fait de l’anthropologie économique.

AM : Et Oman ?

FB : Ce fut beaucoup plus tard. Après le Soudan, j’ai négocié un accord avec l’Université de Bergen dont je dépendais pour organiser un programme d’enseignement et de recherche commun avec l’Université de Khartoum. Quand cela était bien lancé, je me suis dit que j’avais fait du terrain en trois ou quatre endroits qui avaient des liens. J’ai eu envie d’étendre mon champ théorique à l’étude des rituels et de la religion ; pas les grandes religions du Livre, mais les religions tribales. J’ai eu un rêve dès que les hautes terres de Nouvelle-Guinée se sont ouvertes. La Nouvelle-Guinée pourrait être un endroit merveilleux pour faire du terrain. J’ai alors cherché de l’argent pour y aller.

BP : Vous avez donc commencé votre carrière dans des contrées vierges de tous travaux anthropologiques et là vous choisissez d’aller travailler en Nouvelle Guinée, où l’anthropologie est pratiquement née avec Malinowski. Comment expliquez vous que cela intervienne à ce moment là dans votre parcours ? Ressentiez-vous le besoin d’explorer des thématiques et des régions plus classiques ?

FB : Oui, j’étais en Nouvelle Guinée en 1968. J’étais à la recherche d’une région où il n’y avait pas eu d’activités missionnaires, pas de cultes du cargo, c’est à dire dans un endroit ayant un minimum de contact. J’ai trouvé un endroit de la région frontalière avec l’Indonésie où la population était en relation avec le monde extérieur depuis très peu de temps seulement. Les premiers contacts avaient eu lieu quatre ans avant que j’arrive. C’était tellement marginal qu’ils avaient dû voir trois officiers patrouilleurs, trois hommes blancs traversant leur territoire et c’était tout ! Je suis donc allé là-bas pour étudier la religion tribale. Peut-être que ma seconde innovation théorique a été de travailler en dehors du sens et du contenu du rituel. Quel mode de communication, quelle forme de connaissance étaient en jeu ?

AM : Vous avez travaillé sur le politique dans des régions où l’Etat était faible, voire absent, et vous avez travaillez sur le religieux où les religions institutionnalisées étaient absentes.

FB : Oui, en effet !

AM : Etiez vous d’une certaine manière à la recherche des structures élémentaires du politique et du religieux ?

FB : Dans un sens, oui. Pour le volet religion, cela était même beaucoup plus explicite parce que mon idée originelle était de vouloir observer la religion tribale des autochtones dans un contexte où je pouvais accéder à leur propre monde, dans lequel il n’y avait pas eu de contact avec l’extérieur, pas de livre sacré, rien d’autre que ce qu’ils possèdent dans leur vie présente. C’était d’une certaine manière une idée optimiste et naïve.

BP : Finalement une interrogation liée au phantasme de l’anthropologie de trouver et d’observer la genèse de la société, la genèse de la religion. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette obsession de l’anthropologie ?

FB : Et bien, je partage ce rêve romantique, je crois. Mais j’ai bien sûr conscience, aujourd’hui comme à l’époque, qu’il s’agit d’une vision simpliste et fantasque.

AM : Etes vous néanmoins toujours habité par ce rêve ?

FB : Oui, oui. Et je considère d’ailleurs qu’il a une certaine légitimité dans un sens car, dans une société relativement réduite, on peut savoir plus, on peut connaître la plupart de ses membres, il est plus aisé d’avoir une vision générale de leur vie totale. Quand il s’agit de religion tribale, vous n’avez pas besoin d’être théologien ou érudit et étudier les anciennes écritures. Tout est là et vous pouvez donc l’approcher directement à travers les méthodes de terrain de l’anthropologie. Et c’est le genre de travail que j’aime. Je n’aime pas les archives et je n’aime pas les vieux documents, j’aime les gens.

AM : Et si nous nous déplaçons maintenant vers Bali. Là aussi, il s’agit d’un terrain largement travaillé par les anthropologues...

FB : Il intervient bien plus tard. J’ai rencontré Unni [Wikan] après mon retour de Nouvelle-Guinée. Nous nous sommes mariés en 1972. Elle parlait couramment l’arabe et menait des recherches sur les banlieues déshéritées du Caire. Nous avons donc décidé de partir à un endroit où nous pourrions tous les deux travailler tout en étant un nouveau terrain. Il nous a semblé judicieux d’utiliser son incroyable facilité en langue arabe et nous avons choisi la région méridionale de l’Arabie. Nous avons déposé des demandes aux ambassades du Sud Yémen, du Nord Yémen et d’Oman. Le Sud Yémen a refusé, le Nord Yémen et Oman ont dit qu’ils acceptaient de nous rencontrer à l’occasion d’une conférence à Londres. Nous sommes allés à Londres et nous nous sommes rendus à l’ambassade d’Oman. L’ambassadeur nous a dit : « oui, vous êtes certainement les bienvenus », avant d’ajouter : « je ne suis pas sûr qu’Oman soit une bonne place pour les anthropologues, car il n’y en a jamais eu là-bas ! ». C’est pour cette raison que j’ai décidé d’aller là-bas... en 1974-1975, quelque chose comme cela !

J’ai par la suite été invité à retourner en Nouvelle-Guinée, parce qu’on avait trouvé de l’or à proximité de la région dans laquelle j’avais travaillé et la Nouvelle Guinée était devenue un pays indépendant. La Nouvelle-Guinée à l’époque de mon premier terrain était la seule colonie dans laquelle j’avais été. L’indépendance a été obtenue dans les années 1980. En conséquence, les autorités m’ont invité afin de les conseiller dans la manière de gérer les opérations minières auprès des populations locales. Et j’y suis allé et j’ai fait cela !!! J’étais intéressé à l’idée de travailler plus longtemps en Nouvelle-Guinée ou quelque part en Mélanésie. Mais Unni et un petit enfant m’accompagnaient. Unni a étudié la question et m’a dit : « oui, tu peux partir pour faire cela, mais ce n’est pas pour moi ». Je lui ai dit : « où veux tu aller ? Qu’est ce qui te convient ? ». Elle m’a répondu : « j’ai été dans les banlieues du Caire, dans le désert d’Oman et maintenant tu me proposes de vivre sous les tropiques en Nouvelle-Guinée... je veux un bel endroit ! ». Les brochures touristiques disaient que Bali était un endroit magnifique. Et avec quelques doutes, j’ai dit « OK, allons là-bas ! » C’est le plaisir de l’anthropologie de pouvoir choisir n’importe quel endroit qui vous plaît.

BP : Si nous revenons à votre expérience de conseiller politique en Nouvelle-Guinée... Que pensez vous rétrospectivement de cette expérience ?

FB : Ce fut une expérience très frustrante, parce que j’ai été d’une utilité très limitée, parce que je me suis très clairement rendu compte que je ne savais pas ce que cette nouvelle vie signifiait pour les Baktaman. Lorsqu’un anthropologue va auprès d’une population qui vit chez elle, tout lui appartient, et vous l’approchez dans ses propres termes. Lorsque je visitais une opération minière et que je rencontrais des gens tels que les Baktaman, je constatais qu’ils étaient particulièrement stressés par la situation. Comment pouvais-je découvrir ce qu’ils voyaient et comprenaient ? Ils étaient engagés par la compagnie, ce n’était plus eux mais d’autres qui déterminaient leur vie. Et comment pénétrer leur pensée pour comprendre la signification que tout ce qui se passait avait pour eux ? J’ai trouvé qu’il s’agissait de problèmes à la fois très stimulants et frustrants.

BP : Quel enseignement en avez-vous personnellement tiré sur les relations entre l’anthropologie et le pouvoir ? Il est fréquent que les décideurs sollicitent le savoir d’un anthropologue pour les conseiller et pour finalement ne pas l’écouter...

FB : ...oui, d’une certaine manière, j’ai fait du conseil et je continue d’en faire, et je ne pense pas que cela soit particulièrement problématique. Mais dans le cas particulier de la Nouvelle-Guinée, j’avais affaire à des personnes particulièrement simples que l’on allait chercher et qui étaient projetées dans les opérations minières. Je n’arrivais pas à vivre parmi eux, car je savais bien ce qu’était une mine. Je ne pouvais pas l’étudier à travers eux. J’avais mes propres préconceptions. Cela fut difficile, mais j’avais l’énorme avantage de revenir dans une région où j’avais déjà travaillé. J’avais été particulièrement chanceux lors de mon premier terrain en Nouvelle-Guinée et j’avais été très bien accepté par la population. J’ai même été initié formellement... ils ont un système assez complexe d’initiation mais ils m’ont laissé passer directement au niveau supérieur et j’ai fini parmi les Baktaman en tant qu’homme totalement initié. Cette histoire s’était répandue au sein de la population. Et lorsque j’utilisais le nom qui m’avait été donné par les Baktaman, ils avaient déjà entendu parlé de moi. Ils avaient entendu d’ailleurs des rumeurs exagérées sur la longueur de mon premier séjour. Cela leur semblait à la fois étrange et captivant. C’est ainsi que je pouvais aller partout ! Ils m’intégreraient volontiers et me raconter leurs secrets... tout leurs rituels, tout ce qui était secret pour eux. Cela n’est pas accessible aisément, mais parce que la rumeur était avec moi, tous les temples, tous les rituels m’ont été ouverts...

BP : Avez-vous gardé pour vous certains secrets ?

FB : Eh bien, vous pouvez lire mes publications. J’en révèle un certain nombre... je leur ai demandé si je pouvais le faire. « C’est dangereux pour toi, mais si tu racontes cela ailleurs loin, cela n’a pas d’importance... il faut que cela reste secret ici » me disaient-ils en précisant qu’il ne fallait pas le révéler aux femmes, à leurs femmes. Mais si je racontais tout cela chez moi, c’était mon problème. Dans un sens, j’ai clarifié cela avec eux avant.

Apports théoriques : autour de l’ethnicité et de l’anthropologie politique

AM : Si nous passions maintenant à la seconde série de questions concernant vos conceptions théoriques et vos contributions à l’anthropologie, même si nous en avons déjà parlé un peu. A propos de l’ethnicité, est ce que vous imaginiez une telle révolution scientifique ? Votre article « Ethnic groups and boundaries », publié en 1969, reste un texte classique après 35 ans. Comment vous est venue cette nouvelle manière d’aborder l’ethnicité ?

FB : Ma théorie de l’ethnicité est très liée à mon expérience de terrain. La dramatisation de l’anthropologie classique avait été produite en Mélanésie, dans de petites îles, à partir de petits groupes isolés, quand je suis allé faire mes terrains au Moyen-Orient. Il était clair que je n’étais pas sur une île ni dans des sociétés de petites dimensions. C’était au milieu d’un continent et il n’y avait pas de frontières telle qu’elles peuvent exister sur une île. J’étais attentif à ce problème mais je ne m’y suis pas intéressé directement, car j’étais occupé à comprendre les relations transactionnelles et politiques. Comme je l’ai expliqué, il y avait une différence entre mon expérience au Moyen-Orient et ce que j’avais pu voir sur le terrain des travaux plus conventionnels de l’anthropologie. J’ai commencé par ré-analyser la manière de penser l’ethnicité. Mon travail à Oman a été très important pour cela, parce que j’avais affaire à une sorte de communauté multi-ethnique d’une complexité beaucoup plus importante que je ne le pensais auparavant. Je dirais donc que la problématique théorique de l’ethnicité est née d’une situation de terrain. Je pense fondamentalement que ma manière d’analyser l’ethnicité, en particulier mon idée des frontières, est venue de cette contemplation théorique de la situation [omanaise]. J’avais anticipé cela dès mon premier terrain pakistanais. Lorsque j’étais au Swat, j’étais allé dans une région isolée du nord de la vallée. J’avais fait une excursion dans les montagnes et j’avais vu ces petites populations et le caractère tranché de la frontière entre les Pachtounes et les Kohistanis. Cela tenait à des caractéristiques écologiques. Et c’est là que m’est venue l’idée que ce ne sont pas les différences culturelles qui génèrent les frontières, qu’il y a d’autres facteurs plus spécifiques. C’est ce que j’avais à l’esprit lorsque j’ai commencé à aborder les questions théoriques de l’ethnicité.

BP : Vous nous parliez aussi d’une forme de protestation ?

FB : Oui, c’est vrai, c’était une protestation contre l’idée simpliste de l’anthropologie traditionnelle : il y a un peuple, un territoire, une culture et cela constitue des entités séparées. Il n’y a pas de séparation vraiment claire, il est évident que les gens franchissent ces frontières et s’assimilent. Pas seulement en voyageant de leurs lieux d’origine vers l’Occident mais aussi en voyageant localement et en changeant leur identité. En fait, j’ai été confronté à cela lors de mon premier terrain au Kurdistan. J’ai rencontré un homme, devenu l’une des personnes qui m’était la plus proche, qui m’a dit qu’il ne savait pas s’il était réellement Kurde, Arabe ou Turc, il était tout cela ! Oui, car il avait grandi dans ces identités et avait passé de l’une à l’autre. C’était une énigme, mais je n’en ai rien fait, je l’ai simplement gardée à l’esprit.

AM : Nous sommes également interpellés par le rôle de l’Etat, qui intervient de façon décisive dans la définition des identités, par exemple en Afghanistan en disant qui sont les Pashtounes, qui sont les Hazaras. Il ne s’agit pas seulement d’une interaction entre des populations au niveau local. Ne faut-il pas aussi prendre en considération la politique de certains Etats, mais aussi parfois le rôle de l’administration coloniale, qui met des populations dans des catégories ? Qu’en pensez vous ?

FB : Cela a joué un rôle très très important dans certaines régions du monde et à certaines périodes. Mais je pense que l’Etat n’engage son pouvoir et ne classe pour créer ce genre d’unités que dans des situations particulières. C’est en partie un produit de l’administration coloniale, qui veut classifier... mais cela n’était pas développé — comme on le voit tellement maintenant — dans le cadre d’un projet politique pour mobiliser un électorat, où c’est la loi qui créée un groupe ethnique plutôt que l’Etat ou les peuples eux-mêmes.

BP : Une des critiques qui a été faite à votre modèle de l’ethnicité était justement que vous n’accordiez pas d’attention au rôle de l’Etat. On peut citer comme exemple l’importance du rôle de l’Etat en URSS. Est ce que cela vient justement de vos expériences de terrain dans lesquels l’Etat n’existait pas ou ne jouait pas un rôle significatif ?

FB : Certainement ! Mais je pense aussi que certains arguments ne sont pas pertinents, car les anthropologues ont tendance à penser que l’endroit où ils font du terrain constitue justement un contre-modèle. Certes, les ethnographes russes pensent que l’ethnicité est ce à quoi ils sont confrontés... En revanche, si vous avez une expérience relativement variée comme la mienne, vous êtes mieux préparé à évaluer la représentativité de chaque cas et à traiter les questions théoriques de façon moins dépendante de matériaux spécifiques.
Mais je dois ajouter quelque chose concernant mon terrain au Darfour, au Soudan... j’étais engagé comme coopérant dans un projet de développement agricole. J’avais un assistant norvégien que j’ai amené là-bas. C’est lui qui a découvert dans cette région la situation très spectaculaire où des agriculteurs noirs africains changeaient leur identité ethnique et devenaient des nomades arabes Baggara. Culturellement, on peut difficilement envisager deux populations aussi éloignées. La culture, tout était si différent... et pourtant ces changements avaient lieu dans des circonstances économiques et écologiques particulières sans aucune interférence ou engagement de l’Etat.

AM : Vous insistez davantage sur le rôle des élites politiques que sur le rôle de l’Etat.

FB : Oui, c’est un aspect important.

AM : Parfois, certaines critiques de votre modèle de l’ethnicité avancent que vous êtes resté dans une conception du choix rationnel, l’acteur qui fait des choix pour maximiser ses profits. Vous avez notamment écrit un article sur les Pachtounes en utilisant la théorie des jeux. C’est une approche particulière des phénomènes sociaux. Comment répondez vous à ces objections ? Vous considérez vous comme faisant partie de l’individualisme méthodologique ?

FB : J’utilise certains de ces outils, de toute évidence. Je pense que si nous étudions les hommes, cela serait stupide de ne pas prendre en compte le fait que tout le monde, la plupart du temps, dans de nombreuses situations où nous nous trouvons, pense de la sorte, les hommes pensent en terme d’avantage et en fonction de leurs propres petits projets. Ils veulent maximiser ! Nous voulons tous maximiser quelque chose la plupart du temps. Cela ne signifie pas pour autant que les hommes arrivent à obtenir ce qu’ils veulent, et cela ne veut pas dire non plus qu’ils le font sans affronter des contraintes pesantes. Et il ne s’agit pas de nier non plus que les hommes sont organisés dans des systèmes sociaux complexes, qui ont aussi des effets sur ce qu’ils font. Lorsque j’ai commencé l’anthropologie, tout le discours allait dans l’autre sens, c’était l’époque du fonctionnalisme, des coutumes et des gens qui appliquaient les normes. Je me suis d’une certaine manière opposé à ces perspectives et me suis posé la question : Pourquoi font-ils cela ? Non parce qu’il s’agit de la norme, c’est autre chose qui les pousse à adopter un comportement. Et ils ne sont pas si opportunistes que cela. Les hommes pensent de cette manière une partie du temps, et cet aspect doit être pris en considération dans notre modèle explicatif.

BP : Vous nous donnez l’occasion de passer justement à la question suivante qui concerne la relation entre idéologie et anthropologie. Il y a eu un véritable conflit parmi les anthropologues. Quelle est votre position face aux débats entre marxisme et idéalisme ?

FB : C’était un conflit prononcé. Mais à l’époque, j’avais étudié l’anthropologie ; je m’étais familiarisé avec les idées marxistes dont certaines avaient même été incorporées dans la pratique habituelle de l’anthropologie. Je dirais que d’une certaine façon cela me suffisait ! La manière dont les analyses marxistes se sont développées en anthropologie me semble avoir deux composantes que j’ai rejetées. La première est l’énorme attention accordée au macro, au point d’ignorer les personnes concrètes qui évoluent dans des situations concrètes. La deuxième est la critique du positivisme. Mon argument consiste à dire qu’en anthropologie, nous avons résolu ce genre de questionnement il y a déjà longtemps. Nous ne sommes pas positivistes ! Nous sommes ce que nous appellerions aujourd’hui constructivistes. Voilà ce que nous faisons : nous disons que les hommes interprètent leur situation au moyen de leur culture, ce qui n’est pas du tout une démarche d’une discipline positiviste. Voilà ce que je pensais des deux aspects de l’anthropologie marxiste qui me semblaient constituer l’objet du débat.

AM : Une question en relation avec l’anthropologie économique. On distingue classiquement les substantivistes et les formalistes. Dans vos textes sur le Darfour, mais aussi à propos du Swat, vous semblez aller au-delà de cette opposition en quelque sorte. Pouvez-vous nous donner votre avis ?

FB : Ici, je suis très reconnaissant à Raymond Firth, qui avait déjà dépassé cette opposition. Créer une opposition entre formalistes et substantivistes me semblait reproduire un contraste que nous avions déjà transcendé. Je n’ai jamais pris part à ce débat. Certaines personnes me lisent comme si j’étais davantage un formaliste qu’un substantiviste, mais je n’accepte pas cette étiquette.

BP : Si nous revenons à l’anthropologie politique. Vous soulignez l’importance, dans vos textes sur la vallée du Swat, de la relation entre les flux de ressources et la construction de la légitimité, du leadership, et en quelque sorte la relation étroite entre sphère économique et pouvoir. D’où vous vient cette volonté de ne pas séparer artificiellement le politique et l’économique ?

FB : Max Weber. Je suis allée au Moyen-Orient, j’ai observé ces sociétés complexes. J’ai lu Durkheim, et cela ne m’a pas aidé ; j’ai lu un peu Marx, et cela ne m’a pas aidé davantage ; j’ai lu Weber et j’y ai trouvé un auteur qui semblait pouvoir m’aider.

AM : Aujourd’hui, particulièrement aux Etats-Unis, certains auteurs prétendent que la parenté n’est plus un objet utile à étudier. Dans votre travail, vous avez toujours souligné l’importance de l’utilisation politique de la parenté.

BP : Pensez-vous qu’il est toujours nécessaire d’étudier la parenté pour comprendre le politique ?

FB : La parenté est un élément de la vie sociale, cela est inévitable mais peut prendre des voies différentes ! Comme anthropologues, comme ethnographes, nous devons être sensibles aux formes d’identités et aux formes d’appartenances qui ont une importance pour les gens. Et certaines d’entre elles sont liées à la parenté et à ses implications. Donc, la parenté est toujours importante, mais elle ne peut être le seul élément explicatif, ce qui n’est guère surprenant. Je pense donc que c’était idiot de parler de structure sociale lorsque les anthropologues, il y a un certain temps, analysaient la parenté. Et maintenant, je pense que c’est idiot de dire qu’il n’y a plus aucun intérêt à étudier la parenté, en arguant qu’elle a perdu toute pertinence. Une fois de plus, c’est un contraste très simpliste qui vous éloigne des analyses sérieuses.

AM : Puis-je vous poser une question plus technique. Je me souviens de votre article sur les relations entre frères et sœurs. Vous soulignez qu’au sein de la société pachtoune et plus généralement dans les sociétés du Moyen-Orient, il y a une relation étroite entre le frère et la sœur. Parmi les Hazaras, j’ai été très surpris de constater que le mariage arabe, c’est à dire entre un homme et la fille du frère de son père, n’est pas du tout commun. En revanche, il est beaucoup plus fréquent de voir un mariage entre cousins croisés. Et qu’en est il de la relation entre Ego et la fille de la sœur de sa mère ?

FB : Dans le type de situations que je connais, cette relation est sans importance. C’est une population qui est organisée de manière agnatique, et le point concernant l’organisation agnatique est que le frère de votre mère est le plus proche parent masculin qui est en dehors de votre ligne agnatique. Ainsi — cela est aussi vrai dans les sociétés arabes —, si vous avez besoin d’un soutien de quelqu’un contre vos proches agnats, c’est la personne naturelle. Et en conséquence, un mariage avec sa fille solidifie son soutien politique, qui est en dehors de la ligne agnatique mais peut être utilisé dans la politique agnatique.

AM : Parfois, impliquer le frère de sa mère dans un cycle de vendetta peut être aussi une stratégie pour élargir le cercle de solidarité et donc les enjeux.

FB : Oui, oui, tout à fait.

BP : Si nous revenons à la relation entre flux des ressources et pouvoir... vous avez mentionné ailleurs une idée au sujet de la maison des hommes : le leader doit produire du riz pour le distribuer. Les réfugiés pachtounes qui étaient au Pakistan ont perdu ce genre de sociabilité. Rapprocheriez-vous ce constat avec l’émergence du mouvement des Taliban ?

FB : Et bien, je pense que les relations politiques de leadership étaient fondées sur une dépendance qui était créée régulièrement sur cette base économique. Et plus particulièrement dans les régions agricoles riches, cela était devenu l’élément déterminant pour fonder l’autorité politique. Dans les camps de réfugiés, les vieilles relations entre la richesse et le don, l’hospitalité et la dépendance politique ont disparu. Il n’y avait pas de base pour ce type de relations. Et les jeunes hommes, au lieu d’être recruté au sein de ces groupes politiques masculins étaient laissé à l’abandon, sans but ni fonction. Dans une telle situation, les madrassa deobandi ont pu attirer une population importante et avoir un impact idéologique inédit sur les jeunes hommes. Dans la société pastorale traditionnelle, les garçons sont très masculinisés. En fait, lorsque j’étais au Swat, les hommes ordinaires avaient un ascendant considérable sur les mollahs et sur les personnes religieuses. Ils les regardaient de haut et les considéraient comme féminisés. Alors que dans les camps de réfugiés, le modèle religieux constituait la plus forte idéologie pour les jeunes hommes qui ont été attirés par une attitude qui a fourni la base des Taliban.

BP : Si nous poursuivons sur cette question des relations entre flux de ressources et leadership, nous rencontrons de nos jours une situation spécifique, après la guerre en Afghanistan mais aussi dans d’autres parties du monde, avec l’arrivée massive d’ONG et de l’aide internationale. Pensez vous que l’anthropologie doit se pencher sur ces nouveaux flux de ressources et les changements qui en découlent pour analyser les espaces politiques ?

FB : Je pense qu’il y a beaucoup d’endroits dans le monde où c’est un phénomène si important pour la vie politique et la circulation du pouvoir qu’une analyse qui l’ignorerait serait totalement inadéquate. Mais, d’une certaine manière, je dirais qu’il y a simplement un changement de circonstances, il ne s’agit pas pour autant d’une autre forme politique. C’est du politique avec une ressource supplémentaire à disposition. Cela peut même devenir la ressource prédominante que les gens utilisent dans certains endroits pour certaines périodes. Mais les fondements de la dynamique politique sont les mêmes.

BP : Mais aujourd’hui lorsqu’un anthropologue doit décrire le pouvoir au village, il n’y a pas un village en Afghanistan sans ONG....

AM : ...j’étais récemment en Afghanistan et j’ai été frappé par l’absence de l’Etat. On voit beaucoup de drapeaux... les drapeaux des ONG, du CICR, des différentes agences de l’ONU, les grosses représentations de ces différentes organisations sont très visibles, alors que les représentants de l’Etat occupent souvent de modestes boutiques.

BP : Toutes ces organisations sont des acteurs de la vie politique en Afghanistan.

FB : Elles le sont, mais elles sont des acteurs étranges, parce qu’en fait elles n’ont pas d’objectifs, elles n’ont pas de raisons d’être politiques. Elles ne construisent pas un électorat local. Il ne s’agit pas d’une relation fondée sur une dépendance mutuelle comme cela est habituel en politique. Les leaders ont besoin de partisans, les partisans ont besoin de leaders ! Les ONG ont besoin de receveurs pour leur aide, mais ils n’ont pas d’objectifs à long terme, leurs employés construisent leurs carrières de manière séparée au sein des organisations internationales, ils ne créent pas de racines ni de soutien local. C’est donc une situation vraiment étrange.

AM : C’est vrai, mais ne pensez-vous pas que d’une certaine manière il y a un projet politique à long terme, mais pas au niveau local ? Ne pensez-vous pas qu’il s’agit de la figure souriante de ce que l’on appelle la globalisation, qui constitue aussi une attaque contre l’Etat ? En Afghanistan, l’Etat est pratiquement inexistant, et ces organisations ne permettent pas qu’il se développe. L’action humanitaire ne pourrait-elle pas être une des nombreuses façons, probablement inconsciente de la part des employés des ONG, de détruire l’Etat ?

FB : Oui, c’est une analyse très pertinente et importante. Les conséquences impensées peuvent être la paralysie des Etats du Tiers Monde et une recolonisation dans un contexte global.

BP : Il y a aussi la question de la souveraineté. La santé est assurée par les ONG, comme l’éducation. En conséquence, l’Etat reste un objet important pour l’anthropologie.

FB : Oui, et à nouveau cela prend des formes régionales différentes, d’un continent à l’autre. Ce qui se passe en Afrique de l’Ouest ou en Afrique centrale est un modèle, ce qui se passe en Afghanistan en est un autre. Mais il y a des parallèles et des similarités entre eux. Le monde change !

AM : Pourriez-vous expliquer davantage ces deux modèles ?

FB : Il me semble qu’il y a un schéma africain, mais il faut faire attention dans la manière dont on l’exprime, car cela peut facilement être interprété comme raciste... L’organisation politique en Afrique repose d’une façon plus importante qu’ailleurs sur la violence manifeste ; même la construction de l’Etat traditionnel présente cette caractéristique. Dans un contexte moderne, la violence devient plus marquée et n’a pas de véritable dessein politique. Cela n’a plus aucun sens... cette forme de violence extrême se retrouve en beaucoup d’endroits en Afrique. Puis, les organisations internationales arrivent, qu’il s’agisse des ONG dans les régions les moins chaotiques ou des forces armées de maintien de la paix dans les régions les plus chaotiques. Elles créent des formes d’autorité qui n’ont pas de légitimité locale, qui n’ont aucune base locale et qui sont un type d’organisation totalement importée. Il y a certaines similarités avec l’Afghanistan, où l’usage de la violence par la population est néanmoins beaucoup plus modéré. Il y aurait beaucoup de choses à mettre en évidence.

AM : En Afghanistan, il y existe également des formes de négociations. La différence réside-t-elle dans l’utilisation de la violence ?

FB : La grande différence réside dans l’utilisation de la violence et dans le fait que le pouvoir local n’est plus une source d’autorité.

AM : Une petite question sur le Darfour. Nous savons tous qu’il s’agira probablement de la prochaine crise humanitaire. Peut-on toujours parler d’urgence lorsque nous savons tous que dans quelques mois — ou peut être moins — il va se produire une immense catastrophe humanitaire là-bas ? Pour le Rwanda, c’était la même chose, de nombreux journalistes ou chercheurs étaient inquiets et annonçaient la crise. Il y a une espèce de dictature de l’urgence dans le discours humanitaire. Vous avez été au Darfour, c’est une société très complexe. Comment commenteriez-vous la situation actuelle ?

FB : Je pense que la qualité des informations que l’on nous donne sur le Darfour est si peu éclairante que je ne peux interpréter ce qui s’y passe au regard de mes connaissances de la région. Je peux lire les informations internationales sur l’Afghanistan et me faire une opinion, car elles contiennent des éléments essentiels au moins. Pour le Darfour, c’est totalement creux ! Je pense que personne parmi les reporters ne comprend ce qui se passe.

BP : Expliqueriez-vous cette situation en raison de la complexité de cette société ?

FB : Non, ce n’est pas une société si complexe. Mais la région est très vaste, fuir et survivre est particulièrement difficile au Darfour, parce que les distances sont si longues et que la zone n’est pas très productive. Un désastre humanitaire survient rapidement à cause du problème de l’accès à la nourriture et à l’eau. Au Darfour, il n’est pas nécessaire d’être particulièrement brutal, il suffit de pousser les gens à fuir et ils mourront dans le désert.

AM : Vous n’avez pas d’indice. Vous nous disiez précédemment que les gens pouvaient jouer de leur identité, les noirs africains devenant arabes. Dans la situation actuelle, ce genre d’accommodement est-il bloqué ?

FB : Cela est devenu impossible ! Pour deux raisons. La première raison vient du fait que la possibilité d’un changement progressif en adoptant de plus en plus d’activités pastorales a disparu. Mais plus important encore, le conflit entre le Nord et le Sud Soudan est devenu si important que les Arabes et les non-Arabes se définissent par opposition. Et il n’est plus possible de franchir si aisément les frontières, parce que l’on est soit un ennemi soit un des nôtres.

La pratique du terrain

BP : Venons en maintenant au troisième thème de notre entretien... votre expérience de terrain.

AM : Vous avez travaillé en couple au Moyen-Orient. Pour plusieurs raisons, cela constitue un avantage, car vous aviez la possibilité de comparer vos expériences, vos entretiens. Votre épouse avait un accès privilégié aux femmes, accès que n’auriez pu avoir...

BP : ...mais aussi comme personne. Le chercheur demeure souvent solitaire sur son terrain pendant de longues périodes.

FB : J’ai trouvé que faire du terrain était quelque chose de fascinant. C’est un challenge, un travail très dur, c’est inconfortable mais aussi excitant, c’est une sorte de sport extrême et c’est fascinant !

AM : En fait, vous étiez avec votre femme uniquement à Oman. Au Kurdistan, parmi les Basseri, au Pakistan vous étiez seul. Pouvez vous analyser la différence en terme de pratique de terrain ?

FB : C’est très différent. J’étais limité à un certain nombre de thèmes que je pouvais aborder lorsque j’étais seul. Entre nous, comme équipe, ensemble, nous pouvions couvrir ce qui se passait d’une manière beaucoup plus ample que je n’avais pu le faire précédemment au Moyen-Orient. J’avais pu le faire en Nouvelle-Guinée car il n’y avait aucun problème pour passer de l’univers féminin au masculin. Mais au Moyen-Orient, il s’agissait d’un livre qui m’était fermé. Unni a essentiellement travaillé avec les femmes et elle a pu explorer des espaces que je ne connaissais pas. Mais il faut ajouter à cela, qu’en tant que couple, nous pouvions aussi avoir quasiment des relations de parenté avec d’autres familles et cela signifie que j’ai observé des faits que je n’avais pu observer précédemment lorsque j’étais seul.

AM : Etre un homme marié est plus facile pour être en contact avec les femmes.

FB : Oui, car certains de mes meilleurs amis nous invitaient et nous buvions du thé vert ensemble, deux ou trois couples... et ce fut une expérience entièrement nouvelle pour moi.

AM : Dans la même perspective, avez vous été particulièrement engagé affectivement sur le terrain ? Vous nous avez déjà parlé de cet homme en Irak qui était moitié kurde, moitié turc...

FB : ...moitié tout !

AM : Quel regard réflexif portez vous maintenant sur votre engagement avec les gens sur le terrain ? Pour ma part, je travaille avec les Hazaras et je ne sais pas si je serais en mesure d’aller travailler ailleurs. Ils font parti de ma vie et je fais parti de leur vie.

BP : Envisagiez vous le départ du terrain comme une souffrance ou une libération ?

FB : Cela a toujours été ambivalent. Peut-être parce que je suis une personne réservée et timide dans ma vie privée. Et je sens sur le terrain que je dois faire un effort pour être plus sociable que je ne le voudrais. J’ai développé à deux reprises des relations fortes avec des personnes qui ont pris un ascendant et ont contrôlé ma vie. Ils ne me laissent plus vraiment d’autonomie. Et dans un sens, c’est finalement un soulagement que d’avoir la possibilité de partir et de rentrer à la maison. En conséquence, en pensant au retour sur le terrain, j’ai toujours été hésitant, car je pensais toujours qu’ils allaient encore m’empoigner et qu’ils s’attendraient à ce que je sois à nouveau intime avec eux sans pour autant me souvenir des détails de leurs vies, en ayant perdu toute complicité immédiate, et je ferais probablement des erreurs et je ne reconnaîtrais pas certaines personnes, je ne me souviendrais pas des prénoms de leurs enfants et ainsi de suite ; et je les décevrais ! J’ai donc toujours été réticent de retourner sur le terrain une deuxième fois. Je suis retourné au Swat, car là-bas, j’étais vraiment partie prenante de la scène locale. Et je voulais vraiment y amener Unni pour lui montrer cet endroit. Mais j’ai toujours été très réticent. Et puis j’ai découvert la manière d’être d’Unni, qui est bien différente de la mienne. Elle continue à entretenir des relations et à visiter ses différents terrains. Cela m’a donné du courage pour faire de même. Et c’est ce que nous avons fait à Bali, nous sommes partis et revenus, partis et revenus pendant six, huit, dix ans peut être. Mais en partie en raison de la nature des relations et de la vie sociale à Bali, j’ai trouvé que c’était trop. Je me suis senti enfermé, une forme de claustrophobie. Cette société balinaise m’a tellement affecté. En partie parce qu’il faut être si poli et que vous êtes en permanence en train de vous auto-contrôler. Je ne pourrais même pas montrer mon visage avec l’expression avec laquelle je vous parle. Je devais m’asseoir correctement et conserver un air imperturbable durant une conversation. Autrement, ils m’auraient regardé comme quelqu’un de grossier, alors qu’ils sont tellement beaux dans leurs corps.

AM : Pourtant, chaque fois que je reviens sur le terrain, j’ai l’impression que la qualité de la relation s’améliore, devient plus intense. Passer une longue période sur le terrain est une dimension importante, mais faire plusieurs séjours est une autre démarche qui est aussi très appréciée. Vous pouvez nous utiliser pour écrire un bon livre, pour obtenir un job à l’université.

FB : Certes, lorsque vous continuez à y aller, vous leur restez fidèles et ils le vivent sur ce registre là. C’est ce qu’Unni m’a montré et en fait j’ai pu apprendre. Mais pour moi, c’est un stress.

BP : Je peux comprendre cette appréhension. Lorsqu’on est dans une autre culture pendant plusieurs années, les questions de comportement sont différentes et peuvent être sources de stress.

FB : Oui et en particulier dans certaines régions où il existe des codes très stricts qui sont très envahissantes. Bali était extrême, vraiment extrême.

AM : C’est vrai. J’étais en Afghanistan pendant la guerre... c’était très difficile, mais pas aussi difficile que la gestion des relations interpersonnelles. Et cela n’a rien à voir avec la guerre, c’est inhérent à l’approche anthropologique.

FB : Dans mes expériences nourries de terrains radicalement différents, je sens que j’ai eu la possibilité d’utiliser des parties de moi-même que je n’avais jamais utilisées auparavant. Dans ce sens, on possède des ressources que l’on découvre en vivant dans ce contexte. C’est fascinant !

Fredrik Barth et l’anthropologie francophone

BP : C’est aussi une occasion pour avoir un regard réflexif sur sa propre société. Mais passons à une question un peu différente et qui intéresse l’anthropologie en France. Avez-vous été influencé par des anthropologues français comme Marcel Mauss ? Vous avez évoqué Durkheim, qu’en est-il de Lévi-Strauss ou de Bourdieu ? Ou vous sentez-vous au contraire loin de ces approches ?

FB : Je pense que ma dette envers les anthropologues français est indirecte. Ils ont influencé des personnes qui m’ont influencé, comme Firth ou Leach. Durkheim a influencé Radcliffe-Brown, c’est dans ce sens que j’ai appris quelque chose pas seulement personnellement mais aussi d’un point de vue académique. C’est dans ce sens que l’anthropologie française a exercé sur moi une influence indirecte. C’est aussi en partie dû à la question de la langue, car les textes français me sont difficilement accessibles. Je préfère lire en anglais et j’ai passé à côté de ce contact direct.

BP : Comment expliquez vous la reconnaissance tardive de votre œuvre dans l’aire francophone ?

AM : Par exemple, votre texte « Ethnic groups and boundaries » a seulement été traduit trente ans après sa parution, c’est incroyable !

BP : Comment expliquez vous cela ?

FB : Les aires culturelles dans lesquelles j’ai travaillé ne sont pas des zones d’influence française. Il y a aussi des questions d’ordre fondamental et théorique... je suis plutôt un naturaliste et pas un philosophe. J’aime le travail empirique, j’aime accumuler les données et attendre qu’elles me parlent. J’ai l’impression que les Français aiment intellectualiser lorsqu’ils créent...

BP : ...peut être trop !

FB : Oui, trop peut être ! Je ne peux pas offrir ce type de matériaux et donc je pense que cela ne peut pas interpeller les Français. Les empiristes britanniques reconnaissent immédiatement mon travail, parce que cela s’inscrit dans cette voie.

BP : Oui, mais la dimension théorique de votre travail est très importante, si l’on prend par exemple votre conception de l’identité. Comment expliquez vous cela ? Pourquoi les grands anthropologues français de votre génération ne connaissent pratiquement pas vos travaux ?

FB : Je pense que cela vient du fait que ma démarche s’appuie sur des matériaux empiriques.

BP : De nombreux anthropologues français n’ont fait que peu de terrain. Lévi-Strauss n’a été que quelques mois au Brésil.

AM : Mais on sent que vous êtes davantage un anthropologue britannique qu’un anthropologue américain. Maintenant, les jeunes anthropologues américains parlent souvent de la construction de la connaissance, mais ne collectent plus beaucoup de données empiriques. Quel est votre perception de l’anthropologie contemporaine, entre les évolutions américaines et britanniques, la tradition française ? Êtes-vous optimiste ?

FB : Par leur nombre et par leurs ressources, les Américains ont eu une influence excessive sur l’anthropologie contemporaine. Cela ne tient pas particulièrement à la qualité de leurs travaux mais beaucoup plus à la masse de la production. Il y a indéniablement de très bons travaux, très intéressant. Mais j’étais vraiment favorable à la création d’une association européenne professionnelle comme un moyen de consolider et pour équilibrer les rapports, et donner une voix forte aux traditions variées que nous avons en Europe, et plus particulièrement à celles qui ne sont pas anglophones. L’anthropologie anglaise converse directement avec l’anthropologie américaine et n’a pas besoin de soutien. Pourtant, l’anthropologie britannique est faible à l’heure actuelle.

BP : Comment expliquez vous cela ?

FB : C’est la combinaison de circonstances. Tout d’abord, il y a eu à l’époque cinq ou six, une poignée de personnalités d’exception parmi les anthropologues britanniques. C’est aussi le résultat d’une politique catastrophique que le gouvernement britannique a mené à partir des années 1970, qui consistait à privilégier l’éducation de masse au détriment d’une recherche d’élite.

AM : C’est inquiétant pour l’avenir de l’anthropologie, car si l’anthropologie américaine comporte des aspects intéressants, mais domine tellement le monde, et si l’anthropologie britannique ne peut s’imposer comme un contrepoids...

FB : ...oui, oui. Nous devons être attentif et créatif dans les relations que nous avons en dehors du contexte américain.

BP : J’ai une question concernant l’évolution du monde et la théorie globale de Samuel Huntington sur le clash des civilisations. L’approche anthropologique propose une perspective radicalement différente des rapports entre les populations. Nous pourrions peut être terminer cet entretien par une note d’espoir, un souhait pour l’anthropologie. En quoi l’anthropologie peut contester ce type d’interprétation du monde ?

FB : Oui, je pense que cela est très important. Je vois le danger et la faiblesse de ce que nous voulons contester, en prenant en considération la complexité de la réalité, en terme d’histoire épique. L’anthropologie a le pouvoir d’aller dans une autre direction et de proposer un éclairage intime de l’activité humaine. Et c’est justement ce dont nous avons besoin, c’est de cela dont nous avons besoin pour mettre en relations notre situation présente avec des formes de vie que les peuples ont le droit de créer et de comprendre comment ils les créent. Et cela n’a rien à voir avec l’histoire ! La vieille histoire narrative ne nous aide pas. Même l’histoire qui se focalise sur des personnes ou des leaders, Louis XIV ou Napoléon, etc. Cela ne nous permet pas de comprendre comment nous nous influençons collectivement les uns les autres et sous quelles contraintes nous créons nos propres conditions de vie. Et cela est tellement complexe, de différentes façons, c’est terrifiant. Mais cela est aussi rempli de possibilités, une véritable démocratie dans de nombreux de pays, et une réelle liberté de pensée dont les gens peuvent bénéficier. Je crois que nous sommes dans une période vraiment étrange, à la fois critique et prometteuse. Et l’anthropologie a une tâche et une responsabilité énormes pour donner une impulsion à des formes de pensée qui pourront avoir un effet sur ce qui se passe. J’ai le sentiment que nous sommes responsables de la forme de ressources que l’anthropologie a créée ; beaucoup d’anthropologues l’utilisent mal et peu de gens en sont demandeurs, mais pour nous il s’agit de renforcer ce savoir, de le créer, de le présenter et d’en parler dans les contextes les plus variés possibles. J’ai la conviction que cela constitue le fondement philosophique pour penser la vie humaine, pour l’améliorer et créer le futur.

Pour citer cet article :

Alessandro Monsutti, Boris-Mathieu Pétric, 2005. « Des collines kurdes aux hautes terres de Nouvelle-Guinée : Entretien avec Fredrik Barth ». ethnographiques.org, Numéro 8 - novembre 2005 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2005/Barth-Monsutti-Petric - consulté le 29.03.2024)
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