ethnographiques.org

Philippe Geslin

« Le crayon de Dieu n'a pas de gomme».
Objets ventriloques, humour et joutes verbales dans les rituels d’initiation chez les Soussou de Guinée.

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Annexe 1 : La sphère villageoise

Les notions de territoire et de terroir n'ont pas d'équivalent dans le vocabulaire soussou. Pour parler des terres qui sont la propriété d'un village ou d'un hameau, on utilise le terme "kandè-kui" (ce qui est enclos, délimité physiquement "kandé", dans, dedans "kui"). Pour les communautés étudiées, l'ensemble du territoire du village appartient au lignage des Bangoura. Mengeba Dentuma est arrivé le premier sur la zone. Ses fils ont créé différents quartiers au sein du village, puis différents hameaux en de nombreux points du territoire. D'autres sont arrivés ensuite. Les Camara, les Silla et les Suma se sont installés dans le village, créant eux aussi leur propre quartier. Sous la pression démographique, ils se sont établis en de nombreux points du territoire, fondant ainsi de nouveaux hameaux. Les représentants de lignages différents ont par conséquent défriché avec l'accord du lignage propriétaire, certains secteurs de brousse, appartenant aux Bangoura.

Qu'ils soient Camara, Silla ou Suma, les fondateurs des hameaux savent que le droit de propriété des Bangoura (premiers occupants) est inaliénable sur l'ensemble du territoire et indivis dans le lignage propriétaire. Les segments de lignage issus du lignage fondateur du village ont la "propriété éminente" du sol. Toutefois, cette notion revêt un caractère apparemment diffus dans la mesure où les limites d'un territoire villageois ne reposent pas a priori sur une occupation matérielle du sol, en tous points du territoire, par le lignage fondateur. Certains de ses représentants iront jusqu'à octroyer des terres sur lesquelles ils ne sont jamais allés auparavant. Par conséquent, c'est à partir de l'établissement de différents hameaux sur une portion d'un territoire plus vaste, que les limites matérielles de ce dernier se dessinent peu à peu. Ce qui signifie de façon implicite que les marges d'un territoire comme celui du village, se sont matérialisées au gré de l'installation des nombreux hameaux de culture qui lui sont rattachés. Le territoire d'un village n'est donc pas figé dans le temps et dans l'espace. Il l'est par contre dès la première installation, de manière idéelle, respectée de tous. Toutefois, au gré de certains aménagements réalisés par des programmes de développement, peu soucieux du contexte social, cette dimension idéelle et la notion d'appartenance du sol au premier occupant sont éludées, parfois volontairement, pour laisser place aux intérêts "soudains" et personnels de quelques-uns. Dans cette zone en particulier, cette situation débouche sur de nombreux et violents conflits fonciers.

Les fondateurs de hameaux qui ne sont pas issus du lignage fondateur n'ont par conséquent qu'un droit d'usage sur les terres qu'ils exploitent, même s'ils en sont les premiers occupants et les premiers défricheurs. S'ils sont "Maîtres des terres" "Bokhi kagnyi" dans leur hameau, ils n'en sont pas moins soumis à l'autorité du lignage fondateur. Il ne faut pas oublier que l'organisation sociale repose sur des rapports constants entre les hameaux et leur village. Toute décision prise au sein du premier doit en principe remonter jusqu'aux représentants du lignage fondateur qui résident dans le second. L'autorité, et le pouvoir décisionnel ne sont donc pas totalement décentralisés dans les hameaux. Les représentants des segments de lignage issus du lignage fondateur gèrent la propriété collective et veillent à la répartition des droits d'usage sur le territoire. Les demandes de terres et les décisions d'octroi ou de refus sont alors connues de tous. La noix de cola, offerte par le demandeur, est en effet partagée entre les différents représentants du lignage fondateur. Elle circule ainsi, vecteur végétal d'une demande sociale validée aux yeux du plus grand nombre. Le don de noix est préférable au don d'argent dans la mesure où la somme reste en général entre les mains du premier intermédiaire. La demande de terre ne remonte pas à l'intérieur du segment de lignage. Tant que le propriétaire est en vie, l'emprunteur ne risque pas de se voir retirer les terres sur lesquelles il a un droit d'usage. Par contre, au décès du premier, ses ascendants peuvent tout à fait revenir sur la décision de leur frère dans la mesure où la preuve concrète de l'accord, illustrée par la noix de cola, n'est jamais passée entre leurs mains. Il en va de même pour la descendance qui peut elle aussi profiter de la situation pour récupérer les terres. Sa demande de réappropriation des terres sera alors entérinée par les frères de leur père défunt dans la mesure où originellement, la noix de cola n'aura pas circulé parmi eux. La matérialisation des limites de terres octroyées revient ensuite au représentant du segment de lignage présent dans le hameau, généralement celui qui détient la charge de "Maître des terres".

La sphère du hameau
Dans chaque hameau créé par le représentant d'un des segments du lignage fondateur (Bangoura) ou par les représentants des lignages regroupés sous le terme de négari (Silla, Suma, Camara), les terres sont toutes sous la responsabilité d'un "Maître des terres". Cette charge est détenue par un membre résident du hameau. C'est en général le plus âgé des hommes du lignage qui a initialement occupé et défriché les terres. On peut détenir cette charge sans être rattaché directement au lignage fondateur du village. Dans ce cas, le "Maître des terres" a conscience de gérer un territoire, qui aux yeux du lignage fondateur du village ne lui appartient pas véritablement. Ce sont en fait, des terres sur lesquelles il n'a qu'un droit d'usage. Cela signifie aussi que dans la sphère des hameaux de culture, les actes de première occupation et de défrichement donnent un même titre aux Bangoura et à leurs neveux. Ce qui dans les faits revient à dire que les Bangoura issus du lignage fondateur du village hésiteront toujours à déloger un "Maître des terres" qui est aussi leur neveu, des terres du hameau qu'il a occupées le premier, et lui-même défrichées. Cette communauté de titre ne lui permet pas officiellement de gérer ses terres comme le ferait un "Maître des terres" issu du lignage fondateur. Toutefois, au fil des générations, les "Maîtres des terres" de ces hameaux finissent par disposer de la même liberté d'action que les autres. Ils oublient le caractère inaliénable de la propriété du sol, d'où parfois, la naissance de conflits. Ainsi, compte tenu du système foncier instauré entre le village et ses différents hameaux en matière de propriété du sol, il ne semble pas y avoir d'aliénation des terres sous la forme de l'usucapion (prescription acquisitive) sur le territoire du village.

Ce véritable monopole de la propriété du sol qui est entretenu par le lignage fondateur du village laisse malgré tout une grande liberté d'action aux Bokhi kagnyi, sur les terres de leurs hameaux. Lorsqu'un "Maître des terres" se sent trop âgé pour continuer à vivre dans son hameau et maintenir une activité de production, son fils aîné ou un membre influent de son lignage peut alors lui succéder. Il n'obtient pas le titre car son parent est toujours en vie, mais assure seulement la charge. Lorsque le parent décède, il hérite alors des deux. Leur transmission est quasi automatique sur l'ensemble des hameaux et quel que soit le lignage du premier occupant défricheur. Les représentants du lignage fondateur qui résident dans le village sont simplement tenus informés. Par contre, lorsque l'on quitte la scène des interactions entre les différentes unités résidentielles pour analyser les modalités de répartition des terres au sein de l'une d'entre elles qui est le hameau, lorsqu'il est occupé depuis plusieurs générations, la situation est un peu plus complexe. Il faut alors tenir compte de différents profils de producteurs.

L'espace résidentiel
Le mot dembaya désigne une famille nucléaire. Mais dans les faits, il faut lui rattacher les personnes qui sont à la charge du mari, telle que sa mère si elle est veuve, d'éventuels élèves coraniques ou un frère cadet célibataire vivant à demeure. Dans le cas d'un lévirat, il faut associer aussi les enfants du frère aîné décédé. Le "dembaya kanyi" désigne le chef de famille. C'est l'homme qui s'est marié et a construit sa case. Lorsque les enfants mariés n'ont pas les moyens de construire leur propre case, ils vivent sous le même toit que leur père qui est le chef du dembaya, "dembaya kanyi". Une seule maison peut ainsi abriter provisoirement plusieurs familles sous la responsabilité d'un seul dembaya kanyi. Tant que les fils mariés ne sont pas installés dans leur propre maison, ils ne sont pas considérés comme des dembaya kanyi. Le dembaya s'intègre dans une unité plus importante, le fokhé. Un hameau équivaut souvent à un fokhé.

Le fokhé est un ensemble de cases disposées autour d'une cour. Cette définition est valable pour les villages importants où de véritables quartiers se sont créés sous l'impulsion des représentants de segments de lignage fondateurs. Lorsqu'elle n'est pas installée dans les hameaux, la descendance se retrouve ainsi regroupée au sein d'un quartier qui comprend alors plusieurs familles dembaya apparentées sur un même espace géographique. Dans les hameaux, la distinction entre dembaya et fokhé est beaucoup plus difficile à percevoir. La différence n'est pas faite systématiquement entre la charge de dembaya kanyi et celle de "fokhé kanyi". En effet, dans la pluspart des cas, une concession fokhé se réduit à une seule habitation et abrite seulement un dembaya kanyi, ses épouses, sa descendance et les membres associés.

Il est des cas où les bâtiments n'appartiennent pas forcément à la famille résidente. Dans le hameau, l'ensemble des bâtiments d'une concession appartient à un dembaya kanyi résidant au sein du fokhé. Ses collatéraux occupent les autres bâtiments. La propriété des lieux n'est pas systématiquement associée à la charge de fokhé kanyi. C'est au frère aîné du propriétaire que revient cette charge, même s'il est logé dans un bâtiment qui appartient à son cadet. Un autre fokhé ne regroupe dans une seule unité d'habitation, qu'un chef de famille et ses parents en ligne directe. Les fils qui sont mariés vivent encore dans la maison de leur père. Dans ce cas, la charge de fokhé kanyi revient au père. Lorsque ses fils pourront construire sur la même concession, la charge restera entre les mains du père. Dans ce cas, comme dans celui précédemment cité, le fokhé kanyi peut aussi décider de léguer sa charge soit à l'aîné de ses fils, soit à l'aîné masculin de ses collatéraux qui résident au sein de son fokhé.

Dans le hameau, l'autorité du fokhé kanyi se limite à l'espace de la concession. Toutefois, même au sein d'une concession regroupant plusieurs habitations, l'autonomie des chefs de famille dembaya kanyi reste importante pour tout ce qui concerne la vie économique ce qui pousse à moduler le fait que l'organisation du fokhé est un élément essentiel de la structure sociale chez les Susu. Le rôle du fokhé, dans le cadre du village, est certainement important dans la mesure où il réunit effectivement plusieurs dembaya dont les représentants forment en son sein un noyau socialement et spatialement cohérent. Dans le hameau, le regroupement de plusieurs dembaya dans un même fokhé est plus rare. Ils sont beaucoup plus atomisés. L'autonomie du dembaya qui s'apparente alors à un fokhé semble plus accentuée que dans le village, et cela s'observe essentiellement dans les activités économiques du hameau.