Retours aux rituels

Appel à propositions de la revue ethnographiques.org

Date limite de soumission : 18 mai 2015

Rompant avec le lieu commun qui assignait le rituel aux contextes placés du côté de la « tradition » dans l’illusoire ligne de partage de la « modernité », l’anthropologie, l’histoire ou la sociologie ont de longue date entrepris l’étude de formes de ritualisation contemporaines. Peu après la publication de The Invention of Tradition (Hobswbawm et Ranger, 1983), la revue Terrain consacre par exemple l’un de ses premiers numéros à ce thème (Fleury, 1987) et, en 1992, ce sont les Cahiers Internationaux de Sociologie qui s’intéressent aux rites profanes (Balandier, 1992). Alors que les formes de ritualisation civiles et politiques suscitent plusieurs études comparatives (Rivière, 1995 ; Abélès et Jeudy, 1997), l’exploration se prolonge dans des domaines aussi variés que ceux des recompositions du religieux (Lautman et Belmont, 1993), du jeu et du sport (Bromberger, 1995), du compagnonnage (Adell, 2004), de l’éducation ou de la citoyenneté (Gebauer et Wulf, 2001 ; Ossipow, 2011). De telles approches soulèvent avec acuité la question de la transformation des rituels, de leur transmission (dis)continue et de leurs résurgences, du religieux au laïque.

Si l’extension de la notion de rituel à de nouveaux objets semblait, à une époque, menacer de dissoudre la notion même et invitait l’anthropologie à une remise en chantier de sa définition (Fabre, 1987), l’appel a été entendu. En parallèle des travaux mentionnés, des formulations théoriques ont émergé, qui ont proposé de repenser le rituel par certaines de ses fonctions sociales (Segalen, 1998) ou en l’isolant de ce qui relèverait de la « cérémonie » (Cuisenier, 2006). D’autres, le définissant plutôt comme un mode d’action et de relations particulier (Humphrey et Laidlaw, 1994 ; Houseman et Severi, 1994), ont à leur tour permis de construire de solides cadres de comparaison de formes aussi variées que l’initiation So au Cameroun ou le bizutage estudiantin (Houseman, 2012). Sur plusieurs terrains, la question des transformations affectant les rituels thérapeutico-religieux ou communautaires a également été posée, par l’examen de leurs variations synchroniques dans un même contexte culturel (Barth, 1987), de leurs évolutions diachroniques en lien à des changements sociaux et politiques (Kreinath et al., 2003 ; Colas et Tarabout, 2006 ; Højbjerg, 2007) ou encore des logiques qui président à leur apprentissage (Berliner et Sarró, 2007). Que l’on considère que le rituel accompagne et contribue à ordonner le changement en ré-émergeant sous des formes nouvelles ou bien qu’il l’absorbe et le donne à voir de façon particulièrement saillante, c’est bien une conception dynamique et évolutive qui s’est donc imposée.

Mais qu’entendre exactement par cette idée selon laquelle le rituel accompagne le changement, y contribue et le met en scène ? Certes, le fait qu’il s’adapte et se transforme est désormais un constat de l’ordre de l’évidence ; mais une telle formulation, qui dote le rituel d’une forme d’agentivité propre, suggère que celui-ci « travaillerait », pour ainsi dire, seul et disposerait d’une mécanique interne, autonome, à l’origine de ses adaptations. En ces termes, la proposition occulte donc plutôt qu’elle n’éclaire. Surtout, elle escamote l’importance des négociations, des échecs, des tâtonnements et malentendus, des débats ou des disputes qui accompagnent tout processus d’innovation ainsi que le rôle crucial des acteurs en la matière. Or c’est ici la perspective envisagée : celle de l’adaptation rituelle comme relevant de processus d’innovation impliquant nécessairement l’action et la réflexion des multiples acteurs concernés.

Qu’il s’agisse de l’abandon d’une composante rituelle ancienne, jugée obsolète dans un nouveau contexte, de l’intégration d’éléments ou d’outils inédits dans des traditions religieuses déjà constituées, de la fabrication de nouveaux rituels dans des champs où ils n’existaient pas ou de tentatives de les fixer dans des situations où ils semblent menacés, l’innovation rituelle découle bien des postures critiques et réflexives des acteurs vis-à-vis de leurs pratiques. Constamment, ces derniers interrogent, évaluent, aménagent, négocient et, in fine, pensent et repensent le rituel et ses finalités au regard des conditions sociales dans lesquelles il s’insère, en en assurant ou non l’exécution et la continuité. Le fait que le rituel soit avant tout action ne doit donc pas nous conduire, comme le soulignaient notamment Grimes (1990) ou plus récemment Højbjerg (2002) et Hüsken et Neubert (2012), à isoler ce domaine de celui de la pensée critique. Bien plus, l’analyse de l’articulation existant entre l’un et l’autre domaines peut précisément permettre de mieux conceptualiser cet objet. Si l’ethnologie peut rendre compte des rouages et des modes d’efficacité du rituel sur ceux qui s’y soumettent, les acteurs ne se privent pas non plus de réfléchir, à des fins pratiques, à ces questions. Dans ce contexte, l’hypothèse que nous souhaitons explorer ici est celle selon laquelle la (re)production et la transmission rituelles dépendent précisément de ces dynamiques réflexives et des différentes innovations qu’elles impliquent.

Partant de cette hypothèse originale, ce numéro propose de revisiter l’étude du rituel et de ses transformations à la lumière de ces dynamiques critiques et réflexives. Quelles formes, discursives et pragmatiques, revêtent-elles et comment s’exercent-elles ? Comment sont-elles distribuées parmi les différents acteurs du rituel (idéologues, praticiens et spécialistes, participants) ? Quand et comment évalue-t-on, parle-t-on et débat-on du rituel et sous quelles modalités cette parole influe-t-elle sur les performances et/ou les dispositifs cérémoniels ? Comment la question de l’efficacité se pose-t-elle selon les situations et les acteurs impliqués ? Quelles sont les dimensions émotionnelles, affectives, politiques, qui entrent dans ce travail individuel et collectif d’évaluation et de refonte ? À la faveur, enfin, de quels événements ou situations (ruptures politiques, transformations sociales, apparition de nouveaux publics, évolutions technologiques, concurrence, etc.) surgissent ces dynamiques ? En d’autres termes, en quoi les logiques internes, liées au déroulement d’un rituel particulier, et ces facteurs exogènes interagissent-ils et stimulent-ils l’exercice de la réflexivité ?

Pour répondre à ces questions, le numéro « Retours aux rituels » propose de réunir des ethnographies centrées sur la question de l’innovation rituelle, notion entendue dans un sens large qui inclut les variations continues se jouant d’une performance à une autre, les ajustements ponctuels de scénarios rituels ou certains processus plus radicaux de créations. Par l’idée d’un retour au rituel, c’est donc à un retour ethnographique dans le rituel et à un retour heuristique sur le rituel que ce numéro appelle, afin, notamment, de décloisonner des dimensions qui, malgré une conception évolutive, continuent par certains aspects de figer ce domaine de l’activité humaine. Revenir au rituel par la question de la réflexivité et de l’innovation, c’est d’abord questionner les partages abrupts qui sont parfois opérés en termes de rôles (experts, penseurs, praticiens, maîtres ou novices, reproducteurs, adeptes, etc.). Puisque tous ces acteurs sont partie prenante du rituel et exercent conjointement une activité réflexive à même d’influer sur ce type d’action, étudier les modalités selon lesquelles cette réflexivité se distribue et se négocie entre ces acteurs permet de questionner la possible fluctuation de leurs rôles et de leurs positions au sein d’architectures rituelles elles-mêmes mouvantes (pensons par exemple aux participants de rituels initiatiques découvrant qu’un secret a été dévoilé et se muant alors en ingénieurs d’une nouvelle forme de cérémonie). En outre, revenir au rituel par ses acteurs, et par la façon dont ces derniers reviennent eux-mêmes sur le rituel, c’est également élargir le regard non plus seulement aux seules occurrences cérémonielles, mais, inéluctablement, à ce qui se passe entre deux performances ou entre deux séquences, sur un temps plus ou moins long. Ce faisant, à travers l’adoption d’une perspective temporelle élargie, on se donne la possibilité de mieux penser les débats, discussions et négociations, qui pour certains se tiennent en amont et en aval des performances, en les considérant non pas comme de simples gloses ou exégèses indépendantes de la performance (Gobin, 2012), mais comme partie intégrante de l’ingénierie rituelle, en tant que « théories indigènes des actes » participant de la construction de ces actes (Wendling, 2011).

Dans cette double perspective, et sans fermer le dossier à d’autres propositions, nous serons particulièrement sensibles à l’exposé de situations ethnographiques permettant d’aborder ces aspects à partir de deux entrées : celle, tout d’abord, de l’outillage renouvelé du rituel — par exemple, techniques audiovisuelles, mise par écrit, numérisation ou internet — et des modalités selon lesquelles les acteurs s’en saisissent afin de renforcer l’efficacité de leurs performances ou encore de procéder à la transmission et la fixation délibérée de formes particulières (pensons par exemple aux usages rituels et inventifs du film en terrains aborigènes). La seconde renvoie à des situations de créations rituelles qui, de fait, impliquent la collaboration d’acteurs aux statuts indéterminés, notamment dans le cadre d’entreprises pédagogiques ou socialisantes s’appuyant sur une instrumentalisation du rituel (pensons aux pratiques rituelles importées dans les religions civiles, aux nationalismes ordinaires ou encore à certains rituels éducatifs). À travers la confrontation d’ethnographies minutieuses permettant de croiser les dimensions évoquées, ce numéro visera donc, de façon générale, à renouveler le regard sur le rituel en y intégrant la question de la réflexivité des acteurs : loin de se situer à la périphérie de l’action, celle-ci s’avère y être perpétuellement réinjectée, précisément sous la forme d’innovations qui semblent garantir la transmission et la pérennité des rituels.

Ethnographiques.org offrant toutes les potentialités d’une revue en ligne, les auteur-e-s sont encouragés à présenter des matériaux visuels ou sonores susceptibles de structurer ou d’accompagner leur article, voire même à proposer une mise en forme originale de leur réflexion et de leurs données.

Les propositions de contribution (1 page maximum, accompagnée d’une bibliographie indicative et de brèves précisions sur les documents audio-visuels qui pourraient être associés à l’article) sont attendues au plus tard le 18 mai 2015. Ces propositions doivent être envoyées, avec la mention « Retour aux rituels » (en objet du message), aux rédacteurs de l’appel, emma.gobin@ehess.fr et maxime.vanhoenacker@ehess.fr, ainsi qu’à nicolasadell@yahoo.fr et thierry.wendling@ehess.fr (membres du comité de direction de la revue).

Les auteur-e-s dont les propositions auront été sélectionnées (réponse le 18 juin 2015) devront remettre leur article avant le 15 janvier 2016.

Références bibliographiques :

Abélès Marc et Jeudy Henri-Pierre, 1997. Anthropologie du politique. Paris, Armand Colin.
Adell Nicolas, 2004. « Les sentiers de l’Orient : Initiation chez les compagnons du tour de France », Ethnologie française, 34, 3, p. 517-525.
Balandier Georges (dir.), 1992. Nos rites profanes. Dossier thématique de Cahiers internationaux de sociologie, 42.
Barth Fredrik, 1987. Cosmologies in the Making. A Generative Approach to Cultural Variation in Inner New Guinea. Cambridge, Cambridge University Press.
Bell Catherine, 1992. Ritual Theory, Ritual Practice. Oxford, Oxford University Press.
Belmont Nicole et Lautman Françoise (dir.), 1993. Ethnologie des faits religieux en Europe. Paris, Éditions du CTHS.
Berliner David et Sarró Ramon (dir.), 2007. Learning religion. Anthropological approaches. New York & Oxford, Berghahn Books.
Bromberger Christian, 1995. Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin. Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
Colas Gérard et Tarabout Gilles, 2006. Rites hindous : transferts et transformations. Paris, EHESS.
Cuisenier Jean, 2006. Penser le rituel. Paris, PUF.
Fabre Daniel, 1987. « Le rite et ses raisons ». Terrain, 8, p. 3-7.
Fleury, Elizabeth (dir.), 1987. Rituels contemporains. Dossier thématique de la revue Terrain, 8.
Gebauer Gunther et Wulf Christoph, 2001. Jeux, rituels, gestes : les fondements mimétiques de l’action sociale. Paris, Anthropos.
Gobin Emma, 2012. Un complexe sacerdotal cubain : les santeros, les babalaos et la réflexivité critique. Thèse de doctorat, université Paris Ouest Nanterre.
Grimes Ronald L., 1990. Ritual criticism. Case studies in its practices, Essays on its theory, Columbia, University of South Carolina Press.
Hobsbawm Eric et Ranger Terence, 1983. The invention of tradition, Cambridge, Cambridge University Press.
Højbjerg Christian Kordt (dir.), 2002. « Religious reflexivity. Essays on attitudes to religious ideas and practice ». Social Anthropology, 10-1, p. 1-10.

Højbjerg Christian Kordt, 2007. Resisting state iconoclasm among the Loma of Guinea, Durham, Carolina Academic Press.
Houseman Michael et Severi Carlo, 1994. Naven ou le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle, Paris, CNRS.
Houseman Michael, 2012. Le Rouge est le Noir. Toulouse, Presses Universitaires du Midi.
Humphrey Caroline et Laidlaw James, 1994. The archetypal actions of ritual. A theory of ritual illustrated by the Jain rite of worship. Oxford, Clarendon Press, 1994.
Kreinath Jens, Hartung Constance et Deschner Annette (eds), 2004. The Dynamics of Changing Rituals. New York, Peter Lang.
Hüsken Ute et Neubert Frank (eds), 2012. Negociating rites. Oxford, Oxford University Press.
Ossipow Laurence, 2011. « La citoyenneté à l’épreuve des rites : l’exemple des réunions de foyer dans un dispositif d’éducation spécialisée ». Pensée plurielle, 1-26, p. 65-80.
Rivière Claude, 1995. Les rites profanes. Paris, PUF.
Segalen Martine, 1998. Rites et rituels contemporains. Paris, Nathan.
Wendling Thierry, 2007. « Du rite et des théories indigènes de l’action ». Ethnologie française, 37, p. 119-122.