Incidents heuristiques.
Aléas et rebondissements de l’enquête ethnographique

(Information publiée le vendredi 13 octobre 2017)

Appel à propositions de la revue ethnographiques.org

Date limite de soumission : 8 décembre 2017

En 2001, la revue Ethnologie française lançait un riche numéro sur le thème des « terrains minés », prolongeant en quelque sorte la réflexion de Nigel Barley qui, à la suite de ses tribulations chez les Dowayo et plus généralement en Afrique et ailleurs, avait publié sur ce sujet plusieurs volumes pleins d’humour et de dérision, tels qu’Un anthropologue en déroute (1983) et L’anthropologie n’est pas un sport dangereux (1988). Ces livres furent suivis d’autres sur le même ton, faisant connaître les aléas du terrain ethnographique à un plus large public. Ce numéro d’Ethnologie française faisait écho aussi à l’ouvrage collectif Anthropologues en danger. L’engagement sur le terrain dirigé par Michel Agier en 1997, qui soulève des questions d’ordre déontologique relatives aux modalités d’implication des chercheurs sur des terrains marqués par la guerre, la maladie, les revendications identitaires.

Dans son introduction au dossier « Terrains minés », Dionigi Albera rappelle à juste titre les expériences difficiles que vécurent de grands anthropologues sur leurs terrains, citant les avertissements que plusieurs lancèrent ensuite, Claude Lévi-Strauss au Brésil, Clifford Geertz à Bali ou Jeanne Favret-Saada dans le bocage vendéen. On pourrait ajouter bien d’autres exemples, comme le cas de Franz Boas qui, lors de son tout premier séjour en Terre de Baffin en 1885, ne parviendra jamais à convaincre les Inuit de lui vendre leurs chiens, rendant du même coup caduc son projet de voyage à Igloolik, l’obligeant au contraire à demeurer dans un village en pleine transformation en raison de la présence de nombreux baleiniers écossais. Ces mésaventures n’empêcheront cependant pas l’anthropologue de produire un rapport remarquablement riche et d’être ensuite reconnu comme l’un des fondateurs de l’anthropologie de terrain américaine.

La gestion de ces obstacles par l’enquêteur permet de poser la question générale des « ratés de terrain », pour reprendre le titre d’un récent numéro de la revue SociologieS. Dans ce dossier préparé par C. Hummel, M. Roca et E. et J. Stavo-Debauge (2017), les auteurs montrent bien, à partir de cas choisis en Occident, que ces ratés relèvent de toute démarche scientifique, « qui ne progresse qu’à coups de révisions créatives », et de toute démarche empirique, au fondement des sciences sociales. En ce sens, les ratés – et les difficultés afférentes – ont toute leur place dans les comptes rendus d’enquête et justifient des retours réflexifs. Ils ne sont pas nécessairement « heuristiques », mais exigent qu’on en prenne la mesure. Les auteurs de ce numéro ont choisi de traiter surtout des effets de ces déboires, analysant des situations où les données recueillies sont « empoisonnées » (Hummel 2017), ou accessibles seulement au terme de certaines humiliations (Odoni 2017), ou carrément inaccessibles (Delage 2017).

Si donc la question n’est pas nouvelle, et si le terrain a toujours comporté une part d’imprévisibilité pour l’ethnographe, elle demeure pourtant relativement marginale dans la littérature scientifique. Les mésaventures ou les ratages (Jamin 1986) précités en cachent bien d’autres, sur lesquels les chercheurs font généralement l’impasse, comme si le terrain et ses méthodes allaient de soi, relevant d’une sorte d’« évidence », pour reprendre une expression de Bruno Latour (1988). La fierté d’ethnographe est assurément l’une des attitudes les mieux partagées dans le cénacle socio-anthropologique et rares sont les ethnographes qui, du coup, « ratent » leurs terrains. Parions que la difficulté des temps présents, la crise de la discipline, l’évolution aussi des outils méthodologiques n’ont fait que conforter les socio-anthropologues dans leur discrétion au sujet des échecs et des déboires auxquels ils sont confrontés sur le terrain. Or, précisément, ce nouveau contexte justifie de nouvelles formes de dévoilement ou d’objectivation : l’hypothèse structurante de cet appel à contributions est celle de la nécessité toujours renouvelée de remettre l’ouvrage sur le métier, au vu du caractère profondément labile et mouvant des terrains de l’enquête ethnographique.

On le sait, les terrains sont partout devenus plus difficiles. Les facteurs qui l’expliquent sont aussi variés que l’émancipation des peuples, la poussée des mouvements identitaires, la mondialisation, l’accélération des communications, la circulation des informations et des images, la multiplication des enjeux économiques et sociaux, le développement des protocoles d’éthique et les volontés de contrôle des uns et des autres, la présence de chercheurs d’autres disciplines, notamment. Comment ces nouvelles circonstances et ces nouvelles difficultés affectent-elles l’enquête de terrain au long cours ? Quels sont les nouveaux obstacles, revers, épreuves auxquels sont confrontés les chercheurs et comment affectent-ils le recueil de données ? L’ethnographie souffre par ailleurs du raccourcissement inquiétant des terrains, tant dans la formation universitaire – on est loin de la conception britannique des deux ans de terrain comme elle prévalait dans les années 1970 – que dans l’exercice du métier de chercheur, auquel on demande d’aller à l’essentiel afin de boucler son « projet » dans les temps impartis. L’aiguillon de la postmodernité et de l’anthropologie critique dont on aurait pu penser qu’il ouvrirait davantage les esprits et apporterait plus de transparence en la matière n’a de ce point de vue pas été d’une grande aide. Quelles sont les incidences de ce raccourcissement du temps de l’enquête et des contraintes induites par la recherche sur projet sur la qualité et la « densité » des matériaux récoltés ? La multiplication des obstacles n’est-elle pas telle qu’on peut s’interroger sur la pérennité même du métier d’ethnologue ? L’Amérique du Nord offre maints exemples de terrains classiques devenus impraticables et de situations où les anthropologues sont considérés comme des suspects, accusés d’être des espions (comme l’a vécu Denis Gagnon (2011 : 153) chez les Innu), des semeurs de troubles ou des voleurs au service des musées ou des universités. Même si l’anthropologie a par ailleurs multiplié ses objets et s’infiltre partout, avec de nouveaux terrains – les camps humanitaires, la mafia, les réseaux financiers internationaux, les groupes armés, etc. –, ces derniers ne sont guère plus faciles d’accès et les ethnographes se trouvent souvent concurrencés par d’autres professionnels de l’investigation. La présence de journalistes sur un terrain constitue-t-elle une difficulté ou un atout pour l’ethnologue ? À quelles conditions la présence d’autres observateurs est-elle susceptible de conduire à l’échec de l’enquête, ou au contraire d’en faciliter le déroulement ?

Cette livraison d’ethnographiques.org entend revenir sur tous les incidents ou accidents qui peuvent se produire sur le terrain, avançant l’idée qu’ils sont parfois devenus explosifs mais sont aussi signifiants et très révélateurs de la transformation des sociétés. À partir d’exemples variés, relevant tout autant d’une anthropologie du proche que de terrains lointains, l’objectif du présent numéro est donc de pousser la réflexion sur les mésaventures ethnographiques sous toutes leurs formes – personnelles, éthiques, politiques, symboliques, méthodologiques, épistémologiques – et de voir dans quelle mesure elles constituent réellement des échecs, l’anthropologie pouvant bien souvent en tirer quelques enseignements sur les plans de la méthodologie, du recueil de données ou de la réflexion théorique. En d’autres termes, ce numéro d’ethnographiques.org n’appelle pas à des introspections individuelles sur la nature du travail de terrain – ce qui est en soi un champ entier de la discipline –, mais à des contributions réflexives sur différents types d’incidents productifs. Les auteurs sont donc invités à relater ce qui s’apparente à des expériences d’échecs, dans tous les contextes sociaux et nationaux, et à documenter la manière dont ces derniers peuvent faire avancer la réflexion anthropologique, c’est-à-dire permettre de mieux comprendre les cultures, les institutions et les sociétés contemporaines.

La revue ethnographiques.org encourage les auteurs à mobiliser du matériau multimédia et promeut de nouvelles formes d’écriture associant différents médias. Au besoin, des membres de notre comité de rédaction peuvent vous fournir une aide technique pour exploiter vos matériaux.

Calendrier

  • Les propositions de contributions (sous forme de résumés d’une page accompagnés d’une bibliographie indicative) sont attendues au plus tard pour le 8 décembre 2017. Elles doivent être envoyées, avec la mention « INCIDENTS HEURISTIQUES » comme objet du message, aux coordinateurs du numéro, Olivier Servais, Frédéric Laugrand et Florence Bouillon, et à la rédaction :
    olivier.servais@uclouvain.be, frederic.laugrand@ant.ulaval.ca, florence.bouillon@gmail.com, redaction@ethnographiques.org
    Les auteurs sont priés de suivre les consignes (note aux auteurs) accessibles sur la page http://www.ethnographiques.org/Note-aux-auteurs.
  • Un premier tri sera effectué sur la base de ces propositions. Une réponse sera donnée le 10 janvier 2018.
  • Les articles devront être remis pour le 31 mai 2018. Ils seront relus par le comité de rédaction ainsi que par des évaluateurs externes. La version définitive devra être remise en avril 2019 pour une publication dans le numéro 39, à l’automne 2019.

Références bibliographiques

ALBERA Dionigi, 2001. « Terrains minés », Ethnologie française, 31 (1), p. 5-13.

AGIER Michel, 1997. Anthropologues en dangers. L’engagement sur le terrain. Paris, les Cahiers de Gradhiva.

BARLEY Nigel, 1983. Un anthropologue en déroute. Paris, Payot.

BARLEY Nigel, 1988. L’anthropologie n’est pas un sport dangereux. Paris, Payot.

BLANCKAERT Claude, 1996. « Histoires du terrain entre savoirs et savoir-faire », in BLANCKAERT Claude (dir.), Le terrain des sciences humaines. Instructions et enquêtes (XVIIIe-XXe siècle). Paris, L’Harmattan, p. 139-173.

BOURDIEU Pierre et WACQUANT Loïc J. D., 1992. Réponses. Pour une anthropologie réflexive. Paris, Seuil.

BROMBERGER Christian, 1997. « L’ethnologie de la France et ses nouveaux objets. Crise, tâtonnements et jouvence d’une discipline dérangeante », Ethnologie française, 27 (3), p. 294-313.

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JAMIN Jean, 1986. « Du ratage comme heuristique ou l’autorité de l’ethnologue », Études rurales, 101-102, p. 337-341.

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STAVO-DEBAUGE Joan, ROCA i ESCODA Marta et HUMMEL Cornelia, 2017. « Enquêter. Rater. Enquêter encore. Rater encore. Rater mieux », SociologieS, « La recherche en actes. Penser les ratés de terrain » (en ligne), http://sociologies.revues.org/6084 (page consultée le 20 juillet 2017).

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