Panser les rituels.
Parcours de rituels secrets dans l’espace public

Résumé

À partir du cas de communautés initiatiques d’artisans en France et d’un type singulier de situation – la révélation du secret à un public de non-initiés et non destinés à l’être –, cet article examine les différentes mobilisations réflexives des acteurs qui cherchent à soigner le rituel blessé. Après une présentation des contours de la réflexivité initiatique ordinaire en contexte compagnonnique, quatre cas de figure, qui donnent lieu à une réflexivité extraordinaire, sont présentés. Enfin, en dépit de la grande diversité des effets de chacune de ces révélations, un principe général est dégagé : celui de la « fragilité initiatique » et de son rôle pour garantir l’efficacité du rituel dans un régime d’incertitude et d’imprévisibilité des comportements individuels.

Abstract

This article examines various forms of reflexivity of actors seeking to repair wounded rituals. Based on fieldwork with initiation groups of craftsmen in France, it takes as its starting point a peculiar type of events : the revelation of the secret to those who are neither initiated nor intended to be. After describing the “ordinary” reflexivity of the initiation among journeymen in France, it presents and analyzes four case studies that imply an “extraordinary” form of reflexivity. Finally, it identifies a general principle that emerges despite the great diversity of effects of each of these revelations : that of “initiation fragility” and its role in ensuring the effectiveness of the ritual in a regime of uncertainty and unpredictability.

Sommaire

Table des matières

Introduction : boulangers en colère

Dans les maisons de notre Tour de France actuel [1], la vie en communauté se détériore et tue dans l’œuf toute espérance de faire évoluer l’esprit de nos jeunes dans le respect de la règle [2] des Compagnons. Les jeunes de l’extérieur venant en stage, nous disent franchement qu’ils n’ont que faire de cette règle et qu’ils ne s’y plieront pas. Dans ces conditions, ces jeunes nuisent gravement à la vie en communauté et nous constatons tous les jours de graves dérives. Nos Compagnons itinérants ou formateurs [3] ne sont plus considérés, ni respectés. Espérer former les jeunes en les aidant à respecter nos vertus dans ces conditions, relève de l’utopie et aucun parent responsable ne ferait cela. Les équipes d’accompagnement, les référents [4] ne sont que des pansements créés pour cacher les plaies qui détruisent notre formation compagnonnique. Nous ne supportons plus le port de nos couleurs [5] par des stagiaires qui ne sont même plus des itinérants, souvent adoptés sans l’avis de la corporation [6]. Ils sont initiés, spectateurs, par l’adoption-vidéo sans avoir besoin de montrer leur détermination d’entrer dans le Compagnonnage. Nous ne voulons pas de ces tests rituels effectués au niveau régional [7] et qui d’un coup de baguette magique deviennent décisions d’assises. Nous ne voulons pas de réforme de notre Réception [8] en collaboration avec l’Institut de la Transmission [9]. Sous le prétexte qu’elle est incomprise par la jeunesse, cet argument est faux, il ne cherche qu’à couvrir l’ignorance de ceux qui sont censés représenter la connaissance.
La présence importante de personnes extérieures dans les prises de décision dénature notre compagnonnage. Les délégués régionaux supplantent le pouvoir des Provinciaux élus [10]. D’autres salariés ayant des postes créés au sein de notre corporation décident de ses orientations sans consultation préalable.
(Extrait du manifeste de compagnons boulangers et pâtissiers « Restés Fidèles au Devoir », 2011).

Ce texte de contestation annonce et justifie dans le même mouvement d’humeur une scission, celle d’une large partie des compagnons boulangers et pâtissiers vis-à-vis du groupement qui les avaient intégrés jusqu’en 2011, l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France (plus simplement l’Association Ouvrière dans la suite de l’article). Un tel conflit, aboutissant à une restructuration du paysage compagnonnique (puisqu’une nouvelle société compagnonnique est alors créée : les Compagnons Boulangers et Pâtissiers Restés Fidèles au Devoir [11]), n’a rien d’exceptionnel chez les compagnons. Ce type de situation a même quelque chose de récurrent depuis le début du XIXe siècle, motivé par des conflits d’interprétation de ce qu’est le « vrai » compagnonnage, par des questions de préséance, par des querelles d’authenticité, par des désirs de reconnaissance ou de singularisation, parfois par des différends politiques ou religieux, plusieurs de ces motifs trouvant dans un grand nombre de cas à se superposer (Coornaërt, 1966  ; Truant, 1994  ; Adell, 2008a). Ce qui est moins habituel, en revanche, c’est le caractère global de la remise en question du système, qui traduirait une crise générale de l’adhésion à la formule compagnonnique, et de l’un de ses pivots, celui qui doit justement finir de consolider l’adhésion, à savoir le dispositif initiatique signalé par ces deux moments principaux que sont l’« Adoption » (qui permet au « stagiaire » d’accéder au statut d’« aspirant » et de faire le Tour de France, ce qui en fait un « itinérant ») et la « Réception » (qui fait le « compagnon »). Que soulignent en effet les boulangers « restés fidèles au Devoir » ? Un constat général, partagé par une grande majorité de compagnons, concernant la disjonction forte entre les « jeunes » d’aujourd’hui et « la règle des Compagnons ». Mais leurs griefs portent plus précisément sur les moyens mis en œuvre pour tâcher de réduire cet écart entre la formule compagnonnique et la « vie moderne », notamment la transformation des rituels, la vulgarisation des emblèmes (les « couleurs ») normalement décernés à ceux qui en ont franchi les épreuves et l’immixtion de profanes (les « personnes extérieures ») dans ces transformations.

Le blason des Compagnons boulangers et pâtissiers « restés fidèles au Devoir »

Cette crispation des boulangers révèle un écheveau de problèmes entrecroisés qui touchent aux rapports de pouvoir et à l’exercice de l’autorité dans la sphère compagnonnique, à l’adaptabilité du système et de ses principes de vie collective et de transmission des savoirs au début du XXIe siècle, et à l’opération initiatique dans un monde qui a séparé les fonctions et les sphères d’action de la pédagogie et de l’initiation dans l’ordre de la transmission des savoirs et des rôles sociaux.
Ces problèmes généraux posent des questions concrètes que les boulangers ne se donnent pas ici la peine d’expliciter mais qui se lisent en filigrane. Qui est compétent pour décider de l’organisation ou de la transformation d’un rituel ? Car la question n’est clairement pas : « Faut-il ou peut-on transformer le rituel ? » Ces évolutions et adaptations faisant partie de l’exercice même de la réflexivité compagnonnique sur le rituel qui est très ancienne. Ou encore, quelle est la place de l’initiation dans un réseau d’acteurs composés non seulement des candidats à l’initiation, des initiateurs et des non-initiés (selon le repérage désormais classique de Michael Houseman, 2012 : 30) mais également d’une catégorie de personnes profanes qui peuvent être prises à partie pour « évaluer » le rituel et que les compagnons peuvent tantôt qualifier positivement de « renards éclairés », tantôt, comme ici les boulangers, de manière plus faussement neutre de « personnes extérieures » ? En quoi consiste exactement l’opération initiatique ? Quel est le degré minimal de participation qui doit être exigé des candidats ? Et qu’est-ce que « participer » au rituel pour un candidat puisqu’apparemment en être le « spectateur » est insuffisant pour « montrer [sa] détermination d’entrer dans le Compagnonnage » ?
C’est d’ailleurs la question du dosage de la dimension « pédagogique » dans l’initiation qui est à l’origine de la fronde des boulangers. Elle a pris corps de façon assez inédite avec la proposition faite (depuis l’exécutif central et national de l’Association Ouvrière) d’introduire la vidéo dans le cadre du premier moment initiatique, l’Adoption. Jamais l’idée du « spectacle initiatique », corrélée à celle de la « passivité » supposée des récipiendaires dans cette nouvelle situation, ne s’était manifestée sous un tel jour. Jamais, en contrepoint, la réflexion sur la nature de l’opération initiatique n’avait été aussi explicite. Cette situation inédite voit ainsi se télescoper deux formes de la réflexivité compagnonnique dans ce contexte que je présenterai de manière successive. D’une part, une réflexivité ordinaire qui a pour fonction de garantir l’efficacité initiatique et qui peut se manifester tout à la fois dans le moment même du rituel (généralement, les acteurs ajustent leurs actions pour concourir, ensemble, à la réussite du processus : le candidat joue son rôle de candidat et l’initiateur son rôle d’initiateur), dans sa préparation et dans une multitude de moments très variés qui peuvent concerner la révision du script, son adaptation nécessaire, etc. D’autre part, on observe également, en quelques occasions exceptionnelles, une réflexivité extraordinaire, qui ne traduit pas le souci de maximiser l’efficacité initiatique mais simplement de la garantir dans des cas où le rituel est menacé et fragilisé, quand, par exemple, le secret qui l’entoure est dévoilé. C’est en particulier à l’identification et à l’analyse de quelques-uns de ces moments exceptionnels, qui affleurent dans le manifeste des boulangers (que les « personnes extérieures » s’impliquent dans la transformation du rituel, n’est-ce pas le signe d’un secret éventé ?), que je consacrerai l’essentiel de mon propos qui cherchera ainsi à mettre en évidence un phénomène souvent inaperçu : la réflexivité est un moyen de préserver la fragilité de l’institution initiatique, non de la supprimer ; panser et non guérir le rituel [12].

Réflexivité ordinaire macro : faire passer à l’âge d’homme

Les compagnons du Tour de France forment aujourd’hui un ensemble complexe d’une demi-douzaine de groupements de taille très inégale allant de quelques dizaines (pour la Société des Compagnons Selliers, Tapissiers, Maroquiniers, Cordonniers-Bottiers du Tour de France ; les Compagnons Boulangers, Pâtissiers Restés Fidèles au Devoir ; ou l’Association de Compagnons Passants Tailleurs de Pierre dite « l’Alternative ») à plusieurs milliers de membres (pour l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis ; la Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment et autres activités ; ou l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France). Selon ce que l’on met derrière la qualité de « membre », le paysage compagnonnique compte aujourd’hui entre 8 000 et 40 000 individus. Car, aux côtés de ceux qui portent, à vie, le titre de compagnon (environ 8 000 individus aujourd’hui), l’on trouve des personnes de statuts très différents, depuis le stagiaire qui est souvent en formation initiale pour apprendre un métier de l’artisanat jusqu’à l’itinérant qui poursuit sa formation sur le Tour de France. Sans compter un personnel « profane » d’accompagnement et d’encadrement qui assure le bon fonctionnement des maisons sous l’autorité de compagnons responsables (qui prennent des titres différents selon les groupements : « premier en ville », « prévôt », etc.) et d’un personnage essentiel : la « Mère », qui fait l’objet d’une initiation particulière mais que l’on ne trouve pas dans toutes les maisons du Tour de France.
Former ou perfectionner des jeunes dans la maîtrise d’un métier artisanal – que les compagnons entendent comme un ensemble d’activités et de gestes qui permettent la transformation à la main de la matière en vue de la création de produits singuliers ou d’éléments spécifiques d’un ensemble bâti – telle est la mission générale de tous les compagnonnages au-delà de la diversité de ses formes de réalisation. Cette fonction sociale de l’institution compagnonnique s’est progressivement mise en place entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle, à des rythmes différents selon les corps de métier [13]. Elle s’est appuyée tout particulièrement sur le développement d’un canevas rituel d’accompagnement de l’individu pour son entrée à la fois dans la communauté compagnonnique, dans le métier et dans l’âge d’homme. Ce système initiatique s’est stabilisé, selon les corps de métier et selon les sensibilités compagnonniques (les « Devoirs » dans la terminologie des compagnons), entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.
S’il n’est pas le lieu ici de revenir sur l’histoire de cette transformation profonde de la formule compagnonnique à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il est important, pour les développements qui suivront, d’indiquer la nature de cette mutation. En effet, le profil du compagnonnage « ancien » était davantage celui d’une jeunesse d’Ancien Régime que celui d’une structure d’encadrement pédagogique et initiatique. Le compagnonnage correspondait ainsi à un temps spécifique (singularisé par des moments collectifs, les lieux investis, les types de comportement valorisés, etc.) pour « faire la jeunesse » (et en finir avec elle), pour exercer son esprit (critique, parodique, ironique, etc.), notamment par le biais de rituels, en particulier celui qui faisait passer au statut de compagnon, la Réception, qui était une occasion de parodier le baptême, de blasphémer pour devenir quelqu’un. Mais, en dépit des condamnations de la Sorbonne au milieu du XVIIe siècle, suivie par plusieurs Parlements de province (lire notamment le dossier breton présenté par Thierry Hamon, 1999), qui dénoncent ces pratiques comme des « profanations des mystères les plus sacrés de notre Religion », les compagnons ont maintenu, avec une discrétion renforcée, ces rituels. Ils s’inscrivaient dans un ordre coutumier de la critique contrôlée par un cadrage (le temps du rite) et par l’assurance que les acteurs du désordre et de l’impiété deviendraient quelques années plus tard les gardiens de l’ordre. Car n’est-ce pas dans l’application à détourner le sens des mots et des gestes, que l’on se saisit le mieux, en négatif, des limites de l’« acceptable » (Adell, 2014a, 2014b) ? La relecture du sacrement du baptême, y compris de façon parodique et « impie », n’en reste pas moins une lecture. L’attention prêtée à l’inversion de ses détails et l’effet de gravité recherché indiquent une connaissance fine non seulement du rituel, mais également des actes les plus « sacrilèges » (prêter serment, tourner en dérision les gestes et la personne de l’officiant), fautes les plus graves qui accroissent le prestige du rite.
Difficile pourtant à ce stade de déterminer le niveau de réflexivité des compagnons. Sans doute, la comédie de l’initiation qui se jouait dans le rituel de Réception ne se faisait pas sans penser à « l’original » du baptême, tout à la fois au moment du rite mais aussi, probablement, dans les occasions régulières de vivre le baptême que l’on voyait certainement avec un œil différent après avoir vécu sa « parodie ». Reste que les sources sont trop peu nombreuses et surtout trop lacunaires pour identifier le type de « retour » que ces jeux d’échos pouvaient avoir concrètement sur les actes et sur les évaluations que les individus pouvaient en faire en situation parodique ou ordinaire.
En revanche, on peut établir les incidences plus générales de l’exercice de la pensée des compagnons sur leurs actions à un autre niveau. On observe en effet que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’organisation compagnonnique se transforme et semble prendre avec davantage de sérieux à la fois sa mission générale [14] et ses usages particuliers dont les rituels font partie. Ce qui était une parodie du baptême, accomplie peut-être sans trop y réfléchir puisque l’on avait puisé finalement dans le stock initiatique le plus à portée de main, est devenu « grave » (au sens d’une faute grave) avant d’être chargée de cette aura supplémentaire de gravité et de sérieux qui sera désormais sciemment recherchée et cessera d’être un simple effet de désignation externe, celle des accusations en Sorbonne, qui avait sans doute fait office de déclencheur.
Cela se traduit par une intense période d’activité intellectuelle, qui se tient au tournant des XVIIIe et XIXe siècles et en grande partie sous l’effet de la recomposition forcée de l’organisation du travail due à la Révolution française (notamment, la loi Le Chapelier de 1791 supprimant les corporations [15]), concernant la fabrication de la singularité compagnonnique corrélée à la transformation profonde des rites. On cherche à les complexifier (« nos rituels ne sont pas assez compliqués » se plaint un compagnon tanneur dans les années 1830 ; Adell, 2008a : 175) pour que le mystère s’épaississe (la question du secret devient de plus en plus centrale [16]), pour que la compréhension ne soit pas immédiate et qu’un travail que je qualifie de réflexif (car le sens est perdu, qui oblige à le retrouver, à l’inventer, etc.) soit nécessaire. Ce travail devient clairement, en lui-même, une épreuve à l’intérieur de la performance rituelle, mais aussi dans son environnement direct par l’angoisse qu’il suscite dans les semaines qui précèdent ce moment et que les compagnons indiquent dans leurs récits, ou par l’effort d’explicitation qui a lieu, dans plusieurs corps de métier, en aval du rituel pour que le nouvel initié comprenne le « bon » sens des gestes, des mots, des moments qu’il a vécus.

Réflexivité ordinaire micro : le livre a disparu !

Mais le travail réflexif ne concerne pas le seul récipiendaire. Il exerce son emprise sur l’ensemble des acteurs du rituel, et tout particulièrement sur ceux qui sont les maîtres de cérémonie et qui ont la responsabilité d’en assurer le bon déroulement. Très souvent, il s’agit d’ailleurs de jeunes compagnons que l’on a placés dans ce rôle en quelque sorte pour parfaire leur éducation et leur initiation.
Cet aspect m’est apparu clairement à l’occasion d’une petite affaire qui a fait grand bruit récemment dans le milieu des compagnons charpentiers [17]. Quelques jours avant la Saint-Joseph (19 mars), patron des charpentiers, devait se tenir la Réception de quelques aspirants qui avaient produit leur chef-d’œuvre en vue de la cérémonie. Le moment du rituel approche et la fébrilité des participants est de plus en plus sensible, celle naturellement des futurs initiés, mais aussi celle, plus exceptionnellement, des initiateurs. Le jeune « rouleur » – généralement un compagnon fraîchement initié qui assume, pour finir son Tour de France, les fonctions de maître de cérémonie et de responsable de l’ordre des coutumes compagnonniques – n’est pas à son poste. L’heure approchant, on essaie en vain de le joindre.
C’est donc en se plaignant de l’inconséquence de la jeunesse d’aujourd’hui que l’on se dirige vers le coffre où est déposé le livre qui contient la « recette » initiatique (précisant les outils nécessaires, la manière d’organiser la salle, les différentes séquences, etc.) mais aussi, très souvent, l’histoire compagnonnique de la communauté, la correspondance, des listes de compagnons reçus ou mis au ban. Acteur central du rituel – l’un des moments décisifs de la Réception, outre la dation du nouveau nom, est l’épiphanie du livre en question, caché aux non-initiés –, le « Devoir » (ou « Grande Règle », ou « Rôle » comme on peut aussi l’appeler selon les corps de métier) est l’objet fort du compagnonnage. Sans lui, le rituel ne peut s’accomplir et le lieu même perd de sa capacité à réunir les compagnons. L’on hiérarchisait, encore au XXe siècle (et le principe n’a guère changé même si les termes qui l’explicitent le disent autrement), les villes du Tour de France entre celles dites « de Devoir » – qui possédaient un tel livre – et les autres qui n’en disposaient pas et qui ne pouvaient donc être le lieu de (re)production des compagnons.

Le Rôle des compagnons tourneurs sur bois de Lyon, 1730 (à gauche) ;
le Recueil Précieux des compagnons sabotiers de Nantes, 1860 (à droite)
(Musée du compagnonnage, Tours)

Faute de rouleur – on décide donc que l’on fera le point avec lui plus tard sur les derniers détails et les moments délicats du rituel –, au moins peut-on mettre en place le dispositif puisqu’il faudra bien qu’à minuit, comme le prescrit le texte, le futur initié soit « éclairé ». Or, en ouvrant le coffre, les compagnons s’aperçoivent que le livre a disparu !
La fébrilité de l’instant précédent, imputable à un certain agacement, laisse place à un véritable sentiment de panique. On aura volé le Devoir. Tout devient évident et impossible à la fois : l’absence du rouleur, la disparition du livre. Une trahison qui serait inédite dans l’histoire de l’institution : un maître de cérémonie qui dérobe l’objet le plus sacré le jour même du rituel. Dans quel but ? Et poussé par quel ressentiment ? Mais le flot des questions sans réponse s’interrompt aussi brusquement qu’il a jailli. Le rouleur vient d’apparaître à l’entrée de la pièce, le Devoir sous le bras : « Désolé les coteries [18], je suis en retard ! »
Un mélange de soulagement et de colère s’empare des Anciens [19] qui l’accueillent rudement. A-t-il conscience de la faute qu’il a commise en emportant le Devoir sans en informer aucun compagnon ? Se souvient-il que la Règle, dont il est le garant pour les jeunes itinérants, précise que l’on ne peut être seul face au « Livre » ? Le jeune rouleur se justifie. Il ne s’est pas réveillé, cause de son retard, car il a « révisé » les séquences du rituel toute la nuit de peur de mal faire, et surtout pour anticiper les réactions des récipiendaires en se souvenant de celles qu’il avait pu personnellement avoir au moment de sa propre initiation et de ce dont il avait entendu parler : ceux qui se décomposaient, qui renonçaient même à être finalement initiés ; ou, au contraire, les « durs » qui ne se laissaient pas assez impressionner. Il fallait tout anticiper, et sans doute son initiation récente l’avait beaucoup marqué, peut-être grâce à la performance du rouleur. Il officiait pour la première fois en tant que tel et tenait absolument à être à la hauteur. Ce que peut-être il fut, et sans doute avec l’aide, comme toujours, des Anciens qui, de leur position dans l’assistance, surveillent et évaluent l’exécution du rituel, intervenant directement si nécessaire. Quoi qu’il en soit, le récit que l’on me fit de cette situation exceptionnelle s’arrêta au moment où l’initiation reprenait son cours normal, rétablissant du même coup le silence ordinaire qui devait l’entourer.
Cette scène atteste je crois une réflexivité assez ordinaire sur le rituel qui relève sans doute d’une certaine « réflexivité critique » (Gobin, 2012), ici assez précisément orientée vers la réussite de l’action qu’elle examine. Notre jeune rouleur s’est employé en quelque sorte à réduire l’écart, qui a dû lui apparaître comme un écueil devant les responsabilités qui allaient être les siennes, entre l’efficacité doctrinale du rituel (la théorie, le discours des Anciens qui expliquent pourquoi « ça marche ») et son efficacité opérationnelle (les indices qui font, dans l’action, que l’on voit que « ça marche » : le néophyte s’effondre, perd confiance dans l’issue du rituel – ce sera peut-être vraiment, au bout du compte, la mort ? –, pleure, etc.) [20]. Cette réflexivité appartient à la préparation du dispositif, mais on la retrouve également durant la performance, puis après son terme quand il s’agit d’évaluer l’action rituelle pour certains (évaluation qui revient aux Anciens) ou de la débrouiller pour d’autres. Car, pour les nouveaux initiés, il y a toujours un supplément au rituel qui prend des formes différentes selon les compagnonnages mais qui consiste toujours en l’explicitation des séquences les plus obscures, des termes utilisés, des gestes les moins ordinaires. Une élucidation de la raison initiatique et de sa lecture par les compagnons, élucidation qui sera achevée à l’occasion de la participation, en tant qu’initiateur, à la prochaine Réception. Clarification initiatique qui s’étend de quelques jours à quelques mois selon les groupes (qui peut prendre l’allure d’une leçon sur l’initiation dans certains cas) tout entière tournée vers la formation de « bons initiateurs » qu’auront à être, d’ici une année, pour la prochaine Saint-Joseph dans le cas des charpentiers, les jeunes « reçus ».

Réflexivité extraordinaire : quatre manières de guérir le rituel blessé

Mais ces réflexivités, y compris celle que révèlent des situations exceptionnelles telles que la nécessité de repenser le mouvement compagnonnique dans la période pré- et post-révolutionnaire ou celle de la disparition inédite du livre du rituel, ne sont rien qu’ordinaires. Elles relèvent d’une recherche d’efficacité pratique : que doit faire le rituel ? comment garantir qu’il fasse ce qu’il doit faire ? Telles sont les questions implicites mobilisant les acteurs qui cherchent à « compliquer » le rituel au début du XIXe siècle, et ceux qui tous les ans s’appliquent à mettre en œuvre le dispositif pour qu’il agisse sur chacun. Il faut que « ça marche ».
Il me semble ainsi nécessaire de complexifier la distinction utile opérée par Jane Atkinson (1989) entre les rituels « performance-centred » et ceux qui sont « liturgical-centred ». S’il est évident, du point de vue même de l’auteure, qu’il s’agit là d’idéaux-types qui sont à dessein analytiques, il reste que l’importance du jeu de la performance dans les rituels à scripts (comme c’est le cas ici ; sur ce point, cf. Hüsken, 2007 : 344) ou, inversement, du respect d’un « ghost script » (pour détourner largement une expression, moins métaphorique sous sa plume, de John Sabol, 2007 : 39-43) dans les rituels prioritairement fondés sur la performance, a été largement sous-estimée. Dans la Réception compagnonnique, on comprend bien que l’évaluation de la maîtrise du rituel par son principal « performeur » (le rouleur) repose non seulement sur la connaissance du texte du rituel (dans le cas précédent, jugée même trop excessive dans sa forme et dans le scrupule préparatoire) mais également sur une interprétation de « l’Écriture » qui permettent toutes deux de s’adapter à un très grand nombre de circonstances, de réactions, de personnalités : savoir quand être plus ou moins « menaçant », insister sur tel aspect plutôt que sur tel autre. En somme, donner au texte ses accents en fonction de ceux qui auront à l’éprouver.
Dans le script rituel le plus corseté, tel que celui de la Réception compagnonnique, ce dont témoigne encore l’inquiétude du jeune rouleur qui veut bien faire (c’est-à-dire « faire à la lettre »), il y a du jeu  ; à la fois une marge de manœuvre qui permet d’adapter le rituel en jouant, au sens figuré du mot, sur les sens multiples de certains termes ou de certaines expressions dont l’interprétation doit dans certains cas être personnelle et actualisée. Les compagnons reconnaissent en effet, sans les détailler, qu’un certain nombre de décalages entre le texte d’un rituel rédigé au milieu du XIXe siècle et le contexte du début du XXIe siècle rendent le rituel inefficace à moins d’une adaptation, laquelle témoignerait de la compétence de l’initiateur. Il m’est malheureusement impossible de savoir, pour ceux qui disent continuer de pratiquer les « anciens rites », si leurs interprétations ont fait l’objet d’un cadrage formalisé (par une exégèse écrite accompagnant le texte du Devoir), si elles sont confinées à une forme de « tradition orale » de la performance du rite dont je ne sais à quel moment elle se transmettrait (ni s’il est un moment privilégié pour sa transmission), ou encore si elles ne relèvent pas d’une redécouverte individuelle répétée à chacune des performances.

Pour prolonger la réflexion, il me semble important de considérer, dans la mesure où elles ont été portées à ma connaissance, des situations qui provoquent un supplément de réflexivité orientée vers la réussite de l’action et que l’on peut qualifier d’extraordinaires au sens où il ne s’agit plus seulement de faire en sorte que le rituel « marche bien » – et pour cela de l’évaluer, de le commenter, d’en apprécier les effets et de les mesurer –, mais qu’il soit encore opératoire. C’est une inquiétude légitime qui peut survenir dans les cas, extrêmement rares chez les compagnons, de révélation du secret de l’initiation à un public de non-initiés. On est là confronté à des situations qui vont au-delà des erreurs ou des échecs examinés par Ute Hüsken et ses collaborateurs (Hüsken, 2007).
Ces situations engagent une indispensable réflexivité, qui n’est pas celle des situations précédentes où le retour des acteurs sur leurs actions (ou leur anticipation) vise à les ajuster, les améliorer, ou les justifier sans que cela n’entraîne de transformations profondes du schéma initiatique, lequel peut se reproduire sans ces « retours » dont probablement beaucoup d’individus ne restituent pas la teneur. On gardera pour soi l’avis porté sur la performance du rouleur, ou l’on se contentera de mettre le rituel au compte d’une expérience strictement personnelle (« le moment de ma vie », « un bizutage », « il fallait y passer », etc.).
Au contraire, dans les récits qui vont suivre, blessé par la surexposition que provoque la révélation du secret de son déroulement, le rituel doit être soigné. L’on n’aura donc plus affaire à l’évaluation relativement contenue de la réflexivité ordinaire, mais plutôt au diagnostic très extériorisé qui vise à identifier les soins les plus adaptés. Ce sont les deux aspects, à savoir un diagnostic et un soin, que j’ai cherché à condenser en intitulant mon propos « panser les rituels ».

Des soins adaptés donc, mais adaptés à quoi ? L’on pourrait avoir en vue, en première approximation, le contenu de ce qui a été révélé ou, à tout le moins, le niveau de dévoilement que l’on subit. Il est certain que selon que la totalité du rite est décrite ou bien seulement quelques éléments disparates, le niveau d’alerte n’est pas le même et la réaction des compagnons variable. Mais là n’est pas, à mon sens, l’essentiel. Dans deux des cas que je vais décrire, l’on est confronté à un dévoilement en quelque sorte intégral qui aboutit à deux effets très différents, presque opposés : la transformation complète du rituel d’un côté, le maintien voire le renforcement de ses motifs dans l’autre. L’une des raisons qui expliquent cette importance relative du contenu – en tous les cas non suffisante pour expliquer les conséquences d’une trahison – est que les compagnons ne s’accordent pas entre eux sur ce qui est vraiment « secret ». Ce qui produit une situation ethnographique assez classique dans ce type de communautés à secrets : les jeunes ne parlent pas, de peur de trop en dire, et s’interrogent en permanence (parfois à voix haute, en présence de l’ethnologue) sur ce qu’ils peuvent ou non révéler ; les anciens s’expriment plus librement.
Ce qui compte dès lors, si ce n’est pas vraiment la matière qui est révélée, ce sont bien plutôt la manière dont on révèle et le type de destinataires de la révélation. Deux paramètres qui vont me servir à caractériser les quatre situations dont j’ai eu connaissance.

Les traîtres 1 : du mépris à l’amputation

Les deux premiers cas relèvent du scandale compagnonnique. Ils ont heurté les contemporains dont les réactions furent d’une très grande vivacité. On aura en effet l’occasion d’indiquer par la suite que toutes les révélations ne scandalisent pas ; que certaines, parfois, peuvent paraître légitimes sinon nécessaires. Ce n’est pas le cas dans la situation suivante qui créa une véritable onde de choc aussi bien en raison de la manière dont « le secret » fut révélé que du public à qui cette révélation s’adressait.
En 2007, un compagnon menuisier ouvre un blog et y décrit en détail le déroulement du premier des trois rituels qui jalonnent le parcours initiatique dans le compagnonnage : l’Adoption telle qu’elle est pratiquée chez les compagnons du Devoir [21]. Cela faisait près d’un siècle, j’y reviendrai, qu’aucune révélation d’envergure n’avait eu lieu. Pour beaucoup de compagnons, la divulgation à cette échelle inédite, potentiellement mondiale, était effective, quand bien même le blog est resté relativement confidentiel et assez peu fréquenté. Aucune justification n’est donnée de la part du « traître » (registre lexical immédiatement adopté par les commentaires), si ce n’est, à la fin de sa « révélation », cette phrase de conclusion :

Voila j’espère que ce récit aura répondu aux questions que vous pouviez vous poser sur ces rites en sachant que la seule possibilité pour comprendre réellement leur sens est de tout simplement les vivre.

De cette façon, le menuisier reprenait à son compte un argument ordinaire des compagnons visant à maintenir l’intérêt du rituel en dépit des « sécrétions » du secret (Zempléni, 1976 : 318), repérées ici et là par les historiens dans les archives judiciaires ou, plus souvent, saisies au détour d’une conversation imprudente. Inversement, le même argument servait à justifier la discrétion des compagnons sur le rituel vis-à-vis des profanes. Comme j’interrogeais un compagnon à ce propos (c’était avant « l’affaire »), il me fit cette réponse, plusieurs fois répétée ensuite : « Il n’y a rien de très secret dans nos initiations. Je pourrais t’en parler, mais ce n’est pas la peine ; tu peux trouver des descriptions dans plusieurs livres. Mais cela ne t’apprendra rien ; il faut vivre le truc. » D’une rhétorique (il n’y a rien de vraiment secret ; tout ceci est plus ou moins connu), ressort un même diagnostic (on pourrait en parler) qui conduit contradictoirement à l’identification d’une pratique conforme (on n’en parle pas) et d’une pratique « odieuse » (le dévoilement). C’est d’ailleurs en vertu de ce même point de départ et de cette argumentation ordinaire que certains Anciens vont juger la démarche du « traître », comme cet autre compagnon menuisier :

À l’attention de ceux qui tiennent des propos méprisables envers X ; vous êtes navrants, attaquez-vous plutôt à des extrémistes ou des racistes, homophobes..., vous voyez le mal là où il n’y en a pas, ces rites on peut les trouver dans des ouvrages compagnonniques dispos dans n’importe [quelle] librairie spécialisée, il n’y a rien de secret là-dedans, on n’est pas dans la franc-maçonnerie, on n’a rien à cacher et ça je l’ai appris dès le premier jour quand je suis rentré chez les compagnons. Et que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. Dixit la bible.

Ou celui-là, plus explicite encore quant au diagnostic général et quant au type de « premiers secours » qu’il apporterait au rituel dévoilé :

Je pense que tu n’es pas digne d’être compagnon et que tu n’as rien compris au compagnonnage. Je n’irai pas jusqu’à dire que je te couperai la langue comme il a été dit plus haut car ceux qui marquent ces âneries ne valent pas mieux. Cependant je voulais juste te dire que ce que tu as écrit est dommage car à travers ton blog tu enlèves aux jeunes le désir de rentrer dans notre famille. Aurais-tu eu le même engouement si l’on t’avait révélé nos cérémonies ?? Certainement pas. Je parle bien de cérémonie et non de secret car nos Adoptions et Réceptions n’en sont pas. Toutes nos cérémonies sont expliquées à travers de multiples livres mais les gens ne l’ayant pas vécu ne peuvent pas les déceler. Une dernière phrase pour dire aux jeunes qui découvrent ce blog. On peut vous raconter tout sur les Adoptions et les Réceptions mais sachez que sans les vivre cela ne vous apportera rien. Quant à ceux qui jouent les extrémistes croyez-vous que vous donnez une bonne image des compagnons, les compagnons sont prêts à faire du mal à une personne qui les trahit ???? Non alors arrêtez de raconter des bêtises.

Les controverses qui ont lieu au sujet du rituel, de son statut, de ses motifs « secrets » ou non, voire les contradictions sur la nature même des rituels compagnonniques, sont donc tout à fait explicites. En effet, pour les uns les Adoptions et les Réceptions ne sont pas des « secrets », un autre écrit : « Le charme de l’Adoption c’est son secret. » D’un tel contraste d’appréciation, on comprend que la gamme des réactions au dévoilement est extrêmement variée, autorisant même des expressions de « soutien ». Ainsi, ce jeune homme, tombé malade la veille de son initiation et qui n’a jamais plus eu l’occasion de la vivre :

Moi je dis MERCI. J’ai trimé comme un dingue en tant qu’apprenti, j’ai fait mon travail d’adoption mais avant la cérémonie je suis tombé gravement malade... et j’ai dû arrêter mon métier... donc pas d’adoption alors que j’y étais, j’avais donné et c’était ma passion. Alors moi je dis merci à ce gars... car sans lui je n’aurais jamais appris ce qu’il s’y passait et serais toujours aussi frustré...mais au vu des insultes qui sont énoncées, les compagnons ont bien changé !

Ou ce jeune plombier qui donne des clés de compréhension de la trahison, offrant peut-être même à certains de pouvoir s’identifier au traître :

Salut à tous pays et coteries, je suis un ancien aspirant plombier. J’ai quand même réalisé mon travail de réception mais il ne convenait pas aux anciens de la cayenne de Nîmes en décembre 1999. GROSSE CLAQUE pour moi car je voulais consacrer ma vie au compagnonnage. Actuellement, 10 ans après, j’en suis encore malade mentalement et mes anciens soi-disant amis ou frères ne me calculent même plus. Les compagnons m’ont adopté en 1994 à Lille puis abandonné en 1999 à Baillargues. Alors, chers pays et coteries, faites très attention à votre avenir compagnonnique et ne pas trop espérer. Moi je fais des dépressions et là y a plus personne.

La trahison n’est donc pas sans écho même s’il y a loin entre les convergences des points de vue qu’elle suscite et le fait de dire qu’elle serait l’expression de revendications collectives. Car le collectif se structure davantage en réaction à la publication de ce dévoilement. De nombreux propos (les « bêtises » comme le dit l’Ancien) sont tout à fait agressifs, symptômes de réactions très affectives qui attestent que, tout de même, le rituel a été blessé, et avec lui l’ensemble du groupe dont il assure la reproduction et la cohésion. Un dernier commentaire suffira à exprimer l’intensité du ressentiment partagé par beaucoup :

Je ne comprends pas pourquoi tu racontes tout ceci surtout en sachant que seuls les bords de ta description sont vrais ; tu n’as vraiment rien compris, tu n’es qu’un lâche. Il y a quelques années tu aurais été sévèrement puni pour cela. Les traîtres chez nous ont leur sort [probablement un extrait d’un article de la Règle ou d’un passage du rituel : « Le sort réservé aux traîtres »]. Je souhaite qu’il puisse venir sur toi [le sort donc]. Tu me dégoûtes ; tu serais en face de moi, je prendrais un malin plaisir à t’arracher ta langue de vipère. Ne sois pas digne de porter tes attributs. Connard !

Nombre d’entre eux reprochent finalement au compagnon menuisier, sur des tons divers, son manque de réflexivité sur le rituel. « Tu n’as rien compris », lui impute-t-on le plus souvent.
Pour d’autres, c’est aussi l’occasion de régler des comptes. Au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, le public du blog se diversifie un peu (des amoureux du compagnonnage, des curieux, des amateurs maçonophiles, des femmes de compagnons, etc.) et se multiplient les appels à cesser de publier des commentaires qui contribuent à faire connaître le blog et sont donc contre-productifs. Mais, si son intensité décroît, « l’affaire » se poursuit tout de même pendant trois ans. C’est beaucoup et, à ce stade, il a semblé aux compagnons que seul un soin radical pouvait être efficace : l’amputation. Les commentaires s’achèvent, en juin 2010, sur cette note : « C’est scandaleux mais on ne peut rien y faire. Mais bon, bientôt on pourra faire place à la nouvelle Adoption. » Celle-ci est effectivement instaurée dans le courant de l’année 2011, non officiellement pour résoudre le problème posé par la révélation mais pour « moderniser le rituel ». Les deux intentions ne s’excluent pas et il est très probable que la révélation n’a fait que déclencher un processus de modernisation, par ailleurs mis en œuvre dans d’autres secteurs (la famille, la communication) au sein de ce groupement compagnonnique qu’est l’Association Ouvrière très soucieuse de ne pas être en retard sur son temps. Reste ce traitement de la révélation qu’annonce le dernier commentaire : le dévoilement du déroulement du rituel a impliqué son remplacement. Pour autant, comme l’ont signifié par leur scission les boulangers cités en introduction, remplacer un rituel n’est pas un acte anodin. Et, dans tous les cas, ce ne sera pas l’immuniser contre la révélation ; il faut que la fragilité du rituel soit préservée selon le principe du Guépard  : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

Les traîtres 2 : le rituel qui soigne le rituel

Le deuxième cas que je voudrais présenter, l’autre scandale, eut un retentissement assez similaire chez les compagnons, mais son traitement a été très différent. Dans le précédent, j’indiquais qu’il n’y avait pas eu de révélation de cette ampleur depuis un siècle. C’est précisément de cette première situation, inaugurale, qu’il va être question à présent.
En 1909 paraissait une petite brochure éditée par un syndicat, l’Union des charpentiers de la Seine, intitulée Le compagnonnage, son histoire, ses mystères. Son auteur est un certain Jean Connay, pseudonyme provocateur fidèle à une certaine tradition des jeux de mots en compagnonnage qui contribuaient à introduire le « mystère » et faire la « langue d’initiés ». S’il ne s’agit pas de la première révélation du rituel de Réception (on en trouve dans certains témoignages consignés dans les archives judiciaires dès le XVIIe siècle), ni même de la première révélation publiée (puisque certains récits de vie compagnonniques rendaient compte de l’initiation à des fins de « régénération » : il faut que le rituel change), elle est probablement la plus précise et concerne un compagnonnage, celui des charpentiers, sur les rites duquel l’on avait peu d’informations, sinon des rumeurs qui filtraient sans doute avec le concours même des compagnons se plaisant ainsi à entretenir l’opacité sur la réalité des pratiques.

Jean Connay, Le compagnonnage, son histoire, ses mystères (1909)

Le récit effectué, qui se fonde sur un certain « manuscrit » dont l’origine est retracée (Connay, 1909 : 113-119) et est complété par des témoignages recueillis ici et là, occupe près d’une cinquantaine de pages d’un format in-12, sous le titre « Les manuscrits » (Connay, 1909 : 120-186). Ce qui en fait un document exceptionnel, point commun qu’il a avec le blog précédemment évoqué et qui explique en partie la vivacité des réactions dans les deux cas. Mais son exceptionnalité tient également à un trait plus spécifique que le récit détaillé du rituel. C’est un texte écrit pour décrire le rituel, et non dans lequel le rituel se trouve être décrit, type de texte que l’on pouvait trouver enchâssé dans une autobiographie par exemple. Sans la justification d’une narration plus générale de l’expérience compagnonnique, et qui accompagnait volontiers la pratique du Tour de France qui invitait au récit (Adell, 2010) et à la mise en ordre des souvenirs (Adell, 2013), le dévoilement du rituel perdait l’excuse de l’égarement narratif et se trouvait dissocié d’une pratique coutumière de l’autobiographie. On veut rapporter l’initiation et on ne veut rapporter que cela ; tel est le ressort du scandale et l’origine des « affaires ».
Impossible donc d’absoudre l’auteur, de fermer les yeux, ou même d’appliquer simplement le traitement réservé aux promesses rompues dont relève le dévoilement du secret de l’initiation. Les réactions à la révélation contemporaine évoquée plus haut, celle de 2007, révèlent la persistance, non des pratiques mais de leur souvenir ou de leurs élaborations fantasmées :

Pauvre pays, tu tues le rite compagnonnique. Tu mérites de descendre dans la cave.

Un autre :

T’as vraiment rien compris mon pauvre garçon. C’est bien dommage que l’on sache pas qui tu es car on t’y remettrait dans les caves et à mon avis tu ne pourrais plus rien raconter car on s’occuperait de ton cas. T’es vraiment qu’un lâche, tu sais pas garder un secret.

Ces deux cas présentent aussi un caractère assez inédit qui tient au public, réel ou supposé, concerné par la révélation. S’agissant du blog, étaient en cause la potentielle diffusion universelle de la description, son impossible contrôle ou effacement, et le sentiment qu’elle était là pour l’éternité en permanence sous les yeux de tous. Dans le cas de Jean Connay, la nouveauté réside plutôt dans la volonté explicite de nuire aux compagnons, démarche inscrite dans la lutte entre le modèle compagnonnique de défense de la cause ouvrière et celui, alors récent, de l’organisation syndicale (c’est le sens de la préface à l’ouvrage, rédigée par Léon et Maurice Bonneff ; Connay, 1909 : 6-10). Les occurrences précédentes s’inscrivaient dans une narration de soi et, le plus souvent, alimentaient un souci de « régénération ». Il fallait que le compagnonnage suive son temps, ce que les aspects les plus « archaïques » (mais généralement d’invention toute récente) du rituel pouvaient empêcher. Généralement, à cette dénonciation, était associé un projet de réforme. Rien de tout cela avec Jean Connay.
Les modifications, visiblement minimes dont le rituel dénoncé avait fait l’objet dès avant cette divulgation définitive, avaient d’abord été essayées pour soigner le rituel. Mais sans aucun changement radical ni remplacement d’un rituel par un autre comme dans le cas du blog, même après la publication. Au contraire, est apparue une forme de résistance du rituel qui ne tolère pas sa suppression mais ajoute du rite au rite.
En effet, un épisode nouveau, qui est resté apparemment non consigné dans le « script » mais dont l’usage s’était visiblement répandu, est venu se greffer à l’ancienne séquence rituelle que, cependant, l’on modifiait et adoucissait progressivement tout en assurant que l’on poursuivait les pratiques des Anciens. On changeait sans le dire, alors que cette fois l’on annonce de radicales transformations qui peuvent largement reprendre des motifs anciens et assurer la continuité. Ces deux attitudes permettent de mesurer le profond changement opéré en l’espace d’un siècle dans le rapport des compagnons au rite, à l’événement et au temps.
Qu’a-t-on donc inséré dans le canevas initial ? Des autodafés des exemplaires du « Jean Connay » avaient servi de représailles symboliques à la publication de la brochure. Puis, cet usage a intégré le rituel. On brûlait ainsi coutumièrement, en cérémonie, un exemplaire de l’ouvrage au moment de la Réception. Il semble que la pratique se soit maintenue jusque dans les années 1980. On en attendait qu’elle éteigne les velléités de divulgation et fournisse un nouveau support d’édification face à l’effacement progressif des pratiques les plus violentes auxquelles les compagnons eux-mêmes s’accommodaient de moins en moins facilement, et ce dès la fin du XIXe siècle.
De fait, aucune révélation n’est portée à la connaissance du public profane jusqu’à celle de 2007. À une exception près, qui survient dans un contexte très particulier et qui prend dès lors, pour certains compagnons, une tout autre signification.

La révélation juste : le mal par le mal

Troisième révélation du « secret compagnonnique » dans l’espace public. Une révélation qui n’a pas eu les allures d’un scandale ni pris la dimension d’une « affaire ». Quoi qu’il en soit, la réaction qu’elle a déclenchée n’a pas été unanime, loin de là – à la différence des deux précédents cas. Mieux, la majorité des compagnons se sont associés dans un premier temps à ce dévoilement qu’ils vivaient comme un acte collectif et responsable, effectué, par les compagnons impliqués, dans l’idée qu’il s’agissait d’une révélation juste et nécessaire quoique « sacrilège » selon leurs mots mêmes (Icher, 1999 : 149). Cette opinion rencontra cependant quelques oppositions qui furent, plus tard, à l’origine de scissions importantes au sein du mouvement compagnonnique et qui ont donné naissance à deux des trois principaux groupements actuels : l’Association Ouvrière et la Fédération Compagnonnique.
Cette révélation eut lieu entre l’automne 1940 et le printemps 1941. Pendant l’Occupation donc, et après « l’étrange défaite » et la loi du 13 août 1940 interdisant les « associations secrètes » qui visait notamment la franc-maçonnerie (explicitement par le décret du 19 août), alors dans le collimateur de Vichy qui en fait très tôt l’un des responsables de la débâcle. Des comités anti-maçonniques, vifs à la fin du siècle précédent mais désormais en perte de vitesse, reprennent du service. À la Bibliothèque nationale, alors dirigée par le très anti-maçon Bernard Faÿ (Compagnon, 2009), on inventorie et classe le fruit des perquisitions réalisées dans les principales loges parisiennes. Les archives saisies constituent une grande partie du fonds du futur Centre d’histoire contemporaine (1942) de la BN, tandis que les objets sont rassemblés dans les bâtiments réquisitionnés du Grand Orient de France qui devient un lieu d’exposition (et qui rencontre un grand succès : plus d’un million de visiteurs s’y précipitent) ce qui en fait, selon l’expression de Roger Lecotté (bibliothécaire à la BN, pilier de la Fédération folklorique d’Île-de-France et proche d’Arnold Van Gennep et des milieux compagnonniques), une sorte de « musée des sociétés secrètes ». Comme s’il s’agissait, outre de dénoncer l’activité maçonnique supposément néfaste à la vie publique, d’indiquer que ce type de société appartient bien au (mauvais) passé.
Associé à cette purge anti-maçonnique, le compagnonnage est en difficulté [22]. Des perquisitions ont lieu également dans les sièges compagnonniques (Icher, 1999 : 134-136). Certains prennent les devants. Un tourneur sur bois, Joseph Pradelle, propose un premier projet de « rénovation » qui n’eut que peu d’écho. En revanche, un tailleur de pierre, Jean Bernard (fils du grand sculpteur Joseph Bernard qui avait ses entrées auprès de Pétain), connaît plus de succès. Il défend, avec l’appui du Maréchal, le maintien du compagnonnage que l’on pouvait aisément présenter comme un lieu de la tradition en lui reconnaissant un certain anti-syndicalisme, l’attachement à l’idée de chevalerie de travail, à la famille (la figure centrale de la Mère jouait son rôle symbolique à plein régime), au catholicisme (la tradition des fêtes patronales s’était maintenue, les compagnons du Devoir gardaient, sinon par conviction religieuse au moins par atavisme culturel, un attachement à l’Église). Mais il restait cependant, pour s’assurer de l’indépendance totale du compagnonnage vis-à-vis des groupes maçonniques que les démarches volontaires et les témoignages des compagnons n’avaient pas suffi à garantir, à prouver à l’État français que les « rituels » étaient strictement professionnels et « spirituellement propres ». Pour ce faire, les compagnons acceptent, pour chaque corps de métier, de remettre leurs « rituels » à un émissaire, Jean Bernard donc, chargé de les transmettre à Pétain mais surtout à ceux de son entourage qui auront à les « nettoyer », l’abbé Rambaud, conseiller spirituel, et Pierre Landron, conseiller juridique. Les nouvelles « règles » (le lexique du « rituel » disparaît), élaborées par ces deux personnages et reprises par les compagnons, sont officiellement remises par Pétain aux compagnons le 1er mai 1941, date hautement symbolique puisque ce jour est institué jour de la fête du Travail et de la Paix sociale.

Jean Bernard (1909-1994), La Fidélité d’Argenteuil,
compagnon tailleur de pierre du Devoir, fondateur de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France.

La participation des compagnons à la « rénovation » de leurs rituels s’inscrivait immédiatement dans une logique du soin quand bien même la transformation semble imposée [23]. Car c’était soigner le rituel que le guérir de la peste maçonnique : le mal par le mal, la révélation comme médication, le geste sacrilège par excellence pour se débarrasser d’un mal plus important et poursuivre son action. On conçoit qu’un tel remède, passé les temps exceptionnels de l’Occupation, ait pu faire l’objet des plus grandes critiques et diviser les compagnons.

La révélation altruiste : trahir pour diffuser l’esprit du compagnonnage

Pourtant, et sans minimiser le caractère unique et extraordinaire des conditions et des formes de ce dernier dévoilement dans la remise des rituels par les compagnons à l’équipe du maréchal Pétain, il n’était pas sans évoquer d’autres révélations qui étaient également pensées comme « justes », « nécessaires », « réparatrices ». Des révélations altruistes en somme qui se donnent explicitement pour objectif de servir « l’esprit du compagnonnage », de l’adapter et de le diffuser. Répétées, elles n’en demeurent pas moins évaluées à chaque fois comme singulières et inappropriées, nécessaires pour une minorité et intolérables pour la plupart. Jugements contradictoires dus au fait que ces révélations décrochent du dévoilement ordinaire tel qu’il est mis en œuvre dans le rituel lui-même et qui participe à la reproduction organisée du corps dans le temps du « compagnonnage normal » (comme il y a, pour Thomas Kuhn, de la « science normale »). Là où la révélation du secret fait partie de l’opération initiatique et fait passer de l’ignorance d’un secret « tu » à la manipulation d’un secret « exhibé » (Houseman, 2012 : 36-44), la révélation est « normale ». Ce qui n’est pas le cas, pour les compagnons y compris ceux qui sont les acteurs du dévoilement, des moments dont il est ici question.
Les révélations altruistes témoignent de moments extraordinaires de « trahison » d’un certain type, mais suffisamment répétés et en quelque sorte prévisibles pour qu’une logique de traitement relativement systématique soit élaborée, tout en restant dans une dynamique du singulier et de l’exceptionnel pour que rien ne soit mis en place pour les cadrer en amont. De quoi s’agit-il ?
À mesure que le compagnonnage grandit et se structure au XIXe siècle, on prend conscience qu’il n’y a que quelques corps de métier qui bénéficient de la seule révélation légitime car originelle, celle qui vient « directement » des fondateurs légendaires du compagnonnage dont les figures se fixent au début du XIXe siècle : le roi Salomon, le père Soubise et maître Jacques. « L’originel » devient alors, dans la première moitié du XIXe siècle, un critère d’évaluation du rite de plus en plus important : il faut que le rite soit « égyptien », « du temps de Salomon », que son support soit écrit en « caractères hiéroglyphiques », etc. : la référence à l’Antiquité ou au Moyen Âge a valeur d’attestation. La proximité avec les fondateurs est alors essentielle et détermine des ordres de préséance dont on discute le détail : qui des charpentiers ou des tailleurs de pierre pour l’emporter en ancienneté ? quelle date de fondation retenir ? Les corps de métier les plus fournis – charpentiers, tailleurs de pierre, menuisiers-serruriers – arguent ainsi de leur proximité et produisent des « textes à caractères hiéroglyphiques ».
Pour les autres, l’on établit le principe de la fondation indirecte. Dans le meilleur des cas, considéré comme le plus fréquent mais qui est en fait le moins bien documenté, le « compagnonnage » (c’est-à-dire ici, la formule initiatique, les « rituels », le Devoir) est conféré par un corps de métier à un autre par « reconnaissance » directe. Cela implique que les compagnons « pères » transmettent à leurs « enfants » (selon la terminologie utilisée) la connaissance des symboles, des signes de reconnaissance et, surtout, des façons de « faire » des compagnons c’est-à-dire de procéder au rite initiatique de « réception ». Cette transmission, dit-on, peut s’assortir de menus changements (dans l’usage des symboles, dans le protocole initiatique, etc.) imposés par les « pères » pour signaler qu’il s’agit d’une version éloignée, un peu dégradée, du compagnonnage originel. Mais dans les cas les mieux documentés, qui sont les récents, cette « reconnaissance » n’a jamais lieu de manière paisible. Elle est toujours consécutive à une sorte d’initiation sauvage, dont le secret a été obtenu par un vol, une trahison ou une découverte miraculeuse d’archives. On aboutissait dès lors, au XIXe siècle, à la production de listes de ces fondations indirectes – car il en existait plusieurs, concurrentes, qui étaient l’occasion de conflits de préséance lors d’assemblées de compagnons – qui servaient à élaborer les généalogies compagnonniques. Celle indiquée ci-dessous en propose l’une des versions les plus complètes en l’état de la documentation connue dans les années 1970 :

En 1326, les menuisiers-serruriers reconnurent les épingliers à Blois. En 1345, les épingliers reconnurent les tanneurs à Romorantin. En 1347, les bonnetiers reconnurent les tondeurs de drap. En 1351, les tanneurs reconnurent les culottiers à Niort. En 1359, les épingliers reconnurent les cloutiers à Orléans. En 1364, les tondeurs de draps reconnurent les teinturiers à Romorantin. En 1370, les culottiers reconnurent les chamoiseurs à Orléans. En 1374, les épingliers reconnurent les selliers à La Chaise-Dieu. En 1378, les épingliers reconnurent les taillandiers à Nantes. En 1463, les épingliers reconnurent les vitriers à Blois. En 1521, les épingliers reconnurent les fondeurs à Milleray. En 1548, les fondeurs reconnurent les poêliers à Milleray. En 1591, les poêliers reconnurent les ferblantiers à Romorantin. En 1638, les taillandiers reconnurent les charrons à Bordeaux. En 1643, les menuisiers reconnurent les tourneurs à Nantes. En 1687, les boursiers-culottiers reconnurent les bourreliers à Bordeaux. En 1716, les serruriers reconnurent les couteliers à Bordeaux. En 1722, les vitriers reconnurent les doleurs à Bordeaux. En 1735, les bourreliers reconnurent les cordiers à Marseille. En 1775, les menuisiers-serruriers reconnurent les toiliers à Narbonne. En 1788, les tourneurs reconnurent les vanniers à Nantes. En 1789, les forgerons reconnurent les maréchaux-ferrants à Lyon. En 1829, les doleurs reconnurent les vignerons à Mâcon. En 1841, les selliers reconnurent les tisseurs à Lyon. Les tisseurs furent reconnus en 1841, mais ils étaient initiés depuis 1831. Les couvreurs et plâtriers reconnus en 1753 étaient initiés depuis 1703. Les maréchaux-ferrants ont été reniés par leurs pères, les forgerons, mais admis par plusieurs corps. De même les toiliers, enfants des menuisiers-serruriers, reniés par ceux-ci mais admis par plusieurs corps. Les cordonniers furent initiés en 1808 reconnus en 1850, les sabotiers initiés en 1809 furent reconnus en 1850, les boulangers initiés en 1812 furent reconnus en 1860.
(Carny et al., 1973-1981 : II, 122)

Déployons justement le cas des boulangers. Il est aujourd’hui l’un des mieux connus grâce aux croisements des sources possibles (des archives accessibles, une autobiographie importante d’un contemporain des premiers acteurs ; Arnaud, 1859) et au minutieux travail accompli par Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, compagnon boulanger « resté fidèle au Devoir », membre donc de la société par laquelle j’ai introduit cet article [24].
« Initiés en 1812 » mais « reconnus en 1860 » indique les auteurs de la liste. Que recouvre cette « initiation » ? Les circonstances en sont relatées par l’initiateur lui-même dans deux « certificats » qui ont été confiés aux boulangers pour attester leur « initiation » et qui sont aujourd’hui exposés au musée de compagnonnage de Tours.



Certificats de Bavarois Beau Désir, compagnon doleur du Devoir, délivrés aux boulangers pour preuve de leur initiation aux « mystères » du compagnonnage en 1811 et 1812 (Musée du compagnonnage, Tours).

Ci-dessous la transcription, corrigée pour l’orthographe, et la syntaxe quand cela facilitait la compréhension du texte :

[Premier certificat]
Ce jourd’hui 29 septembre 1811, étant rouleur à Beaune, jouissant de toutes mes facultés, déclare qu’il est entré dans le vœu de mes intentions et dernières volontés que le 26 juillet dernier, étant à Nevers, j’ai reçu et donné le sacre du compagnonnage des doleurs [25] à deux boulangers : un que j’ai nommé Nivernais Frappe D’Abord et [un] Montmartre l’Inviolable. Cet acte de bienveillance de ma part n’a été donné qu’en reconnaissance des bienfaits que j’ai reçus d’eux dans la ville de Nevers pour une maladie que j’y ai faite, qui a duré 10 mois où je n’ai reçu aucun secours de mes frères compagnons doleurs. Je déclare aussi ; aussitôt l’affaire faite, j’ai fait partir mes deux enfants pour Orléans où je dois aller les rejoindre sous peu de jours, et moi je suis parti pour Beaune. Au bout de quelques temps que j’ai travaillé dans cet endroit, on m’a nommé rouleur, ce qui m’a donné facilité de finir l’ouvrage que j’ai entrepris. Je déclare, pour ne compromettre personne, que le 24 de ce mois, les deux compagnons qui sont en place avec moi, qui sont Nantais le Soutien et Bourguignon l’Espérance, m’ont confié leurs clefs pour serrer (sic) dans la caisse une lettre importante venant de Cognac, et que j’ai fait feinte de fermer ; que j’ai donné le tour de clef de fermeture qu’à ma clef, ce qui m’a donné facilité de retirer les pièces de la caisse et d’en prendre copie seulement ; et j’ai remis les autres à leur place ; et j’ai fait le présent certificat que j’ai apostillé de notre cachet [et] que je donnerai à mes enfants au moment [où] je serai en sûreté pour leur servir au besoin. Ce sont là mes volontés, c’est pourquoi je les signe. Fait à Beaune, le 29 septembre 1811. Bavarois Beau Désir, compagnon doleur.

Second certificat,
[Je] soussigne et déclare que je suis parti de Beaune le 12 octobre, et où on m’a mis sur les champs pour Orléans. Le lendemain de mon arrivée dans cette ville, je suis allé chez la mère de mes enfants m’informer d’eux. J’appris qu’ils étaient partis pour Blois faute d’ouvrage à Orléans et qu’ils y travaillaient, ce qui m’arrangea aussi car il n’y avait pas d’ouvrage pour moi non plus à Orléans, ce qui fit que je partis pour Blois. Arrivant dans cette ville, je couchai chez notre mère et, le lendemain, je pris information sur mes enfants auxquels je fus présenté. Aussitôt, ils me dirent qu’ils avaient confié qu’ils étaient compagnons à quelques-uns de leurs collègues et qu’ils se préparaient à faire une réception pour la Toussaint où ils me prièrent d’assister. Je consentis à leur demande. Dès ce jour, on se prépara à se procurer tout ce qu’il fallait pour faire la réception, et nous en reçurent dix-huit dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre. Et je commençai par donner la lumière à mes deux premiers que je n’avais pu recevoir que provisoirement à Nevers, vu que je n’avais pas ce qu’il fallait pour faire une réception. Je leur ai remis cette même nuit la pièce que j’avais copiée à Beaune afin qu’ils puissent recevoir et instruire quand bon leur semble. Et je leur donnai ordre de venir [à] 4 chez notre mère le 9 du même mois, s’annonçant comme compagnons doleurs car ce même soir nous devions avoir assemblée. En effet, le 9 à huit heures du soir, les 4 compagnons boulangers vinrent chez notre mère, rue de la petite poste, n°3, et s’annoncèrent comme compagnons doleurs ; et après s’être reconnus avec nous, se déclarèrent compagnons boulangers. Cette déclaration fit mouvement terrible parmi nous. Il y en avait qui voulaient les assassiner. J’eus mille peines à opposer [que] l’on [se] batte. Enfin, je les priai de se retirer à l’auberge. Nous étions en ce moment 10 compagnons présents dont voici les noms : Tourangeau Bien Aimé, Montpellier Beau Désir, Angoumois la Prudence, Bourguignon la Fidélité, Bourguignon la Couronne, Angoumois la Constance, Montpellier la Belle Conduite, Angevin [illisible], Angoumois la Fidélité et moi. Après avoir reconnu la vérité qu’il nous était imposé de nier, nous commandâmes une assemblée à tous les anciens compagnons des environs, et il fut décidé qu’il fallait donner une retraite de 3 mois aux boulangers afin de consulter nos frères sur ce qu’il y avait à faire. Il y en a qui voulaient les admettre, mais la plus grande partie ne voulut pas, et l’on changea la reconnaissance de suite. Et la nouvelle fut refusée pendant quelques temps à beaucoup de compagnons et je fus du nombre. Je restai encore quelques temps à Blois ; et on faisait de si grandes recherches dans notre société que je craignais d’être soupçonné, ce qui me fit décider à me retirer au mois de janvier. Dans cet espace de temps, mes enfants avaient porté leur St Devoir à Orléans où ils avaient reçu beaucoup de compagnons. Je leur ai fait part de mes craintes et, d’accord avec ceux d’Orléans, ils m’ont proposé de me faire embarquer pour les colonies. J’ai accepté leur proposition et je suis parti avec 4 d’[entre] eux pour Bordeaux le 22 janvier 1812. Arrivant dans cette ville, mes 4 enfants embauchèrent et on s’est occupé de chercher un bâtiment. Nous en avons trouvé un, américain de nation, qui partait pour New York, nommé le Woodejic (sic), [ayant pour] capitaine, William. Une somme de cinq cents francs a été donnée au capitaine pour prix de voyage, et une même somme a été remise à moi pour en disposer à ma volonté ; et demain j’aurai quitté la France pour toujours. C’est pourquoi je délivre le présent certificat à mes enfants pour leur servir au besoin. Fait à Bordeaux, le 16 février 1812. Bavarois Beau Désir, compagnon doleur.

Révélation altruiste en ce qu’elle est, selon les propres termes du compagnon, un « acte de bienveillance » envers les boulangers, ce qui n’exclut qu’elle soit dans le même temps une vengeance à l’encontre de ses « frères » les doleurs qui ne lui ont pas apporté le soutien qu’il attendait lors d’un séjour à l’hôpital assez long. L’acte est exceptionnel et Bavarois Beau Désir en sait toute la gravité, augmentée par la préméditation du geste, la tromperie de ses « frères » gardiens du coffre, (qu’il se soucie de ne pas compromettre), le vol de son contenu pour instruire les boulangers, le dévoilement des signes de reconnaissance qui permettront à une délégation de boulangers de se présenter comme « compagnons doleurs » et d’être reconnus comme tels. Le ton de ses certificats est d’ailleurs tout à fait testamentaire : « Ce jourd’hui 29 septembre 1811, étant rouleur à Beaune, jouissant de toutes mes facultés, déclare qu’il est entré dans le vœu de mes intentions et dernières volontés que… ». La mise à mort des traîtres était en effet une menace régulière prononcée avec une détermination telle et renforcée par quelques cas de morts « accidentelles », à l’occasion de rixes notamment, que Bavarois Beau Désir pouvait à bon droit craindre pour sa vie. Son exil américain atteste en tous les cas la certitude qu’il avait de la réalité de la menace.
Un tel événement n’était pas sans engager, de part et d’autre, un travail réflexif sur le rituel, travail dont une partie seulement transparaît dans les textes mais qu’il faudrait pour l’essentiel reconstituer. Les boulangers doivent apprendre à faire une « réception » et Bavarois Beau Désir à organiser la cérémonie. Si la première tentative, décrite dans le premier certificat, est incomplète, ce n’est sans doute pas seulement en raison du fait qu’il n’avait « pas ce qu’il fallait pour faire une réception ». Il y a aussi, qu’entre temps comme il le dit lui-même, il a accédé à la fonction de rouleur, donc responsable entre autres de la tenue des rituels initiatiques, et qu’il en maîtrise des aspects qu’il n’avait jusque-là qu’éprouver en tant qu’initié et en tant que spectateur plus ou moins passif. Et ce travail de (re)production du rite, exécuté sans doute au ralenti pour être enseigné aux boulangers de sorte qu’ils puissent refaire eux-mêmes la procédure et dans une posture singulière (qui n’a pas sa place dans le rite « ordinaire ») d’observateur et de conseiller puisqu’on le prie « d’assister » à cette première « réception » de dix-huit boulangers dans la nuit de la Toussaint 1811.
Réflexivité également des compagnons doleurs qui sont mis devant le fait accompli, qui doivent changer leurs signes de reconnaissance qui permettent et, surtout, affronter une sorte de contradiction : « après avoir reconnu la vérité qu’il nous était imposé de nier ». Le secret a été dévoilé alors qu’aucun traître n’est repéré, le compagnonnage des doleurs a « enfanté » celui des boulangers. Cette situation extraordinaire, qui devait imposer un travail intellectuel particulier pour la rétablir, a trouvé dans les mots d’un compagnon doleur, rapportés dans le récit que le boulanger Arnaud, Libourne le Décidé, a fait de cette affaire, une formulation parfaite. Aux boulangers qui s’étaient présentés comme compagnons doleurs, puis s’étaient révélés, le rouleur des doleurs faisait remarquer à quel point ils n’étaient pas à leur place. L’échange prit alors la tournure suivante :

En supposant que ce qui s’est passé hier soir soit la vérité, croyez-vous que cela vous suffise, sur le tour de France, pour vous asseoir au banquet des Enfants de Maître Jacques ?
― Certes, je le crois.
― Pauvre insensé, détrompez-vous, car vous êtes et vous n’êtes pas.
(Arnaud, 1859 : 41)

« Vous êtes et vous n’êtes pas ». Expression la plus directe du paradoxe auquel les doleurs étaient alors confrontés et qui les mettaient face à la fragilité de leur collectif et du système. Restait à faire le choix du type de soin : « renier » les boulangers comme « enfants », ce que firent la majorité des doleurs dans un premier temps, ou les « reconnaître » dans le cadre d’une procédure où le « sacre du compagnonnage » est transmis officiellement. Ce qui eut lieu, après de longues luttes et plusieurs échecs, le 9 décembre 1860 où les boulangers furent reconnus par les compagnons tondeurs de drap, les compagnons cordonniers et les compagnons blanchers-chamoiseurs, qui leur fournirent une première « constitution » dans laquelle il est précisé, sans doute pour éviter la colère des doleurs, que les boulangers ont été « fondés par eux-mêmes ». Quelques années plus tard, ce fut au tour des tourneurs du bois, des tanneurs-corroyeurs, des cloutiers, des doleurs enfin de reconnaître les boulangers. Mais il fallut attendre 1886 pour qu’ils soient reconnus par un compagnonnage de premier plan, haut placé dans l’ordre des préséances, celui des menuisiers du Devoir auxquels s’associèrent les bourreliers et les serruriers.
Reconnaissance encore très incomplète cependant puisqu’il y manquait notamment les charpentiers ou les tailleurs de pierre, ou les « pères » doleurs. Ce qui rendait les boulangers moins compagnons que les autres et les faisaient redoubler d’application dans le respect des règlements, des rituels (ils ont été parmi les derniers au XXe siècle à pratiquer le vieil usage compagnonnique des « hurlements » à l’occasion de l’enterrement d’un des « frères »), et les sensibilisaient à l’histoire du compagnonnage et au goût de l’archive. Aussi, en 1960, à l’occasion du centenaire de leur première reconnaissance, les compagnons boulangers lancèrent un appel à tous les corps de métier qui ne les avaient pas encore rituellement reconnus mais qu’ils fréquentaient par ailleurs à l’occasion des congrès annuels qui réunissaient tous les compagnons du Devoir. L’argument prenait cette forme :

Depuis cette reconnaissance, un siècle s’est écoulé pendant lequel les compagnons boulangers ont contribué pour leur part au bon renom de notre institution. Présent à toutes les activités inter compagnonnique et y prenant une part active, ils peuvent considérer que toutes les corporations les ont reconnus « de fait ».
C’est pourquoi, nous avons pensé qu’à l’occasion de notre congrès quinquennal qui se tiendra à Paris dans le début du mois d’avril 1960, les corporations dont la vôtre qui n’avaient pas participé à l’acte de reconnaissance de 1860, pourraient solennellement apposer leur cachet sur ce vieux parchemin, qui sera centenaire l’an prochain.
(Extrait de la lettre rédigée par le président de la société des Compagnons Boulangers du Devoir, G. Bernard) [26]

Les charpentiers, les tailleurs de pierre, les couvreurs, les charrons-carrossiers refusèrent de signer. La blessure du rituel n’était pour eux pas encore assez refermée pour être pansée. Il fallut attendre la réaction des boulangers en 2011 (cf. introduction) face aux transformations « modernes » proposées par l’Association ouvrière pour qu’une issue soit trouvée et que les boulangers, décidément attachés aux traditions et la pratique scrupuleuse des usages compagnonniques et de « l’esprit du compagnonnage » tel qu’il leur a été transmis en 1811, soient alors reconnus par les compagnons charpentiers des Devoirs le 31 mai 2015 à Bordeaux. Signe que l’actualité de ces cérémonies est toujours vive et qu’elles sont, pour les compagnons, des moments d’intense expression de valeurs et d’émotions qui composent, de l’aveu même des compagnons, la spécificité du compagnonnage par rapport aux autres institutions de formation professionnelle : « Il n’est pas question de folklore quand le moment est vécu profondément, en conscience et dans l’émotion, en harmonie et en communion avec la vie quotidienne de ses acteurs », explique le boulanger Picard la Fidélité suite à la cérémonie. Moments qui sont autant d’occasions de travail sur l’histoire, sur le rapport au temps, sur les transformations et les adaptations de coutumes anciennes.

Conclusion : la fragilité initiatique

Il est un élément qui permet d’articuler les quatre situations exposées et d’ouvrir l’horizon du questionnement en posant sur elles un regard d’ensemble : le fait que le risque de la révélation, et la révélation elle-même, ne doivent pas être pensés en dehors du rituel – comme une perturbation extérieure, ce qui est généralement la première réaction – mais comme une partie intégrante du complexe initiatique (cette remarque n’a en effet de sens que pour les rituels d’initiation dont l’action est orientée vers une « révélation »).
Paradoxalement, c’est ce risque permanent, dans un régime général d’incertitude et d’imprévisibilité des comportements individuels, qui me semble garantir l’efficacité du rituel. En effet, l’initiation est efficace non parce qu’elle délivre un contenu important et rare – quoiqu’il puisse être considéré comme tel par ailleurs –, non parce que le rituel est grandiose et solide – même s’il est souvent jugé par les acteurs sur ces critères –, mais pour des raisons un peu opposées. L’initiation est efficace parce qu’elle est fragile ou parce qu’on la soupçonne de l’être, sans le dire toujours, sous l’effet de cette menace permanente du dévoilement intempestif. Et, dans le même temps, la menace de la révélation, à force de présence, fait de cette fragilité initiatique la source de sa résistance. Finalement, on a pu s’en rendre compte, les différentes révélations n’ont pas ruiné l’institution compagnonnique. Peu nombreuses malgré tout, elles sont davantage le signe que l’exposition à la menace a bien renforcé le système immunitaire du rituel, car les soins dont on a parlé jusqu’alors présentent aussi, d’une façon générale, les propriétés d’un vaccin. En effet, l’exposition à la menace a bien multiplié des « globules blancs » (contre la révélation), c’est-à-dire engendré des compagnons qui sont, la plupart du temps, des agents responsables. Et il faudrait reconstruire, travail à part entière, l’ensemble du processus de construction de la responsabilité au sein de ce type de collectifs qui ne repose pas seulement sur l’instrument initiatique. Reste que celui-ci en est un rouage important dont la fragilité confère toute sa force à l’initiation.

add_to_photos Notes

[1Il s’agit ici du réseau des sièges compagnonniques qui constitue le « Tour de France » d’un groupement en particulier, celui de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France.

[2Il s’agit tout à la fois du règlement intérieur, affiché dans les maisons compagnonniques, et de principes moraux énoncés de façon plus diffuse qui précisent les règles de la vie communautaire (termes d’adresse, horaires à respecter, tenue à porter dans telle circonstance, mais aussi principes généraux tels que l’entraide, le respect dû aux Anciens, l’humilité au travail, etc.).

[3Il s’agit de jeunes compagnons, fraîchement initiés, qui poursuivent leur Tour de France et parachèvent en quelque sorte leur initiation en assumant pour quelques mois (jusqu’à deux années au plus) des rôles d’encadrement et de formation des « aspirants » (les jeunes qui font leur Tour de France et ne sont pas encore compagnons) et des « apprentis » ou « stagiaires » (ceux qui viennent de commencer leur formation avec les compagnons et ne sont pas encore « sur le Tour de France »).

[4Pour remédier au « décrochage » des jeunes qui n’adhèrent plus aux règles et aux principes de l’institution, l’Association Ouvrière avait, sur le modèle de l’institution scolaire, mis en place des dispositifs d’accompagnement plus ou moins personnalisés (enseignants/compagnons référents, maîtres de stage, etc.). Ce qui n’était pas du goût de tous les compagnons, la formation compagnonnique n’ayant pas, pour eux, à reprendre le modèle scolaire.

[5La « couleur » est un ruban de tissu, chargé de symboles, qui est délivré à l’issue d’une initiation à des jeunes (aspirants ou compagnons) qui partagent l’expérience de l’itinérance sur le Tour de France, soit qu’ils la commencent (les aspirants), soit qu’ils l’achèvent (les compagnons). Le fait qu’il existe des couleurs pour d’autres « états » non itinérants (couleurs d’honneur, couleurs de deuil, couleurs de Mère, etc.) a laissé penser à certains cadres de l’Association Ouvrière que le port de la couleur pouvait être un moyen positif d’intégrer les « stagiaires » à la communauté compagnonnique plutôt que par le seul respect du règlement.

[6L’Adoption est le premier rite initiatique au sein du compagnonnage. Elle donne accès à l’état d’aspirant. Dans l’Association Ouvrière, l’Adoption est dite « communautaire » ; elle n’est pas spécifique à chaque corps de métier. C’est donc l’institution dans son ensemble qui « adopte » le jeune, alors que le compagnon est « reçu » par sa corporation. La place et l’autonomie des corps de métier dans le dispositif initiatique est un enjeu important et l’une des pierres d’achoppement des débats intra-compagnonniques contemporains.

[7Avant d’instaurer, comme on le verra, la transformation du rituel de l’Adoption en y intégrant notamment des séquences vidéo, la formule avait été « testée » dans quelques sièges compagnonniques « pilotes ».

[8La Réception est le principal rituel du compagnonnage, qui donne accès au titre de compagnon.

[9Il s’agit d’un dispositif, instauré en 2008 au sein de l’Association Ouvrière, et inspiré des institutions visant à « former les formateurs » (IUFM, désormais ESPE pour le domaine scolaire). L’accueil en fut mitigé, tant par la crainte de l’uniformisation des techniques de transmission des savoirs et des savoir-faire de métier, que par celle, ici soulignée par les boulangers, que la transmission proprement initiatique ne soit concernée par cette « réflexion » venue « d’en haut ».

[10Il est ici question de la gouvernance locale du Tour de France de l’Association Ouvrière. Celle-ci a divisé le territoire en « Provinces » qui correspondent à peu près aux anciennes régions françaises. Le Provincial, qui avait jusqu’il y a quelques années, la charge d’administrer le réseau des maisons au sein d’une province, est élu par les compagnons de la province en question. Une partie de ses anciennes fonctions est aujourd’hui assurée par un Délégué Régional, nommé par le Conseil d’administration de l’Association Ouvrière.

[11Ceux-ci ont intégré, en juin 2015, un autre groupement compagnonnique, la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment et autres activités.

[12Je remercie Michael Houseman à qui j’emprunte cette formulation faite à l’occasion de la relecture d’une première version de ce texte, ainsi que Thierry Wendling dont les très judicieux commentaires ont permis à l’article de gagner grandement en clarté.

[13Pour un développement de ce point, je me permets de renvoyer à quelques travaux personnels, notamment Adell (2008a : 110-125 ; 2008b).

[14On voit ainsi apparaître à ce moment la rhétorique du travail comme valeur en soi, de la chevalerie ouvrière, ce qui traduit à mon sens un changement profond de l’économie morale des compagnons.

[15Pour un examen plus général des effets de la Révolution française sur le compagnonnage, je me permets de renvoyer à Adell (2008a : 114-123 ; 2008b).

[16C’est un thème sur lequel j’aurai l’occasion de revenir dans les pages qui suivent.

[17Je restitue « l’affaire » d’après les récits qui m’en ont été faits. Je précise qu’à aucun moment de mes enquêtes de terrain, il ne m’a été donné d’assister ne serait-ce qu’aux préparatifs d’une Réception de compagnon.

[18Terme utilisé par les compagnons pour s’adresser à ceux qui travaillent sur des échafaudages tels les charpentiers, les couvreurs ou les tailleurs de pierre.

[19Terme désignant tout compagnon sédentaire, ne faisant référence en aucune façon à son âge.

[20Je reprends cette distinction, à mon sens à l’œuvre de façon plus ou moins réfléchie chez les acteurs du rituel, établie par Sally Moore et Barbara Myerhoff (1977 : 12-15).

[21Il ne sera pas indiqué ici de lien renvoyant vers ce blog dont l’activité s’est arrêtée. Les compagnons et les lecteurs intéressés pourront le retrouver sans difficulté par une recherche simple. Il importe surtout que les plus jeunes, non-initiés, aient conscience que la connaissance des éléments dévoilés est désormais assez peu éclairante sur le rituel de l’Adoption tel qu’il est pratiqué actuellement, mais que cela peut néanmoins conduire, selon l’avis général des Anciens, à leur « gâcher » l’expérience.

[22Pour des éléments sur cette période, cf. Icher (1999 : 131-188).

[23D’autres groupes de compagnons font ainsi le choix d’entrer dans une certaine clandestinité, ou de se « mettre en sommeil ».

[24On trouve les fruits de ce travail à l’adresse suivante : http://www.compagnons-boulangers-patissiers.com/crebesc/?s=reconnaissances (page consultée le 29 décembre 2016).

[25Le doleur était l’ouvrier qui maniait la grande doloire, sorte de hache servant à aplanir et équarrir le bois. L’instrument, dans une version de plus petite taille, était aussi utilisé par le tonnelier. Le métier, et son compagnonnage, se sont éteints dans le courant du XIXe siècle.

[26Consultable au lien suivant : http://www.compagnons-boulangers-patissiers.com/crebesc/reconnaissances-7eme-partie/ (page consultée le 29 décembre 2016).

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Pour citer cet article :

Nicolas Adell, 2016. « Panser les rituels. Parcours de rituels secrets dans l’espace public ». ethnographiques.org, Numéro 33 - décembre 2016
Retours aux rituels [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2016/Adell - consulté le 29.03.2024)
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