Compte-rendu d’ouvrage

A la recherche de l’émotion perdue (revue Face à Face, 2006, 8-9)

ACTES DES DEUXIEMES JOURNEES SCIENTIFIQUES DU RESEAU « SANTE & SOCIETE », 2006, « Émotions, corps et santé : les politiques de l’intime », Face à Face — Regards sur la santé, 8-9

L’étude des émotions est marquée par deux débats fondamentaux dans l’histoire et la construction de l’anthropologie moderne. Le premier, propre à l’anthropologie européenne des émotions — Lévi-Bruhl et sa notion de pensée primitive, Radcliffe-Brown et la théorie des sentiments — a développé l’idée d’une raison civilisée purifiée des émotions, apanage de la pensée sauvage. Selon cette hypothèse, les émotions prévaudraient à l’origine tandis que le progrès tendrait à les évacuer (Crapanzano, 1994). Le deuxième voit s’opposer les approches culturaliste et universaliste des émotions. Samuel Lézé (2006) a bien montré ce qui séparait les tenants d’une théorie locale des émotions (à l’instar des travaux de Catherine Lutz) des partisans d’une théorie naturelle des émotions (comme Paul Ekman). Malgré l’intérêt que lui porte Marcel Mauss et d’autres pères fondateurs de la discipline, il semble que l’émotion soit devenue par la suite le sujet perdu de la sociologie (Drulhe, 2006b). Pourtant, alors que la société moderne tente de canaliser les pulsions et les émotions par la culture du contrôle de soi, la sociologie peut prétendre éclairer trois fronts : Qu’est-ce que l’émouvant ? Comment se manifeste l’émotion ? Quelle évaluation est-il possible d’en faire ?

La revue en ligne Face à Face, Regards sur la Santé (2006a et 2006b), se faisant l’écho des journées scientifiques du réseau national « Santé & Société » intitulées « Emotions, corps et santé » (24-25 novembre 2005, MSH Paris Nord ; 24-25 mars 2006, Toulouse), nous engage sur la voie de la réflexion. Au travers d’une douzaine de contributions sont évoqués l’émotion omniprésente entre les soignants et les soignés ainsi que les mécanismes d’autocontrôle ou d’instrumentalisation des émotions qui se mettent en place dans cette relation. Est également étudié le corps comme lieu d’expression de l’émotion, à travers des manifestations somatiques ou des pratiques de « corporéité déviante ». Les jeunes chercheurs ayant participé à ces journées nous invitent à reconnaître l’importance de l’émotion, à la jonction du corps et de l’esprit. Ils nous montrent comment le fonctionnement social, loin d’évacuer les affects, conduit à les modeler selon des formes que le chercheur peut décrypter.

Ainsi, l’émotion naît de la confrontation à la catastrophe (Langumier, 2006a) ou à la maladie (Soum-Pouyalet, 2006a). Dans un hôpital africain (Bouchon, 2006b), l’émotion naît aussi de l’impuissance : impossibilité des médecins à mettre en œuvre ce qu’ils ont appris, faute de moyens financiers ; fin de non-recevoir qu’ils doivent opposer aux malades en souffrance faute de pouvoir prescrire des morphiniques trop coûteux. Ailleurs, comme dans la région de Bahia au Brésil, une gynécologue cède à la colère car elle estime que ses patientes sont incultes, ne comprennent rien, n’écoutent pas ses prescriptions (De Zordo, 2006a). Ce même sentiment d’impuissance existe pour les équipes traitant de maladies incurables : passée la limite au-delà de laquelle les médicaments ne font plus effets (et pour autant qu’il n’y ait pas de contrainte financière...), le médecin doit apprendre à gérer cette impuissance et l’émotion qui le submerge. Aux dires du corps médical, cet apprentissage est le plus conséquent. Le témoignage déjà ancien de Sheila Cassidy (1988 : 64) revient ici à l’esprit : « Slowly, as the years go by, I learn about the importance of powerlessness ».

L’autocontrôle des émotions n’est pas acquis d’emblée, et ce processus en coûte aux praticiens qui s’y essaient. La communication relative à la prise en charge de malades d’Alzheimer (Gzil, 2006a) offre un bon exemple d’autocontrôle des émotions et illustre le fonctionnement, plus complexe qu’il n’y paraît, de la prétendue insensibilité du corps médical. Cet apprentissage peut conduire aussi à l’émotion calculée, à la tactique, voire au chantage affectif. L’étude portant sur les maisons de retraite (Rimbert, 2006b) montre l’enjeu des modes d’interaction patients/soignants, une majeure partie du personnel usant du jeu émotif à des fins intéressées et sélectives. Pour les toxicomanes prisonniers (Fernandez, 2006a), l’émotion peut être instrumentalisée dans le but d’aménager la contrainte que fait peser l’institution judiciaire. Dans un tout autre registre, les agents spécialisés des pompes funèbres « travaillent » la juste attitude à adopter et le langage corporel qui doit aller de pair avec des conventions implicites (Bernard, 2006b). Cela ne va pas sans rappeler le travail des acteurs et le paradoxe du comédien de Diderot (1994), celui-là même qui doit se rendre complice d’une illusion.

Enfin, l’analyse de la corporéité déviante (Meidani, 2006a) suggère que, le corps étant le lieu de l’expression des émotions, la maîtrise de ces émotions peut déboucher sur des dispositifs de prise de contrôle de sa propre corporéité. Il suffit de penser à la chirurgie esthétique et au « syndrome du scalpel », aux techniques de « piercing » et aux tatouages, etc.

La recherche de Le Mens (2006a) nous ramène au XIXe siècle et nous décrit le trouble des médecins découvrant l’hermaphrodisme dans l’univers de leur cabinet. Cet auteur nous rend attentif à une forme d’émotion aujourd’hui disparue suite à la prise en charge dès la naissance des cas d’hermaphrodisme, en service de chirurgie infantile. Le retour au XIXe siècle permet de souligner avantageusement la dimension temporelle des émotions.

Au niveau théorique, une question qui se pose lorsque l’anthropologie de la santé approche le terrain des émotions est celle de la “ritualité”. Les contributions présentées ici n’ont pas questionné l’opérabilité du concept de ritualité face aux protocoles de prise en charge du corps par les soignants (malgré l’antécédent marqué notamment par les travaux de Pearl Katz, 1981). Sur les terrains de l’émotion, celle-ci est-elle le corollaire de rites implicites, de rites incertains, ou reflète-t-elle au contraire une absence de rites ? Dans le cas des établissements de cure thermale (Djibré, 2006b), la distinction faite entre le dedans et le dehors ne participe-t-elle pas d’un rituel favorisant le contrôle des émotions ? Par contraste, à l’hôpital de Bamako (Bouchon, 2006b), les freins à l’action médicale résultant d’un manque d’argent n’amputent-ils pas tout déroulement ritualisé de la gestion médicale de la maladie ? L’impossibilité de donner une information totale, car difficilement assumable, cantonne le patient dans un statut de non-initié. Confronté à la douleur brute et à la mort sans médicalisation, le corps n’est plus gouverné. Or, le gouvernement des corps n’est-il pas, sous d’autres latitudes, une manière de calmer la douleur et de dompter médicalement la maladie (Jaffré, communication orale, 2006) ? Autrement dit, de ritualiser l’encadrement médical d’une fin de vie ? De telles pistes de réflexion permettent de lier les nouveaux terrains et les nouvelles sensibilités aux écrits de Turner sur la ritualité (1969 : 137-149).

Si ces travaux prennent le corps pour « substrat », ils suivent aussi les perspectives intimes et émouvantes des acteurs. Dès lors, la question qui se pose au lecteur est celle de l’origine de l’émotion : vient-elle de soi ou de l’autre ? Plus précisément, vient-elle de ce qu’une scène renvoie de l’humain, de sa condition, du soi reflété dans un miroir imaginaire ?

Au fil de ces travaux, c’est aussi le travail du chercheur qui est interrogé. Pris dans l’émotion — et comment pourrait-il en être autrement — qu’en fait-il au juste ? Comme le suggère Marie-Christine Pouchelle dans L’hôpital, corps et âmes (2003), il est possible pour le chercheur de se laisser justement « infecter » par l’émotion pour travailler à partir d’elle. Un tel parti pris imprègne certains des travaux présentés ici, comme ceux de Soum-Pouyalet évoquant des patients atteints de cancer (2006a) ou ceux de Djibré s’intéressant aux malades chroniques en cure thermale (2006b). D’autres travaux sont marqués par le choix délibéré de leurs auteurs d’intégrer l’univers étudié. Devenu employé des pompes funèbres, Bernard (2006b) dépasse la simple observation-participante, et acquiert un statut professionnel offrant un surcroît d’observation. Sa démarche n’est pas sans rappeler celle d’Howard Becker dans « Outsiders » (1963) : une « heuristique de l’immersion » comme position privilégiée permettant au chercheur de repérer les circulations des émotions tout en étant lui-même impliqué dans ces flux. Se pose alors l’inévitable question de la distanciation : quelle est, pour le chercheur, la bonne distance à adopter face aux émotions ?

Le développement par le chercheur de l’auto-observation de son propre affect paraît judicieux, par exemple en milieu mortuaire (Wolf, 2006a). Parfois, cette démarche justifie même l’auto-analyse (Marche, 2006a). L’observation d’une émotion conduit ainsi celui qui observe à s’impliquer, au moins partiellement. Du point de vue de l’éthique, observer oblige aussi à rendre compte. La posture de l’anthropologue sur son terrain produit évidemment des effets et la réflexivité devient alors indispensable. L’adoption d’une posture réflexive sur le terrain des émotions — sorte de réflexivité ultime — invite à se demander, comme Lacan (1991), si l’ethnologue doit également être psychanalyste ? Mais une telle “conversion” n’impliquerait-elle pas, de la part du chercheur, la reconnaissance des effets de l’inconscient et le besoin explicite d’associer leur étude aux méthodes de l’ethnologie ?

Au final, l’impression d’une émotion retrouvée se dégage des travaux publiés par la revue Face à Face. En particulier, ces recherches parviennent à s’affranchir du débat entre culturalistes et universalistes dans l’approche des émotions. Sans renoncer à comprendre intimement l’émotion de l’autre, comme nous y invite l’approche culturaliste, les chercheurs réunis dans ces deux numéros s’appuient sans complexe sur l’observation de leurs propres émotions. Loin d’adopter une posture extérieure et insensible aux émotions, ils se laissent gagner par l’émotion qui naît de l’observation de leur terrain et en tirent une source supplémentaire de connaissance. Aussi, ce qui caractérise l’ensemble de ces enquêtes est la volonté affichée par une majorité d’auteurs de questionner leur propre posture. Le travail sur les sentiments de Yannick Jaffré (2006b) en est une bonne illustration : pour Jaffré, l’anthropologue des sensibilités se doit de comprendre l’autre à partir d’un regard sur soi. Bien que particulière, une forme de comparatisme sous-tend ainsi la démarche, sans pour autant que les observateurs ne cherchent à transférer leurs émotions sur celles ressenties par les personnes observées. Rappelant l’un des critères de la distinction entre psychanalyse et ethnologie, Jaffré souligne l’importance pour l’anthropologue de toujours situer historiquement l’univers intérieur et les conduites humaines et de montrer combien est artificielle l’opposition entre l’individu et le groupe. En ce sens, ses travaux suggèrent que l’étude des émotions, comme bien d’autres objets de l’anthropologie, gagnerait à s’inscrire dans une perspective véritablement multidisciplinaire. « Si quelqu’un réussissait à articuler la socio-anthropologie et la psychologie, il n’aurait pas perdu son temps » disait Anselm Strauss (1992). Les chercheurs réunis dans le cadre des journées « Emotions, corps et santé » ne le contrediront certainement pas.

library_books Bibliographie

ACTES DES DEUXIEMES JOURNEES SCIENTIFIQUES DU RESEAU « SANTE & SOCIETE », 2006a (avril), « Émotions, corps et santé : les politiques de l’intime », Face à Face — Regards sur la santé, 8 [en ligne].
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ACTES DES DEUXIEMES JOURNEES SCIENTIFIQUES DU RESEAU « SANTE & SOCIETE », 2006b (octobre), « Émotions, corps et santé : un gouvernement par la parole ? », Face à face — Regards sur la santé, 9 [en ligne].
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Pour citer cet article :

Marie Bonnet, 2007. « A la recherche de l’émotion perdue (revue Face à Face, 2006, 8-9) ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Bonnet - consulté le 29.03.2024)
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