JADÉ Mariannick, 2006, Patrimoine immatériel : perspectives d’interprétation du concept de patrimoine

JADÉ Mariannick, 2006, Patrimoine immatériel : perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, Paris, L’Harmattan.

Dans son livre Patrimoine immatériel — Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, Marrianick Jadé nous livre une lecture critique du concept de « patrimoine immatériel » (21-22). Précurseur en la matière, cet ouvrage reconstruit en quatre parties le cheminement de la pensée philosophique sur le fait patrimonial. L’auteur y analyse, d’une part, les recommandations et les conventions internationales associées au concept de « patrimoine » (deuxième partie, chapitre 1) et présente, d’autre part, ses différentes significations dans les sciences humaines et exactes (troisième partie, chapitre 2). S’ouvre ainsi un débat stimulant sur la relation entre le concept de « patrimoine » et le devenir de l’Homme (quatrième partie, chapitre 1).

En introduction (25), l’auteure note que « héritage » et « patrimoine » présentent de nombreuses similitudes. Jadé rappelle ainsi que le premier terme se définit selon le Petit Robert comme « le patrimoine laissé par une personne décédée et transmis par succession ». L’étymologie latine du second — patrimonium, de pater monium = bien du père) — lui accorde par extension « l’héritage du père » (30). Toutefois, cette terminologie comparée n’implique pas une synonymie complète dans le champ sémantique. Leur distinction, nous dit Jadé, repose sur une nuance capitale : l’un décrit la transmission d’un bien dans le cadre de la sphère publique, l’autre décrit la transmission d’un bien dans le cadre de la sphère privée (30).

L’analyse de Jadé associe régulièrement le patrimoine culturel immatériel et le développement durable. Ces deux concepts participent à la compréhension de la patrimonialisation du vivant et constituent le cadre de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel publiée en 2003. Cette problématique confère donc une lisibilité et une visibilité globale aux positionnements actuels de l’UNESCO quant à la défense de la diversité culturelle et de la biodiversité. Dans ce contexte, Jadé précise que toutes les richesses inventoriées par l’UNESCO sont censées appartenir à tous les peuples, quelle que soit leur localisation territoriale. Elles deviennent ainsi le bien commun de tous et de personne en particulier (78-80). Ce positionnement idéologique apparaît ainsi au fondement de la notion occidentale de « patrimoine mondial de l’humanité » (90).

Dans la deuxième partie, l’auteure montre comment le « patrimoine culturel immatériel » réinvestit des apports théoriques essentiels pour réinterpréter le concept de patrimoine dont elle souligne les traits caractéristiques : « sa dimension de fait social, sa réalisation en tant que processus, sa relation avec les notions de perte et de disparition, de mémoire, de vivant et de vitalité, ou encore avec celles de transmission, d’appropriation, de conception — dynamique — du temps » (76, 119, 125). Mariannick Jadé avance qu’il a fallu des années pour formuler l’idée de « patrimoine culturel immatériel », la faire naître et grandir, mais seulement deux ans pour produire le texte de ce nouvel instrument normatif [1]. Cette rapidité n’empêche pas Jadé d’examiner les résistances au projet, lesquelles éclairent l’âpreté des controverses et les difficultés d’assimiler en si peu de temps les évolutions du concept de « patrimoine ». L’auteure se demande notamment en quoi et pour qui le concept est-il réellement opératoire ? Selon l’UNESCO, « le patrimoine culturel immatériel » constitue la source essentielle d’une identité profondément ancrée dans l’histoire, dont les valeurs, en particulier, et les différentes manifestations culturelles, en général, constituent les fondements de la vie d’une communauté et/ou d’un peuple (88). Si les valeurs immatérielles constituent un premier élément de réflexion sur le « patrimoine », Jadé affirme — à la suite de K. Pomyan — qu’elles ne permettent pas d’en saisir toute la portée (92). La patrimonialisation n’est-elle pas aussi une réponse réactionnelle de l’Homme face à une mouvance perpétuelle, synonyme de pertes successives ? N’exprime-t-elle pas un désir de continuité ? Ne se manifeste-t-elle pas également comme un processus intentionné de conscientisation de ce qui disparaît et de mise en place d’une action politique ? (92, 235).

Ce raisonnement conditionne la position de l’UNESCO sur la défense d’une politique de « sauvegarde » inscrite dans le mouvement et le changement, et non sur une position de « conservation » mnémonique des réalités culturelles passées, empreintes de fixité : une distinction fondamentale selon Jadé (96) qui met en lumière les modes d’appropriation et de réappropriation continuelle de ces connaissances. Le souci de l’UNESCO porte donc bien sur le processus de transmission de savoirs, mais dans le respect de leurs formes initiales. Or ces pratiques culturelles sont fragiles. Leur maintien est primordial pour assurer la continuité de l’acte initiateur, car leur renouvellement et leur vivacité reposent sur des caractéristiques très particulières. A titre d’exemple, l’auteure indique que l’oralité représente l’un des « éléments essentiels à la pérennité du système [culturel] » (104, 120). Cette double position (attachement à la diversité et menace de sa disparition) est précisément ce qui provoque la « mise en patrimoine » d’un fait social et/ou culturel. Par conséquent, les espaces de sociabilité et l’environnement dans lequel s’exprime le patrimoine doivent également faire l’objet d’une protection (86, 102-104).

Jusqu’à la troisième partie de l’ouvrage, Jadé questionne régulièrement l’idée même de « concept » à la lumière de sa réflexion sur le patrimoine. Elle propose de distinguer « concept » de « notion » qui introduit l’idée d’un contenu de connaissances alors que le concept est une construction (149). Le concept conçoit, c’est-à-dire qu’il permet de se représenter une chose en déterminant ce qu’elle signifie par rapport à d’autres choses. Le terme est emprunté du latin conceptus qui signifie « action de contenir, de recevoir » et plus précisément « réunion, procréation » (18). Par sa fonction, le concept doit être globalisant car il construit des liens et des parentés entre les faits séparés. Il est dès lors réducteur car il atténue les différences, accentue les similitudes et transcende les cas particuliers. Le concept n’est pas le phénomène lui-même, mais son attraction intellectuelle, c’est-à-dire un outil de pensée constant et stable :

« [Le concept] est au cœur d’une contradiction majeure : il est utile pour mettre en perspective, ordonner et donner un sens, mais il peut aussi mettre en lumière la singularité par l’analyse des distinctions et des ressemblances. Il s’agit donc d’opérer une double démarche : l’une vers le général, l’autre vers le particulier. Le paradoxe de patrimoine est posé. Tout en affirmant une quête de l’universel, il doit également prendre en compte la diversité des expressions culturelles, formelles et historiques du fait patrimonial » (150).

Les questions posées par l’analyse de Jadé sont très stimulantes. Par exemple, à quel niveau de réalité s’exerce le processus de patrimonialisation ? De quelle manière est vécue la disparition ? Quelles sont les valeurs associées à ce qui est en train de disparaître ? Quelle forme prend la réponse réactionnelle ? Comment la cohésion sociale s’organise-t-elle autour de cette volonté de perpétuation ? Quel type de transmission accompagne la volonté de continuité ? Orale, écrite ou gestuelle ? (153). Construction de l’esprit, le concept est le résultat d’un processus de conceptualisation qui, à partir de la perception d’un fait réel, tente de déterminer l’ensemble stable de ses caractères communs et s’achève par la dénotation, c’est-à-dire par la désignation du concept par un signe verbal (18). Cette définition met également en lumière le mécanisme complexe qui sous-tend la construction historique de ces instruments intellectuels. L’histoire d’un concept reflète la progression d’une réalité historique qui oscille entre ruptures et continuités (19). L’auteure caractérise ainsi le « fait patrimonial » tel qu’il se déploie comme « fait social ». Sa compréhension comme processus actif construit sur la réalité suggère que toutes ses manifestations peuvent faire l’objet d’une mise en patrimoine. L’extension du concept de patrimoine est par conséquent solidaire de l’étendue du réel. A cet égard, Jadé considère que, d’un point de vue purement scientifique, l’approche structuraliste joue un rôle fondamental dans la collecte des informations sur chaque fait patrimonial (63, 70). C’est là un apport original de l’ouvrage qui essaye de concilier les paradigmes des sciences exactes avec ceux des sciences humaines vis-à-vis du patrimoine au sens large. La voie structuraliste considère en effet chaque fait comme un tout autonome, construit en système, où existe une harmonie réelle entre quatre éléments interactifs : le fait patrimonial, les savoirs/savoir-faire/compétences, les processus, et l’environnement (60). Un certain nombre de subtilités déterminent leurs aspects singuliers : la place de l’intangible (l’essence immatérielle permanente assurant la continuité), le type de processus leur permettant de se manifester physiquement (acte de création, de découverte, d’innovation), et la dynamique de leur devenir (c’est-à-dire le renouvellement de leurs expressions). Dans cette perspective, le fait patrimonial se caractérise par l’attribution d’une « valeur » à un élément matériel ou immatériel (155-156).

En parallèle, Jadé souligne que la démarche scientifique a entraîné une réflexion approfondie sur le rôle du musée vis-à-vis de la « fonction », vue comme l’un des facteurs qui déterminent l’aspect « vivant » du patrimoine (165, 188, 208). Les manifestations dites « vivantes » s’inscrivent davantage dans le rapport du mouvement et de la mobilité au temps, et dans une dynamique où la continuité immatérielle offre repère et stabilité face au devenir historique (100, 144). La vitalité d’une culture se manifeste par une re-création continuelle de ses manifestations matérielles par la communauté. Or, l’immatériel n’est perceptible qu’à travers certaines manifestations physiques : savoir-faire, gestes, techniques, etc. Les hommes en tant que protagonistes deviennent essentiels à l’existence des « essences culturelles intangibles » qu’ils portent en eux-mêmes à l’état immatériel (166). Ce développement conduit le lecteur à la quatrième et dernière partie de l’ouvrage qui s’achève par une rétrospective consacrée aux musées. A ce propos, l’auteur rappelle le rôle qu’ont joué les cabinets de curiosité (ancêtres des musées occidentaux) dans la définition des concepts du patrimoine matériel. D’une part, l’institution muséale naissante a été le socle de la réflexion et des recherches sur le « patrimoine ». L’implantation de musées à travers le monde a ainsi servi de base à la diffusion et à la pérennisation d’une perception occidentale du concept de patrimoine, laquelle érige la dimension matérielle en valeur culturelle dominante (206, 207). D’autre part, les musées ont systématiquement été conçus comme des « conservatoires de passé », comme les gardiens des reliques d’un temps révolu et sacralisé grâce auquel l’Homme peut s’interroger sur son devenir (210). A travers la collecte non seulement d’objets mais aussi de fragments sonores et/ou visuels du passé, c’est le souci constant de rassembler des traces qu’exprime l’institution muséale occidentale. Repère d’identité, le musée aide à comprendre des réalités passées et permet aux nouvelles générations de s’ancrer dans le continuum temporel du devenir qu’elles décideront ou non de prolonger. Dans tous les cas, la conscience du passé devient utile pour la construction de l’avenir. Et Jadé de suggérer en conclusion que ce processus de patrimonialisation s’achève par la transmission et l’appropriation collective de ce savoir capitalisé par la société civile (216), dénonçant par là l’ethnocentrisme occidental qui se cantonne à la conservation et à la muséification des objets matériels. Une critique opportune, même si l’on regrette l’absence d’une véritable assise ethnographique qui aurait permis de mieux refléter la diversité du patrimoine immatériel en termes de savoir-faire.

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[1En octobre 2003, l’UNESCO a adopté la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ». Par « sauvegarde », l’UNESCO entend les mesures visant à assurer la viabilité du patrimoine culturel immatériel, y compris, entre autres, l’identification, la documentation, la promotion et la mise en valeur des différents aspects de ce patrimoine.

Pour citer cet article :

Adil Boulghallat, 2008. « JADÉ Mariannick, 2006, Patrimoine immatériel : perspectives d’interprétation du concept de patrimoine ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2008/Boulghallat - consulté le 19.04.2024)
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