MATHIEU Jon et Simona BOSCANI LEONI (éds.), 2005, Die Alpen ! Les Alpes ! Zur europaïschen Wahrnehmungsgeschichte seit der Renaissance. Pour une histoire de la perception européenne depuis la Renaissance

MATHIEU Jon et Simona BOSCANI LEONI (éds.), 2005, Die Alpen ! Les Alpes ! Zur europaïschen Wahrnehmungsgeschichte seit der Renaissance. Pour une histoire de la perception européenne depuis la Renaissance, Bern, Peter Lang AG.

Il existe une longue tradition de recherche sur les Alpes et les différentes manières dont elles furent perçues tout au long de l’histoire et essentiellement depuis leur « découverte » par une élite urbaine aux XVIIIème et XIXème siècles. Ce champ classique d’investigation a connu un nouvel essor en Suisse durant cette dernière décennie, notamment en lien avec un Programme National de recherche sur l’Arc Alpin (PNR 48) mis sur pied par le Fond National pour la recherche scientifique (FNS). L’ouvrage collectif édité en 2005 par Jon Mathieu et Simona Boscani Leoni vient donc apporter une pierre de plus à un édifice déjà solide.

Ce texte se caractérise par sa dimension européenne, explicite dans son titre déjà et qui se concrétise par des contributions de chercheurs venus de six pays alpins différents. Conséquence directe de cet internationalisme, l’ouvrage comprend des textes en trois langues : allemand, italien et français. Ce choix éditorial courageux limite malheureusement l’attrait de l’ouvrage pour un public qui ne maîtrise que rarement ces trois langues simultanément. Heureusement, une introduction bilingue détaillée (allemand et français) et des résumés en anglais en fin d’ouvrage viennent au secours du lecteur.

L’intérêt premier de cet ouvrage réside dans l’intention des éditeurs de dépasser certaines idées communément partagées sur les Alpes et l’histoire de leurs représentations. Le projet est présenté en trois points dans l’introduction. Premièrement, si l’arc alpin constitue bien une unité géographique, sociale et historique pertinente — ce que défend l’ouvrage par son existence même —, l’accent sera mis sur une « différenciation nationale » trop souvent sous-estimée. Deuxièmement, il s’agit de s’intéresser particulièrement aux « contre-discours alpins » développés par les populations locales — en réaction aux représentations urbaines de la montagne — et encore méconnus. Enfin, les contributions dans leur ensemble participent à une critique d’une lecture binaire de l’histoire des représentations des Alpes qui voit une montagne terrifiante se muer, entre les XVIIIème et XIXème siècles et pour les élites urbaines, en un Éden retrouvé. Les descriptions et analyses historiques laissent entrevoir une réalité bien plus complexe. Les éditeurs ne renoncent toutefois pas à l’effort de périodisation, « aspect fondamental des sciences historiques » (32), mais plaident pour une approche plus fine et nuancée.

Ainsi, hormis l’introduction et les deux premiers chapitres qui questionnent respectivement la périodisation classique de la perception des Alpes (Jon Mathieu) et l’unité de l’espace alpin (Furter), les contributions ont été organisées selon une logique historique en quatre parties : du Moyen Age aux Temps modernes, les Lumières et le romantisme, l’époque industrielle et, enfin, le XXème siècle.

Pour donner une image des apports de l’ouvrage, il convient mieux toutefois de procéder en identifiant certains thèmes transversaux qui sont abordés par les nombreuses contributions. La pluralité, à une même époque, des représentations et des pratiques liées aux Alpes est au cœur d’un grand nombre de contributions, ce qui correspond bien au projet de l’ouvrage. Plus particulièrement, l’étude des relations entre représentations « intérieures » et « extérieures », entre les discours des gens du lieu et ceux des élites urbaines constituent un apport original de l’ouvrage. Les textes de Thomas Hellmuth (chap. 19) et de Simona Boscani Leoni (chap. 7) montrent bien qu’une vision purement antagonique serait réductrice. Les représentations « indigènes » du Salzkammergut autrichien reflètent ainsi, selon T. Hellmuth, une réappropriation de projections extérieures d’origines bourgeoises. La région, à l’instar des Alpes dans leur ensemble, serait préservée des troubles sociaux qui marquent le XIXème siècle. La communauté villageoise égalitaire ignorerait tout des conflits de classe et serait le lieu par excellence de l’harmonie sociale. Ces représentations d’origine urbaine ont notamment favorisé le développement de l’industrie touristique et se sont, avec le temps, ancrées dans les têtes des populations locales (363). Dans un même ordre d’idée, S. Boscani Leoni retrace les liens existants entre une élite intellectuelle urbaine et certains notables « montagnards ». L’exemple du réseau dense de relations entretenues par un érudit zurichois au début du 18ème siècle avec de nombreux notables « alpins » suggère une influence réciproque importante entre deux lieux trop souvent pensés comme deux mondes bien distincts.

Même si l’on y ajoute le texte de Clà Riatsch (chap. 24) qui s’intéresse aux réponses du montagnard à l’attention du citadin dans la littérature romanche du XXème siècle, on peut regretter que l’étude des « contre-discours » alpins se limite pour l’essentiel à ces contributions, alors que l’introduction de l’ouvrage la plaçait parmi les trois axes prioritaires du projet. Malgré cette déclaration d’intention, l’attention reste majoritairement fixée sur les discours dominants des élites urbaines. Cet état de fait vient rappeler la difficulté de faire une histoire qui ne se limite pas à celle des élites urbaines qui sont les maîtres de la matière première de l’historien, l’écrit. Des apports plus nombreux pour une histoire des représentations populaires et locales dans les Alpes au XIXème siècle auraient apporté plus de nouveautés et auraient permis de répondre de manière plus satisfaisante aux objectifs énoncés dans l’introduction. Il s’agirait là de mieux rendre compte de la multiplicité et la diversité des représentations des Alpes, même si les contributions susmentionnées nous préviennent du piège qui consiste à opposer de façon binaire représentations locales et urbaines.

Les chapitres dédiés aux discours des élites ont bien entendu leur intérêt, notamment pour mieux comprendre la genèse et le développement des représentations positives des Alpes dans les divers contextes nationaux et les rôles joués par différents acteurs individuels, comme Bonstetten, père du concept de « population pastorale » (R. Ceschi, chap. 9). Toutefois, les représentations de l’altérité nous en enseignent généralement davantage au sujet de ceux qui les partagent que de ceux qui en sont l’« objet ». Ainsi, ces contributions ne nous apprennent pas grand-chose des populations alpines, que ce soit dans le concret de leur quotidien ou dans leurs réactions aux représentations idéalistes qu’une partie de la bourgeoisie urbaine projette sur elles. L’image de la montagne est en fait un miroir de celle de la ville, comme l’affirment explicitement certains auteurs. A titre d’exemple, Walter Leimgruber (chap. 25) montre comment la saga de Heidi, sans doute la plus célèbre des « montagnardes », reflète à merveille les aspirations d’une bourgeoisie citadine, déstabilisée par la crise de la modernité, en créant un univers sans conflits sociaux et figé dans le temps. Dans ce sens, l’étude des représentations des Alpes au travers des âges se rapproche davantage d’une histoire des élites urbaines que de celle des populations montagnardes. Heureusement les quelques contributions qui s’intéressent aux impacts de ces représentations dominantes sur les populations locales sortent la démarche de cette impasse. Elles permettent notamment à l’ethnographe d’aujourd’hui de considérer différemment les représentations identitaires des populations qu’ils rencontrent au cours de ses recherches. Le voilà définitivement averti des lointains processus dialogiques développés avec l’extérieur. De quoi porter un coup final au mythe de la société paysanne close et autonome, si bien ancrée dans la littérature socio-anthropologique alpine du XXème siècle.

Les contributions de Tanja Wirtz (chap. 14) et de Jonas Römer (chap. 18) participent d’une autre manière à ce travail implicite et peut-être involontaire de déconstruction du mythe de la communauté alpestre harmonieuse et immuable en plaçant la question des conflits au cœur de leur propos. Tous deux abordent certes la question sous un angle très différent. Alors que T. Wirtz traite des conflits de prestige et de légitimité entre groupes d’alpinistes concurrents, J. Römer décrit le rôle central des Alpes dans la construction nationale suisse d’avant la Constitution de 1848, en soulignant l’ambiguïté symbolique de la montagne qui renvoyait alors autant à la diversité du pays qu’à ce qui faisait son unité. Ces deux textes viennent nous rappeler que les représentations sociales qui font l’objet de l’ouvrage se situent au cœur d’enjeux et de luttes qui contrastent avec l’idéalisation romantique qui a fait des Alpes un lieu de paix et de quiétude, où seules les colères de la Nature sont à craindre.

En fin de parcours, le lecteur qui a été séduit par le projet de l’ouvrage reste quelque peu sur sa faim. Qu’en est-il des trois axes du livre présentés dans l’introduction des éditeurs ? Devant le foisonnement et la diversité des textes, il manque un chapitre conclusif qui reprenne les trois questions centrales posées dans l’introduction : unité des Alpes, contre-discours alpin et périodisation. Ces considérations finales auraient notamment permis d’expliciter les résultats de la confrontation et de la conjonction des différentes contributions.

Si la structure du livre répond peut-être d’elle-même au problème de la périodisation de l’évolution des représentations de la montagne, elle a pour grand défaut de laisser dans l’ombre les deux autres axes de réflexion. Les contributions les plus intéressantes pour l’anthropologue se retrouvent ainsi noyées dans l’ensemble et perdent en impact. Si l’ouvrage fournit bien un matériau pour développer une réflexion critique sur l’étude des Alpes et de leurs représentations, c’est au lecteur de fournir l’effort d’analyse final. L’assemblage de l’ensemble de ces textes, très riches au demeurant, aurait sans doute gagné en force en s’articulant autour de thèmes centraux ou d’interrogations fondamentales au lieu de se « laisser porter » par les divisions classiques de l’histoire. Un tel choix aurait contraint les éditeurs à prolonger le travail de synthèse et d’analyse qu’ils ont projeté en introduction.

Une telle contribution aurait toute sa valeur aujourd’hui. Elle permettrait notamment d’éclairer l’avènement du nouveau modèle de développement touristique dans les Alpes, appelé « doux » ou « durable » et qui se concrétise, entre autres, dans la création de nouveaux Parcs Naturels Régionaux dans les zones montagneuses de Suisse. En effet, les discours qui accompagnent ce processus présentent des similitudes flagrantes avec les représentations qui ont caractérisées les Alpes au cours des derniers siècles, notamment dans l’idéalisation d’une vie villageoise « authentique » construite en miroir de représentations, généralement négatives, de la vie urbaine. L’ancien mythe alpin prend aujourd’hui un nouveau visage, mais son ancrage dans une histoire de la perception des Alpes permettrait de mieux comprendre ses dynamiques internes et son évolution actuelle. Faute de véritablement construire ce cadre de lecture historique pour le présent, l’ouvrage édité par J. Mathieu et S. Boscani Leoni nous fournit toutefois un ensemble d’outils utiles pour l’accomplissement de cette tâche à laquelle il ne s’attaque pas.

Pour citer cet article :

Jérémie Forney, 2011. « MATHIEU Jon et Simona BOSCANI LEONI (éds.), 2005, Die Alpen ! Les Alpes ! Zur europaïschen Wahrnehmungsgeschichte seit der Renaissance. Pour une histoire de la perception européenne depuis la Renaissance ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/MATHIEU-Jon-et-Simona-BOSCANI-LEONI-eds-2005-Die-Alpen-Les-Alpes-Zur - consulté le 28.03.2024)
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