BERTHOD Marc, 2007. Doutes, croyances et divination. Une anthropologie de l’inspiration des devins et de la voyance

BERTHOD Marc, 2007. Doutes, croyances et divination. Une anthropologie de l’inspiration des devins et de la voyance, Lausanne, Antipodes.


Cet ouvrage, inspiré d’une thèse de doctorat portant sur les pratiques divinatoires en Suisse soutenue à l’Université de Neuchâtel en 2003, s’adresse aux universitaires et aux passionnés de lectures concernant la divination. L’auteur se demande, tout au long de ce travail, « comment les voyants parviennent à provoquer un événement à partir duquel s’échafaude une histoire commune aux interlocuteurs d’une séance de consultation » (p. 18). Ce n’est donc pas tant les tensions entre la normalité et la paranormalité qui retiennent son attention, mais plutôt les jeux de langage, permettant au devin de rompre l’intelligible et d’ainsi faire l’événement chez le consultant. Plus précisément, Berthod s’interroge sur l’expérience vécue des voyants et sur le passage de l’intuition à l’énonciation. Il démontre ainsi que l’expérience divinatoire implique un sentiment d’« extension de soi », autrement dit un changement dans la manière de prendre conscience de soi-même. L’efficacité d’un tel sentiment repose sur différentes mises à distance de soi (notamment les ruptures de représentations culturelles, l’introduction d’un dialogue risqué, etc.). Dans cette perspective, la parole mantique sert non pas à formuler des prédictions justes, mais à lier le consultant et le devin dans une intense relation de confiance permettant de construire un nouveau récit existentiel, libre de référents. C’est donc dire que l’art du voyant réside dans l’originalité de son point de vue, éclairant autrement la vie et les problèmes du consultant.

L’auteur a choisi l’approche biographique pour dénouer la problématique. Cette approche a le mérite d’humaniser les consultations. Il affirme que les récits de parcours lui permettront de se concentrer sur les « stratégies cognitives et corporelles que les devins engagent pour faire émerger puis exprimer leurs intuitions » (p. 24). Pour ce faire, l’auteur, dans son premier chapitre « Situer les arts divinatoires », tente de comprendre le contexte historique et social dans lequel sont plongés les arts divinatoires et comment ce dernier participe à la marginalisation des devins. Cette contextualisation offre un prélude à la présentation des parcours de devins qui reçoivent de l’argent pour leur pratique. Dans son deuxième chapitre intitulé « Rencontrer les devins », Berthod décrit chacun de ces parcours individuellement et de manière non croisée, en s’appuyant essentiellement sur ses données de terrain. Ensuite vient, dans son troisième chapitre « Penser les institutions divinatoires », l’analyse de ces résultats qui met en relief les jeux discursifs permettant d’exprimer et d’instituer la parole mantique. La conclusion, « Raconter la voyance », est pour l’auteur l’occasion de résumer sa réflexion et de s’interroger, rétrospectivement, sur son propre passage du terrain au texte.

L’ouvrage est agréable à lire. Mais la pertinence du récit de parcours en regard des objectifs fixés en introduction demeure discutable. Cette approche biographique impose des limites qui n’ont pas été discutées ; la plus importante concernant l’évacuation du consultant. Cette absence, volontaire, crée un angle mort autour du client, de la transaction, de ses sentiments (notamment d’extension), de la confiance qu’il investit dans la divination et de ce qu’il en retient. Ces points manquants handicapent l’ensemble de la démonstration. Par exemple, quand l’auteur cherche à analyser la réception de la rhétorique mantique, il ne peut compter que sur l’appui d’une poignée d’exemples très personnels. Ces exemples, plus autobiographiques qu’ethnologiques, ne parviennent pas à appuyer l’analyse de la dimension émotionnelle et affective, car aucun témoignage de consultant ne vient valider empiriquement la lecture de l’auteur. De fait, l’aspect relationnel de la séance de consultation, véritable pivot de l’argumentation, s’effondre. Parce qu’il accorde toute l’autorité de l’expérience divinatoire aux voyants, Berthod ouvre en fait la porte à une autre interprétation de l’expérience mantique : celle, non revendiquée, d’un consultant manipulé. C’est dire que l’auteur se heurte au revers de la critique qu’il a lui-même adressée à Marcel Mauss, à savoir l’incapacité de reconnaître suffisamment d’intérêt « à la signification que tire le [consultant] de son expérience corporelle et intellectuelle dans le phénomène qu’il analyse » (p. 307).

Cette trop grande autorité accordée aux devins a d’autres conséquences, notamment sur les effets de lecture. La description des résultats (deuxième chapitre) prend une place considérable dans le livre (170 pages). Les commentaires de Berthod durant ce long chapitre sont discrets, certainement pour insister sur la profondeur des entretiens. Cependant, ce chapitre souffre d’un certain manque d’ambition interprétative. Cet effet est amplifié par l’absence de justifications concernant l’appareil critique entourant notamment la fiabilité des sources, le nombre de cas sélectionnés et leur pertinence à la lumière de la problématique, ainsi que le nombre d’entretiens menés par cas. Il faut faire confiance au bon jugement de l’auteur et accepter comme appropriée sa méthodologie. Qui plus est, malgré la volonté de l’auteur de faire une « description distancée », d’avoir une « vision froide », certains sujets plus sensibles (accusations, rémunérations, erreurs, etc.) ont été soigneusement évités. « La procédure de validation par les voyants » (p. 28) semble avoir étouffé l’écriture, plongeant le lecteur dans l’ombre.

L’effet d’assombrissement est plus vif encore dans le troisième chapitre. Celui-ci aborde des concepts théoriques fort intéressants sans pour autant les faire dialoguer avec le chapitre précédent, résumé en deux paragraphes. Une absence de dialogue s’observe aussi entre les différents auteurs qui se succèdent : Otto, Mauss, Bastide, De Martino. Ce n’est qu’à partir de la page 321 que les données empiriques intègrent réellement les considérations théoriques et que le lecteur dispose de toutes les clefs du propos. Mais rapidement, une autre absence vient assombrir la lecture : la notion de confiance n’est pas discutée et approfondie, alors même qu’elle constitue « le mot clé » (p. 363) selon une informatrice. L’auteur affirme seulement que la confiance est « nécessaire » et qu’elle doit être développée chez les « personnes hermétiques » (p. 341). Un tel silence semble difficile à justifier tant la confiance apparaît à la base de la parole divinatoire, à la base de la relation entre le consultant et le voyant, à la base de la problématique.

Tous ces points qui viennent d’être soulevés se rassemblent autour d’un problème central : l’absence de discussion. Mais, paradoxalement, cette absence constitue aussi un point fort, car elle met en place une démonstration plus intuitive, fort à propos dans une étude sur la divination. Il s’agit là d’une dimension importante de la recherche qui est souvent évacuée des écrits. La surligner davantage, notamment en partageant son expérience dans ses propres tentatives de divination, aurait contribué à augmenter la qualité du texte. Dans son état actuel, Doutes, croyances et divination relève avec brio le défi imposé « à nos habitudes cognitives et au bon sens » (p. 20), mais plus difficilement celui qu’impose l’anthropologie.

Pour citer cet article :

Jocelyn Gadbois, 2011. « BERTHOD Marc, 2007. Doutes, croyances et divination. Une anthropologie de l’inspiration des devins et de la voyance ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Gadbois - consulté le 18.04.2024)
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