Compte-rendu d’ouvrage

FORGET Célia (dir.), 2008. Penser et pratiquer l’esprit du lieu / Reflecting on and Practicing the Spirit of Place

FORGET Célia (dir.), 2008. Penser et pratiquer l’esprit du lieu / Reflecting on and Practicing the Spirit of Place. Québec, Presses de l’Université de Laval. 1 DVD


Le patrimoine culturel, qu’il soit bâti ou naturel, matériel ou immatériel, occupe une place croissante dans la littérature scientifique actuelle et s’étend à de multiples champs disciplinaires allant de l’ethnologie à l’archéologie, en passant par l’architecture, la muséologie ou encore l’histoire. Parmi cette masse imposante d’études relatives au patrimoine, l’ouvrage collectif dirigé par Célia Forget, ethnologue à l’Institut du Patrimoine culturel de l’Université Laval à Québec, se distingue par l’adoption d’un thème de recherche particulier et transversal à l’ensemble des contributions, la notion d’esprit du lieu.

Apparu récemment au sein des études patrimoniales suite notamment aux travaux d’Annette Viel (2003) et au Symposium ICOMOS de 2003, la notion d’esprit du lieu vise à saisir les dynamiques relationnelles entre les composantes matérielles (le lieu, son architecture, ses paysages, ses objets, etc.) et immatérielles (l’esprit, c’est-à-dire les pensées, les récits, les rituels, les mémoires, etc.) d’un objet patrimonial (Turgeon, 2009). Aussi, l’esprit du lieu est appréhendé comme « cet objet indispensable » (p. 258), encore manquant aux réflexions sur l’acte de patrimonialisation, et à même de recréer « l’unité naturelle » (Petzet, 2009 : 46) et dynamique du matériel et de l’immatériel, deux aspects considérés non sans raison comme ayant été jusqu’alors tenus séparés au sein des Conventions internationales et des études patrimoniales. Cependant, il n’est pas inutile de rappeler qu’un rapprochement similaire entre le concret et l’abstrait avait d’ores et déjà été entrepris en 1984 quoique sous une forme légèrement différente par Pierre Nora dont la notion de lieux de mémoire prenait également en compte les dimensions matérielles, symboliques et fonctionnelles des lieux (Nora, 1984).

Pour mieux comprendre la direction générale de l’ouvrage, il faut préciser que les seize contributions présentées, ainsi que l’introduction de Célia Forget, sont issues du premier forum international des jeunes chercheurs et professionnels en patrimoine culturel tenu le 27 et 28 septembre 2008 à Québec à l’occasion de la 16e Assemblée Générale d’ICOMOS [1]. Sous le thème « Où se cache l’esprit du lieu ? », les chercheurs issus de différentes disciplines (architecture, histoire, archéologie, ethnologie, muséologie, etc.) étaient amenés à croiser leur regard et à proposer une perspective innovante et originale sur la question patrimoniale à partir d’une série d’études de terrain sur les manières de pratiquer et de penser l’esprit du lieu. Or, en posant la question « où ? », le débat a esquivé la question de savoir qu’est-ce que l’esprit du lieu, celui-ci étant d’ores et déjà désigné comme concept opératoire, pour se focaliser directement sur les interventions patrimoniales que nécessite sa sauvegarde. L’esprit du lieu s’apparente dès lors à un outil politique justifiant des opérations de sauvegarde, entérinées dans la Déclaration de Québec sur la sauvegarde de l’esprit du lieu, plutôt qu’à un outil scientifique engageant descriptions et analyses. Et c’est sûrement là la faiblesse principale de cet ouvrage.

A cet égard, une contribution se démarque de l’ensemble en ce qu’elle questionne avec pertinence et précision les effets de l’institution patrimoniale. A partir de l’exemple de trois villes portuaires de la région de Nusantara (Indonésie), Imran Bin Tajudeen analyse comment la multiplicité des significations rattachées à un lieu est souvent réduite au cours du processus de patrimonialisation à quelques signes marquants et essentialisés. Il compare l’esprit du lieu à l’image d’un tableau dont la dynamique initiale serait stoppée par les interventions patrimoniales pour laisser place à une image figée, reflet d’une mémoire idéalisée et déterminée d’avance à des fins touristiques et/ou politiques. Il soulève ainsi l’un des enjeux majeurs relatifs au processus de patrimonialisation, dès lors qu’il s’agit de conserver et de contrôler quelque chose de fluide et complexe. En effet, la perspective phénoménologique contenue dans la notion d’esprit du lieu (Turgeon, 2009 : LII ; Petzet, 2009 : 47) est certes pertinente en ce qu’elle est susceptible d’inclure le caractère vivant et pluriel du patrimoine ainsi que la complexité des lieux, mais devient problématique dès qu’elle est objectifiée à l’intérieur de discours qui tentent de donner une forme et une cohérence à des phénomènes disparates. Comment peut-on envisager de préserver les conditions de réalisation d’un phénomène sans, en même temps, le fixer et le figer ? Cette question, très justement posée par Célia Forget en ouverture et reprise par Richard Desnoilles dans sa synthèse, est laissée néanmoins en suspend en raison même du manque de discussions sur l’institution patrimoniale et ses effets performatifs.

Un des apports de cet ouvrage est d’introduire une réflexion sur les interprétations plurielles dont un lieu peut être l’objet et leur évolution au fil du temps. A Beyrouth, Mazen Haidar retrace les transformations de sens du centre ville en rapport avec les changements physiques survenus suite à sa démolition durant la guerre, et à sa reconstruction. La rupture avec le passé qui se joue ici devient l’occasion de questionner les formes de « réhabilitation et re-fonctionnalisation de l’espace » (p. 33) par la population. Si la disparition d’éléments matériels peut conduire à une réinterprétation du lieu, inversement la présence de vestiges archéologiques est susceptible d’agir sur la perception et l’emploi des lieux. C’est ce que montre Ilan Vit-Suzan au travers de son étude sur l’apparition de nouvelles croyances et rituels "New Age" autour des vestiges architecturaux mésoaméricains de Teotihuacan au Mexique. L’enjeu réside ici dans la juxtaposition des significations et des emplois autour d’un même lieu, et des conflits d’appropriation et de légitimité de sens susceptibles d’en surgir.

Toutefois, même si l’on ajoute encore le texte de Michelle L. Stephano, les réflexions sur le sens attribué au lieu se limitent pour l’essentiel à ces textes, alors que la suite des contributions se concentre avant tout sur les conditions matérielles de réalisation du phénomène, plutôt que sur le vivant. Aussi, les trois autres parties de l’ouvrage se penchent sur les problèmes concrets de conservation et de transmission de l’esprit du lieu au travers de trois axes : les projets architecturaux ; les menaces sur l’esprit du lieu ; la disparition du support matériel.

Ce sont d’abord les enjeux inhérents à la mise en place de projets architecturaux de sauvegarde et leur impact sur l’esprit du lieu qui sont abordés. Comment restaurer, protéger ou rénover un lieu sans en modifier l’esprit ? A cette question, Mette Bye répond en mettant en perspective les idéaux de préservation des sites classés de Røros en Norvège avec les pratiques effectives. Avec finesse, l’auteur démontre comment des facteurs nouveaux, tel que la transformation de bâtiments classés en lieu d’habitation, entraînent de nécessaires adaptations architecturales, elles-mêmes réalisées selon les valeurs et le sens attribués au lieu en fonction des époques et des acteurs impliqués. A l’image du bateau de Thésée, le Røros d’aujourd’hui n’est ni celui du XVIIIe, ni celui du XIXe ou du XXe, mais le résultat de transformations successives, et « il n’existe pas d’autre Røros à préserver que celui qui nous est parvenu jusqu’à aujourd’hui » (p. 100). Dans un tout autre contexte, celui des pétroglyphes de Peterborough en Ontario, Dagmara Zawadzka analyse la façon dont certaines mesures de protection, trop conséquentes ou inadaptées au lieu, peuvent mener à une destruction de son esprit. Reprenant les polémiques suscitées par la construction en 1984 d’un bâtiment afin de protéger le site, elle montre que son caractère trop intrusif à provoquer une coupure du site avec son environnement naturel, ce que des aménagements plus discrets auraient permis d’éviter.

Ce texte fait le lien avec la troisième partie du livre consacrée aux menaces pesant sur l’esprit du lieu. Le tourisme (J. Alary Lavallé), les conflits armés, l’abandon des sites (A. Naeem), le développement urbain (R. Rai) et la mondialisation y sont entre autres analysés comme autant de facteurs susceptibles de se répercuter sur l’esprit du lieu. L’étape finale en est la disparition de support matériel, traitée dans la dernière partie de l’ouvrage, qui interroge les modalités de la mise en valeur d’une mémoire et de la transmission de connaissances en l’absence de support matériel ou lorsque celui-ci n’existe plus que sous forme vestigielles, comme dans le cas des restes du mur de Berlin (K. Pierce-McManamon). Que se passe-t-il lorsque la mémoire n’a plus de repère matériel ? Comment parvenir à communiquer le caractère d’un site disparaissant ? Plusieurs solutions sont envisagées, tel que l’engagement des musées et leur capacité à impliquer les communautés locales, détentrices de l’esprit du lieu (M. L. Stefano), ainsi que l’utilisation des nouvelles technologies comme moyen d’enregistrement et de transmission de l’esprit du lieu. C’est ce que tente avec originalité Jean-Daniel Deschênes et Célia Forget dans le documentaire vidéo joint à l’ouvrage sur le corridor de pierre des Ursulines à Québec en mêlant remontage 3D et interview.

Ce livre est remarquable par la qualité des contributions, l’intérêt des cas concrets qui y sont décrits et la richesse apportée par la perspective interdisciplinaire. On peut encore souligner l’apport enrichissant de l’usage de photographies, de plans urbains et de tableaux au sein de chaque contribution. Ces éléments visuels participent de manière pertinente et même essentielle au propos en venant marquer la spécificité des lieux évoqués, à l’instar de l’image du vide laissé au cœur du Bourj à Beyrouth au lendemain de la guerre.

Néanmoins, on ressort partiellement déçu de sa lecture. En effet, si la notion d’esprit du lieu se veut novatrice dans le domaine patrimonial, on achève cet ouvrage avec le sentiment qu’il manque l’apport de propositions réellement innovantes et originales. Les quelques pistes proposées (considérer le patrimoine en tant que processus et non objet, l’insistance sur les liens entre matériel et immatériel, ou le besoin d’impliquer les communautés) sont certes louables, et nécessaires à rappeler d’autant plus qu’elles s’appliquent ici au patrimoine matériel, mais n’apparaissent pas vraiment inédites si on les met en perspective avec les débats suscités, notamment parmi les ethnologues, par l’introduction en 2003 de la Convention Internationale sur le patrimoine culturel immatériel. Si du point des vues des mesures de protection, la perspective phénoménologique introduite est une réelle avancée dans la prise en considération de la complexité des lieux, en revanche pour celles et ceux qui décriaient déjà l’extension du patrimoine à tous les domaines de la vie humaine, l’esprit du lieu n’aura rien de rassurant puisque au-delà du matériel et des pratiques, il englobe l’« atmosphère » et les « émotions ».

Mais surtout, arrivés au terme de cet ouvrage, il demeure un doute quant à ce que désigne au final l’esprit du lieu. En effet, bien que C. Forget nous avertisse dès le début que l’esprit du lieu ne peut se définir « de manière univoque » (p. XVII) et que R. Desnoilles nous rappelle in fine que « l’esprit du lieu est profondément polysémique » (p. 258), on regrette néanmoins l’absence de discussion du terme qui aurait pu éviter l’impression de flou qui s’en dégage. A cet égard, Penser et pratiquer l’esprit du lieu doit probablement être resitué dans une perspective collective et lu en regard des définitions et des réflexions théoriques exposées dans l’ouvrage issu du Symposium ICOMOS 2008 (Turgeon, 2009). Mais si Spirit of Place apporte des éclairages définitionnels, il ne peut, selon nous, suppléer une analyse des effets performatifs de l’esprit du lieu. Ce d’autant plus que l’introduction du terme dans les études patrimoniales est encore récente, et que les références pour en débattre manquent. Face à ce déficit de référent, on aurait pu s’attendre à ce qu’un ouvrage entièrement dédié à l’esprit du lieu engage une discussion critique sur l’emploi du terme avant de passer à une présentation de cas concrets. A défaut de mener lui-même le débat sur les enjeux et les effets de la patrimonialisation de l’esprit du lieu, Penser et pratiquer l’esprit du lieu fournit les éléments nécessaires pour mener à bien cette réflexion qu’il ne fait qu’amorcer.

add_to_photos Notes

[1L’ICOMOS (Conseil International des Monuments et des Sites) est une organisation non gouvernementale consacrée à la conservation des monuments et des sites dans le monde (www.icomos.org).

library_books Bibliographie

NORA Pierre (dir.), 1984. Les lieux de mémoire, 1 : La République. Paris, Gallimard.

PETZET Michael, 2009. « Genius Loci – The Spirit of Monuments and Sites », in Laurier Turgeon (dir.), Spirit of Place : Between Tangible and Intangible Heritage/ L’esprit du lieu : entre le patrimoine matériel et immatériel. Québec, Presses de l’Université Laval : 41-52.

TURGEON Laurier, 2009. « Introduction : L’esprit du lieu :pour mieux penser et pratiquer le patrimoine culturel », in Laurier Turgeon (dir.), Spirit of Place : Between Tangible and Intangible Heritage / L’esprit du lieu : entre le patrimoine matériel et immatériel. Québec, Presses de l’Université Laval : XXXIII-LXII.

TURGEON Laurier (dir.), 2009. Spirit of Place : Between Tangible and Intangible Heritage / L’esprit du lieu : entre le patrimoine matériel et immatériel. Québec, Presses de l’Université Laval.

VIEL Annette, 2003. « Quand le musée vit au rythme de la cité. Sens et contresens de l’"l’esprit des lieux" », in Chris Younes, Art et philosophie, ville et architecture. Paris, La Découverte « Armillaire » : 221-235.

Pour citer cet article :

Leïla Baracchini, 2012. « FORGET Célia (dir.), 2008. Penser et pratiquer l’esprit du lieu / Reflecting on and Practicing the Spirit of Place ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2012/Baracchini - consulté le 28.03.2024)
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