Compte-rendu d’ouvrage

SOUSTELLE Jacques, 2009 (1967). Les quatre soleils

SOUSTELLE Jacques, 2009 (1967). Les quatre soleils. Paris, CNRS Éditions (édition originale, 1967, Paris, Plon).


Il convient de ne pas se tromper sur le statut de ce livre. Ce sont bien des souvenirs et surtout des réflexions plus qu’une synthèse scientifique de ses travaux qu’a proposé Jacques Soustelle dans cet ouvrage de la collection « Terre Humaine » en 1967. Si l’auteur s’est effectivement appuyé tout au long de ces pages sur sa connaissance des cultures et civilisations mexicaines, celui qui y chercherait une description précise du savoir-faire agricole des Lacandons du XXème siècle, du sacrifice humain chez les Aztèques avant la conquête ou encore du syncrétisme religieux des Otomis serait forcément déçu. Le sens du propos n’est pas là… Mais où est-il vraiment ?

Le titre de l’ouvrage, évoquant le cycle légendaire de créations et destructions successives des cinq mondes selon les anciens Mexicains, indique clairement qu’une profonde inquiétude sous-tend ces réflexions. « Tout soleil est condamné à s’éteindre » (p. 8), et c’est pour réagir à l’imminence de la disparition de certaines cultures comme celle des Lacandons ainsi qu’au sentiment de la fragilité de notre civilisation qu’à été écrit ce livre.

Dans un premier chapitre intitulé « Prélude à la recherche », Jaques Soustelle rappelle d’abord son intérêt initial d’enfant et d’adolescent pour les civilisations lointaines et passées. Il évoque ensuite l’enseignement de Marcel Mauss puis ses souvenirs de Georges Henry Rivière et de Paul Rivet avec qui il fut associé à l’aventure du Musée de l’Homme, dont il devint sous-directeur en 1938. C’est alors que se produit un curieux phénomène. L’auteur semble rompre délibérément le fil d’une narration qui l’aurait amené à nous parler de ses engagements antifascistes de jeune homme, de son rôle dans la résistance (d’abord en Amérique Centrale, puis en Afrique du Nord), de sa carrière politique à la tête du mouvement gaulliste au sein de l’assemblée nationale, de ses responsabilité de ministre dès 1945 et de gouverneur général de l’Algérie en 1955, puis, de ses choix pour une Algérie française en 1956… et enfin de son adhésion à l’Organisation Armée Secrète (OAS) en 1960 et de son exil de 1962 à 1968… Quoi qu’on puisse penser des choix de l’auteur, il est peut-être l’un des seuls ethnologues a avoir assumé d’importantes responsabilités politiques dans des contextes de crises (résistance, guerre coloniale,…) en eux-mêmes propices à une réflexion sur les rapports du savant et du politique. Rien de tout cela n’est évoqué dans « Les quatre soleils » ! Il s’affirme simplement convaincu que l’ethnologie aurait pu nous éviter les pièges de la colonisation comme les déboires de la décolonisation avant de nous rappeler que, bien souvent, l’ethnologue est engagé dans une « course contre la montre » afin de « fixer avant qu’il ne soit trop tard, des phénomènes qui tendent à s’effacer de plus en plus vite » (p. 24). A cet égard, l’étude des cultures et des civilisations du Mexique « où l’on sent toujours présente l’épaisseur de la durée » (p. 26), possède un intérêt tout particulier du fait que « le spécialiste s’y trouve tout naturellement engagé à relier incessamment le présent et le passé » (p. 25).

Le second chapitre (« Les hommes de la forêt ») concerne essentiellement la culture des Lacandons chez lesquels Jacques Soustelle a séjourné à plusieurs reprises et à propos desquels il a rédigé un ouvrage intitulé : « La culture matérielle des Indiens lacandons » (1937). Ce chapitre insiste sur le labeur sans trêve de ces groupes restreints et isolés qui doivent répéter chaque jour les mêmes efforts afin d’assurer leur existence dans un environnement devenu hostile en raison de la destruction de leur culture par la colonisation espagnole. Mais surtout, l’auteur ne manque pas de rappeler le coût exorbitant du travail, également permanent, qu’ils doivent fournir afin de reconstituer sans cesse les bases matérielles d’une religion et d’un ensemble de coutumes… qui les maintiennent dans une culture. Plus encore, d’après Jacques Soustelle, les Lacandons sont doublement menacés, par la nature contre laquelle ils luttent sans pouvoir jamais remporter de victoire définitive, par l’absorption de leur culture dans le grand melting-pot mexicain du Chiapas oriental.

Le troisième chapitre situe explicitement les Lacandons face à la « profondeur du passé » Maya que met à jour l’archéologie. Les palais et temples exhumés à Palenque sont qualifiés de « vastes » et « majestueux » par l’ethnologue. Il y distingue « un style fruit d’une haute civilisation parvenue à pleine maîtrise de son expression » (p. 77). Face à l’énigmatique contraste, J. Soustelle propose de répondre en affirmant que les Lacandons sont les descendants de la classe inférieure des mayas civilisés auxquels se sont mêlés d’autres individus ainsi que, parfois, d’autres groupes marginalisés venus se réfugier dans les forêts (pp. 82-83). La conclusion de cette « réflexion » est essentielle : désormais incapables d’assumer cette culture, par exemple en lisant les glyphes complexes gravés sur les temples et les palais, les Lacandons « ne sont pas des primitifs mais des décadents » (p. 85). « Leur histoire nous présente un cas exemplaire de ces processus de régression dont nos esprits ne tiennent pas assez compte » (p. 85). Cela conduit l’auteur à différencier le degré d’évolution d’une culture de son degré de développement technique. De ce point de vue, « la civilisation à laquelle nous appartenons, tout en manifestant une puissante vitalité dans certains domaines techniques, donne dans d’autres des signes manifestes d’épuisement » (p. 90). C’est dans ce chapitre que l’auteur tente de préciser ce qu’il désigne par les termes « culture » et « civilisation ». La culture est, selon lui, un ensemble de comportements techniques, de croyances, de rites et d’institutions qui caractérisent l’homme et les sociétés humaines. De ce point de vue, « il n’existe pas d’homme sans culture » (p. 91). La définition de ce que Jaques Soustelle entend par civilisation semble moins évidente. « J’appelle civilisation, l’état auquel sont parvenues certaines cultures au cours de l’histoire humaine. Alors qu’il existe et qu’il a existé un très grand nombre de cultures, nous ne connaissons dans le passé et de nos jours qu’un nombre très restreint de civilisations » (pp. 92-93). Les civilisations sont rares, donc… nous en découvrons « de temps à autres », ouvrant « de magnifiques perspectives » (p. 93). Elles se laissent « aisément cerner » ! Mobilisant Toynbee et Spengler [1], Jacques Soustelle affirme qu’il est possible de les comparer à des organismes qui naissent, croissent et finalement meurent… Mais il ajoute aussitôt qu’il ne s’agit que d’une métaphore. En fait, le critère qui semble décisif et sur lequel l’auteur reviendra plus loin semble être l’urbanisation et la création de cités. Ici s’engage une sorte de spéculation où les Polynésiens croisent les Spartiates, aussi peu probante que celle qu’il reproche à la philosophie de l’histoire. L’idée dominante est celle de l’inéluctable mort et donc de la fragilité des civilisations. On gardera ici cependant une idée intéressante : les peuples ne se dissolvent pas dans le néant, ils retombent de la civilisation à la culture. C’est ce qui est arrivé aux Lacandons ainsi qu’aux peuples gallo-romains après la chute de l’empire. C’est, d’après Jacques Soustelle, ce qui guette notre civilisation…

Le quatrième chapitre nous emmène d’abord dans les « terres froides » et arides où vivent les Otomis. Ces derniers, d’après l’auteur, n’ont jamais franchi le pas qui conduit de la culture à la civilisation. Difficilement conquise contre un environnement austère, la culture des Otomis est « triste et sévère comme les plaines hérissées de cactus » (p. 118). Jacques Soustelle, cependant, nous fait entrevoir l’existence d’une poésie populaire qu’il qualifie de « riante et colorée » (p. 119). Il rend compte de cette ouverture en quelque sorte inattendue sur le rêve, la fête, le rite et le sacré. Dans ce cadre, insistant sur les efforts ainsi que sur les aides réciproques nécessaires à leur construction, l’auteur nous propose une analyse de la fabrication des oratoires jouxtant chaque demeure. Ce travail supplémentaire, les fêtes auxquelles il donne lieu… pourraient apparaître comme du gaspillage, mais cette dépense donne à chaque village, sans cela amorphe, un véritable « squelette » autour duquel s’organise la vie sociale (p. 136). L’ancien élève de Marcel Mauss note que « ce n’est pas l’économique qui détermine ici le social, mais le social qui s’impose à l’économique et contre lui » (p. 136). L’analyse des fêtes religieuses et des danses s’inscrit dans le prolongement de ces pages. L’intégration, dans les récits et la dramaturgie populaires, d’éléments économiquement inaccessibles comme le bétail et les chevaux, témoignent de cette capacité à prendre le contrepied de ce qui est quotidien et ordinaire. Mais surtout, la religion des Indiens apparaît désormais comme « une synthèse originale par laquelle deux rivières aux sources lointaines, l’une venue de l’Asie Mineure à travers le monde méditerranéen, l’autre jaillissant du sol même du Mexique, ont mêlé leurs eaux pour donner naissance à un fleuve qui n’est plus ni l’un ni l’autre » (p. 161).

Le cinquième chapitre, intitulé « Frontières », aurait pu s’appeler : « Qu’est-ce qu’un Indien ? ». L’auteur évoque ces situations complexes, courantes à son époque au Mexique, où des hommes et des femmes visiblement descendants des Espagnols vivent dans de misérables huttes des villages Lacandon, où de jeunes ingénieurs, fortement urbanisés, ne parlant qu’espagnol et anglais, ont un profil qu’on croirait copié sur les bas relief exhumés à Palenque. « Est indien qui vit à l’indienne » (p. 171). « Le vrai problème consiste à ouvrir à deux battants les portes de la société mexicaine aux Indiens, sans pour autant exiger d’eux un suicide culturel » (p. 181). Partant de ce qui précède, notamment dans le quatrième chapitre, on comprendra que l’auteur se plaise à penser le Mexique comme « une civilisation indolatine, reliée par une double filiation aux bâtisseurs de Rome et à ceux de Tenochtitlan » (p. 184) !

Le chapitre six nous propose un « regard sur Tenochtitlan » et s’intéresse d’abord plus particulièrement aux Aztèques. A propos du grand nombre de sacrifices humains, il nous montre que ce « massacre permanent » (p. 202) supposait la complicité des victimes et reposait sur une vision du monde constituant le sacrifice comme une « mission cosmique » (p. 208). Au lieu d’insister sur cette Weltanschauung à laquelle on réduit trop souvent les Aztèques, Jacques Soustelle souligne plus volontiers leur syncrétisme culturel et religieux. C’est l’occasion pour lui d’exprimer sa conception des rapports entre cultures ou entre civilisations. La base opératoire de ce comparatisme est la notion de « trait » culturel (p. 215), éléments nettement individualisé observable dans une ou plusieurs cultures ou civilisations. Au nombre de ces traits, l’auteur cite aussi bien les modes de divination et de sacrifice que les matériaux de construction des habitations. A partir de ces éléments, il est possible de dresser les « profils » (p. 215) permettant de comparer les Otomis et les Lacandons, les Parisiens et les Dakarois. L’auteur mentionne également les « thèmes » (p. 219) — recoupant ce que les ethnologues anglo-saxons nomment « patterns » — qui agrègent des traits et désignent des attitudes face au monde et à la vie. Les « structures », à un troisième niveau (p. 222), désignent les institutions qui encadrent et hiérarchisent les traits et les thèmes d’une civilisation ou d’une culture. À travers ces trois notions, dans le prolongement des premiers chapitres, c’est la question de la cohérence et de la causalité des changements historiques que pose l’auteur. L’explication marxiste fondée sur l’unique déterminisme des infrastructures économiques est clairement écartée. Le fonctionnalisme également. Si les traits, tels que certains objets techniques, peuvent facilement circuler entre les civilisations et entre les cultures, les thèmes semblent plus difficilement propices à l’imitation. A cet égard, les structures se caractérisent par leur résistance aux changements. Ainsi, l’auteur se demande si la révolution chinoise a pu modifier un tant soi peu les structures qui se transmettent en Chine depuis l’Antiquité. Les distinctions qu’il propose devraient permettre de quitter le plan de la philosophie de l’histoire au profit d’une analyse mieux ancrée sur la manière dont chaque civilisation ou chaque culture tente d’intégrer la diversité de traits, de thèmes et de structures — autochtones ou empruntés — qui la composent en un tout cohérent.

Le septième et dernier chapitre (« L’aventure humaine ») tente d’abord de resituer l’histoire humaine dans le cadre large des données issues de la paléontologie. « Des formes d’organisation familiale et sociale, d’art et de religion encore vivantes aujourd’hui plongent leurs racines dans le passé le plus lointain de notre espèce » (p. 250). Derrière la discontinuité des cultures et des civilisations qui les ont tour à tour adoptées, on doit signaler la continuité de certains traits et thèmes qui se sont transmis pendant de longues durées et sur de grandes distances. Ces traits se conservent, circulant d’une civilisation ou d’une culture à une autre, ils « s’additionnent malgré les ruptures, les temps d’arrêt et les périodes de recul » (p. 254). En revanche, au niveau de la morale, de la politique et de l’esthétique qui donnent sens à ces éléments, cultures et civilisations doivent à chaque fois recommencer, « repartir de zéro » (p. 254). Continuité des techniques et discontinuité des civilisations : c’est sur ces bases que Jaques Soustelle critique l’œuvre de Teilhard de Chardin (1956) qui lui sert alors, en quelque sorte, de représentant d’une posture qu’il désigne sous le nom de « messianisme » (p. 262). Le fond de cette critique repose sur l’absence d’un travail de classification scientifique des cultures et des civilisations « à la manière dont l’histoire naturelle caractérise et classifie les plantes et les animaux » (p. 262) que pourrait permettre la constitution de leurs profils à partir des traits, thèmes et structures qui les caractérisent. On notera que ce chapitre tente d’accorder une attention spécifique à la dimension spatiale dans les processus historiques. L’auteur nous montre que la diffusion des traits culturels, des thèmes et la constitution des civilisations ne recoupe absolument pas la répartition des types physiques constitutifs de l’humanité. Imposant à ses voisins ses outils comme ses coutumes, une civilisation ou une culture s’étend parfois. Elle peut aussi se resserrer sur un espace moins vaste à certains moments critiques. Ces mouvements s’accompagnent également de variations importantes des formes de pouvoir comme la création d’États. On comprendra que le spécialiste des civilisations mexicaines ne puisse négliger les phénomènes de conquêtes territoriales. Cependant, Jacques Soustelle s’attache à montrer en des pages saisissantes que la civilisation hébraïque s’est développée indépendamment de toute assise territoriale. « Il est remarquable que l’immense travail qui a abouti à doter d’une structure intellectuelle et morale une civilisation sans terre et sans État se soit poursuivi et ait été mené à bien précisément à partir de l’effondrement de sa base territoriale et de sa charpente politique, entre le IIème et le VIème siècles » (p. 269). Ainsi, d’après l’auteur, les phénomènes de civilisation sont indépendants des phénomènes économiques et politiques avec lesquels on les confond trop souvent. Ces différentes considérations nous amènent aux dernières pages de ce chapitre : « Au total, j’incline à croire (…) que notre civilisation (…) est entrée dans les premières décennies de sa désintégration » (p. 287). Ne reste que la connaissance, qui, selon lui, ne console pas mais libère…

Mais ce livre n’est-il pas essentiellement construit sur ce dont il ne parle pas : les déceptions et les espoirs politiques de Jacques Soustelle ? Le questionnement du savant sur l’indianité des Mexicains ne fait-il pas écho aux choix politiques du gouverneur d’Algérie ? Ainsi, afin d’apprécier pleinement le véritable sens des très étonnantes pages sur la culture hébraïque, il faut sans doute prendre en considération la publication d’un ouvrage politiquement plus « engagé », intitulé « La longue marche d’Israël » (1968), un an après celle de « Les quatre soleils »La réédition de ce livre, pour peu qu’on se donne la peine d’en reconstruire l’ancrage dans les processus de décolonisation ainsi que dans la trajectoire politique de l’auteur, nous offre un support concret de réflexion sur les liens du savant et du politique. A cet égard, on peut regretter que les éditeurs n’aient pas doté l’ouvrage d’un appareil critique (index rerum, tableau chronologique, préface ou postface,…) accompagnant sa lecture et facilitant ce travail.

add_to_photos Notes

[1Dans les deux tomes de Le déclin de l’occident, parus en Allemagne en 1918 et 1920, O. Spengler tente de comprendre l’histoire universelle sur un modèle quasi biologique dans lequel les civilisations naissent, croissent et meurent. Dans les douze volumes de A Study of History, publiés à Londres entre 1935 et 1961, prenant ses distances avec l’aspect biologique de la pensée de Spengler, A. J. Toynbee propose une « métahistoire » dans laquelle il tente de comprendre les processus de croissance et de déclin des civilisations.

library_books Bibliographie

SOUSTELLE Jacques, 1937. La culture matérielle des Indiens lacandons. Paris, Société des américanistes.

SOUSTELLE Jacques, 1967. Les quatre soleils. Paris, Plon.

SOUSTELLE Jacques, 1968. La longue marche d’Israël. Paris, Fayard.

THEILHARD de CHARDIN Pierre, 1956. Le phénomène humain. Paris, Éditions du Seuil.

Pour citer cet article :

Christian Guinchard, 2012. « SOUSTELLE Jacques, 2009 (1967). Les quatre soleils ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2012/Guinchard - consulté le 28.03.2024)
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