Compte-rendu d’ouvrage

CHAVE-DARTOEN Sophie, LEGUY Cécile et MONNERIE Denis (dir.), 2012. Nomination et organisation sociale

CHAVE-DARTOEN Sophie, LEGUY Cécile et MONNERIE Denis (dir.), 2012. Nomination et organisation sociale. Paris, Armand Colin Recherches.


Les auteurs de l’ouvrage se proposent d’aborder la question de l’organisation sociale sous l’angle des pratiques sociales de nomination. D’une part, ils réinterrogent les concepts et les paradigmes dit “classiques” qui analysaient le phénomène de nomination en tant qu’élément de classification. D’autre part, en proposant une approche ethnographique, ils redynamisent les démarches d’enquêtes dans la discipline. L’originalité du livre réside dans la volonté des différents chercheurs à amorcer une réflexion sur la nomination, en adoptant une posture interactionniste, afin de montrer en quoi il est possible et pertinent d’étudier l’agencement du social en considérant le nom, au même titre que le genre, la profession, ou la religion par exemple, c’est-à-dire, en tant que catégorie organisant le social.

Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs soulignent l’apport de la pluridisciplinarité ; la linguistique, les sciences cognitives et la psychologie, pour conduire une étude de la nomination en anthropologie ou en sociologie. Ainsi, des travaux linguistiques sur le nom, les auteurs retiennent l’idée de l’importance et de la nécessité d’une contextualisation de celui-ci pour en appréhender le sens dans le discours. En effet, cela leur permet d’interroger à travers les processus de nomination, ses fonctions dans le langage et d’accéder, dès lors, aux représentations sociales des acteurs. Par ailleurs, des études psychologiques et cognitives, ils gardent l’analyse du nom en tant que support de l’identité. Les expériences sociales s’accumulant alors au fil des interactions, permettent la particularisation des individus et des éléments du monde social en général. Les auteurs proposent enfin d’avoir une approche pragmatique de la nomination afin de voir la construction par les acteurs de leur monde social, que Sophie Chave-Dartoen qualifie de « sens dénominatif ». De ce fait, le nom peut être analysé aussi bien comme un révélateur de la structure des pratiques sociales que comme un révélateur des phénomènes sociaux. Les auteurs constatent à ce propos le faible intérêt des anthropologues et des sociologues pour l’étude de l’organisation sociale d’une société quelconque au regard de la nomination. Ce manque d’intérêt est lié, selon eux, à l’histoire de la constitution de ces disciplines, où la nomination n’était pas dans les priorités de recherche. La parution de cet ouvrage collectif pourrait être un premier pas contribuant au développement des études onomastiques (études du nom propre) dans une perspective interactionniste.

Dans la seconde partie, quant à elle, en présentant huit cas ethnographiques, les auteurs proposent d’aller au-delà d’une analyse de la nomination limitée au discours seul — écrit ou oral —, en vue de considérer un peu plus attentivement les pratiques sociales qui découlent des systèmes de nomination [1]. La manière dont ces ethnographies sont présentées et analysées donne matière à réfléchir à partir d’un travail de terrain, dans une perspective comparative. En effet, le livre se présente comme un manuel où le lecteur peut trouver de nombreuses pistes de réflexions et de recherche que l’on peut structurer principalement autour de quatre axes.

Tout d’abord, l’étude de la nomination permet d’approcher les modes de construction et de signification du social. Par exemple, plusieurs analyses, dans différentes sociétés, notamment celle d’Arama (Nouvelle-Calédonie), celle des Pimboas (Nouvelle-Calédonie) et celle de Wallis (Polynésie) montrent qu’à travers les pratiques de nomination, il est possible de rendre compte de certains éléments composant la cosmogonie d’une société, tel le rapport à la mort, aux ancêtres et au temps.

Ensuite, le nom peut être analysé comme étant un support des relations sociales et un moyen de les cristalliser, comme c’est le cas de la société des îles Bank (archipel en Océanie), chez les Javanais (Indonésie) et les Bwa (Mali — Burkina Faso). Dans ces deux dernières sociétés, porter un nom donne la possibilité à un individu d’être inscrit dans un réseau de relations sociales et sert de support mémoriel qui rappelle les règles et les normes qui sous-tendent l’organisation de la société. En complément à cet aspect “positif” du lien social tel qu’il est abordé dans l’ouvrage, nous pourrions également envisager l’étude de son versant “négatif”, soulignant, par-là, les liens entre nomination et exclusion, tel que le montre l’analyse de Georgeta Cislaru (2009) sur l’utilisation des pseudonymes sur internet. En effet, l’auteure montre que s’attribuer un pseudonyme sur les forums relève d’une pratique d’auto-nomination en réponse à un phénomène d’étiquetage dans la vie quotidienne, non pour affirmer une identité individuelle, mais plutôt pour intégrer une communauté virtuelle avec ses propres normes. Néanmoins, l’approche du livre pose les jalons pour rediscuter le modèle d’analyse du nom en tant que construction identitaire et affirmation d’une personnalité, puisque le lien entre le nom et la personne n’a de sens que dans un réseau de relations.

L’ouvrage présente un troisième axe de recherche, montrant en quoi la stratification sociale peut être approchée, à deux niveaux : l’un sociétal, et l’autre individuel, par l’étude de la nomination, comme c’est le cas dans la société malgache (Madagascar), de Wallis et au Brésil. A un premier niveau, le fait d’identifier différents types de noms (noms-titres par exemple), selon la catégorie sociale des personnes qui les portent, donne à voir une division de la société, soit en deux lignées, soit en deux “classes”, ou soit en plusieurs groupes hiérarchisés, lorsque l’on tient compte du prestige et du statut social que ces noms confèrent. A un deuxième niveau, la place et le rôle social attribués à la personne qui porte un tel nom, généralement en charge de la dation du nom (le fait d’attribuer un nom), pose la question des rapports de pouvoirs, étant donné que la nomination repose sur la possession d’un certain savoir reconnu. En prolongeant un peu plus cette idée, nous pouvons dire à la suite de Josiane Massard-Vincent et Simone Pauwels que « savoir nommer équivaut à savoir gouverner » (1999 : 13).

Enfin, la nomination permet de s’interroger sur un éventuel changement structurel dans une société, en l’occurrence, suite à une “occidentalisation” des sociétés. Le cas déjà évoqué de la société Bank est illustratif. Celle-ci avait traditionnellement ses systèmes de nomination, de transmission des terres et d’agricole vivrière basés sur un modèle de parenté unilatéral (matriliéaire). Autrement dit, une personne, dans ce système, par son « nom de lignée », lequel coexiste avec le « nom personnel » et le « nom de grade », est rattachée à sa lignée maternelle pour bénéficier du droit de cultiver les terres de l’oncle maternel et nourrir sa famille. Dans le courant du XXe siècle, impulsée par l’économie coloniale se développe, parallèlement à la culture maraîchère traditionnelle (modèle matrilinéaire), une culture de rente de la noix de coco, commerciale, destinée à l’exportation, c’est-à-dire que l’argent ainsi gagné va servir pour les dépenses de la vie courante, et qui est transmise par l’attribution du « nom personnel » du père — ayant la valeur du patronyme occidental. Suite à ce changement, le système de nomination tend à glisser vers un modèle de parenté bilatéral où se superposent le modèle matrilinéaire et le modèle patrilinéaire plus “occidentialisé”. Cet exemple n’est pas sans rappeler l’ouvrage collectif de Guy Brunet, Pierre Darlu et Gianna Zei (2001), où les auteurs montrent les mutations dans les logiques d’attribution des patronymes chez les Français qui ont peuplés le Canada. Aussi, l’ouvrage en abordant les questions de changement structurel au prisme de la nomination ouvre également la voie de l’étude des transformations des pratiques sociales par la nomination dans un contexte migratoire.

De manière générale, même si l’équipe de Sophie Chave-Dartoen, Cécile Leguy et Denis Monnerie a choisi de traiter la question de l’organisation sociale en focalisant le débat sur l’anthroponymie, c’est-à-dire sur la nomination des personnes, il n’empêche qu’ils l’ont fait en exposant un large éventail d’interrogations et de pistes intéressantes invitant par-là les chercheurs à poursuivre les investigations en la matière. Ainsi, l’organisation sociale peut être également pensée grâce à la toponymie, c’est-à-dire l’étude de la nomination des lieux, ou encore grâce à celle des objets, afin de se saisir du rapport au monde ainsi construit, et l’organisation spatiale qui en découle. L’article d’Hervé Guillorel (2012) en est un exemple pertinent, dans le sens où il y montre comment l’analyse de la nomination et la re-nomination des monuments publics, des rues ou encore des statuts donnent à voir des enjeux politiques, idéologiques et territoriaux. Par exemple, le fait de renommer un lieu suite à un changement de régime ou de parti politique. S’intéresser alors aux acteurs de la nomination dans ce cas servirait à approcher la nature du pouvoir établit et son mode d’organisation, et la nomination permettrait de regarder l’organisation politique d’une société, qui est aussi une forme d’organisation du social. Dans l’ensemble, l’ouvrage opère un réel “désenchantement du monde” en matière de nomination car il permet de se sortir de la seule vision occidentale du nom pour nous faire découvrir d’autre manières de nommer.

add_to_photos Notes

[1Pour les auteurs, un système de nomination est entendu comme étant l’ensemble des « relations entre les groupes organisés et nommés » qui génèrent des échanges sociaux et où « les aspects audibles et visibles sont indissociables ».

library_books Bibliographie

BRUNET Guy, DARLU Pierre et ZEI Gianna (dir.), 2001. Le Patronyme. Histoire, anthropologie, société. Paris, CNRS éditions.

CISLARU Georgeta, 2009. « Le pseudonyme, nom ou discours ? », Les carnets du Cediscor, 11 (en ligne), http://cediscor.revues.org/746 (page consultée le 06 octobre 2013).

GUILLOREL Hervé, 2012. « Onomastique, marqueurs identitaires et plurilinguisme. Les enjeux politiques de la toponymie et de l’anthroponymie », Droit et cultures, 64 (en ligne), http://droitcultures.revues.org/2780 (page consultée le 07 octobre 2013).

MASSARD-VINCENT Josiane et PAUWELS Simonne (dir.), 1999. D’un nom à l’autre en Asie du Sud-Est. Paris, Karthala.

Pour citer cet article :

Ange Priya, 2014. « CHAVE-DARTOEN Sophie, LEGUY Cécile et MONNERIE Denis (dir.), 2012. Nomination et organisation sociale ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2014/Prya - consulté le 29.03.2024)
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