Avant-Propos
Pendant plus de cinq ans une équipe pluridisciplinaire a observé la gestation d’une innovation high tech dans le domaine de la santé. Cette innovation engageait la synergie de cinq partenaires de statuts institutionnels et professionnels hétérogènes. Dans cette enquête complexe, se sont produits des effets de miroir entre la diversité interne de l’équipe d’observateurs et la diversité des partenaires investis dans le processus d’invention.
La forte incidence des aspects scientifiques et techniques sur la démarche des observateurs nous amène à présenter, dans une première partie, l’essentiel des enjeux concrets de l’invention en question. La seconde partie de l’article discute plus directement des enjeux méthodologiques de notre enquête collective et s’attache en particulier à exposer les difficultés, pour certaines indépassables, mais aussi la richesse du dialogue construit entre des disciplines aussi éloignées l’une de l’autre que la robotique et l’anthropologie.
Insister sur les enjeux méthodologiques ne nous permet pas de recouvrir l’ensemble des questions anthropologiques soulevées par notre terrain. Nous renvoyons le lecteur aux deux rapports publiés pour nos financeurs, le CNRS (Pouchelle, Moricot & Morel, 2011) et l’INCA [1] (id., 2014) ainsi qu’à d’autres publications à venir, au fur et à mesure de l’analyse du matériel très volumineux collecté sur notre terrain.
Enfin nous avons assorti notre texte d’un contrepoint photographique en choisissant 53 des clichés réalisés par Caroline Moricot et Marie-Christine Pouchelle sur le terrain. Généralement légendés, ils ne sont pas simplement des illustrations. Destinés à restituer aussi un climat, ils apportent parfois un éclairage sur des dimensions que nous ne pouvions pas traiter ici.
Le Projet et l’Enquête
Genèse
Tout est parti d’une rencontre entre anthropologues et roboticiens, d’une curiosité réciproque, d’un désir de travailler ensemble et finalement de la proposition de l’un des roboticiens [2]. Nous nous étions réunis plusieurs fois, enthousiasmés par nos échanges, convaincus de l’intérêt de « faire quelque chose ensemble » mais assez démunis face à la mise en œuvre. C’est alors que Guillaume Morel a proposé aux anthropologues et sociologues (Marie-Christine Pouchelle, Caroline Moricot, Thierry Pillon et Marina Maestrutti [3]) d’observer un projet « chirurgical » dans lequel il était lui-même engagé.
Se considérait-il lui-même alors comme l’un des observateurs potentiels ? Ou bien était-il curieux de voir comment allaient s’y prendre les anthropologues ? Ou bien encore souhaitait-il simplement, par le biais du regard anthropologique, prendre lui-même de la distance, « une respiration » disait-il, par rapport à son propre milieu scientifique ? On verra dans la deuxième partie de ce texte ce qu’il en dit. Nous avons alors saisi l’opportunité qui nous était offerte d’observer au plus près la naissance et le développement d’un dispositif médical innovant.
Guillaume fit sa proposition en 2009. Le kick off officiel du Projet dont nous allions observer le déroulement eut lieu en mai 2010 (cf. encadré 1). La première phase des essais cliniques ne devait s’achever qu’à la fin de l’été 2015.
Durant tout ce temps, notre équipe pluridisciplinaire a donc observé les circonstances (techniques, scientifiques, socio-économiques, culturelles et humaines) de l’invention d’un dispositif médical très original. Le projet de recherche et d’innovation observé — le « Projet » — visait en effet à mettre au point un dispositif cœlioscopique destiné à réaliser en salle d’opération, sur des patients endormis, des biopsies « optiques » sans prélèvement de tissu et à l’échelle cellulaire. Une sonde optique, introduite par le canal de l’instrument cœlioscopique, devait permettre d’obtenir des images d’un type complètement nouveau. Financé à 40 % par un fonds d’investissement entrepreneurial et piloté par l’une des entreprises concernées, le Projet a reposé sur la synergie de cinq partenaires (deux entreprises, deux hôpitaux, un laboratoire universitaire de robotique) qui ont constitué un terrain complexe et protéiforme, composé d’une soixantaine d’acteurs (cf. Encadré 2).
Notre recherche collective — « l’Enquête » —, dotée d’un financement indépendant (PEPS/CNRS puis INCA), a ainsi consisté en l’observation et l’analyse d’un projet de recherche et développement lui-même pluridisciplinaire, pluri-institutionnel et multi-sites, faisant intervenir des acteurs aux cultures professionnelles et aux intérêts respectifs variés. Cet adossement a été négocié : l’accord particulier de chaque partenaire a été sollicité et un accord de confidentialité a été signé avec l’entreprise chef de projet. Ce fut pour nous une façon d’appréhender d’emblée le contexte fortement compétitif de ce type de projet (cf. Encadré 3). Compte tenu de l’importance des enjeux et de la discrétion qui est de mise dans ce genre d’enquête, nous avons anonymisé les noms des lieux, des personnes et des structures concernées.
La manière dont, la première surprise passée, les partenaires du Projet auprès desquels Guillaume nous avait introduits se sont montrés intéressés par le « regard autre » des sciences humaines indique, outre une indéniable ouverture d’esprit, l’existence d’un questionnement de ces professionnels sur leurs propres conditions d’exercice et en particulier sur le processus d’invention dans lequel ils s’étaient engagés. En acceptant le regard éloigné des socio-anthropologues, ils ont pris un risque. En effet, l’anthropologie est une école du doute, de la mise en question systématique des évidences (et surtout de celles qui apparaissent comme les plus criantes). Par ailleurs, la démarche anthropologique peut surprendre les experts des sciences dites dures, d’abord parce qu’elle s’attache aux circonstances humaines de l’invention technique et scientifique, et ensuite parce qu’elle prend appui sur des aspects habituellement considérés comme périphériques, accessoires, anecdotiques. En un mot, sur des détails parce que c’est bien souvent là que se révèlent les sociétés, comme les individus. La démarche des sciences dures ne rend pas compte de ces aspects dans ses publications qui, certes, s’attachent à exposer la méthode suivie, mais d’abord dans un objectif de reproductibilité de l’expérience c’est-à-dire dans un objectif de preuve. L’exposé méthodologique est alors, sauf exception (Balibar, 2014) dépouillé de toutes les « contingences » qui pourraient, aux yeux de leurs auteurs, en affaiblir le raisonnement.
Notre observation du Projet s’est construite autour d’une question. Comment fait-on aujourd’hui pour inventer de nouveaux dispositifs chirurgicaux, sachant que dorénavant, dans le domaine du high tech, ceux-ci sont le fruit d’une collaboration complexe des chirurgiens avec des chercheurs en sciences de l’ingénieur (informaticiens, roboticiens, mécaniciens) mais aussi avec des industriels et des commerciaux ? [4] Et plus largement, dans quelles conditions socio-professionnelles, techniques, scientifiques, économiques, financières et culturelles se produit aujourd’hui l’innovation dans le champ de la santé ? À cet égard les anthropologues ont noté l’absence, dans ce processus d’innovation relatif à des enjeux vitaux (détection de cellules cancéreuses), de consultation des représentants des patients (cf. Encadré 4).
Le Projet
Le dispositif dont nous avons observé la gestation implique une rupture importante par rapport aux biopsies extemporanées conventionnelles [5]. Il a été décrit dans les termes suivants à l’investisseur sollicité pour son financement :
« L’objectif est la mise au point et la combinaison de moyens d’exploration robotisée par voie laparoscopique de la cavité abdominale, de moyens de biopsie sans prélèvement (ou biopsie optique) par endomicroscopie flexible, et de moyens de télédiagnostic permettant un examen et une interprétation en temps réel et à distance des images endomicroscopiques fournies. (…) Il s’agit de développer, valider et commercialiser un dispositif capable d’améliorer les techniques de diagnostic et de bilan d’extension pré-opératoire de patients atteints de cancers. »
Il manque ici un terme sur lequel ont cependant beaucoup insisté les protagonistes tout au long du Projet : celui d’in vivo, puisque ces biopsies sont à réaliser en salle d’opération sur les patients endormis. Étaient visés au départ les carcinoses péritonéales, les envahissements ganglionnaires dans la cavité abdominale, les marges d’exérèse.
Le dispositif est présenté comme un moyen de substitution à la biopsie extemporanée considérée comme « un examen délicat, imprécis, très coûteux en temps » conduisant trop souvent (par exemple dans 25 % des cas de cancer du pancréas, pour lesquels l’extension est particulièrement difficile à apprécier) à « une chirurgie incomplète ou inutile » (cf. Encadré 5).
Projet « chirurgical » au démarrage, il a questionné également la pratique des pathologistes, cliniciens responsables de l’interprétation des images histologiques et du diagnostic sur le plan médico-légal. Chez ces derniers, le dispositif a d’emblée suscité beaucoup d’intérêt mais aussi nombre d’interrogations critiques, ne serait-ce qu’en raison de son mode exclusivement visuel (disparition de tout support matériel puisque pas de prélèvement de tissu) et de l’immédiateté du diagnostic recherché. Est également problématique le très petit diamètre (de l’ordre de 1 mm) du faisceau de fibres optiques qui, posé sur le tissu, réalisera les images. Si l’on se place à l’échelle de la cellule où travaille la sonde, 1 mm c’est beaucoup. Mais pour faire son diagnostic histologique, le pathologiste a besoin de fragments plus importants, lui permettant d’apprécier l’environnement du tissu tumoral. Pour compenser partiellement les dimensions très réduites du champ de vue restitué par la sonde (ce qui pose particulièrement problème pour les marges d’exérèse), deux pistes ont été suivies par les partenaires du Projet.
La première est technique : robotisation de la sonde dans le but de produire par mosaicing [6] une image de plus grande dimension. Cette robotisation, par micro-positionneur et asservissement visuel [7], a constitué un défi qui n’a pu être relevé qu’en partie : la « preuve de concept », selon les termes des acteurs du Projet, a pu être réalisée c’est-à-dire que l’intérêt et la faisabilité de la démarche ont été démontrés. C’est en ce sens, qu’un nouveau territoire scientifique a été conquis par la validation d’une invention qui a fait la preuve de sa capacité à fonctionner ; mais des obstacles essentiels n’ont pas été surmontés dans le temps imparti au Projet et il a été finalement décidé de renoncer à produire cette mosaïque car la fiabilité de l’algorithme n’était pas jugée suffisante et aurait nécessité des développements supplémentaires.
La seconde est de type organisationnel : mise à disposition, pour le pathologiste, de la vidéo « en temps réel » fournie par le laparoscope placé dans le corps du patient par le chirurgien, et qui en chirurgie mini-invasive est indispensable au geste chirurgical (image macroscopique). Le pathologiste « entre » ainsi dans la salle d’opération ; les scénarios d’utilisation ont même parfois mentionné qu’il pourrait « guider » la main du chirurgien vers la zone où la biopsie lui semblerait la plus intéressante. En contrepartie, le pathologiste a perdu le rapport à la matière (palper un ganglion, le sentir dur ou souple est une information jugée essentielle encore aujourd’hui) dont on ne sait s’il pourra être restitué autrement. Cette transformation des rapports respectifs entre le voir et le toucher chez les « travailleurs du tissu » s’inscrit dans une évolution générale qui concerne l’ensemble du monde de la santé, évolution susceptible de troubler ceux des professionnels, les chirurgiens par exemple, qui aujourd’hui encore, s’identifient au toucher direct (Le Breton, 2013 ; Pouchelle, 2008).
Territoires professionnels
La manipulation et la réflexion de l’anatomopathologiste prennent du temps. Temps toujours trop long pour le chirurgien qui attend en salle d’opération. Or l’enjeu central du Projet est de produire une image lisible et interprétable immédiatement, capable à terme de se substituer à celle produite par les procédés classiques. Cette compression du temps correspondait aussi, dans l’esprit de certains des ingénieurs qui travaillaient sur le Projet, à la possibilité de se passer par la suite des pathologistes pour la lecture et l’interprétation des extemporanées. Il fut en effet fortement question que l’outil permette, un jour, au chirurgien de lire lui-même les images, aidé par un Smart Atlas (dans son principe, cet outil d’aide au diagnostic désigne les éléments significatifs dans une image à partir d’une comparaison avec les informations présentes dans une base de données). Cela s’est traduit très concrètement dans le management du Projet en ce qu’il a touché ainsi des points sensibles sur le plan socio-professionnel : les rapports entre chirurgiens et anatomo-pathologistes, les attentes de ces professionnels à l’égard des nouvelles technologies, l’idée que les ingénieurs s’en font, et la place que tiennent les anatomo-pathologistes dans les réalités concrètes et imaginaires de la vie hospitalière.
Dans la perspective, testée lors des essais cliniques, où chirurgiens et pathologistes sont censés collaborer en temps réel à la lecture et à l’interprétation des images, les territoires de la salle d’opération et du laboratoire d’anatomopathologie deviennent moins clairement distincts. Si l’outil devait être utilisé en routine clinique il serait fort intéressant d’observer les transformations pratiques et symboliques découlant de ce brouillage. D’une manière générale, les processus qui président à la substitution d’un geste professionnel par un autre mettent en question non seulement les habitudes de travail, mais aussi les cultures professionnelles et les imaginaires techniques. (cf. Encadré 6).
Ainsi, au cours du Projet, il a plusieurs fois été question de mettre le pathologiste en situation de contrôler à distance la sonde introduite dans le corps du patient, ce qui lui aurait permis de « prendre la main » sur le chirurgien. Dans la dynamique des établissements hospitaliers, où les chirurgiens ont été longtemps dominants, c’était peu envisageable. Du reste, le marketing de l’entreprise porteuse du Projet était délibérément établi en direction des chirurgiens, dont le pouvoir décisionnel en matière d’achat d’instruments reste important. Il nous a alors semblé que les anatomo-pathologistes étaient relativement marginalisés dans la conception du Projet. Ils ne furent que très tardivement consultés sur les scénarios d’utilisation et sur la faisabilité ou la pertinence de certains actes. Ils étaient surtout représentés dans les réunions entre partenaires par une biologiste qui intervenait, avec une ingénieure, sur le choix des marqueurs en fonction des longueurs d’ondes choisies pour le laser de la sonde optique. Revenait ensuite seulement aux anatomo-pathologistes le soin d’établir des correspondances entre les images classiques lues au microscope et les images nouvelles obtenues par la sonde optique.
Confrontées à des distorsions importantes entre le discours du chirurgien promoteur du Projet et celui de l’anatomo-pathologiste auquel il revint finalement d’établir ces correspondances, connaissant d’autre part la complexité des relations entre les deux catégories professionnelles et celle des rapports de pouvoir dans les hôpitaux, nous avions remarqué le rêve technologique sous-jacent au Projet qui visait, comme on l’a dit plus haut, à remplacer en grande partie la lecture humaine et ses incertitudes par une lecture automatique réalisée grâce à un Smart Atlas. Du reste, ce n’est pas sans un certain amusement que le chirurgien porteur du Projet nous citait récemment une étude montrant que les pigeons eux-mêmes ont la capacité, après un dressage adéquat, de repérer les images de tissus cancéreux… [8]
Dialogue des disciplines, espoirs, déceptions et petite cuisine
Nos réunions de travail ont jalonné toute l’affaire. La présence d’un roboticien dans une équipe de sociologues et anthropologues était indispensable à la compréhension des enjeux techniques en cause et a permis une familiarisation avec les données scientifiques et techniques du projet. Sans ce chercheur, qui a pris un risque personnel en nous introduisant auprès de ses partenaires, nous n’aurions d’ailleurs pas eu accès à ce terrain inhabituel.
Guillaume, rappelons-le, est à l’origine de notre Enquête, garant de notre approche auprès des partenaires, facilitateur de notre entrée sur le terrain. Sa position est cependant singulière puisqu’il est à la fois membre de notre équipe et l’un des 5 partenaires impliqués dans le Projet. Nous n’avons pas manqué d’analyser la situation avec lui, dans un dialogue dont la fécondité a tenu à nos relations de confiance réciproque. Il nous a d’abord fallu faire justice des idées préconçues que nous avions les uns sur les autres : Guillaume semblait craindre que nous ne nous mettions à le « psychanalyser », sans doute parce qu’il avait perçu que les sciences humaines ont affaire à la dimension inconsciente des conduites collectives. Les représentants des sciences « molles » furent pour leur part très impressionnés devant un univers scientifique et technique dont il a fallu apprendre au moins partiellement le langage, où la construction de modèles est une étape incontournable de la recherche, où théorie et pratique sont en étroite corrélation, et où la question de la preuve se pose de manière cruciale : un robot fonctionne ou ne fonctionne pas (cf. Encadré 7).
À de nombreuses reprises, nous avons abordé la question des méthodes d’observation. En effet, la manière délibérée dont les socio-anthropologues se sont impliqués a parfois été source d’étonnement pour les roboticiens (« Pourquoi tu nous aides ? »). Alors que les avancées scientifiques mettent en évidence (depuis les réflexions de Max Planck) les interférences inévitables entre l’observateur et l’objet de son observation, certains représentants des sciences « dures » s’attendaient à ce que, en anthropologie, soit conservé un modèle d’observation d’inspiration positiviste dont les travaux de Jeanne-Favret Saada (entre autres) ont montré les limites. D’autre part, il nous a été demandé d’expliquer en quoi nos productions scientifiques, surtout quand elles se présentent sous un aspect descriptif, diffèrent de celles des journalistes ou de n’importe quelle sorte d’observateur profane. C’est une très bonne question sur un point en effet sensible (est-ce pour éviter d’être pris pour des journalistes et pour « faire scientifique » que certains chercheurs en sciences humaines en rajoutent sur le théorique, voire jargonnent ?). Elle a été pour les anthropologues et sociologues l’occasion de détailler aux roboticiens le contenu de leurs boîtes à outils : entre autres la longue durée de l’observation, l’attention flottante, la rédaction du journal de terrain, l’oscillation contrôlée entre implication et distance, la confrontation systématique des pratiques observées avec les discours tenus, l’attention portée aux logiques symboliques.
Du fait même de sa constitution originale, notre groupe n’a pas manqué de s’interroger sur sa propre activité [9]. Le double rôle de Guillaume le plaçait dans une situation objectivement ambivalente. Peut-être est-ce pour mieux assumer cette situation, qu’il a, en miroir, observé de son côté les autres membres de l’équipe. Et lorsque, au cours de nos séances de travail, il avait essuyé le flot des questions que lui valait son rôle d’« informateur privilégié » qu’il occupait de facto [10], il ne manquait jamais de questionner abondamment ses collègues, les socio-anthropologues patentées, sur leurs positions. À chaque étape, le bien-fondé de leurs méthodes et de leurs « modèles » [11] était remis en cause, non pas dans un débat purement théorique et épistémologique, mais toujours à l’aune des évènements observés sur le terrain. Par exemple, Guillaume avançait que les anthropologues, observant que les pathologistes étaient « les oubliés du Projet », construisaient un schéma dans lequel ces derniers étaient exagérément « victimisés ». Ce faisant, selon lui, elles alimentaient leur analyse d’éléments concordants issus non seulement de l’observation du terrain mais de leur connaissance préalable (ce qu’il appelait « modèle ») du milieu socioprofessionnel observé (le caractère dominant de la caste des chirurgiens). Il pensait y voir un biais, pour ne pas dire un préjugé. Aux yeux des anthropologues, qui continuaient de s’interroger sur l’absence des pathologistes autour de la table dans les premières réunions du Projet, un biais majeur était bien celui qu’introduisait la relation privilégiée que Guillaume entretenait avec certains chirurgiens. N’y avait-il pas une sorte de fascination du roboticien pour l’homme de l’art qui intervient sur un corps vivant alors que l’ingénieur ne travaille que sur de l’inanimé ? Les discussions étaient parfois si passionnées qu’elles devenaient tendues. Ces divergences n’ont que rarement abouti à des accords consensuels et ont même radicalisé des positions qui étaient au fond plus nuancées. Il y avait là, peut-être, place pour un travail de médiation à l’intérieur de l’équipe, nous nous en rendons compte aujourd’hui.
Au moment de retranscrire dans cet article ces aspects singuliers de notre travail, il nous a semblé que la forme d’un dialogue était la mieux à même de capturer ce qui s’est tramé dans ces discussions constitutives de notre enquête collective. La rédaction de cet article a ainsi engagé Caroline et Guillaume à dialoguer par écrit sur leur positionnement respectif au démarrage du projet et sur leurs motivations. Et c’est dans cet après-coup du terrain que se sont énoncées clairement des perspectives qui étaient restées peut-être imprécises auparavant.
Motivations
Caroline : Pour ma part, les recherches conduisant à l’exploration des marges des disciplines m’ont toujours attirée (je pense souvent à Marcel Mauss qui, dans « les techniques du corps » en 1934, s’adresse à ses collègues psychologues et aborde la question de la construction d’un champ de recherche et des enjeux de frontières entre les disciplines, frontières décrites comme un espace où « les professeurs se mangent entre eux » [1950." id="nh2-12">12]). C’est aux marges que se construisent de nouveaux objets d’étude et de nouvelles pratiques de recherche. Elles obligent à plus de réflexivité car le confort lié à l’implicite mono-disciplinaire n’existe pas, elles amènent à prendre plus de risques car ces terrains sont moins balisés en termes d’hypothèses et de problématiques. Elles produisent ainsi une recherche dans la recherche tout aussi passionnante et dont nous tentons de rendre compte ici. Dans cette recherche, en particulier, la curiosité d’une collaboration avec des chercheurs d’une discipline aussi éloignée de la mienne que la robotique m’a animée. Les questionnements techniques ne m’étaient pas étrangers et j’avais déjà par le passé eu l’occasion, dans le domaine de l’aéronautique, de travailler avec des ingénieurs, ou plus exactement sur des ingénieurs. Je crois qu’au sein de notre groupe cette curiosité était réciproque, une occasion nous était donnée d’entrer dans les secrets de fabrication des autres, d’approcher les imaginaires, les idéaux et les bricolages : les observations au sous-sol de ton laboratoire où nous pouvions assister aux expérimentations et aux ajustements des inventions nous ont passionnées !
Guillaume : Oui bien sûr, il y avait la curiosité et des motivations intellectuelles. Mais de mon côté, elles sont venues après. En effet, en premier lieu, il s’agissait pour moi de répondre à un besoin lié à mes recherches en robotique : les robots que je cherche à créer sont interactifs. Ce sont des objets animés qu’un utilisateur peut manipuler et qui « répondent » par des actions mécaniques qui, c’est l’objectif, doivent être adaptées aux intentions motrices. On parle de co-manipulation. Pour travailler sur ces objets, depuis une dizaine d’années, j’ai cessé de m’intéresser exclusivement à des questions classiques de roboticien (sur la mécanique ou la commande). Avec mon équipe, comme beaucoup d’autres chercheurs dans le monde, d’ailleurs, nous avons commencé à nous intéresser à ce qu’il se passe du côté de l’utilisateur.
Ceci nous a conduits à travailler avec des spécialistes des neurosciences du mouvement. Ces chercheurs étaient capables de nous expliquer comment fonctionnent les boucles sensorimotrices d’un sujet, histoire de transposer ces connaissances dans la commande du robot pour obtenir une interaction plus synergique. Cela nous a fait beaucoup progresser sur le plan technique : nous sommes capables de concevoir et de réaliser des robots de plus en plus synergiques. Mais à la fin ce ne sont que des instruments sophistiqués, qu’on espère simples d’utilisation. C’est alors que j’ai rencontré un jour Marie-Christine, qui m’a parlé de ses observations au bloc, notamment de chirurgies robotisées. C’était discursif, avec des petites touches çà et là, comme un peintre impressionniste. Je trouvais ça insaisissable. Mais ce que cela disait sur l’usage des techniques, sur le fait que l’interaction homme-robot s’inscrit au moins autant dans le social que dans la technique, fut une révélation. Je sentais qu’enfin s’ouvraient à moi des pistes pour comprendre en quoi tant de belles technologies, qu’on voit naître dans les laboratoires du monde entier, ne trouvent jamais d’usage, en particulier dans les technologies pour la santé.
C : C’est sans doute en partie parce qu’elles ne s’intègrent pas ou trop peu dans une culture préexistante. C’est toute la question de l’appropriation des techniques qui n’est jamais un processus mécanique, transposable, mais une histoire singulière, celle d’une rencontre entre des pratiques existantes et un nouveau dispositif qui vient les perturber, voire les remettre en question. Cela prend du temps et le temps de l’usage est souvent bien plus long que celui de l’apprentissage car il ne s’agit pas seulement de savoir utiliser un outil, une machine ou un dispositif, mais de le rendre familier. Cela touche à la question du confort et surtout de la confiance. Ce sont ces questions essentielles que nous avons tenté d’introduire dans le débat notamment lors des réunions sur les scénarios d’utilisation. La présence très en amont des futurs utilisateurs des dispositifs que l’on conçoit est finalement rare, ils sont au mieux partie prenante des choses lorsque se pose la question de « l’acceptabilité des techniques ». Il faudrait dépasser cela car c’est une vision qui s’appuie sur le postulat d’une supposée résistance au changement des utilisateurs. C’est d’ailleurs sans doute l’un des éléments de compréhension du malentendu qui s’est produit dans le Projet quant à la présence des pathologistes. Ils sont entrés véritablement en scène au moment des essais cliniques, c’était bien tard de notre point de vue !
G : « Dépasser la question de l’acceptabilité des techniques » ? C’est ce que vous m’avez vite fait comprendre, à moi qui avais au contraire l’impression qu’en m’intéressant à l’acceptabilité, j’allais déjà très loin au-delà des limites de mon territoire. Vous avez même littéralement grimacé quand j’en ai parlé, la première fois. J’ai mis un peu de temps à reformuler ma motivation à travailler avec vous (qui restait intacte mais singulièrement infondée). Vous refusiez que je développe une vision « utilitariste » des sciences sociales. Mais ce qu’on allait faire ensemble n’allait-il servir à rien ? En tous cas, je ne pouvais pas attendre des « conclusions », ou des « recommandations » pour mes futurs projets. Encore moins des résultats quantifiés. Alors j’ai compris que notre travail était pour moi l’occasion que j’attendais de prendre réellement du recul sur ma recherche. J’allais placer nos travaux dans un coin à part, loin de ce carcan du pilotage par indicateurs qui nous conduit à toujours plus de spécialisation, toujours plus de production quantitative, toujours moins de réflexion hors des clous. Ce n’était pas mes robots qui allaient progresser grâce à vous, c’est d’abord moi qui devais bénéficier de votre contact. En cela, je rejoignais tes premières motivations, celles d’une aventure intellectuelle me permettant de m’éloigner du monde académique de ma spécialité, où, précisément, le débat intellectuel, quand il n’a pas disparu, reste très « ingénieurisé », ce qui n’est pas sans poser question, au moment où la robotique s’apprête à faire son entrée dans la société.
Comment travailler ensemble ?
C’était le point de départ. Est venue ensuite l’épreuve du réel : comment allions nous travailler ensemble ?
Nous avons alors déposé un projet de recherche qui énonçait nos premiers objectifs :
- décrypter les ambitions explicites et implicites du projet ;
- analyser la spécificité culturelle des partenaires ;
- comprendre comment s’est faite — ou non — la synergie nécessaire à la création de l’instrument visé ;
- explorer l’incidence de l’invention technique sur les frontières socio-professionnelles entre chirurgiens et pathologistes.
Guillaume : Quand on relit ce que nous avons écrit dans le projet soumis à l’INCA [13], on voit bien que dès le départ, ce qu’on allait faire ensemble était un terrain en anthropologie sous la gouverne de Marie-Christine et pas une exploration des marges des disciplines. Je me suis laissé faire mais il y avait quand même un biais dans l’interdisciplinarité.
C : Il y aurait ainsi eu une dominance implicite de l’anthropologie sur la robotique ? On n’a peut-être pas suffisamment discuté du biais que cela fabriquait. Travailler avec ou travailler sur ? Les choses sont allées assez vite lorsque tu nous as proposé de rencontrer les partenaires du Projet. Je reconnais que nous avons cultivé une forme d’ambiguïté autour de la composition dissymétrique de notre petit groupe. C’était un fait sur lequel nous n’avions pas de prise, mais nous aurions pu en faire davantage un élément d’analyse réflexive. Nous avons adopté un rythme anthropologique avec sa lenteur obligée et renoncé au rythme robotique (propre aux sciences dites exactes ?), ce qui était assez déroutant pour toi. Je me souviens que tu nous disais parfois : « je ne suis que votre terrain » ou « arrêtez de me psychanalyser ! ». Il est vrai que notre manière de faire de la recherche n’a pas été transformée par notre familiarisation avec l’univers de la robotique. Ce qui aurait été symétrique de la manière dont tu t’es remis en question. On a assumé la « mollesse » de notre discipline avec « rien n’est hors sujet », façon de contourner la question de la définition d’un objectif, la définition d’un objectif a priori étant contraire à l’approche empirique de l’anthropologue. Je crois en effet qu’on ne peut pas (peut-être même qu’on ne doit pas) faire autrement que de prêter attention à tout sans hiérarchiser à priori. C’est un processus qui passe par une longue sédimentation, progressivement les choses se mettent à leur place (cf. Encadré 8).
G : Lorsque rien n’est hors sujet, le temps ne compte plus. Ça, j’ai eu beaucoup de difficultés à l’intégrer. Notre quotidien de chercheur, et, en ce qui me concerne, de responsable d’une équipe de recherche, est tellement rythmé par les demandes impérieuses et pressantes, avec beaucoup d’administration (de la recherche de budgets à la justification des activités auprès des multiples tutelles) ! De nombreuses fois je me suis dit que travailler avec vous était, dans ce contexte, de la folie pure. Certes, quand nous travaillions ensemble, c’était comme une respiration. Mais j’ai vite souffert de l’absence de rythme. Il me fallait un rythme, même lent. J’avais besoin d’un minimum d’objectifs et d’organisation de notre activité. J’ai alors proposé que nous nous voyions régulièrement. Nous avons rapidement instauré des réunions mensuelles, ce qui a contribué à me rassurer.
C : Absence de rythme ! Tu regrettes les workpackages ? Nous avions les échéances des rapports intermédiaires, ce qui nous semblait constituer déjà un rythme imposé et des objectifs incontournables. En dehors de ces moments obligés, nous avions au contraire à cœur de maintenir une posture d’ouverture et de disponibilité qui consiste à accepter de se laisser porter par les occasions que le terrain offre, autant de pistes à explorer… Nos réunions mensuelles étaient essentiellement consacrées au partage de l’information et de l’analyse. Décryptage des enjeux techniques qui souvent nous échappaient dans les détails et auxquels tes explications donnaient du sens. Je me souviens par exemple du problème de la déformation du tissu sous l’effet de la sonde et de la fiabilité des images ainsi produites, tu as alors utilisé la métaphore du fer à repasser et des plis qui peuvent survenir pour nous en expliquer simplement les enjeux. C’était très « genré » mais très parlant ! J’avais d’ailleurs commencé à consigner les métaphores que toi-même et les autres partenaires du Projet utilisaient pour nous parler du Projet mais aussi pour en discuter entre vous. Tu t’es souvent retrouvé sous le feu de nos questions car tu possédais une information que nous n’avions pas. En y repensant, je me dis que nous n’avons pas laissé beaucoup de place pour autre chose tant nous étions avides de recueillir cette information. Nous t’avons, de fait, souvent cantonné à un statut d’informateur privilégié ou de médiateur entre nous et le terrain. Et à 3 contre 1, il était sans doute difficile de résister ! L’équilibre du groupe — en termes de disciplines et de genre après le départ de Thierry — est sans doute une chose à laquelle il aurait fallu prêter plus attention. En retour de tes informations, j’ai l’impression que nous n’avons jamais été avares dans le partage de nos observations sur le terrain et de nos hypothèses d’analyse. Il était parfois étrange de les partager quasiment en temps réel avec un des membres du groupe observé, mais je crois qu’au fond cela ne m’a pas réellement posé de problème car j’avais confiance dans notre capacité collective à savoir ce qui resterait entre nous et ce qui serait rendu public.
G : Ces réunions mensuelles étaient tout à la fois un délice et un calvaire. Un délice, car j’aimais le défi qui m’était posé lorsqu’il fallait vous faire comprendre des éléments techniques ou scientifiques du Projet qui vous avaient échappé. J’adorais lorsque je décelais, dans vos observations, un contresens provenant d’une erreur d’interprétation. Un calvaire, parce que, en même temps que je découvrais votre science et vos méthodes, et les subtilités qu’elles renferment, je voyais à quel point j’étais loin du compte. J’essayais de « prendre du recul » sur le Projet, de m’installer dans la posture d’informateur privilégié avec une vraie volonté d’objectivité. Mais je n’y parvenais pas et il m’a fallu du temps pour comprendre que vous ne cherchiez pas d’objectivité chez moi. L’analyse que vous attendiez de moi, pensais-je, relevait plus du décryptage que de la participation à l’enquête anthropologique. Je restais donc, simplement, un point saillant du terrain. En cela, nos réunions mensuelles engendraient beaucoup de doute et de frustration. J’ai parfois eu l’impression d’être instrumentalisé. J’en ai fait des cauchemars, littéralement, dans lequel j’avais le mauvais rôle au « Dîner de cons ».
C : Ces réunions étaient l’occasion d’explications privilégiées ou de retour sur des évènements de la vie des partenaires du projet. Elles étaient pour moi dans un entre-deux entre le terrain et l’analyse car il y avait dans ces moments une reformulation des évènements récents et donc déjà une distance. Notre incompétence technique aurait pu nous mettre sur de fausses pistes et tu nous as protégées de cela. Nous n’avons pas eu l’intention de t’instrumentaliser. Nous-mêmes sommes également notre propre terrain (Favret-Saada, 1990). Nos propres réactions, suscitées par le terrain, sont à l’intersection de ce que nous sommes profondément et du terrain extérieur. Et « le terrain » résulte de cette interaction complexe où les frontières entre l’intérieur et l’extérieur se confondent.
G : Ah, c’est bien que tu parles de ça, parce que j’ai eu des difficultés à l’intégrer. Comment peut-on produire un contenu scientifique avec une telle posture ? J’ai d’abord pris cette absence d’objectivité comme une faiblesse intrinsèque de votre discipline, et je vous l’ai souvent reproché [
voir plus haut les « disputes » sur la place des pathologistes]
. Ensuite j’ai fini par me demander en quoi ma propre production scientifique était influencée par ce que je suis, au fond. J’ai bien dû me rendre à l’évidence que les questions que je choisis de traiter, la façon dont je choisis de les traiter, ne relèvent en rien d’un objectif absolu ou cartésien. Ce que sont mes robots, ce qu’ils font ou ne font pas, tient beaucoup de ce que je suis. Il n’en restait pas moins que, sur le terrain, avec cette « attention flottante » où « rien n’est hors sujet », j’ai souvent eu l’impression qu’on ne sortirait jamais d’un aimable bavardage.
C : Oui c’est déroutant ce qu’on fait parce que c’est dilué, impressionniste dans l’approche, la synthèse tarde à venir à la différence de l’approche des ergonomes à laquelle tu es sans doute plus habitué. L’analyse ressort aussi du bavardage. Le « bavardage » c’est l’expression de la libre circulation des idées et des affects liés à la situation : toutes choses révélatrices ; c’est pourquoi nous notons aussi les « bavardages »… C’est au contraire quand la censure fonctionne à bas régime (dans le discours « professionnel » ou « scientifique ») que, parfois (pas toujours), les éléments les plus significatifs (sur le plan professionnel et scientifique) peuvent émerger.
G : Encore plus déroutante fut l’attention que vous portez aux symboles. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que vous sur-interprétiez, ça m’agaçait. Ainsi suis-je perplexe quant à l’usage que vous faites des photos réalisées par les étudiants, sous la forme de plaisanteries (cf. Encadré 9 et Encadré 10).
C : Ces photos où les étudiants se mettent en scène sont exposées sur les murs de ton laboratoire, elles ne nous ont bien entendu pas échappé. J’y vois, comme toi, une plaisanterie, mais aussi la manière dont une communauté se lie, se raconte et s’inscrit dans une histoire – celle des corps sacrifiés, celle des liens entre médecine et robotique, etc. L’humour est un révélateur, il grossit le trait des représentations collectives, désigne les références partagées et éclaire, en creux, ce qui fait sens pour les membres du groupe. Tout cela constitue pour nous un ensemble d’indices qu’il faut bien entendu relier ensuite à d’autres éléments de l’Enquête, dont ces imaginaires deviennent partie prenante. Au fur et à mesure de l’Enquête tu nous as livré toi aussi un peu de l’arrière-plan imaginaire qui était le tien. Si je reprends mon journal d’enquête, on peut lire ce que tu m’avais confié quelques mois après le début du projet :
« Si quelqu’un avait besoin de ces images, les attendait vraiment… ce serait un projet fantastique, on serait les rois du monde !
Compare avec l’envoi de la fusée sur la lune… ils étaient portés !
Tu te rends compte comme ce serait différent si on n’avait qu’une seule préoccupation : arriver à ce que ça marche ! Mais on est préoccupé par d’autres choses : à quoi ça va servir ? Est-ce qu’on va lire les images ? Est-ce que ça ne va pas coûter trop cher ? Est-ce que ce sera mieux que la pratique actuelle ? Si on était sûrs de remplir un besoin vraiment attendu, ça changerait l’état d’esprit, on ne serait focalisé que sur la technique. »
Tu racontes ici ce que serait pour toi une recherche idéale : un grand projet qui change le monde et porte une équipe qui ne serait pas entravée par toutes sortes de contraintes économiques et sociales… Je ne sais si une telle recherche a jamais existé [14]… Mais te citer c’est rappeler aussi qu’au titre de partenaire du Projet tu faisais de facto partie des acteurs observés. Notre part de rêve à nous, les anthropologues, comment t’est-elle apparue dans cette recherche ? Mon intérêt pour la beauté et la complexité d’un dispositif de si haute technologie. Puis ma déception devant l’abandon d’une partie particulièrement séduisante de l’instrument projeté (micro-positionneur et système de mosaïcing). En ce qui concerne Marie-Christine, dont l’attitude critique par rapport au pouvoir chirurgical t’a parfois agacé, tu n’as pas manqué de questionner sa méfiance vis-à-vis du tout technologique et sa fascination ambiguë pour l’univers des ingénieurs, qu’elle connaissait pour des raisons familiales. Ton malaise devant ce que tu as estimé être, chez Marie-Christine en particulier, des sur-interprétations ne tenait-il pas à un arrière-plan de ses recherches pas toujours explicitement mobilisé et assez différent de tes propres engagements personnels ?
G : C’est alors que j’ai mis sur le tapis la question des preuves. À la fois, je voulais bien me laisser bercer par les délices de nos conversations, mais, souvent, je vous demandais de me prouver ce que vous avanciez : n’exprimiez-vous pas simplement des opinions ?
C : Nos réunions de travail étaient faites pour que nous testions en effet nos « opinions », que nous les mettions à l’épreuve les unes par rapport aux autres. C’est ainsi que les anthropologues pensent s’approcher peu à peu de la « réalité » du terrain. Mais cette réalité reste relative aux conditions de l’observation et aux outils théoriques utilisés, comme c’est d’ailleurs le cas dans les sciences dites « exactes ». En tous cas les anthropologues n’ont pas la prétention d’accéder à la réalité du terrain en soi. En revanche ce qui doit être « nickel », c’est l’observation du comment se produisent les faits humains, aussi complète que possible. Nous ne revendiquons pas de preuves. Nous espérons produire des observations de qualité, des observations éclairées par notre savoir-faire et un ensemble de connaissances en sociologie et anthropologie. Pour nous, l’objectivité n’est jamais donnée en soi, elle est construite, au cœur même du processus méthodologique qui intègre consciemment les biais et en fait des objets à penser. C’est alors que se met en place une distance à l’objet de recherche qui est nécessaire à l’analyse. Tu poses au fond la question de l’utilité « concrète » des sciences sociales. Nous ne fabriquons pas de preuves au sens où tu l’entends, ni d’ailleurs d’expériences reproductibles. Nous tendons un miroir aux acteurs des mondes que nous observons dans l’idée que cette image pourra les aider à mieux penser leur devenir et à éclairer leurs décisions. Je me suis toujours refusé à émettre des recommandations en conclusion de mes rapports de recherche, mais je me suis sentie ébranlée par ton argumentation et c’est peut-être dans un cadre pluridisciplinaire que je me sentirai un jour autorisée à franchir le pas.
G : Cette parenthèse épistémologique sur la question de la preuve ne m’a pas non plus laissé indemne. Elle m’a beaucoup éclairé sur ma propre pratique. Dans ma communauté, il y a une très nette valorisation de la preuve mathématique sur la preuve par l’expérience. Qu’un robot fonctionne, réalise correctement une tâche, dans un contexte donné, c’est bien. Mais qu’est-ce que cela prouve ? À quel point une variation, même infime, des conditions expérimentales ne conduirait-elle pas à une dégradation du comportement invalidant l’expérience ? Comme le nombre de paramètres à faire varier est pour ainsi dire infini, aucune expérience ne peut vraiment prouver la robustesse du dispositif. On a alors recours à des modèles mathématiques et on construit des preuves. Mais on oublie vite que les modèles ne sont qu’une approximation, souvent très grossière, de la réalité. Vous m’avez fait comprendre, lors de nos échanges, que si ladite démonstration fait preuve, c’est simplement parce que notre communauté l’a choisie par convention. Vous m’avez ainsi permis de mieux me situer dans mon approche de « bricoleur ». Bien sûr, je ne peux pas me passer des maths. Les modèles m’aident à comprendre et à mieux gérer la réalité. Mais de là à croire en eux plus qu’en la réalité, il y a un pas que je ne franchirai plus (cf. Encadré 11 et Encadré 12).
Comment ces questionnements, parfois « bavards », se sont-ils traduits, concrètement, sur le « terrain » ?
Le terrain comme fédérateur : la phase euphorique
Le terrain, c’est bien sûr celui des anthropologues. Mais, pour les acteurs du Projet observé, se confronter au « terrain », ou à la « vérité-terrain », c’est se placer dans des conditions réalistes d’usage des technologies. Sans doute déjà influencé par les anthropologues, par simple effet de miroir, Guillaume décide, quelques mois seulement après le début du Projet, d’en rassembler tous les acteurs dans un bloc opératoire, avec un animal, pour une première expérimentation « de terrain » (cf. Encadré 13)
G : Nous appelions ça les « séances de cochon ». Elles étaient, pour le Projet, de rares moments fédérateurs, pendant lesquels les partenaires faisaient vraiment quelque chose ensemble. Tous étaient réunis pour essayer les premières idées avec des prototypes « bricolés » et pour comprendre les problèmes auxquels chacun des autres partenaires était confronté. Il y avait une très forte émulation et les idées fusaient. Les chirurgiens, et en particulier leur charismatique leader, faisaient office de chefs d’orchestre dans cette agitation. L’influence de ces séances sur les deux premières années du projet a été forte et, je crois, positive. Pour notre groupe d’observateurs elles ont aussi été très importantes car il s’est établi un équilibre que nous n’avions pas trouvé dans nos réunions. Elles ont révélé notre accord fondamental sur le fait qu’il faut aller des choses aux idées. Lorsque j’ai imaginé et construit les « séances de cochon », je crois que je nous ai sciemment construit un terrain. Attention, cela n’avait rien d’artificiel. Mais je suis allé à ces séances autant pour étudier des questions relatives à la conception et la commande des robots que pour observer les acteurs.
C. Oui, avec ces séances de cochon, tu nous as construit un terrain fantastique : tous les acteurs ensemble, dans l’action plutôt que dans le discours et véritablement tendus dans une même unité de lieu vers un projet commun. Ces journées-là, leur préparation et debriefing, étaient d’une immense richesse ethnographique ! Tant de choses à observer, à écouter…
G. Et puis j’ai aussi essayé de « capturer » votre méthode d’observation. Tout en étant dans l’action, je vous regardais travailler. Je me disais : il faut que j’observe ce qu’elles font, ce qu’elles notent, ce qu’elles comprennent. À chaque intervention un peu remarquable d’un des acteurs, je levais les yeux vers vous : nos regards se sont alors littéralement croisés. Une sorte de baptême du terrain ethnographique (cf. Encadré 14).
C : Mais attention au « remarquable ». Les premiers folkloristes se sont parfois fait leurrer par le « pittoresque ». Or c’est aussi le « banal » qui est significatif. C’est pour cela que nous essayons de noter « tout ». C’est longtemps après qu’on voit émerger les éléments significatifs. Ton vrai baptême, c’est lorsque nous sommes allés rencontrer Hubert Manhès, l’un des pionniers de la laparoscopie, à Vichy [15]. Là, tu n’étais pas observé : c’était une expérience anthropologique partagée. On a beaucoup discuté pendant toutes ces années (il y avait tellement à comprendre pour nous et qu’il fallait nous traduire !) mais on a eu trop peu d’occasion de véritablement faire des choses ensemble sur le terrain. Pourtant ces quelques rares moments (les cochons, Vichy, les observations croisées pendant les essais cliniques) ont été très riches. J’ai le regret que nous ne soyons pas allés plus souvent ensemble sur le terrain. Mais il est vrai que, faisant justement partie du terrain, il était impossible de te rendre en observateur chez tes partenaires du Projet.
G : Nous le savions dès le départ : l’exploration pluridisciplinaire demande des efforts et un investissement qui sont importants et improductifs à court terme — au sens des fameux indicateurs. Sous pression par ailleurs, nous n’avons pas pu intensifier nos efforts comme nous le souhaitions. Donc, nous sommes revenus au terrain du Projet et à mon double rôle d’informateur privilégié et d’observateur. Ce qui avait fonctionné dans les séances de cochon a d’ailleurs moins pris, de mon côté, lors des réunions de management du Projet. J’ai une certaine aversion pour ces exercices imposés par les organismes qui financent nos recherches. On y fait peu de choses utiles, chacun joue un rôle convenu, explique ses résultats à travers des présentations formatées. Rien ne doit dépasser et donc on y parle très peu de science, ni, plus généralement, de problèmes. D’une part, me savoir observé augmentait mon malaise ; d’autre part, je n’arrivais pas à sortir, dans mon travail secondaire d’observation, des bases critiques d’où je partais : vous trouviez cela « passionnant », quand je m’ennuyais, et mon ennui d’acteur diffusait, jusqu’à agacer l’observateur que j’étais.
C : Oui tu étais ouvertement devant la communauté, et avec nous à côté. De plain-pied dans l’action, on te voyait « filtrer » tes propos car tu te savais observé et commençais à connaître les « ficelles » de l’observation. Nos regards se sont souvent croisés, c’était amusant mais probablement dur à gérer pour toi et difficile de le partager avec nous. La contradiction de ta posture devenait véritablement palpable même si nous tentions de n’afficher aucune complicité avec toi pendant ces réunions du Projet.
G : C’est devenu très compliqué lorsque les relations entre les partenaires se sont tendues. Alors il y a eu un problème. Le Projet n’échappait pas à la règle commune : après le départ en fanfare, les difficultés techniques, scientifiques ou organisationnelles, interviennent. L’adhésion fait place à l’incompréhension. Les cultures – en particulier celle des industriels avec leurs impératifs de rentabilité et celle des chercheurs avec leurs impératifs de production de matière scientifique nouvelle, à peu près opposés aux premiers – s’entrechoquent. Notre équipe pluridisciplinaire n’a pas résisté au choc.
Des difficultés insurmontables, le divorce et la réconciliation
C : Le biais initial que nous avions fabriqué en connaissance de cause et qui te plaçait dans cette situation si particulière était gérable au début mais n’a plus été tenable à un moment. Je me souviens du jour où tu nous as lancé : « Vous n’êtes pas étanches ! » Vis-à-vis des autres ? Vis-à-vis de toi ? Tu n’as pas supporté d’en savoir autant sur Paul, le chef de projet, et les difficultés qu’il rencontrait dans sa propre entreprise… et pourtant c’était le prix à payer comme membre de notre groupe. Être à la fois dedans et dehors t’a été à ce moment insupportable. Cela fait écho à la posture de l’anthropologue sur son terrain et à la question de la trahison toujours proche, parfois trop. Le challenge consiste à tenter de rester sur le fil, mais une posture impeccable n’existe pas. La réalité consiste plutôt en une série d’aller-retour, immersion et empathie puis distance et critique.
G : Mais je n’étais certainement pas en capacité d’un tel recul. Alors que naissaient dans ma propre équipe des intuitions très excitantes, l’Industriel-Pilote nous ramenait sans cesse à des schémas de gestion de projet, dans lesquels le but est d’éviter toute surprise, tout risque. La posture de Paul, adepte des méthodes « modernes » de planification et de management, m’agaçait. Or, à partir de vos observations de terrain, du côté de l’Industriel Pilote, vous aviez compris bien mieux que moi la situation de Paul, qui subissait de fortes pressions contradictoires et commençait à perdre pied. Il avait votre écoute. Mais ce terrain chez l’Industriel-Pilote m’était « interdit » en tant que tel. Nous avions convenu que vous ne deviez pas partager ces informations avec moi. Vous avez bien essayé de dévier le cours des choses avec des demi-mots que je ne saisissais pas. L’effet était dévastateur : plus j’avais le sentiment que vous adoptiez une posture d’empathie vis-à-vis de Paul, plus, en réaction, je m’énervais sur son cas. Au bout d’un certain temps, il vous a été impossible de me laisser me fourvoyer. La situation devenait compliquée pour vous et pour moi. Puis vous avez commencé à me parler de l’envers du décor qu’on me présentait chez l’Industriel-Pilote, de ce que votre terrain avait révélé. Ce jour-là, je vous ai dit que vous n’étiez « pas étanches ». C’est d’ailleurs une expression que je tenais du PDG de la deuxième entreprise du Projet, qui a toujours refusé de vous voir au-delà de quelques minutes. J’ai alors proposé que notre collaboration soit mise entre parenthèses.
C. Oui nous avons beaucoup débattu entre nous avant de te parler mais il nous semblait impossible de ne pas partager ces informations avec toi sans trahir l’esprit de notre Enquête. À la relecture linéaire de mon journal, une des choses qui me frappe est la synchronisation presque parfaite des rythmes et des humeurs. Le baromètre des relations entre les partenaires du Projet — leur lune de miel, leurs disputes … — a déteint sur l’ambiance de notre propre groupe jusqu’au moment de la rupture que nous venons d’évoquer et qui nous a conduits, sur ta décision, à mettre entre parenthèses nos réunions de travail pendant plusieurs mois [16]. Ton positionnement, au carrefour du Projet et de l’Enquête n’est sans doute pas étranger à cette perméabilité.
G : Perméabilité ? Donc, le défaut d’étanchéité viendrait de moi ? Pas impossible. En tout cas, tu as raison, la bonne et la mauvaise humeur ont diffusé. Jusque, d’ailleurs, au temps apaisé de la fin du Projet. Nous avions cessé de nous voir pendant six mois, le temps que les difficultés du Projet s’estompent. À la suite de divergences internes, relatives à la stratégie globale de l’entreprise et à la place qu’y occupait le Projet, Paul, le chef de projet, avait été poussé à démissionner. La fin du Projet approchait, chaque partenaire commençait à obtenir des résultats susceptibles de satisfaire ses objectifs et le financeur. Le consensus revenait. Il n’y avait plus de raison que je vous « évite ». Nous avons alors décidé de nous revoir. Mais tu noteras que ce n’était pas pour recommencer à travailler comme avant. Nous nous sommes un peu détachés de ce sulfureux terrain en organisant un atelier de travail pluridisciplinaire [17].
C : On s’est fabriqué un objet commun, comme au temps des « cochons ». Il y avait aussi l’idée d’élargir notre expérience à un groupe plus étendu. Nous voulions que d’autres regards croisent le nôtre. Il a été question, dans cet atelier résidentiel de trois jours, à la fois du Projet et de l’Enquête en présence de plusieurs des protagonistes du Projet, de roboticiens, de sociologues, d’anthropologues, d’historiens mais aussi de chirurgiens et de pathologistes extérieurs au projet. La richesse et la sincérité de nos échanges m’ont donné le sentiment qu’un véritable dialogue des disciplines était possible mais aussi qu’il était nécessaire d’en concevoir et d’en favoriser les circonstances comme cela a été le cas lors de cette rencontre loin de tout et dans la durée.
G : Oui, ce séminaire portait sur « voir et toucher en chirurgie aujourd’hui » (cf. Encadré 15). C’est sûrement cette dernière partie de notre travail que j’ai le plus appréciée. Finalement, contrairement à l’Enquête, nous avons travaillé de façon beaucoup plus analytique. Il ne s’agissait pas, bien sûr, de généraliser, de répondre à cette fameuse question que j’avais mal comprise (« comment inventer en chirurgie aujourd’hui ») mais j’ai compris l’intérêt de la démarche ethnographique, de la solidité d’une observation de terrain, qui permet ensuite de confronter ces observations à celles que d’autres ont faites, dans des circonstances différentes. Aux acteurs de ce terrain et à d’autres acteurs. Et peut-être que ceci, in fine, peut contribuer à construire une forme de connaissance, si ce n’est de modèle.
Et si c’était à refaire ?
C : Et si c’était à refaire… L’histoire d’une enquête est toujours singulière, pleine d’écueils et de compromis par rapport à un idéal. Celle-ci ne fait pas exception. Cette recherche nous a conduits à des renoncements par rapport aux ambitions de départ : le terrain met les hypothèses à l’épreuve, il les transforme et contraint parfois à leur reformulation. Il place aussi le chercheur devant une immensité de possibles. Dans le cas d’une enquête collective, les errements ou les tâtonnements inhérents à la démarche elle-même laissent entrevoir sans cesse de nouvelles pistes. Il faut alors négocier, expliciter, se rallier et renoncer, car il ne s’agit pas seulement de s’arranger avec soi-même, mais de composer avec le groupe. Cela a été difficile pour nous et nous avons sans doute, par facilité, préféré laisser de nombreuses pistes ouvertes plutôt que de négocier un cheminement qui n’était pas spontanément consensuel entre toi et nous, mais aussi entre nous, anthropologues et sociologues. Cette Enquête a produit aussi des désillusions. D’abord, ce qu’il a été réellement possible de faire ensemble : trop peu de terrain avec toi et c’est un réel regret car c’était un vrai liant lorsque cela s’est produit — encore récemment lors des essais cliniques par exemple — mais une grande partie de l’observation chez tes partenaires (par exemple nos semaines d’immersion) t’était forcément interdite et nous avons mal anticipé le remède à ce biais. Ensuite, quant à l’ambition initiale du Projet et ce qu’il en reste finalement… Les renoncements ont été importants et motivés à mes yeux par des enjeux essentiellement industriels et financiers. Les choses sont allées très vite à ce moment-là et cela m’a surprise.
G : Je suis moins déçu que toi par le résultat. Certes, il y a un décalage entre les actions de communication autour du Projet, auxquelles le système contraint notamment les partenaires industriels, et le contenu réel. Mais ce contenu, in fine, est loin d’être déshonorant. Il y a eu de très belles avancées techniques et scientifiques et des avancées vers une utilisation clinique. Les perspectives médicales et industrielles sont peut-être plus lointaines qu’il n’était annoncé, mais elles ne sont sûrement pas fictives. Cela dit, pour revenir à ta question sur l’Enquête : « si c’était à refaire ? » Sans aucun doute je le referais. Mais nous partirions sur des objectifs qui dépassent ceux d’une enquête. Nous devrions expliciter mieux les questions que nous traiterions ensemble et que nous ne pourrions pas traiter seuls. Ce recentrage passerait peut-être par une composition d’équipe plus équilibrée, j’étais seul contre trois ! Nous devrions aussi nous pencher sur la question de l’instrumentalisation des sciences humaines. Vous aviez exclu, dès le début de l’Enquête, d’être amenés à produire des recommandations. Mais, n’est-ce pas le roboticien qui s’est retrouvé instrumentalisé dans ce rôle d’informateur privilégié que j’ai eu tant de difficultés à dépasser ? L’instrumentalisé n’a pas été celui qu’on croyait ! Je crois qu’il faut accepter un peu d’utilitarisme dans la recherche. Je demanderais également à ce qu’on se laisse moins porter par le hasard des rencontres, par la curiosité. Certes, rien n’est hors sujet, mais je crois que ce terrain-là a été particulièrement « flottant ». Nous serions sans doute plus à l’aise, dans une démarche collective, avec plus de bornes que dans une démarche purement anthropologique. J’aimerais aussi que l’on puisse travailler sur plusieurs projets d’innovation, et bien sûr des projets dans lesquels je n’interviendrais pas. On en revient aux questions épistémologiques que nous nous sommes posées sur la reproductibilité de l’expérience. « Un terrain est unique », répétiez-vous souvent. Mais notre premier projet que le CNRS avait financé s’appelait bien : « Comment inventer aujourd’hui en chirurgie ? » Au sens premier, vous donnez l’impression qu’on cherche des clés pour savoir comment inventer en chirurgie. Je comprends que cela n’a pas de sens. Néanmoins, je me dis qu’observer plusieurs projets d’inventions permettrait peut-être, d’identifier des constantes, voire des déterminants. On pourrait construire une enquête plurielle réalisée par plusieurs équipes pluridisciplinaires (des binômes qui fonctionnent bien, ce qui ne se décrète pas à priori). Chacune un terrain, en parallèle. Avec des croisements d’analyse, des observations croisées. Si seulement on en avait le temps…
C : Ce serait un beau dispositif en effet ! Mais je pense que le plus important, et le plus difficile aussi, reste de construire un objet de recherche commun à partir de nos interrogations respectives qui sont malgré tout assez éloignées au départ. Les prémisses d’une recherche « idéale » telle que tu la décris avec ses exigences de comparabilité et de reproductibilité devraient prendre en compte également les enjeux et le rythme de l’observation ethnographique qui vise davantage à comprendre les processus qu’à construire des modèles. J’avais, au début de notre travail commun, la crainte d’être instrumentalisée par l’attente d’un discours sur l’acceptabilité des techniques et en retour tu t’es senti instrumentalisé par un statut d’informateur privilégié. Peut-être au fond faut-il accepter dans ces enquêtes collectives pluridisciplinaires une forme d’instrumentalisation réciproque, consciente, explicite et négociée ?
Épilogue
L’enquête pluridisciplinaire reste un défi et l’écriture même de cet article a continué de le révéler. Défi méthodologique d’abord, dans la difficulté à s’accorder sur une question de départ qui répondrait aux problématiques et aux interrogations respectives, puis dans la conduite elle-même de l’enquête en terme de réciprocité et de symétrie entre les disciplines concernées. Défi institutionnel ensuite, dans la valorisation des résultats collectifs où le classement des revues et des publications répond à des critères disciplinaires là aussi distincts. La curiosité comme moteur et le sens du compromis sont alors des atouts indispensables, ils ont probablement fait la force de notre travail commun. Il faut cependant noter que c’est au terme de notre expérience, et dans l’écriture collective, que les biais de l’enquête (nos représentations respectives sur les disciplines concernées, la pleine mesure de la posture d’informateur doublée de celle d’enquêteur…) nous sont apparus encore plus clairement. Ce moment de retour sur le déroulement de notre travail, ses enjeux, ses espoirs, ses désillusions et ses faiblesses, a été parfois difficile, mais il nous a permis de continuer à progresser ensemble et à envisager des manières de travailler sur des bases plus solides et désormais plus explicites.
Robotologues et anthropoticiens ? Nous ne le sommes pas vraiment devenus et le titre de cet article relève davantage de l’utopie que de la réalité. Cependant, ce mélange de nos pratiques et de nos points de vue a produit quelque chose de l’ordre du décentrement. La confrontation des points de vue sur le rythme de l’Enquête a sans doute été l’un des sujets sur lequel ce travail commun nous aura le plus appris : la lente progression de l’analyse anthropologique et l’attention flottante sont déroutantes pour le roboticien de même que l’injonction de la preuve et la perspective utilitariste semblent réductrices pour l’anthropologue. Nos chemins ne se rejoignent pas encore, mais au moins avons-nous progressé.
Images en contre-point : les encadrés
En dépit d’une évolution indéniable de notre système de santé, les patients, dans le Projet, ne pouvaient pas apparaître comme des partenaires durant les phases de conception. Leur rôle a été limité à la participation aux essais cliniques, via leur « consentement éclairé ».
Comment lire ces images de « biopsies optiques » (réalisées sans prélèvement de tissu) ? Leur étrangeté par rapport aux images classiques de l’anatomo-pathologie oblige les praticiens à une nouvelle gymnastique mentale. Lors d’un congrès (2014), le directeur scientifique de Clams a mis l’accent sur le jeu des apparences. « Is this a biopsy ? » avait-il écrit en dessous de l’image de droite, après avoir montré le célèbre tableau de Magritte « Ceci n’est pas une pipe ».
Supplice de Saint Erasme, XVI° siècle, Musée de Crépy-en-Valois(Oise) | Saint-Sébastien, XVII°siècle Le Faou (Finistère), Eglise St-Sauveur |
L’imaginaire collectif a été fortement marqué par la violence des interventions chirurgicales pratiquées pendant des siècles sans anesthésie. Aujourd’hui les chirurgiens ne sont plus ni des « bouchers » ni des « bourreaux ». Mais c’est saint Sébastien qui, transpercé de flèches, a été choisi comme saint patron par les chirurgiens travaillant sous vidéo au moyen de longues « tiges » enfoncées dans le corps du patient
Les chirurgiens-anatomistes du passé et les roboticiens d’aujourd’hui partagent bien un même questionnement sur le mécanisme du mouvement des doigts. La plaisanterie des jeunes ingénieurs renvoie aussi à la séduction qu’exercent parfois à leurs yeux les chirurgiens actuels qui, eux, sont en prise directe sur le vivant.
Retour à la paillasse. | Le résultat final : en salle d’opération (2015) : partie chirurgicale et robotisée du dispositif. |