Introduction
Un nombre croissant de chercheurs et d’étudiants en sciences sociales utilisent l’image dans le cadre de leurs investigations. Il ressort de travaux récents (L’ethnographie, 1991, 109 ; Journal des anthropologues, 2000, 80-81), notamment d’une étude réalisée par Jean Paul Filiod (1998) [1], que le film ne constitue pas le seul support qui intéresse les milieux scientifiques : l’usage de l’image photographique est également très répandu [2]. Dès 1925, Marcel Mauss introduisait dans ses leçons d’ethnologie (Mauss, 1967) l’idée que le procédé photographique permet de collecter des données visuelles et de mémoriser ainsi de multiples détails relatifs aux faits observés, informations que l’œil nu, seul, ne pourrait retenir (Piette, 1996). Cependant, d’un point de vue méthodologique, il ne suffit pas de considérer le procédé photographique comme un moyen d’enregistrer des données relatives à des éléments visibles du terrain observé et de l’utiliser ensuite à des fins illustratives sans autre forme d’interrogation. L’image n’est pas miroir du réel, mais plutôt un « objet construit ». Le cadre photographique est déterminé par les choix du sujet photographiant qui définit au moment de la prise de vues une manière de montrer certains aspects des réalités observées (Terrenoire, 1985 : 515). Le(s) sujet(s) photographié(s) intervient parfois dans le processus de fabrication de l’image, à travers des jeux de mise en scène de soi produits devant l’objectif, principalement destinés à contrôler une manière de se montrer. A chaque étape de l’investigation (collecte d’images sur le terrain ou dans des archives, analyse des données, restitution des résultats), l’anthropologue-photographe [3] trie et retient un certain nombre de photographies parmi toutes celles qui ont été accumulées. Sur quels critères, de l’instant de la prise de vues au traitement des données recueillies, sélectionne-t-il les images qu’il estime « intéressantes » ? Doit-il délaisser la question esthétique ou à l’inverse la prendre en compte dans son analyse ? D’un point de vue scientifique, qu’est-ce qu’une « bonne image » ?
Il s’agit ici d’apporter quelques éléments de réponse à ces questionnements à partir des résultats d’une enquête que j’ai réalisée à propos des trajectoires sociales, des pratiques religieuses et de la mobilité de femmes juives tunisiennes retraitées, fréquentant le quartier de Belleville dans l’Est-parisien (Conord, 2001) [4]. Issues de milieux modestes, originaires du quartier d’Hafsia à Tunis, ces femmes, alors âgées de 60 à 80 ans, m’attribuèrent le rôle de photographe, quelque temps après notre première rencontre dans un café bellevillois.
Dans la lignée des travaux de Margaret Mead et Gregory Bateson (1942), j’ai considéré la photographie comme un instrument de recherche à part entière à chaque étape du processus d’investigation du terrain. La position de photographe aux fonctions multiples (portraitiste, photographe de cérémonie, reproductrice de photographies anciennes, photographe de voyage organisé, etc.) m’a permis d’accompagner les Juives tunisiennes que je connaissais dans leurs divers déplacements, de lieu en lieu (Paris, Juan-les-pins, Deauville, pèlerinages en Tunisie et en Israël). Environ quatre mille deux cents clichés ont été produits (dont trois cents sélectionnés pour être présentés dans la thèse). J’ai multiplié les prises de vues photographiques répondant aux demandes des sujets photographiés et, parallèlement, j’ai réalisé des images selon des paramètres que j’ai définis en fonction des besoins de l’enquête.
Points de vue sur la « beauté » d’une image
Qu’est-ce qu’une « belle » photographie en anthropologie ? Celle qui correspond aux jugements de goûts des sujets photographiés, ou celle qui est appréciée selon les critères scientifiques et esthétiques du chercheur et de la communauté scientifique à laquelle il appartient ? Derrière cette question se dessine le débat sur le rapport qu’entretient l’anthropologue avec son terrain.
Comme le constate Pierre Bourdieu dans ses écrits sur les usages sociaux de la photographie, on devrait plutôt parler de « bonne » photographie (1965 : 162). Selon Robert Adams : « la beauté d’une image photographique ne consiste pas seulement dans la relation des formes. La beauté est toujours liée au sujet. (...) Il est possible de révéler la beauté simplement en attirant l’attention du spectateur sur un visage humain, comme l’a fait Edward S. Curtis dans son portrait du Chef Joseph (Chef des Nez-Percé, 1903), ou en montrant les relations entre les hommes comme l’a fait Ben Shahn dans sa photo d’hommes plongés dans une discussion politique (Ohio, 1938), ou même en attirant l’attention sur les objets avec lesquels nous vivons ou par le biais desquels nous nous exprimons, comme l’a fait Dorothea Lange avec sa photo d’enseigne dans une petite station-service (Comité de Kern, Californie, 1938) » (Adams, 1996 : 53-54). Ces réflexions peuvent intéresser l’anthropologue. En sciences sociales, une « bonne » photographie n’est pas nécessairement « belle » au niveau des formes ou des couleurs, mais délivre du sens par rapport au sujet.
Cependant je n’entends pas développer ici une réflexion sur les thèmes « photographie et esthétique de l’image », ou m’intéresser, par exemple, à la notion de plaisir esthétique [5]. Je cherche plutôt à montrer la nécessité de dépasser l’usage purement illustratif de la photographie (fondé en partie sur des critères esthétiques), tel qu’il a été largement pratiqué dans un grand nombre de travaux anthropologiques du XIXe siècle à nos jours [6].
Trois images d’une rebaybia
Prenons comme base de démonstration trois images prises le même jour, dans des circonstances identiques. J’assistai alors à une rencontre festive, appelée rebaybia, qui avait lieu régulièrement une fois par mois en région parisienne (au moment de l’enquête). Cette sorte d’après-midi dansant à caractère semi-privé est animée par des orchestres composés de musiciens et chanteurs tunisiens. Elle est réservée à une clientèle essentiellement féminine, et majoritairement juive tunisienne, qui tient à conserver le caractère intime de ces rendez-vous. Ces rencontres sont en effet vécues par les participantes comme un espace-temps libre de toutes contraintes domestiques et conjugales. Je fus parfois témoin, dans ces circonstances, de scènes que je reconnus être des manifestations d’états de transe. Mais ce jour-là fut le seul où je fus autorisée à prendre des photos [7]. Des liens de confiance s’étaient établis avant que je sois invitée à « entrer dans la danse » lors d’une rebaybia, équipée de mon matériel de prise de vues (Conord, 2000).
Photographies 1 et 2 : Transes lors d’une rebaybia


Paris IXe, 1996, photo ©S.Conord
Les sons des instruments de musique « traditionnels » (derbourka, bendir, târ, kralet, ghaîta) associés à la voix du chanteur entraînent les femmes dans des danses et des états de relâchement. Alors, il n’est pas rare d’observer des manifestations d’états de transes. Je les ai par la suite analysés comme étant des transes de possession, associées à une croyance populaire en les djnoun (sortes de génies), croyance encore très répandue au Maghreb (Rouget, 1980 : 383).
Les photographies présentées côte à côte montrent des aspects de l’enchaînement des gestes d’une femme entrant en transe (enregistrés à deux moments distincts) d’abord lents (image nette, photographie 1, en haut), puis rapides (flou, photographie 2, en bas). Deux de ses amies l’accompagnent sans dire un mot, et semblent la retenir au moyen d’un foulard enroulé autour de ses hanches.
Les effets de mise en scène de soi et les changements de comportements dus à la présence d’une observatrice photographe sont quasiment inexistants car les sujets photographiés sont entièrement engagés dans l’action.
Photographie 3 : Danses lors d’une rebaybia

Danses lors d’une rebaybia,
Paris IXe, 1996, photo ©S.Conord
La principale activité de ces rencontres est la danse. Intimement lié à la fête - qu’elle soit religieuse ou profane - le thème de la danse est apparu dès les premiers entretiens enregistrés dans les cafés. La pratique de la danse dans les milieux judaïques populaires étudiés est vécue comme un moyen d’expression essentiel pour les femmes.
Ces rendez-vous représentent pour ces femmes une occasion de se montrer parées de leurs plus belles toilettes, leur offrant la possibilité de mettre en valeur, du moins de soigner leur apparence. Il n’est pas rare qu’en arrivant dans la salle réservée pour une rebaybia, elles aillent se changer discrètement afin de revêtir des vêtements (apportés dans un sac) exclusivement réservés à cette occasion. C’est le cas de la robe de couleur verte et brillante représentée sur cette image. Elle sera ôtée avant de quitter cet univers festif, semi-clos, afin d’être remplacée par des habits plus adaptés aux espaces publics (rue, métro).
J’ai noté que la présence d’un appareil photographique avait renforcé le goût de la mise en scène durant ces moments forts de la vie collective. Le procédé photographique devient pour les sujets photographiés un moyen de fixer une présentation de soi attachée à ces moments d’exception.
Options techniques
Les choix techniques en photographie, comme la manière dont l’anthropologue mémorise ses observations sur son carnet de terrain (l’organisation du carnet, la manière de noter, la nature des informations sélectionnées), sont prépondérants dans le recueil de données : ils font partie intégrante de l’activité d’observation. L’anthropologue-photographe, face à une scène observée se déroulant de manière rapide et spontanée, doit pouvoir réfléchir à la façon dont il souhaite représenter le sujet photographié.
Les photographies 1 et 2 ont été réalisées selon mes propres choix techniques de prises de vues : représentation d’un instant donné d’une action (une femme en état de transe) laissant voir quelques éléments de l’environnement (la salle), absence d’effets de mise en scène de soi de la part des sujets photographiés, clichés en noir et blanc enregistrés sur un support négatif argentique d’une grande sensibilité à la lumière, cadrage vertical, utilisation d’un objectif grand angle [8], grande profondeur de champ [9], vitesse d’obturation lente [10], positionnement de l’opérateur (l’anthropologue-photographe) au plus proche du sujet photographié.
La photographie 3 a été réalisée en prenant compte des demandes de la femme photographiée (qui, durant les premières années de l’enquête, m’a commandé environ deux cents photos) : le visage est souriant, figé jusqu’au déclic photographique, les détails de la robe (sa couleur, sa brillance) mis en valeur, les détails des bijoux et du maquillage visibles. Quelques éléments relatifs au cadrage et à la mise en scène proviennent des choix du sujet photographiant, c’est-à-dire de l’anthropologue-photographe : cadrage horizontal, grande profondeur de champ qui permet de percevoir quelques éléments de l’environnement à l’arrière plan de la scène principale (sol, pilier décoré de miroirs, présence de tables et chaises et autres femmes observant la piste de danse), représentation d’un fragment de l’expression corporelle d’une deuxième danseuse montrée en amorce, de dos, positionnée à droite du personnage principal, visualisation dans le champ de l’image de l’objet surplombant la scène (le lustre) et en conséquence « coupe » au trois-quart des personnages au premier plan.
Choix de prises de vues et modes de représentation
Dans le cas des photographies 1 et 2, les choix de prises de vues ont été déterminés selon quelques critères principaux : éviter de perturber le déroulement de la scène observée par l’utilisation des éclairs de flashs éblouissants, considérer que la prise de vues sur négatif couleur en situation d’éclairage artificiel et sans flash, pose quelques problèmes techniques (dominantes verte ou rouge), préférer les contrastes du noir et blanc particulièrement expressifs dans certaines circonstances (portraits, représentations de mouvements corporels, par exemple), laisser voir sur l’image des éléments du décor en arrière-plan comme les spectatrices assises au fond de la salle, et enfin privilégier un rapport de proximité avec le sujet photographié (et le terrain de manière générale selon les méthodes d’observation ethnographique).
De plus, j’ai choisi une vitesse d’obturation dite lente, pour des prises de vues successives réalisées au fur et à mesure de l’accélération des mouvements, afin d’obtenir la visualisation, par le flou, de l’aspect progressif du déclenchement d’un état de transe. Une des caractéristiques du procédé photographique est d’offrir la possibilité d’immobiliser l’action, de figer un aspect précis d’un mouvement ou d’un geste en le fixant sur papier et ceci grâce à divers effets visuels (flou, filé, mouvement figé de manière nette, etc.). Depuis l’invention de cette technique au XIXe siècle, différents scientifiques ont trouvé un grand intérêt à visualiser la décomposition d’un mouvement non perceptible, par l’œil, dans sa totalité. L’observation des corps en mouvement n’apporte pas seulement des informations d’ordre biologique ou physiologique. La danse, par exemple, comprise comme technique du corps, intéresse au premier plan l’anthropologue : « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique de l’homme, c’est son corps » souligne Marcel Mauss (1985 : 372).
Ces deux photographies 1 et 2 ont donc été produites selon des critères techniques (prise en compte des diverses contraintes liées à la lumière et l’espace, du positionnement de chaque acteur, des moyens techniques mis à disposition, etc.), scientifiques (considérer le contenu informatif de l’image, le type de détails visuels à mémoriser et le rapport au sujet photographié) et esthétiques (choix du noir et blanc, mise en forme, cadrage).
Les différentes images produites durant l’enquête à partir de ces critères ne correspondaient pas aux goûts des sujets photographiés. Selon ces femmes, une photographie doit non seulement être posée, mais aussi nette et surtout riche en couleurs vives et « brillantes », à l’image de leurs vêtements et de leurs ornements (colliers de perles, amulettes sous forme de poisson, bracelets et bagues dorées, etc.). Certaines d’entre elles m’ont fait remarquer, alors que je leur montrai des photos de danses en noir et blanc, prises de manière à obtenir un effet de flou, qu’elles trouvaient complètement « ratées » ce genre d’image. « Le noir et blanc, c’est pas de la photo..., c’est pas beau ! C’est noir, c’est la mort. Et puis on ne voit rien, c’est pas net ! », s’exclamèrent-elles. Finalement, l’appréciation d’une photographie dépend du système de représentation sociale de ce que doit être une « bonne photographie ».
La commande (par les Juives tunisiennes) de la photographie 3, accompagnée d’indications précises (en couleurs, pose frontale et mise en scène de soi, expression du visage), m’informe sur les éléments constitutifs d’une mise en représentation. La présence d’une anthopologue-photographe offrait à ces femmes l’occasion de se produire en image. A partir de ces matériaux (images, entretiens enregistrés lors des « commandes »), il semble intéressant de procéder à une ethnologie de la présentation de soi.
Enfin, il est également important de considérer le fait que l’anthropologue intervient dans la production de toute image qu’il réalise (commandée ou non). En effet, en ce qui concerne la photographie 3, j’ai défini le cadre indépendamment des souhaits exprimés par la femme photographiée, selon des critères scientifiques et techniques : contextualiser la scène photographiée par l’enregistrement d’éléments visibles du décor et des gestes exprimés par une autre danseuse, détails susceptibles d’être réobservés au moment du traitement des données.
Conclusion
Ainsi, il ne paraît pas possible, en anthropologie, de réduire la notion d’esthétique à la prise en compte des critères d’appréciation des formes de l’expression visuelle. C’est le contexte de production et le contenu informatif de l’image qui intéresse au premier plan le chercheur.
Il est encore fréquent dans les productions scientifiques que l’image ne soit considérée que pour sa fonction illustrative et ses critères esthétiques tels qu’ils pourraient être définis par le lecteur. Les informations sur le contexte de prise de vues (le hors-cadre, les choix techniques) et les interactions entre sujet photographiant et sujet photographié sont rarement livrées : comme si l’image, allait de soi (Beaugé, Pelen, 1995 : 14). Pourtant, les commentaires autour de trois photographies (photographies 1, 2 et 3) prises dans un même contexte spatio-temporel de prise de vues, montrent que la photographie, élaborée à partir de choix techniques, esthétiques et scientifiques est bien un mode de représentation spécifique (Terrenoire, op. cit. ; Beaugé, Pelen, 1995 : 12). Elle n’est jamais produite et sélectionnée au hasard. Quand les photographies sont réalisées selon les critères esthétiques et les choix de mise en scène de soi des sujets photographiés, elles révèlent des éléments concernant la présentation de soi et les mises en représentation (Conord, 2000 : 104-111). Produites selon les choix exclusifs de l’anthropologue, elles apportent des informations diversifiées aidant à la description et la compréhension des faits sociaux.
Plusieurs paramètres sont susceptibles d’être pris en compte pour déterminer l’intérêt d’une image durant le processus d’investigation : choix de cadrage du sujet photographiant, lisibilité de l’image, contexte de prise de vues, critères d’appréciation de l’image propres au sujet photographié, degré de pertinence de données visuelles par rapport aux autres formes de matériaux collectés (discours, notes, entretiens), contenu informatif de l’image. Un corpus photographique diversifié constitue un ensemble de croisements de regards donnant à voir la complexité et la diversité des pratiques sociales du milieu étudié.