Introduction : la part des « choses »
Les transferts de technologies dans leur forme actuelle sont des objets de recherche et d’intervention anthropologiques dont, à quelques exceptions près, on parle peu aujourd’hui à l’intérieur des sciences sociales, pour des raisons qui sont liées principalement aux idées diffusionnistes et aux rapports de domination qu’ils véhiculent. Ils sont pourtant d’actualité et l’on peut regretter que les critiques qui en ont été faites dans les années 70 et 80 n’aient pas été suivies d’effets véritables sur le terrain mais aussi au sein même des disciplines sociologiques, à travers des visées transformatrices et l’implication concrète de certains de leurs représentants. Martinelli (1987 : 320) souligne que cela ne provient pas d’un manque d’intérêt pour les problèmes pratiques mais de l’insuffisance des moyens scientifiques avec lesquels on s’efforce de les résoudre, insuffisance constatée aussi dans l’ouvrage de Cresswell (1996) qui lui insiste sur le rôle majeur que pourrait jouer par exemple la « technologie culturelle » [1983), (…)" id="nh2-1">1] à condition de la rendre opérationnelle, scientifique et par conséquent de sortir l’anthropologie du domaine du discours pur. La position de François Sigaut (1999 : 513) sur cette question est plus radicale encore. Il souligne que transférer des techniques c’est un problème pour chefs d’entreprises, pour administrateurs, pour ingénieurs. Tous ces métiers sont infiniment honorables mais ils ne sont pas le nôtre à nous chercheurs... Les responsabilités politiques et économiques ne sont pas celles qu’on nous demande de prendre.
Cette position est recevable, mais ne saurait être maintenue très longtemps. Les populations qui furent jadis les terrains d’enquête privilégiés des chercheurs en sciences sociales insistent de plus en plus pour que de telles connaissances soient discutées, évaluées et mises à profit, pour que leurs spécificités soient prises en compte dans le cadre de programmes de transfert de technologies. Ces populations renferment elles-mêmes de plus en plus de jeunes chercheurs en sciences sociales formés à l’étranger, soucieux du rôle qu’ils peuvent jouer au sein de leur communauté en matière de changement technique et social. Ce manque d’intérêt pour « l’application » constitue sans doute un des éléments qui font qu’en France notamment, l’intérêt pour les techniques suit un itinéraire en dents de scie (Lemonnier, 1986, Pfaffenberger, 1988, Ingold, 1991, Hornborg, 1992, Cresswell, 1996). Si après Ingold (1991 : 2), je pense effectivement que cet état est lié à la division qui est faite entre les domaines de la « technologie » et de la « société », je pense qu’il est aussi le résultat du cloisonnement des disciplines. Or, ce constat se réduit tel une peau de chagrin dès l’instant où notre regard traverse les frontières disciplinaires pour se poser sur des approches qui intègrent à leur manière la « matérialité » dans leur champ de recherche et qui ont une production scientifique relativement régulière.
Cette exploration « aux interfaces » motivée par le regard anthropologique que je porte sur les transferts de technologies m’amène à présenter dans ce papier un paradigme peu connu dans les sciences sociales : l’anthropotechnologie [2]. Il apparaît et se développe à partir des années 70. Il a la particularité de s’inscrire dans une visée transformatrice des processus de transferts de technologie et a surtout, dès sa fondation, celle de ne pas rester sourd aux développements théoriques proposés par divers champs des sciences sociales dans le domaine des relations entre technique et société.
L’évolution de la pensée d’Alain Wisner, son fondateur, dans ses rapports avec d’autres champs disciplinaires, va constituer le « fil d’Ariane » de mon propos qui se veut synthétique. Les témoins posés sur son parcours sont autant de points de repères disciplinaires susceptibles de contribuer au développement de ce paradigme qui du point de vue de la recherche fondamentale revient globalement à produire des connaissances sur les formes sociales « d’appropriations » des objets techniques, de ces « choses » qui nous entourent, impliqués dans les processus de transfert, avec leur cortège de déclinaisons possibles (par exemple rejet, acceptation, adaptation). Ils permettent de réintégrer les dimensions matérielles dans l’étude de « ces présents ethnographiques-se-transformant-en-avenirs » (Clifford, 1996 : 23) dont les transferts de technologies sont des éléments constitutifs à part entière. J’émets aussi implicitement l’hypothèse que ce projet centré sur les transferts de technologies est susceptible de cristalliser des modèles de pensées sur les techniques qui n’entrent dans aucune construction généalogique commune (Akrich, 1994). Je m’inscris ainsi naturellement dans une forme de tradition de l’anthropologie à solliciter d’autres domaines en reprenant à mon compte un constat déjà ancien selon lequel « les ethnologues ne sont pas toujours suffisamment conscients du service que leur rendent les techniques et les concepts étrangers à leur propre discipline. Ce n’est pas s’abaisser que de les utiliser. Il n’existe aucune frontière stricte et absolue entre la culture et le reste de la réalité » (Löwie, 1937). Et c’est bien me semble-t-il aussi le constat implicite du programme anthropotechnologique.
De l’ergonomie à l’anthropotechnologie : les implications d’une phrase fondatrice
L’ergonomie [3] (du grec ergon : travail et nomos : loi étymologiquement : science du travail) se scinde en deux courants principaux. Tous les deux ont un but commun : l’amélioration des conditions de travail. Ils divergent par leurs méthodes d’investigation. Le premier, de "tradition" anglo-saxonne, se caractérise principalement par un travail expérimental en laboratoire qui selon De Montmollin (1995) permet de concevoir des dispositifs technologiques (de la brosse à dent à la cabine spatiale, pour prendre deux exemples réels) adaptés aux caractéristiques et limites des êtres humains... avant même qu’on sache exactement quels opérateurs, dans quels contextes, intégreront ces fonctions pour agir. Il est possible ainsi d’établir des normes.
Ce positionnement qui consiste en fait à effectuer de "petites abstractions qui s’éloignent sensiblement de l’environnement quotidien" (Norman, 1993 : 16) n’est pas le nôtre. Un autre courant nous intéresse ici, de "tradition" francophone. Il privilégie les recherches sur le terrain et se concentre sur l’activité de travail, sans perspective de normalisation. L’ergonomie francophone, pour reprendre les termes de Daniellou (1989) "étudie l’activité de travail afin de contribuer à la conception de moyens de travail adaptés aux caractéristiques physiologiques et psychologiques de l’être humain... Elle produit ses propres résultats sur les conditions de fonctionnement de l’homme dans une situation professionnelle. Elle est enfin tournée vers la conception des moyens de travail, afin que celle-ci prenne en compte les caractéristiques humaines et l’activité réelle des travailleurs". L’accent est donc au contraire mis sur la spécificité des situations de travail, de la même manière qu’un ethnologue fait ressortir la diversité des cultures et les spécificités des sociétés qu’il observe, d’où le faible pouvoir de généralisation de ces deux approches.
La vocation principale actuelle de l’ergonomie de langue française est par conséquent, et d’une manière générale, d’améliorer les conditions de travail à travers la prise en compte des processus techniques, de l’activité de travail des opérateurs et des contraintes de production propres à l’entreprise. Notons au passage que le terme "entreprise" n’est pas restrictif. Il n’est pas limité au milieu industriel. Les ergonomes interviennent ainsi dans de nombreux secteurs d’activité (usines, hôpitaux, centrales nucléaires, monde agricole, bateaux de pêche, aéroports, etc.). Toutefois, on constate que les dimensions sociales et culturelles qui donnent leur spécificité à ces différents secteurs, n’occupent pas le devant de la scène ergonomique. La situation évolue pourtant progressivement notamment avec le développement de la "macro-ergonomie" [1987)" id="nh2-4">4] qui sort de l’observation microscopique de la situation de travail et étend son intérêt aux contextes socioculturels dans lesquels l’activité se met en scène. Les ergonomes parlent dans ce cas des "déterminants larges" de l’activité observée, déterminants qui se limitent malgré tout encore souvent au seul cadre des entreprises. Le développement de l’anthropotechnologie par Wisner, vers la fin des années 70, va permettre de sortir de ce cadre (Geslin, 1999).
En 1979, après avoir rappelé le constat de quasi échec des transferts de technologies vers les pays en voie de développement industriel, Alain Wisner, qui est l’un des fondateurs de l’ergonomie de langue française, souligne qu’il est urgent de développer une « ...véritable anthropotechnologie, adaptation de la technologie à la population qui, comme l’ergonomie, réunit des connaissances provenant des sciences humaines pour améliorer la conception du dispositif technique... l’échelle étant différente, les sources nécessaires sont autres » (1979 : 86).
La phrase fondatrice de Wisner sur l’anthropotechnologie [5] a une portée programmatique importante. Elle relance le débat sur les transferts de technologies. Elle rompt avec le cloisonnement habituel des disciplines. Wisner va ainsi mettre en place une démarche qui permet de prendre en compte des faisceaux de relations entre les caractéristiques microscopiques de l’activité humaine et les grands facteurs descriptifs du fonctionnement de la société. Aucune des analyses effectuées à un seul de ces niveaux ne peut être pertinente sans référence aux mécanismes de niveau complémentaire (Pavard, 1997 : 3). Wisner remet aussi en question l’autorité des modèles occidentaux en termes de politique technique sur ceux des populations réceptrices et rend compte de la violence impérialiste et de la perpétuation des formes de dominations néo-coloniales (Clifford, 1996) que les transferts de technologies contribuent souvent à véhiculer. A cette époque, il n’est pas éloigné des débats qui animent certains champs des sciences sociales, mais la visée transformatrice qu’il propose est inhabituelle en cette fin des années 70 — elle l’est malheureusement encore — pour les anthropologues français concernés par l’étude des techniques. A titre d’exemple, en France, au moment de l’émergence du paradigme anthropotechnologique, la « technologie culturelle » était la figure de proue de l’approche anthropologique des techniques, et de la culture matérielle. Elle ne proposait aucune réflexion sur ses applications et encore moins sur la question des transferts de technologies. Celles-ci vinrent plus tardivement en vain (Martinelli, 1987, Cresswell, 1996).
Les transferts de technologies comme objet de recherche pour les sciences sociologiques
Au cours des décennies soixante-dix et quatre-vingt et jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, les transferts de technologies ont donné lieu à une quantité de publications telle qu’il serait vain de vouloir en faire ici la synthèse. En dehors des codes de conduite pour les transferts de technologies et de conventions spécifiques comme celle du Bureau International du Travail, ces travaux sont principalement ceux d’économistes. Ils s’inscrivent en majorité dans un contexte international qui tend à pointer les échecs ou les dégâts causés par ces processus depuis les indépendances. Certains travaux de cette période constituent d’excellentes synthèses [6]. Elles illustrent la complexité de ces phénomènes, décrivent les différentes modalités de leur mise en œuvre et ouvrent des pistes de réflexions sur les formes qu’ils devraient revêtir pour l’avenir dès lors que l’on s’interroge sur les modalités d’acceptation, de refus des innovations et sur leurs conséquences à long terme. On remarque notamment que ces différents travaux insistent sur la prise en considération des caractéristiques sociales et culturelles des contextes de réception et sur les décalages que l’on constate entre les objectifs affichés de ces processus et les effets qu’ils produisent dans la réalité. La liste des effets induits est longue et l’on retiendra ici les faibles répercussions sur les économies locales, les déstructurations sociales et les mauvaises conditions de travail.
Dans cette mouvance, les sciences sociologiques ne sont pas en reste [7]. Du point de vue anthropologique, ces décennies sont marquées principalement par des séries d’approches critiques et non contradictoires allant de la pensée diffusionniste classique du début du XXème siècle à la problématique de l’acculturation. Du point de vue sociologique, le paradigme des « diffusion of innovations studies » présente la série de travaux la plus riche et la mieux structurée autour d’un ensemble de données empiriques qui couvre plusieurs décennies. Les travaux de Katz, Levin et Hamilton (1971) et de Rogers (1995) [8] sont assez représentatifs de ce paradigme. Cette sociologie de l’innovation — qu’il faut dissocier des travaux plus récents de Latour et de Callon — étudie la diffusion des innovations comme les épidémiologistes étudient la diffusion d’une maladie (Mendras et Forsé, 1983 : 75-80). Elle est essentiellement d’inspiration psychosociologique (Lionberger, 1962). Les travaux issus de ce courant insistent sur les modalités d’adoption des innovations à travers le temps. Ils prennent en compte les spécificités des innovations, le rôle des individus ou des groupes d’individus qui sont dans tous les cas des catégories abstraites issues de la construction scientifique (Olivier de Sardan, 1995). Ces individus et ces groupes sont reliés à des canaux spécifiques de communication, à une structure sociale et à un cadre culturel. Dans les premiers travaux, cette structure et ce cadre étaient fort peu considérés. Toutefois, on constate aujourd’hui un réinvestissement des travaux sur les composantes sociales et culturelles, mais aussi, en son sein, un regard critique sur ce paradigme dont les racines remontent à l’immédiate après guerre (Rogers, 1995, 96-130) [9]. Les composantes sociales et culturelles sont par contre au centre du programme de la sociologie rurale française qui se développe à partir des années 60 (Jollivet, 1966, Jollivet et Mendras, 1971). Elle met l’accent sur le contexte social local qui constitue l’unité à partir de laquelle il est possible d’étudier les formes que peuvent prendre les processus d’innovation et de changement auxquels ils sont associés.
On peut compléter ce point de vue par celui des chercheurs qui dans les années 80 ont mis l’accent sur les capacités adaptatives des populations. Olivier de Sardan (1995 : 87) parle à juste titre des « innovateurs aux pieds nus » quand d’autres plus récemment, parlent « d’innovation discrète » [10] pour caractériser ces travaux qui considèrent l’innovation avant tout comme un processus endogène, et portent leur attention sur les savoirs des populations étudiées.
Les travaux d’anthropologues comme Raulin (1967) et Cresswell (1983) s’inscrivent eux aussi d’une certaine façon dans cette mouvance. Pour Raulin, l’ethnologue doit faciliter la tâche de l’appui technique dans le cadre de programmes de développement. En privilégiant la diffusion de techniques traditionnelles, il est censé produire des connaissances pour aider à résoudre des questions relatives aux transformations techniques. Cresswell (1983) étend plus encore sa vision d’un transfert de technologies traditionnelles. Il propose en effet de recourir au patrimoine ethnographique mondial des « techniques vernaculaires ». Le choix technique est conditionné par l’analyse des rapports sociaux intégrés dans l’organisation technique des sociétés concernées. A la base, ce choix doit reposer sur une étude détaillée des processus techniques. C’est la seule façon d’évaluer l’adéquation de l’élément emprunté avec l’organisation technique existante (Martinelli, 1987). Il est ainsi possible d’envisager les répercussions de l’innovation. Mais comme le souligne Martinelli, si la prise en considération des techniques traditionnelles ne doit pas être évacuée, le caractère "traditionnel" ne garantit pas une adaptation supérieure aux techniques existantes. Les problèmes de choix, et par conséquent d’assimilation, sont du même ordre qu’il s’agisse d’un équipement issu d’un milieu similaire ou supposé tel ou d’un équipement issu d’un milieu industriel. Les travaux d’anthropologues renvoient explicitement à la question des modalités d’apprentissage et de formation qui sont l’un des facteurs clés des dysfonctionnements constatés en matière de transfert de technologies.
Perrin (1999) remarque, à ce titre, qu’avant la révolution industrielle, lorsque le savoir-faire était concentré chez l’artisan, le transfert de technologie s’opérait par l’apprentissage et la reproduction d’habiletés en situation. De nos jours, le savoir faire collectif (la technologie) s’étend bien au-delà des simples aspects techniques (aspects juridiques, commerciaux, financiers de gestions de l’entreprise). Ils sont entre les mains d’une équipe pluridisciplinaire. C’est depuis qu’il existe des savoir-faire collectifs (pluridisciplinaires) de cet ordre que se pose avec acuité le problème du transfert. Il a cessé d’être un problème individuel donc simple, pour devenir un problème de groupe.
Une posture de recherche possible consiste alors à identifier ces groupes et à décrire leur activité en situation, autour et via l’objet technique comme l’ont fait par exemple Vinck (1999) et Perrin (1999) pour l’activité des concepteurs. Lorsqu’il est combiné aux points de vue décrits précédemment et qui mettent l’accent sur les différentes catégories d’acteurs impliqués dans ces processus, ce dernier point de vue est compatible avec ceux qui considèrent l’innovation comme interface dans le sens de Long (1989 : 23), c’est à dire « un lieu critique d’intersection entre différents systèmes sociaux » ou entre systèmes de normes pour reprendre les termes de Darré (1985).
L’une des caractéristiques de ces travaux, tant en économie qu’en sociologie et anthropologie, est de remettre en question non seulement les modalités de transfert de technologie, mais surtout, de manière plus radicale de ranger cette notion au « magasin des accessoires » (Touscoz, 1978, p. 109). Une notion souvent associée aux fameux « TOT » (Transfer Of Technology) de la Banque Mondiale et à une démarche descendante et autoritaire, se souciant peu des rationalités propres aux contextes de réception. Elle ne laisse pas dans la plupart des cas aux pays récepteurs la possibilité de faire le choix des paquets technologiques proposés et cela malgré certaines réactions de leur part. Ainsi, pour le continent africain la critique faite par le secrétaire général de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), reprise par Perrin (1983 : 11-12) :
« Nous attendons un peu benoîtement le transfert de technologie comme si la technologie se transférait si aisément, comme si le capital autochtone de technologie n’était pas souvent sous-évalué et sous-utilisé... L’objectif pour l’an 2000 est de débarrasser le continent de l’approche qui prévaut généralement et qui accepte sans question le concept et la pratique du transfert de technologie ».
Les répercussions malheureuses ont aussi suscité de vives réactions chez les scientifiques, contribuant ainsi à l’émergence ou au renforcement des courants dont je viens de dresser un rapide panorama. Dès lors, dans les sciences sociales, l’utilisation d’une telle notion n’est plus aujourd’hui « politiquement correcte ». On lui préfère celle de processus d’innovations qui recouvre une réalité plus vaste, mais aussi plus floue, qui intègre en fait les acquis des recherches passées. On trouve par exemple chez Olivier de Sardan (1995 : 78) une définition de l’innovation assez représentative de cette intégration des acquis : il s’agit de toute greffe de techniques, de savoirs ou de modes d’organisations inédits (en général sous formes d’adaptations locales à partir d’emprunts ou d’importations) sur des techniques, savoirs et modes d’organisation en place.
Sans rejeter cette notion il faut toutefois rester vigilant et prendre garde au réductionnisme sociologique qu’elle peut générer. En effet, à force d’insister sur la foule d’acteurs impliqués et sur la complexité des mécanismes collectifs à l’œuvre, en situation d’interaction, dans de tels processus, nous courrons le risque, à terme, d’une grande distanciation avec l’action locale, l’objet technique et sa présence physique (Vinck, 1999). Nous risquons de réduire considérablement le rôle de la matérialité dans les processus de transfert de technologie et la transformation des connaissances des acteurs en situation.
Un regard aux interfaces : l’anthropotechnologie et les approches de la matérialité
Dans sa volonté de rompre avec le cloisonnement habituel des disciplines, l’anthropotechnologie aborde directement la question de la complexité des situations de transferts en s’inspirant des modèles théoriques qui dans les sciences sociales sont susceptibles d’en rendre compte. Les seuls modèles théoriques anthropologiques sur lesquels Wisner fonde son paradigme anthropotechnologique dans les années 70 sont ceux de l’anthropologie culturelle nord-américaine. Cet état de fait n’est pas un hasard. L’anthropotechnologie est en effet, à l’origine, considérée comme un courant issu de l’ergonomie francophone. Wisner rappelle d’ailleurs que :
« l’ergonomie des transferts de technologies a été dénommée Anthropotechnologie pour souligner le fait que les savoirs utiles pour traiter les difficiles questions du transfert appartenaient aux sciences de l’Homme collectif et non aux sciences de l’Homme individuel comme pour l’ergonomie ».
A la base, l’ergonome observe l’individu dans le cadre de son activité de travail à l’instar de l’anthropologie culturelle qui dans sa démarche empirique accorde un intérêt majeur aux comportements des individus. Ces individus sont censés, à juste titre, véhiculer les traits de leur culture. En outre, ce pôle théorique nord-américain a toujours accordé une grande importance à la psychanalyse et à la psychologie. C’est donc globalement à la lumière de l’individu, élément central de ces deux disciplines, que le rapprochement engagé par Wisner peut s’expliciter. D’ailleurs, depuis les années 80, les thèses produites par les chercheurs issus de cette mouvance vont toutes dans le sens de ce programme en privilégiant (ce qui évidemment ne retire rien à leur valeur) l’approche de l’opérateur au détriment, selon nous, d’une analyse approfondie du contexte socio-culturel et des réseaux qui l’animent à différentes échelles (Geslin, 1999).
Dans le courant des année 80, Wisner tient compte des modèles à l’œuvre dans les sciences sociales qui traitent eux aussi de la construction conjointe des faits sociaux et techniques et qui pour la plupart sont contemporains du développement de l’anthropotechnologie. Ces modèles sont particulièrement bien décrits en sociologie des techniques dans le travail d’Akrich, qui les répartit en trois groupes (1994 : 107) ; (i) le groupe de « l’autonomie des techniques » : dans ces modèles, la technique apparaît gouvernée de l’intérieur par des contraintes fortes qui déterminent son évolution de manière plus ou moins autonome par rapport à l’évolution économique, sociale ou politique ; (ii) le groupe « Construction sociale de la technique/Construction technique de la société » qui est caractérisé par une séparation entre deux entités, la technique et la société, qui interagissent et se codéterminent ; enfin (iii) le groupe des « tissus sans coutures » (Hughes, 1983) : il n’est plus possible ici de penser la technique hors de la société ou la société hors de la technique ; l’une comme l’autre émergent conjointement des processus d’innovation et la technique n’apparaît plus que comme une modalité particulière d’association durable des humains entre eux et avec des entités non humaines.
Par ailleurs, l’intérêt qui est porté par l’anthropotechnologie à la conception de processus techniques, aux « transferts » des objets qu’ils intègrent et aux usages des biens de consommation qui en découlent nous font revisiter différentes traditions de recherche sur la « culture matérielle ». Elles aussi sont contemporaines des premiers travaux en anthropotechnologie sans toutefois que Wisner y ait fait référence. Elles traitent toutes à leur manière des modalités d’appropriation des biens de consommation. Chevalier (1998 : 47) procède à un recensement non exhaustif de ces travaux :
« In the study of material culture, one can distinguish two different traditions, the French and the English. In their approach, French anthropologists focus on technology (Mauss, 1950 ; Leroi-Gourhan, 1965 ; Haudricourt, 1987) and they are quite disconcerted by mass-produced objects in opposition to their English colleagues who have not inherited this long tradition .
Researchers (e.g. Tardieu, 1976), who are interested in the domestic space, study traditional material culture which is now on display at the Musée des Arts et Traditions Populaires in Paris. Nevertheless, there are French sociologists, such as Baudrillard (1968, 1970, 1972) and Bourdieu (1980) who carry out researches on mass consumption in the sociology of ways of life. There are now some approaches in common between the two countries such as the sociology of techniques (Latour 1991, 1994 for France [11]) But consumer practices have been reconsidered first in English-speaking anthropology (Csikszentmihalyi and Rochberg-Halton, 1981 ; Appadurai, 1986 ; Miller, 1987) ».
Il faut ajouter à cela pour la France les travaux du groupe de recherche « Matière à penser » dirigé par Warnier (1999) et pour les traditions américaine et canadienne ceux issus de la conférence « North American Material Culture Research : New Objectives, New Theories » dont la synthèse est présentée dans l’ouvrage de Pocius (1991) [12].
Au début des années 90, Wisner attache une attention toute particulière aux sciences cognitives et notamment aux travaux d’Hutchins (1981) en anthropologie cognitive. Il importe de pouvoir analyser plus finement dit-il la manière dont les connaissances des acteurs des changements techniques se construisent et se transforment dans l’action et en situation autour et via l’objet technique transféré ou nouvellement conçu. Il s’agit alors moins d’adopter une posture habituelle en anthropologie qui consiste à s’intéresser aux connaissances en ce qu’elles ont de propre à une culture donnée que de travailler sur la construction des connaissances en situation, dans l’action individuelle ou collective. D’un point de vue anthropologique, le fait d’introduire les dimensions matérielles dans la dynamique de construction des connaissances entre les individus impliqués dans les processus de transferts de technologies ne va pas de soi. Les modèles interprétatifs de bon nombre d’anthropologues reposent en effet sur une vision classique de la cognition « le cerveau est le siège central de la logique », excluant de fait le rôle des dimensions matérielles, le rôle des objets techniques, dans ces processus de construction de connaissance. Wisner s’inscrit dans le débat général auquel participent en France des sociologues (par exemple Latour, 1994 ; Conein, Dodier et Thévenot, 1993), des archéologues (Bril et Roux, 1993) et des ethnologues et ergonomes (par exemple Geslin & Salembier, 2000).
On remarquera toutefois, qu’avant l’émergence de ces courants constitutifs des sciences cognitives, Wisner s’inspirait déjà des travaux de certains anthropologues qui accordaient une place de choix aux rôles que les objets étaient susceptibles de jouer dans la construction des connaissances. Ainsi Balandier, qui, à propos de l’ouvrage de Douglas (1999) souligne par exemple que l’option de cet auteur, fortement maintenue tout au long de ce livre, comporte des exclusions. La construction du social à partir des relations imbriquées, complexes, de la pensée et de l’institution met à l’écart d’autres éléments. Ainsi, ceux qui tiennent aux rapports de l’homme à la matérialité. Ces remarques ne sont pas éloignées de celles de Leroi-Gourhan qui, dans les années 40 souligne lui aussi que les institutions sociales sont étroitement solidaires du dispositif techno-économique. C’est une affirmation constamment vérifiée par les faits. La société façonne son comportement avec les instruments que lui offre le monde matériel. Plus récemment, dans la mouvance de Latour, Descola souligne que les non humains sont des hybrides, ils divisent nos sociétés en « partisans » et « adversaires », ils agissent sur nous autant que nous les favorisons, ils incarnent autant des états de l’humanité, que des états de choses. Ils sont à bien des égards comparables aux plantes et aux animaux avec lesquels des milliers de peuples ont su tisser des liens divers. Il faut tenter de comprendre les caractéristiques de ces liens sans présumer de la supériorité de notre conception du monde. Cela pourrait sans doute nous aider à établir un nouveau modus vivendi avec tous ces non humains (1999 : 49).
Malgré l’absence de visée transformatrice, ces positionnements successifs contribuent avec d’autres, à alimenter aujourd’hui les cadres théoriques dans le domaine précis de transferts de technologies. Ils me permettent aussi, sans abandonner les visées transformatrices de Wisner (voir trois exemples de terrain de recherche et d’intervention en infra), de contribuer d’une certaine façon et d’un point de vue anthropologique, au développement de ce paradigme. Ces visées transformatrices nous conduisent à remettre en question l’autorité des modèles d’intervention de la recherche. Elles renvoient explicitement aux capacités du chercheur à influencer le cours des choses. Lenclud souligne à juste titre et je pense que l’étude des transferts de technologie est cruciale dans cette optique « que l’ethnologie des sociétés dites complexes s’efforce seulement de faire entendre ce qui dans le programme anthropologique, restait le plus souvent sous entendu, à savoir que les sociétés étrangères à la nôtre ont de celle-ci quelque chose à dire... Plus seront connues des sociétés différentes, mieux sera cernée la singularité de la nôtre » (Lenclud, 1986 : 161). La position de Wisner dans le cadre particulier des transferts de technologies ne me semble pas véritablement éloignée de ce programme général de connaissance en anthropologie. Les problèmes rencontrés dans certaines situations de transferts permettent en effet aux sociétés qui nous sont étrangères, de porter un regard critique et de produire un discours sur notre propre société. Elles ont de celle-ci quelque chose à dire et dans le cadre des transferts de technologies, ce quelque chose à dire passe bien aussi par la matérialité.
Deux exemples de terrains d’intervention
Le développement de l’approche anthropologique des transferts de technologie repose sur différents terrains, passés et en cours, en France et à l’étranger. Ces différences géographiques et culturelles s’enrichissent mutuellement et contribuent au développement du programme présenté plus haut dans le texte. Tous ont pour origine une demande formulée par des partenaires sociaux (ONG et producteurs de sel soussou pour la Guinée, producteurs de safran dans le Lot) faisant état de problèmes rencontrés dans les modes de productions concernés avec des répercussions constatées ou à venir sur les conditions de travail et de vie. Ils reposent sur des terrains ethnographiques de longue durée dont certains sont actuellement en cours (Lot). Dans un cas (la Guinée) les résultats de la première intervention de trois ans ont débouché sur une nouvelle demande. Contrairement à la première intervention qui ne concernait que les populations soussou vivant au sud de Conakry, la seconde s’étend aujourd’hui au nord de cette ville, à certains groupes baga, landouma, et nalou. Ces demandes ont été analysées, puis reformulées [13] de manière à orienter chaque démarche d’intervention en fonction du contexte spécifique de l’action. A l’exception de la première phase d’intervention en Guinée, ces terrains sont réalisés en collaboration avec de jeunes chercheurs issus de départements de sciences humaines et sociales de différentes universités (Institut d’ethnologie de Neuchâtel en Suisse, EHESS et CNAM de Paris, Université de Bordeaux III, University of Diliman Quezon aux Philippines et Université de Pilzen en République Tchèque). Tous se caractérisent par des approches concertées entre l’anthropologie, l’ergonomie et certaines disciplines des sciences biotechniques (agroforesterie, zootechnie, agronomie)
Des alternatives solaires pour les producteurs de sel guinéens
La mangrove recule sur le littoral guinéen. La production de sel (cf. illustrations 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7) constitue l’une des pratiques jugée comme étant l’une des causes de ce phénomène. Des alternatives solaires, non consommatrices de bois, ont été proposées. L’objectif de l’intervention anthropologique a consisté, en collaboration avec les producteurs soussou, à concevoir une technique répondant au besoin des populations et à leur contexte socio-technique, remettant ainsi en question les choix techniques (marais salants, cf. illustrations 8, 9 et 10,) que les agents de développement avaient décidé de transférer sur cette zone, parmi ces populations.
En matière de prélèvement du bois de feu entrant dans la production de sel, nous avons pu montrer que les producteurs soussou de Wondéwolia développent des stratégies de coupes et de réutilisation du bois qui n’entravent pas, pour le moment, la pérennité de la mangrove sur la zone couverte par le projet. Dans ce cas précis, la menace nous semble moins venir des producteurs locaux que de la pression démographique qui sévit dans la ville de Conakry dont les faubourgs s’étendent petit à petit vers le sud du littoral. Dans le cadre de ce projet guinéen, l’étude des modes de gestion du bois de feu par les producteurs a été associée à d’autres types de données — système foncier, techniques rizicoles, cultures de soudure, pêche, colportage, etc. — et plus globalement au fonctionnement de la société soussou dans ces dimensions idéelles et matérielles. Cette somme de données est issue de l’analyse des pratiques en situation. Elle a permis de transformer les représentations des « développeurs » en matière d’innovation destinée à enrayer le recul de la mangrove. Des choix techniques ont été effectués (cf. Alternative mise en œuvre en collaboration avec les producteurs de sel guinéens. illustrations 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19 et 20). Ils ne rejettent pas totalement le processus « traditionnel », mais nuancent la mise en œuvre des « marais salants » et plus généralement des alternatives solaires.
La co-construction de connaissances relatives à la culture du safran dans le Lot
Dans le département du Lot, la relance de la culture du safran est l’initiative d’un groupe d’hommes et de femmes d’horizons différents souhaitant faire revivre une culture qui fait partie de l’histoire de leur région. Cette production fut importante jusqu’au XVIIIème. A partir de cette période, différents facteurs contribuèrent à son abandon. Les savoir-faire qui lui étaient rattachés disparurent avec elle. Depuis quelques années, l’association des « safraniers du Quercy » expérimente différentes techniques de production et tente en parallèle de retrouver et de mettre à profit des savoir-faire anciens locaux, voire nationaux, pour relancer la culture du safran.
Dans ce cadre, l’objectif général de notre intervention est de co-construire des connaissances en collaboration avec les cultivateurs dans le cadre de cette relance localisée.Les expérimentations en cours reposent encore largement sur ce que de manière non péjorative, en anthropologie, nous appelons des « bricolages » qui se réfèrent rarement à l’histoire de cette production et aux savoirs et savoir-faire qui ont permis son développement jusqu’au XVIIIème siècle. La mise au jour de ces savoirs nécessite un travail en archives, sur le terrain au travers d’enquête de « tradition orale » auprès des anciens agriculteurs du Lot, mais aussi une ouverture vers des sources d’informations non locales comme celles de la région du Gâtinais, laquelle, avec le Lot, fut l’une des deux principales régions de production de safran en France.
Il existe dans cette région, qui constitue pour nous une situation de référence, des archives, un musée du safran et des processus de culture ancrés dans l’histoire, qui malheureusement ont disparu dans le Lot.Des recherches s’effectuent actuellement sur cette dimension « patrimoniale » en collaboration étroite avec certains producteurs de safran de l’association. Les données qui en sortiront seront par conséquent le fruit d’une co-construction régulière entre chercheurs et producteurs. Ces données seront formalisées, puis capitalisées sur différents supports (papiers, audio, vidéo, informatiques) en fonction des demandes émises par les membres de l’association.
Les deux années passées ont permis de faire le point sur les pratiques qui sont actuellement expérimentées par l’ensemble des producteurs de safran dans le Lot. Les membres du projet ont pu présenter aux producteurs une vision plus claire de la diversité de leurs pratiques, pour ce qui concerne les premières étapes du processus (multiplication des bulbes), et les phases finales de cueillettes et d’émondages des stigmates qui feront l’épice. A partir de ces premiers travaux, qui sont le fruit d’une collaboration étroite sur le terrain entre l’équipe de chercheurs et les membres de cette association, les producteurs peuvent dorénavant ajuster leurs pratiques et coordonner leurs expérimentations d’une manière plus efficace.
La vidéo associée à ce texte illustre les phases de cueillette, d’émondage et de séchage de l’épice. Vidéo de Vanina Mollo et Philippe Geslin.
- safran.mov, QuickTime, 2.8 Mo / safran.rm, RealMedia, 1.2 Mo.