L’ouvrage en question n’est en rien ethnographique ni même ethnologique. L’auteure propose en effet une réflexion philosophique sur un moment particulièrement riche dans la production d’idées relatives aux images. Ce moment est circonscrit dans ce qu’on a l’habitude de présenter par les deux premières querelles iconoclastes, survenues dans l’Empire byzantin en 754 sous le règne de Constantin V, puis cinquante ans plus tard à la mort de l’impératrice Irène. Le concile de Nicée II (en 787) réfute une première fois les arguments de l’empereur iconoclaste Constantin V. Mais en 802, une nouvelle crise de l’image sacrée refait surface : les arguments utilisés en 787 contre l’iconoclasme d’état ne sont plus suffisants. C’est alors que le patriarche Nicéphore prend la plume [1] et retravaille les objections faites à l’iconoclasme de Constantin, puis s’oppose jusqu’à sa mort à l’empereur Léon V l’arménien.
Marie-José Mondzain défend une position rigoureusement iconophile. Dans cette gabegie de pour et de contre, elle reconnaît en la personne du patriarche, le héros de l’icône, et avec la reprise des conclusions du concile de Nicée II, l’avènement d’une véritable philosophie de l’image dans la tradition chrétienne. En commentant et en explicitant les arguments des iconophiles, et notamment ceux de Nicéphore, Mondzain se fixe comme but de remonter à la source d’une pensée qui éclaire encore les rôles et les statuts que nous attribuons aux images de notre temps.
La thèse centrale de la philosophe peut se résumer ainsi : Nicéphore est le champion des partisans de l’image parce que c’est le champion de l’économie. Maintenant, il reste à comprendre ce que cela veut dire. L’une des difficultés majeures à la lecture de l’ouvrage, tient au fait qu’il opère un glissement constant entre les explicitations des arguments iconophiles de l’époque et la position philosophique de l’auteure au sujet de l’image. Il devient alors difficile de savoir qui de Nicéphore ou de Mondzain devient le héraut du héros.
Entrer en toute bonne foi dans le débat relatif à l’image religieuse n’est pas une mince affaire et si Marie-José Mondzain prend le parti de l’iconophile, il n’en reste pas moins que son étude est remarquable de part sa finesse et sa profondeur. La partialité, la dogmatique et la méprise hantent le débat depuis des siècles et s’étend aujourd’hui bien au-delà du champ théologique et religieux, si bien qu’il semble impossible de louvoyer entre Charybde et Sylla (ici entre le -phile et le -claste) sans s’égratigner.
Pour les iconophiles, l’enjeu est de trouver une raison et une légitimité à l’existence de l’image de Dieu sans tomber dans les travers de ce qu’eux-mêmes et leurs adversaires assignent aux idolâtres : penser que l’image faite par l’homme contient Dieu. Ils doivent également répondre au paradoxe soulevé par les iconoclastes : l’icône ne peut pas être semblable à Dieu (ou le Christ, la Vierge,...) puisqu’elle ne peut être de la même nature, elle ne peut pas non plus ressembler au divin puisque dans sa finitude matérielle elle en oublie l’essence invisible et infinie. Ainsi, l’icône doit se trouver dans un type de relation tout à fait particulier avec son modèle, l’entité divine. Similitude, ressemblance, imitation ou représentation ?
Pour répondre à cette question, Marie-José Mondzain va faire un détour dans les textes des Pères de l’Eglise pour, dans un premier temps, clarifier l’usage et les significations du concept d’économie (oikonomia). L’iconophilie usera de cette notion dans la défense des icônes, mais bien avant les querelles, elle s’appliqua déjà à présenter un certain nombre de dogmes dont les plus centraux sont l’Incarnation et la Providence.
C’est au travers de la saisie de l’économie que Mondzain souligne le rôle essentiel que la doctrine de l’incarnation a eu dans la construction de la pensée iconique. Alors que chez les Grecs, l’économie désignait « l’organisation fonctionnelle d’un ordre en vue d’un profit matériel ou non. » (35), chez les Pères, le concept se sacralise « pour rendre compte des relations trinitaires » (36). Chez Tertullien, l’économie, au sens de distribution, rend compte de la relation entre le Père, le Fils et l’Esprit tout en affirmant leur unité. Cette relation économique de l’ordre de la similitude relative (skhésis) est en ce sens, à la fois la distribution des rôles divins en trois entités et l’affirmation de leur unité essentielle. Le Christ, en tant qu’image incarnée du Père, est à la fois image, relation et organe (51).
Pour Mondzain, l’incarnation offre à la théologie chrétienne la visibilité de l’économie. L’image de Dieu, dite naturelle, est invisible et se trouve à la source de toute autre image. Le Fils, étant essentiellement le Père (dogme de l’unité trinitaire), est son image non pas parce qu’il lui ressemble mais parce qu’en s’incarnant il rend visible le divin et donne à voir son plan : la transfiguration de la chair et la Rédemption. L’économie devient alors médiation entre Dieu et les hommes ; le Christ, la substantivation de l’économie : il est l’intendant (l’économe, en grec) chargé de cette médiation. La position momentanément intermédiaire du Christ, image de Dieu à l’image de l’homme, fournit encore une précision de taille dans la signification chrétienne d’économie : elle est pour Mondzain ce qui est de l’ordre de « la gestion du changement de registre » (111).
Appliqué à l’icône, le concept d’économie devient l’articulation de l’invisible (l’image naturelle et première) au visible (l’image artificielle). L’importance de l’ ?uvre de Mondzain réside dans l’explicitation de cette démarche que le génie de Nicéphore, acculée par les iconoclastes, fut à même de tracer entre l’artefact figuratif et l’incarnation du Christ, partie prenante de la Trinité. L’icône est par la technique ce que le Christ est naturellement mais l’un comme l’autre sont avant tout l’ordre économique (51). L’économie est un passage qui, soit dans l’iconicité, soit par l’incarnation, prend une dimension corporelle et visible.
La grande nouveauté mise à jour par Nicéphore en 820 est de proposer une doctrine de l’icône fondée sur « l’économie relationnelle concernant toute image » (100). Le concept est ici un peu redondant mais ce que veut souligner Marie-José Mondzain c’est à proprement parler le caractère relationnel et médiateur qu’il faut reconnaître dans l’image. Pour l’iconophile, l’image artificielle - ou l’icône- donne à voir l’invisible (Dieu ou l’image naturelle) au sens où elle révèle non plus des entités mais où elle use de leurs figurations pour en instaurer leur économie, c’est-à-dire les relations que la divinité entretient avec celui qui se trouve devant l’icône : « La doctrine de l’image et de l’icône est économique, puisqu’elle administre les possibilités d’accès à la manifestation du divin et à son intellection relative. » (102). Mondzain ne manque pas aussi de faire remarquer l’importance qu’a la Sainte Vierge dans la tradition iconographique byzantine. Ses multiples figurations sont présentes sur les icônes non pas pour la convoquer dans ses limites matérielles mais pour donner à voir sous ses traits, pris comme symbole, cette invisible économie de l’incarnation ou de « l’in-imagination » (104) à laquelle elle participe de manière si centrale en enfantant l’image du Père.
L’accès dont parle Marie-José Mondzain implique donc une participation active de l’homme dans ce qu’est l’icône. Elle devient, grâce à Nicéphore, une philosophie du regard : « Dire qu’elle [l’icône] a voulu être tableau, et non idole ou représentation, c’est dire qu’elle instaure un regard et non point un objet. » (96). A partir de cela, les iconoclastes essentialistes n’ont plus qu’à bien se tenir. D’une certaine manière, l’icône ne se suffit plus à elle-même en tant que matière où s’incarnerait l’image divine, sinon invisible. En tant que regard, l’icône devient l’élément d’un processus qui permet de penser l’invisible. « Les constituants de l’icône convoquent le regard et récusent la vision, sans pour autant vouloir l’abuser. » (109). Autrement dit, les traits de l’icône captent le regard dans le but de communiquer l’absence même de l’entité figurée, c’est-à-dire de l’image naturelle. Ainsi, le visible, sous l’égide de l’icône, met en scène l’invisible en jouant du regard qui est précisément l’économie reliant les deux types d’images. « L’essence de l’image [naturelle] n’est pas la visibilité, c’est son économie et elle seule qui est visible en son iconicité. » (110). En ce sens, Mondzain veut démontrer que l’icône, au travers du regard qu’on lui porte, donne à voir non pas la divinité, mais la relation qui est en cours à cet instant entre l’homme et Dieu. L’icône est alors un médiateur permettant la transfiguration du regard qui veut faire de l’icône une représentation, en un regard qui fonde une relation intime avec l’invisible.
Sans trop donner de place aux arguments iconoclastes, Marie-José Mondzain laisse un peu le lecteur sur sa faim. La querelle n’est finalement que faiblement exploitée dans la démonstration des thèses [2] mais, par l’entremise de la nouvelle théologie des iconophiles, leurs adversaires passent pour de bien mauvais économistes. Autrement dit, en refusant l’icône sans réfuter l’image naturelle, les iconoclastes font « obstacle à la communication et à la médiation symbolique » (179). Pour eux, seuls les signes comme la croix et l’eucharistie peuvent rendre manifeste le divin sous forme d’artefact : « La croix, parce qu’elle respecte l’invisibilité divine en renonçant à la ressemblance ; l’eucharistie, parce que, étant de même substance que Dieu, elle est pure similitude [...] » (98). Cependant, Mondzain ne répond pas explicitement à la question de savoir pourquoi ils refusent l’image.
Bien sûr, le lecteur entend au loin le bruit du fer, il peut pressentir l’odeur du sang. Il ne suffit pas de dire : les iconoclastes ne comprennent rien à l’icône parce que, absorbés par les enjeux politiques, ils ne prêtent aucune attention à l’économie que l’image artificielle fonde. En effet, l’iconoclasme d’Etat a toutes les raisons de refuser en bloc l’expansion de l’icône sur son territoire. L’empereur a lui aussi son image à défendre, sur les routes mais également sur les monnaies qui fondent son économie. L’icône, en tant que médiateur d’une communication entre les hommes et Dieu, ne fait pas qu’échapper au pouvoir impérial (185), elle dénie la qualité sacrée et centrale de sa légitimité politique. L’icône, dans son économie, diffuse à tout un chacun la sacralité qu’elle incarne (183) et obscurcit ainsi la consécration qui fait de l’empereur le messager du Christ et l’imitateur de Dieu. La guerre des images est donc bien une guerre entre deux économies puisque l’empereur est également, mais sous une autre forme que l’icône, un médiateur du plan divin.
Hormis l’intérêt évident d’avoir présenté la conception chrétienne de l’image, reliée intimement à l’invention de l’incarnation, l’ouvrage de Marie-José Mondzain offre de nombreuses pistes de réflexion à l’ethnologie. Elle fait voir en effet que l’iconophile n’est pas forcément un fétichiste ou un « féticheur » et que l’iconoclaste, dans bien des cas, est un idolâtre malgré lui. Bien sûr, les termes en jeu ont toujours leurs connotations : ils s’utilisent, soit pour désigner l’Autre, c’est-à-dire, ici, celui qui n’a rien compris, soit pour s’en distinguer. Vouloir alors présenter « ses » indigènes comme des idolâtres ou au contraire comme des briseurs d’images revient à mon sens à refuser ce qui permet de dépasser le débat de la raison. L’enjeu ethnologique des thèses de Mondzain réside également dans ce qu’implique l’idée d’économie. Au-delà de savoir si untel croit qu’il y a effectivement son Dieu derrière l’image, Mondzain nous amène à penser que ce qui compte réside dans le regard, dans ce jeu d’aller-retour que produit à la fois l’image et celui qui la perçoit, c’est-à-dire dans le processus symbolique de médiation qui s’effectue. Reste à l’ethnologie le soin de comprendre ce qui se joue et ce qui est mis en jeu dans cette interaction entre un artefact et un individu.