Introduction
Avant de commencer, je me permets d’avancer quelques éléments afin de mettre en contexte l’article suivant. Ce dernier est issu de données recueillies lors d’un exercice de terrain organisé dans le cadre de 3ème cycle romand d’ethnologie effectué lors d’un séjour en Sicile en septembre 2001 [1]. Dans ces conditions, cet article ne peut prétendre formuler un ethnographie détaillée du sujet en question, mais a l’ambition d’énoncer quelques hypothèses ou pistes de réflexion susceptibles de déboucher sur une recherche de plus longue haleine.
S’intéresser aux différentes figures féminines présentes dans le petit village de Gangi en Sicile, permet de s’apercevoir que celles-ci s’agencent selon une hiérarchie sociale et familiale stricte. Les études issues de l’anthropologie des sociétés méditerranéennes témoignent de cette situation en insistant sur la place prépondérante de la figure de la Mamma au sein de la société et de la famille (Schneider, 1971 ; Leman, 1987 ; Cronin, 1970).
A partir d’un cadre thématique axé sur la notion de parenté et celle de filiation, ainsi que d’observations de pré-terrain, une catégorie de femmes allait se dessiner parmi les interlocutrices rencontrées, une catégorie peu ou pas étudiée du tout par l’ethnographie sicilienne. La figure de la femme célibataire, communément et péjorativement appelée la zitella, contraste avec certains des concepts les plus étudiés concernant la région, tels que la chasteté, la réputation, et la femme, dans sa fonction la plus prestigieuse, la mère. Les éléments d’analyse issus de l’article de Maureen J. Giovannini : « Woman : a dominant symbol within the cultural system of a sicilian town » (1981 : 408-426), me permettent de mettre en contexte ces concepts en rapport avec la condition des zitelle, et de proposer une nouvelle figure à la typologie des différentes femmes siciliennes que dresse l’anthropologue.
Les femmes interviewées avec ou sans enfants font l’unanimité lorsqu’elles définissent ce que devrait être une femme et son rôle dans la société. Il apparaît, pour elles, évident qu’une femme sans enfants est une femme incomplète, ceci en insistant unanimement sur la naturalité reproductrice de la femme. Une nette hiérarchie se décèle dans les discours sur la position sociale de la femme par rapport à son statut social et privé. Une femme devrait idéalement être fiancée, puis mariée et ensuite avoir des enfants. Une femme mariée sans enfants arrive au second rang de l’accomplissement social et surtout « naturel » de la femme. Une femme non mariée et donc sans enfants, est reléguée, dès lors, au dernier rang. Ce sont ces femmes, les zitelle, qui vont m’intéresser ici en tant que figures féminines dont le statut ambigu ne les empêchent pas de jouer un rôle considérable dans l’équilibre, l’économie et la solidarité de la famille sicilienne.
Entre norme et marge, entre naturalité reproductrice et infertilité, entre espace public et privé, comment ces femmes qui n’entrent pas dans la norme exactement se définissent-elles et comment le sont-elles par la société à laquelle elles appartiennent ? Voici quelques unes des plusieurs pistes de réflexion susceptibles d’être soulevées à partir de ces premières données de terrain.
L’ethnographie classique sicilienne décrit de manière récurrente la place centrale de la famille et de la femme au sein de celle-ci (Schneider, Cronin, Pitt-Rivers & Peristiany, Di Bella). Giovannini la définit, notamment, comme un symbole de la famille, seule unité sociale capable de contribuer à long terme aux besoins matériels et émotionnels de ces membres, et ceci par de nombreuses qualités telles que la sécurité, la continuité, la prospérité, la loyauté et la protection. La figure de la Mamma est le centre et le statut le plus élevé pour une femme au sein de la famille apportant pouvoir et prestige dans la société en question. Six types de femmes différentes constituent sa typologie sensée représenter les femmes siciliennes : Mamma, Vergine, Madonna pour les figures positives et Madrigna, Strega et Puttana [2] pour les négatives. Giovannini distingue ensuite celles-ci dans son tableau (1981 : 411) par des significations primaires, ainsi que des significations secondaires liées à la famille dont le domaine économique, social et politique. Les figures qui m’intéresseront ici sont principalement celles de la Vergine et de la Mamma.
Près de vingt ans après cette analyse, ces catégories sont-elles encore pertinentes ? Comment s’exprime l’identité féminine actuelle au travers des modèles féminins siciliens proposés ? Où se situent les zitelle parmi ces catégories ?
Les femmes célibataires ont un rôle paradoxal dans leur société qui les met dans une position qui relève autant de la sphère publique que privée. En effet, menace vivante de l’édifice social de par leur non-reproductivité, elles sont néanmoins un élément dynamique de la société pour la même raison, puisque leur condition leur permet d’assurer un soutien familial et économique aux parents, aux frères ou sœurs et à leurs enfants. Comment, dès lors, se structure leur place dans leurs société et famille ?
Les vieilles filles de Gangi : condition et statut
La zitella est le terme péjoratif pour désigner ces femmes qui ont presque ou déjà passé l’âge de se marier. Ce mot est considéré comme une insulte et n’est jamais prononcé devant l’une d’elles. L’âge limite évalué pour un mariage est assez variable, mais généralement, il se situe à trente ans où la situation devient plus qu’urgente ; au-delà de quarante ans, celle-ci est quasiment désespérée. Ces limites se traduisent mieux lorsque les femmes rencontrées expliquent que la plupart des filles sont fiancées au lycée ou pendant l’université et que les chances ensuite de trouver quelqu’un s’amenuisent considérablement. Il semblerait que le temps de la scolarité soit le plus propice et quasi l’unique occasion de trouver son compagnon dans un petit village comme Gangi.
La condition de vieille fille est loin d’être enviée et les propos tenus à leur sujet dénotent un mélange de gêne, de pitié et d’ironie. Dans une société où la figure de la mère est hautement valorisée, où un couple ne devient famille que lorsque advient la naissance d’un enfant, la zitella, dans ces conditions, ne peut que déranger et susciter un malaise. C’est ce qui se dégage de discussions autour, notamment, du sujet de l’infertilité et de l’adoption.
Ces femmes sont décrites comme « des femmes incomplètes, des moitiés de femmes, non réalisées, vides, des vies gâchées, une condition malheureuse, contre-nature ». Considérées de cette manière, les zitelle ne sont pas dupes, et le savent évidemment. Elles savent aussi que le respect qu’elles ne reçoivent pas de la société qui les entoure dépend quasi exclusivement de l’absence de mari et du non-accomplissement de la maternité. L’exemple le plus frappant de cette situation est le récit de P. qui parlait de sa difficulté à gérer son statut vis-à-vis des hommes dans son milieu professionnel, mais aussi des femmes qui, elles, jouissaient d’un respect dû à leur mari essentiellement.
Les femmes célibataires semblent gérer la situation, au moins en apparence, non sans exprimer des sentiments mêlés, suivant les interlocutrices, de condamnation de cet état de fait, de résignation, d’amertume, de regret, mais aussi d’espoir. Les façons de vivre cette condition varient forcément de l’une à l’autre des interlocutrices. Si T., la plus âgée des zitelle rencontrées, se résigne avec regret, P. qui a 37 ans parle de sa condition avec une émotion mal dissimulée qui trahit son angoisse face au temps qui passe et l’espérance d’une rencontre. L’espoir de connaître l’amour, de sortir de la solitude, d’avoir sa propre maison, d’entrer, enfin, dans la norme.
Paradoxalement, ces femmes semblent, tout de même, tenir à leur indépendance, et avouent qu’elles auraient du mal à se retrouver dans la vie conjugale quotidienne. Toujours par un discours très critique et probablement relevant d’un processus de rationalisation de leur condition, les femmes célibataires rencontrées comparent sans cesse les couples et les familles qui les entourent avec leur idéal et y retrouvent rarement les occasions de regretter leur choix ou position. C’est ce qui transparaît d’une discussion avec P. qui parlait de ses sorties toujours en compagnie de couples et de leurs enfants, ce qui lui donnait le loisir de comparer ces familles et l’harmonie de celles-ci avec sa propre conception de la famille et du couple et de conclure qu’elle préférait rester seule que mal accompagnée.
Les zitelle, mis à part leur « déviance » face aux autres femmes, sont également discriminées par rapport au célibat masculin, la condition de scapolo ou de vieux garçon. Bien qu’également marginal, ce statut n’a pas la même connotation péjorative que pour la femme célibataire. C’est un aspect du célibat qui aurait pu être étudié auprès de l’informateur principal de ce terrain, qui a été, un jour, qualifié par l’une de ses collègues de scapolo [3]. Le sourire entendu qui accompagna cette désignation n’était cependant pas dépourvu de l’ironie attribuée à la position négative des célibataires féminines. La différence entre les deux s’explique, selon nos informatrices, surtout par le fait que la femme sicilienne est choisie par l’éventuel époux. Si la femme devient une zitella, c’est que personne n’a voulu d’elle pour diverses raisons telles que la laideur, la personnalité repoussante, la sécheresse de cœur, etc. En aucun cas, il n’a été mentionné dans les conversations, la possibilité même que le célibat féminin relève d’un choix personnel. Par contre, le scapolo a choisi de l’être selon les dires, pour deux raisons principales : parce qu’il n’a pas encore trouvé l’épouse idéale ou parce qu’il se sent très bien chez sa Mamma. Il est alors considéré comme un Mammone.
Si ces considérations ethnographiques peuvent sembler concises et de l’ordre de l’évidence parfois, elles me permettent de formuler quelques hypothèses à partir des conditions données, point de départ pour une future recherche. Il va sans dire que les propos recueillis méritent une confrontation et une mise en perspective à partir de données de terrain plus importantes et de données théoriques complémentaires.
Les zitelle sont-elles des Vergine ?
Présentées de cette manière, les célibataires ne trouvent, a priori, pas leur place dans les catégories envisagées par Giovannini. Cependant en poursuivant le raisonnement de cette anthropologue, les zitelle devraient figurer dans la catégorie des Vergine. Elle définit ces dernières comme sujettes à une haute protection, reflétant la valeur sociale de la famille comme entité forte et impénétrable, représentant les valeurs positives de pureté, de protection face à la vulnérabilité de la fille vierge, et ainsi donc, ses qualités de loyauté et respectabilité (1981 : 413).
Les travaux d’anthropologie des sociétés méditerranéennes ainsi que les observations de terrain montrent que l’importance de la protection familiale a pour raison le concept d’honneur en Sicile, ce qu’aujourd’hui certains [4] préfèrent appeler le « management de la réputation ». En effet, si la protection est l’enjeu de la réputation, la chasteté de la vierge en est l’objet et le foyer, son lieu privilégié. Ces éléments d’analyse me permettent de considérer une nouvelle figure féminine contrastée avec celle de la vierge [5]. Partageant plusieurs caractéristiques avec cette dernière, la condition de la zitella du point de vue familial, social et économique exige une catégorie d’analyse propre.
La maison : cocon ou prison des célibataires ?
Le lieu par excellence de la protection des Vergine demeure le foyer familial. Les avis se rejoignent unanimement sur le fait qu’une femme non mariée [6] ne peut concevoir de vivre ailleurs que dans la maison de ses parents. « Cela ne se fait pas », « c’est mal vu », les motifs invoqués sont souvent de nature pratique ou économique. Les alternatives à ce modèle de vie ne semblent pas exister, à part durant les études ou à cause d’un travail qui les obligeraient à habiter loin du village d’origine. Malgré leur indépendance économique, malgré le fait d’avoir une maison ou un appartement pour certaines, ces femmes vivent avec leurs parents, tout en soulignant jouir pleinement de leur indépendance. Cela a été le cas pour toutes les femmes rencontrées qui ayant passé ou presque l’âge « normal » de se marier, travaillent, ont un appartement et continuent à vivre chez leurs parents.
Une de nos interlocutrices, mère au foyer, remarquait que le chemin le plus naturel pour une femme de sortir de chez elle est toujours le mariage. Elle employa une expression lourde de sens en italien : « la via di fuga », autrement dit et littéralement le moyen de fuir. En effet, aux yeux des femmes mariées, la situation des zitelle est malheureuse pour deux raisons : ne pas avoir son propre foyer et demeurer sous l’autorité parentale. Ainsi, avoir sa maison représente une sorte de voie de sortie de la maison parentale vers une certaine autonomie. Il semblerait que rester chez ses parents implique le fait de devoir se conformer à l’autorité de l’un ou de l’autre même si celui-ci a dépassé les quatre-vingt ans.
Cependant, vivre seule semble impliquer le malheur de la solitude, synonyme de pauvreté et allant à l’encontre des valeurs familiales inculquées. Même en parlant avec des jeunes filles de leur avenir et de leurs études éventuellement loin de chez elles, le fait de vivre seules est inconcevable. D’ailleurs, il est fréquent, par exemple, de regrouper les jeunes filles d’un même village dans un même appartement durant leurs études à Palerme, bien que cela ne soit pas évidemment pas la seule raison à ce regroupement. Quant à la possibilité de vivre une vieillesse seule, elle est immédiatement exclue, inimaginable. Entre la solitude et le « qu’en dira-t-on », il semble donc ne pas y avoir une alternative à celle de rester dans la maison familiale. C’est du moins, bien sûr, ce qui a pu être observé dans les conditions données et sans connaître le nombre de femmes de Gangi qui seraient parties vivre leur indépendance hors de leur village natal.
Les zitelle ici se retrouvent dans une situation étrange où, ne s’extrayant pas de l’autorité parentale par le mariage, elles demeurent dans l’espace privé familial, gardienne ou prisonnière de celui-ci. Confinées dans cet espace domestique, elles sont, dès lors, automatiquement désignées à s’occuper des parents et enfants de la famille entière.
Toutes les femmes célibataires rencontrées s’occupent soit, ou simultanément, de leurs parents vieillissants et invalides, des enfants de leurs frères et sœurs, des enfants de la paroisse, ou encore de volontariat pour handicapés, etc. A Gangi où, selon les propos tenus par les interlocutrices, les hospices pour personnes âgées ne sont pas dans la mentalité, ce sont souvent ces femmes qui remplissent un rôle d’assistance, reprenant entièrement en charge la maison si les parents n’y sont plus aptes, en plus de leur travail. Désignée au dévouement, elles font figure de lien intergénérationnel, en s’occupant et en assurant la solidarité familiale. Cette situation s’opère selon Kaufmann (1999), au nom d’une évidence naturelle dont la vertu est de placer la femme célibataire du côté de la norme. Il faut relever, en outre, que cette désignation normative ne s’opère pas pour les hommes célibataires.
Il semblerait que ce rôle ait une connotation négative et que les frères et sœurs de ces zitelle soient soulagés de ne pas avoir à accueillir leurs parents chez eux. Certaines études italiennes mentionnent que jeunes et anciens sont défavorables à la cohabitation avec un parent, sauf en cas de maladie, de dépendance, de veuvage ou de manque de ressources suffisantes pour avoir sa propre maison, comme cela est effectivement le cas de beaucoup de jeunes couples (Minicuci, 1989 : 191-193). Il faut, cependant, noter que la conjoncture difficile de la Sicile amène à considérer de manière favorable les pensions des retraités, bienvenues dans les foyers en difficulté. Cela n’empêche tout de même pas Gangi d’avoir un hospice pour personnes âgées et également un service d’aide à domicile pour les personnes qui le nécessitent.
Paradoxalement, T. a exprimé sa honte d’être un poids pour sa famille, alors même qu’elle s’occupe de sa mère invalide, fait partie d’une association de volontaires, prend soin régulièrement de ses deux neveux et enseigne à temps plein. Ces éléments soulignent le caractère ambigu de la condition de ces femmes qui tout en assumant un rôle important au sein de leur famille, souffrent de leur statut « anormal » aux yeux de cette même famille et de la société.
Comment, à partir de ces éléments, les zitelle s’accommodent-elles de cette condition ? Sont-elles soumises à cette unique manière de vivre leur célibat ou est-ce peut-être une stratégie délibérée afin de contourner la perspective d’un vie sous l’autorité différente mais contraignante d’un mari ?
Réputation et chasteté
L’objet de la protection des Vergine demeure leur pureté, qu’en est-il des zitelle ? Dans une société où la procréation est le passage obligé pour accéder à un statut de femme à part entière, et où la religion catholique et la moralité qui en découle sont omniprésentes, comment ces femmes célibataires vivent-elles leur sexualité ?
Sans pouvoir entrer dans une comparaison détaillée des modes de vie différents des femmes célibataires européennes, Gullestad et Segalen me permettent de contraster brièvement la situation des zitelle. Le modèle de vie privée des femmes rencontrées à Gangi diffère, d’une part, avec celui de la plupart des femmes célibataires des pays occidentaux du Nord qui peuvent vivre seules et qui jouissent d’une autonomie et donc ne subissent qu’un contrôle social relativement faible, et d’autre part, avec la tendance de plus en plus prononcée dans ces pays de dissocier la sexualité et la procréation, notamment grâce aux nouvelles techniques de procréation et de contraception (Segalen et Gullestad, 1999). Dans ce contexte, à quelle marge d’autonomie ou de liberté les zitelle sont-elles soumises ? Ou encore, quelles sont les stratégies appliquées par ces femmes pour se ménager un espace de liberté et d’autonomie face à la pression sociale et familiale ?
Les zitelle sont-elles encore considérées comme vulnérables, soumises à la protection familiale et à son honneur, garants de la réputation de la famille entière, comme dans la définition que fait Giovannini des Vergine ?
Réellement vierges ou non, il semblerait que ces femmes célibataires et leur comportement soient tenus par une morale stricte. Bien que le danger concernant leur honneur soit potentiellement écarté, elles semblent encore garantes de la réputation de la famille. Cela induit une conduite irréprochable et des mœurs pour le moins conservatrices. C’est ce qui caractérise le discours de V. qui définit avec fierté son célibat comme une maternité spirituelle, une vocation religieuse dédiée aux enfants de la paroisse et à sa famille.
La fatalité ou le destin sont invariablement invoqués durant les entretiens concernant leur mode de vie. Cependant, le célibat ne suscite pas, a priori, des initiatives qui leur permettraient de changer leur situation actuelle afin de goûter à la vie conjugale en sortant, par exemple, de Gangi, ou à la maternité en ayant un « bébé toute seule ». C’est ce qui se dégage des discours concernant les loisirs et les différents lieux susceptibles de rencontres. Ces femmes n’ont peu ou pas de vie sociale en dehors de la famille, du travail et de différentes activités telles que la paroisse ou diverses associations de volontariat. Leurs rares sorties se déroulent en compagnie de couples, ce qui finit par être, à la longue, peu apprécié. Les différentes situations mal vues pour une femme célibataire à Gangi ont été mentionnées à plusieurs reprises telles qu’aller boire un café toute seule, voyager seule, les sorties non accompagnées, rentrer tard le soir, etc.
Dans cette optique, l’espace symbolique et physique de la maison apparaît comme un espace aux frontières rigides. Johan Leman (1987) parle de zone de pureté que la femme se doit de préserver. La maison apparaît comme un symbole de la famille qui inspire la sécurité, la prospérité et la pureté. La zitella est-elle encore garante de ces vertus ou soumise à celles-ci ? Quelles sont les stratégies que les zitelle développent pour évoluer dans un tel environnement ? Déception amoureuse, refus de faire un mariage de raison, attente du prince charmant, véritable choix (single per scelta [7]), ou même destin, les motifs expliquant leur condition ne sont pas différents de ce qui se passe ailleurs. Ce qui diffère c’est la façon de vivre ce célibat.
Les différents éléments exposés ici brièvement me permettent de proposer à présent quelques pistes de réflexion autour de la typologie de Giovannini.
Entre norme et marge, la figure de la zitella
En questionnant la figure Vergine à la lumière de ce pré-terrain, une nouvelle figure s’impose à la typologie de Giovannini, celle de la femme célibataire, qui tout en partageant certains points communs avec la Vergine, assume, malgré sa non-reproductivité contrastant avec la figure de la Mamma, un rôle dynamique qui assure un soutien et un réseau de solidarité familiale et sociale. En effet, en reprenant le tableau des significations de Giovannini [8], j’ajoute une catégorie féminine en proposant les significations primaires et secondaires de la zitella.
VERGINE | ZITELLA | MAMMA | |
---|---|---|---|
Significations | Non pénétrée | Non pénétrée | Crée |
Primaires : | Protégée | Protégée | Nourrit/Qui élève |
Vulnérabilité | Vulnérabilité | ||
Secondaires : | |||
Economique | Nourriture potentielle | Famine | Nourriture |
Soutien immédiat | |||
Social | Loyauté | Loyauté | Sécurité |
Unité | Unité | Continuité | |
Politique | Force | Bienfaisante [9] | Bienfaisante |
Impuissance | Pouvoir |
Les caractéristiques qui distinguent ou non la femme célibataire de la Vergine à la lecture de ce tableau révèlent plusieurs éléments. Les significations primaires sont identiques : vierges, protégées et vulnérables. Sujettes à une morale stricte et garantes de la réputation de la famille, elles doivent faire « bonne figure ». L’une de nos jeunes interlocutrices ne disait-elle pas d’ailleurs : « On peut tout faire ici tant que cela ne se sait pas » [10]. Ces deux catégories de femmes se retrouvent sous le même type de protection qui associe leur vulnérabilité supposée au monde extérieur, autrement dit et schématiquement les hommes et le « qu’en dira-t-on ». Cette protection est assurée par la famille et le contrôle social en général qui veillent sur leurs comportement et mœurs.
En ce qui concerne la signification économique, les différences entre la Vergine et la zitella se contrastent par rapport à la figure de la Mamma. Si celle-ci est caractérisée par le facteur de la nourriture, c’est-à-dire le pouvoir de la maternité et donc de la descendance, la Vergine reçoit l’attribution positive de nourriture potentielle ou plus exactement de maternité potentielle, alors que la zitella, enfin, ne peut être désignée que par le terme de famine qui illustre sa non-reproductivité [11]. C’est ce qu’il faudrait conclure en suivant le développement de Giovannini. Or, j’ai complété le tableau ci-dessus non seulement par le terme de famine pour la catégorie des zitelle, mais également par « soutien immédiat », car bien que ces femmes n’enfanterons pas, elles contribuent économiquement et positivement aux dépenses familiales. Je nuance donc le propos de Giovannini [12] qui tend à renforcer une vision masculine et péjorative du travail des femmes ; si celui-ci ne semble pas entrer en ligne de compte dans son approche, il prend ici une dimension importante. Lors de ce séjour à Gangi, les données recueillies ont mis en avant plusieurs éléments expliquant cette observation : d’une part, une situation économique déplorable et un taux d’inoccupation élevé et, d’autre part, l’occupation majoritairement féminine des postes administratifs, éducatifs ou culturels. Ainsi, tout en gardant en tête la dimension procréatrice comme élément économiquement important pour le sort de toute famille, il faut la nuancer par la prise en compte d’une situation actuelle qui implique de considérer non seulement la zitella, mais également les autres catégories de femmes comme des femmes pouvant travailler et apporter un soutien financier tout aussi important qu’un homme, si ce n’est plus. Dans cette optique, si les zitelle ne peuvent garantir une descendance, elles garantissent un revenu, une solidarité, un soutien économique immédiat non négligeable.
Si dans les propos recueillis, nos informateurs refusent à la zitella les valeurs et le respect qui découlent de la maternité, il en résulte que la zitella tout en occupant une place importante dans la famille de part son soutien économique, son assistance et son amour tout simplement, ne bénéfice pas du pouvoir conféré à la mère qui est celui de fournir la sécurité et la continuité. Si le rôle concret des zitelle s’apparente plus à celui d’une mère, doublé d’une infirmière parfois, ou plus encore, à celui d’une femme au foyer élargi, son rôle symbolique reste celui de maintenir l’unité et la loyauté de la famille. Cela se constate d’abord par leur dévouement, et la place importante de leurs tâches diverses consacrées à la famille, et ensuite par leur autonomie quasiment inexistante compte tenu du contrôle social et des pressions qui sont manifestées par ce qu’il est consenti de faire ou de ne pas faire dans leur position. Il faut ajouter à cela la dimension qualifiable de « sacrificielle » qui accompagne leurs discours et leurs façons d’expliquer leur condition par la fatalité.
Ainsi, bien que la Vergine et la zitella soit garantes de la loyauté et de l’unité de leur famille par leurs attitudes respectives vis-à-vis de leurs familles, ces deux figures féminines se distinguent par un élément qui apparaît au niveau de la signification secondaire liée au domaine politique. En effet, le rôle potentiel qui leur est attribué par leur famille détermine leur force ou leur pouvoir. Si la Mamma détient un pouvoir positif, la Vergine contient le potentiel de ce pouvoir bienfaisant dans son futur rôle de mère caractérisé ici par le terme de force. La zitella quant à elle est qualifiée par son infertilité à l’impuissance qui en découle. Celle-ci peut être cependant considérée comme bienfaisante compte tenu du rôle de la zitella dévouée qui lui est destiné au sein de sa famille, désignation, comme je l’ai montré plus haut, qui pousse à placer la femme célibataire du côté de la norme. En effet, si la vierge devient une zitella et donc une menace pour la continuité de la famille, elle doit par son comportement qui se veut respectable et bienfaisant garantir l’unité ou plus encore la cohésion de la famille.
Cette position ambiguë par rapport à un idéal féminin très fort dans une société telle que Gangi, pose la question de la marge de liberté de ces femmes face au modèle dominant de ce que devrait être une femme. Non reproductrices, quel rôle et statut leurs sont attribués par la société qui les entoure ? Comment se structurent les stratégies afin d’intégrer ces femmes à une normalité domestique. Quels sont leurs rôle et autorité dans la famille, comment s’agencent les rapports de pouvoir au sein de celle-ci ? Et pourquoi n’apparaît-il pas, du moins dans les discours et les pratiques observés d’autres modèles de vie privée en concurrence avec celui de la zitella qui amoindrit les chances de construire sa propre famille et les entretient dans un cercle vicieux. Est-ce là la seule solution afin d’échapper au seul modèle de vie privée cautionné par la société qu’est la vie conjugale ?
La situation des zitelle se différencie donc nettement des célibataires nord-occidentales en général. Bien que Kaufmann parle des femmes célibataires françaises en tant que victimes d’un modèle dominant de vie privée, « avant-gardes involontaires qui paient les pots cassés d’une période de transition qui n’a pas encore dégagé ses nouveaux repères de la vie privée » (1999 : 223), la condition des zitelle apparaît encore plus radicale. Si les zitelle sont également victimes d’un modèle dominant de vie privée, elles sont ici cependant dépourvues de la liberté et de l’autonomie qui sont acquises par ces Françaises. La contrainte et la pression du contrôle social ne permettent pas aux femmes célibataires de Gangi de pouvoir choisir. Tout en ayant conscience des divers modes de vie possibles en tant que célibataires par le biais des médias ou de la littérature par exemple, toutes ces interlocutrices affirmaient ne pouvoir vivre autrement. Ainsi, ces zitelle, tout en connaissant des alternatives possibles à la façon de vivre leur célibat, n’ont pas le pouvoir d’en choisir une qui défierait les normes et les conventions de la société dans laquelle elles vivent.
Dans cette idée, les femmes célibataires de Gangi permettent de saisir le caractère périphérique de leur situation face aux valeurs occidentales en mutation, valeurs qui, bien que toujours plus autonomes et individualistes sont loin d’affaiblir la force de la norme conjugale. Bien que les femmes occupent, de plus un plus, une place importante, autant au niveau professionnel, économique que politique, il semblerait que les modèles identitaires féminins évoluent beaucoup plus lentement. A cela s’ajoute le fait que l’analyse développée au cours de cet article, bien qu’actuelle, demande cependant à être mise en perspective avec les modes de vie des futures zitelle de Gangi. En effet, les femmes célibataires rencontrées dans ce village avaient toutes entre trente-cinq et soixante ans. Elles appartiennent donc à une certaine génération qui ne permet pas de savoir à quel point leurs pratiques et leurs représentations en tant que zitelle pourraient être qualifiées de résiduelles.
Les éléments d’analyse dégagés lors de ce terrain ouvrent la voie, non seulement à un nouvel angle d’approche concernant les concepts chers à l’anthropologie des sociétés méditerranéennes tels que la réputation, la chasteté et la famille comme éléments significatifs de la société sicilienne, mais également à une mise en contexte de la construction culturelle des rôles et des stéréotypes de sexe. En effet, à la fois, le célibat, en tant qu’indicateur d’un mouvement de centrage sur l’individu, et la façon de le vivre interrogent les différentes valeurs sociales et familiales en mutation dans notre société.