Le métro parisien - univers codé, contrôlé, réglementé - est un des espaces les plus anonymes de la vie urbaine contemporaine. Pourtant, le métro, avec ses stations et ses réseaux, se présente également comme une scène déferlante de musique vivante [1] pouvant créer, modifier, transformer cet espace banal, apparemment organisé, prévu et décidé en un univers de réenchantement du monde urbain.
Née de six années d’enquête (de 1990 à 1996) dans les espaces souterrains du réseau de la ville de Paris, cette étude vise à comprendre le sens que prend la musique vivante dans le métro dans l’environnement social d’aujourd’hui. A travers une approche hybride combinant des méthodes qualitatives (observations systématiques des acteurs en situation et entretiens) à des méthodes quantitatives (brefs questionnaires analysées statistiquement), l’auteure cherche à faire sens de ce fait social qu’est la musique de métro tant pour ceux qui la pratiquent que pour ceux qui la reçoivent. Revendiquant une démarche ethnologique qui vise à se distancer des déterminants sociaux en associant à des pratiques l’émotionnel et le plaisir que le fait musical suscite, Green décrit comment se met en scène quotidiennement la musique dans le métro et essaye de comprendre la relation particulière au musical qui se met en place dans cet espace. S’intéressant aux représentations ainsi qu’aux conduites vis-à-vis des musiciens de métro, elle cherche à montrer, d’une part, comment cette pratique musicale vivante structure et transforme un espace impersonnel et déterminé en un univers de rêves et, d’autre part, à travers l’analyse de la place accordée à la musique vivante dans les espaces publics, comment la musique de métro permet de mettre en lumière certains aspects du fonctionnement de notre société.
Se situant à la conjonction entre la banalité du quotidien et l’interaction émotionnelle, entre le plaisir individuel et singulier et le vécu en commun et partagé, l’auteur défend la thèse selon laquelle la musique de métro favorise la transgression de la quotidienneté ainsi particularisée et personnalisée, permettant « tant à ceux qui la pratiquent qu’à ceux qui la reçoivent de comprendre que leur vie peut faire sens » (9), dans la mesure où la musique permet une communication, un échange qui crée une relation au monde qui fait de tout un chacun un acteur et un individu singulier. Loin d’être un simple non-lieu, espace organisé, prévu décidé et dépourvu de toute identité, le métro avec ses musiciens peut ainsi devenir un univers de détournement des contraintes imposées par le fonctionnement de la société.
Aujourd’hui le métro parisien est totalement intégré dans l’espace urbain : il compte 350 stations, treize lignes qui se développent sur plus de deux cent kilomètres et un flux de passagers d’environ quatre millions de personnes par jour. Outre que par sa dimension fonctionnelle, qui demeure dominante, l’identité du métro se caractérise également par une dimension d’animation culturelle, musicale et commerciale, manifestations de l’intrusion de l’espace urbain à l’intérieur des stations et de leurs couloirs ; reste à savoir comment les musiciens ont pu entrer à l’intérieur de ce lieu clos séparé et réservé au transport de personnes où toute activité annexe était considérée comme génératrice d’insécurité. Un premier élément de réponse doit être rapporté à l’évolution technologique du métro et notamment à l’automatisation des contrôles qui ont rendu le domaine métropolitain perméable à la ville et à ces activités. Le deuxième facteur favorisant l’installation des musiciens dans le métro est lié à la volonté de la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP) de concurrencer l’utilisation de la voiture en milieu urbain en assurant non seulement le déplacement, mais également sa qualité en se focalisant sur l’ambiance qui règne dans le métro. La RATP a ainsi lancé une série d’animations même si la musique vivante demeurait interdite. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié des années soixante-dix que les musiciens de métro se multiplient suite à une campagne d’animation musicale promue par la RATP et, à partir des années quatre-vingt avec la concession, en nombre limité, des premières autorisations. Ainsi, vers la fin des années quatre-vingt-dix, la RATP sera amenée à organiser un véritable service d’accréditation des musiciens de métro afin de satisfaire un « besoin d’animation », d’éviter la présence de musiciens dans certains espaces comme les quais ou les wagons et de donner une modalité à cette présence désormais incompressible.
En se mettant dans la peau d’un voyageur qui se balade toute une journée dans le métro ou en discutant avec les musiciens, l’auteure décrit, laissant beaucoup de place aux citations d’entretien, comment la musique vivante prend place, s’organise, s’installe et s’échange dans le métro. Le métro, en tant qu’espace de sociabilité dominé par l’anonymat et l’hétérogénéité de ses usagers, représente ainsi un espace public animé par une multiplicité des mouvements et d’individus en interaction. C’est un espace social, un lieu anthropologique, qui fonctionne sur la base des normes qui façonnent les actions dans un espace public (codes de circulations, inattention polie face à une interaction "forcée") et d’un territoire privé - celui de la RATP - (règlements explicites et/ou implicites) qui permettent de gérer le flux des usagers et d’uniformiser leurs comportements. Dans ce contexte la pratique musicale dans le métro apparaît comme une conduite atypique au regard de ces normes de conduite. Le musical du métro sort également des critères habituels du social dans la mesure où il se démarque à la fois du temps de travail, du temps de loisir et du temps de transit. La musique vivante dans le métro modifie ainsi l’espace sensible parce qu’elle s’installe dans un lieu qui habituellement n’est pas organisé pour l’accueillir créant une rupture par rapport aux régularités évidentes et instituées du métro et bouleversant la fonctionnalité de cet espace. Selon Green, si la transgression de la loi et de la norme est tolérée, c’est parce que la musique remplit une fonction dans l’espace du métro qui va au-delà de son contenu artistique et esthétique dans la mesure où elle permet - en tant que forme de communication immédiate à l’encontre de toute tentative de mise à distance sociale - de renouveler une expérience vécue et de transcender le soi afin de dépasser la réalité quotidienne. Le musical, à l’intérieur du champ des contraintes urbaines, « non seulement établit des relations sociales spécifiques mais aussi des relations au musical inhérentes aux transformations sociales dans lesquelles l’urbain a sa place mais qui, en même temps, modifient nos relations au musical. » (69).
A travers l’analyse de ses entretiens avec les musiciens, l’auteure met ainsi en évidence la complexité et les enjeux du processus de construction d’une identité professionnelle et personnelle de musicien de métro, identité qui dépasse à la fois la catégorie d’amateurs ou de professionnels créant ainsi des profondes incertitudes quant à leur identité sociale. Dans ce processus, elle souligne l’importance du critère d’auto-identification qui permet aux musiciens de métro de se reconnaître dans la catégorie de musicien tout en se distinguant des amateurs, qui ne jouent que pour leur plaisir, et des professionnels, dont l’activité obéit au besoin d’un gain matériel. Dans ce contexte marqué par des catégories aux frontières perméables, la construction d’une identité sociale autonome devient un processus chaotique et ambigu car elle ne se laisse réduire ni à une identité personnelle ni à une identité professionnelle. La musique constitue ainsi une ressource identitaire centrale à partir de laquelle les musiciens construisent leur identité, affirment leur liberté et s’intégrent dans le tissu social. En effet, la musique leur permet de gagner une certaine autonomie financière tout en échappant aux routines d’un emploi qu’ils contestent et refusent. Les musiciens de métro ne se considèrent pas comme des personnes marginales : ils ont une organisation de professionnels car leur revenu dépend de leurs choix musicaux, du choix des horaires et du choix des lieux. En endossant ce rôle, ils considèrent remplir une véritable fonction sociale en tant que troubadour des sociétés urbaines contemporaines et parviennent à satisfaire leur amour pour la musique ainsi que leur besoin de liberté. Cependant, les musiciens de métro souffrent non seulement en raison des difficultés physiques qu’imposent leurs nombreuses heures de pratique, mais également du stigmate qu’accompagne leur activité. Le discrédit implicite de certains voyageurs les considérant comme des mendiants ou des professionnels ratés influence leurs identités et les processus de présentation de soi. De par leur musique, ils se définissent comme des musiciens, mais cette identité dépend essentiellement de l’ensemble des impressions qu’ils produisent sur le public. La musique de métro ne participe ainsi pas seulement aux processus de construction identitaire, mais devient également la référence à partir de laquelle les musiciens de métro structurent leur vision du monde et de la société. La musique devient un tout et définit leur univers tant que tout le reste apparaît comme inintéressant. Cependant, en tant que moyen de communication et d’échange, la musique permet de dépasser les frontières et le blocage relationnel tout en se distinguant du contrôle social et des institutions organisationnelles.
A partir de ses pérégrinations souterraines, l’auteure cherche également à restituer le point de vue des voyageurs vis-à-vis des musiciens de métro à l’aide d’un bref questionnaire suivi d’entretiens compréhensifs. Les voyageurs rencontrent fréquemment des musiciens de métro desquels ils ont une image généralement positive. Leurs animations musicales sont généralement perçues comme une profession et comme une activité à part entière qui les distingue des mendiants, des chômeurs ou des délinquants, tant que leur présence est souhaitée parce que considérée comme une détente, un divertissement ou encore une activité culturelle parmi d’autres. Le don en argent constitue ainsi la preuve de l’attachement des voyageurs aux musiciens de métro et est souvent motivé par la qualité ou le genre du morceau joué.
Les conduites ainsi que les attitudes vis-à-vis des musiciens de métro varient fortement surtout en fonction de l’âge. Les jeunes apparaissent comme la catégorie la plus sensible à leur activité, tandis que les personnes plus âgées perçoivent généralement leur présence comme quelques chose de fastidieux, leurs dons sont rares et s’ils donnent, ils le font par piété. Les conduites et les pratiques varient également en fonction des professions. L’appartenance sociale n’est cependant pas déterminante même si les réactions des voyageurs varient en raison des disponibilités matérielles et culturelles.
Les voyageurs apprécient d’autant plus la présence de musiciens de métro qu’ils utilisent régulièrement le métro. Ils les considèrent comme faisant partie de l’espace du métro et de sa représentation tant que leur présence est souhaitée. Leur plaisir se manifeste par des dons fréquents et quasi systématiques puisque ils perçoivent la musique de métro comme un service qui remplit une fonction de loisir. Transcendant non seulement le rapport à l’espace et au temps qui caractérise la quotidienneté, mais également les contraintes de la consommation culturelle, la musique de métro devient une pratique partagée faiblement classante et classifiante qui répond à un besoin de réalisation de soi dans le cadre d’un temps contraint.
Cet éclairage, parfois idéaliste, cherche ainsi à valoriser la musique de métro par son éclectisme et sa capacité à favoriser « une harmonie entre les hommes et leur environnement quotidien » (71), s’opposant ainsi à l’archétype de l’industrie musicale qui domine la vie culturelle. Se démarquant des approches sociologiques classiques en intégrant une perspective ethnologique proche du vécu émotionnel des individus, Green a ainsi pu souligner, d’une part, comment la musique de métro, dépassant les cadres contraignants et fonctionnels de la vie quotidienne, crée une rupture par rapport aux homologies entre répartition du capital culturel, du capital symbolique et le champ de la pratique et, d’autre part, comment, par le partage d’une expérience musicale, la musique contribue à ce que le subjectif devienne intersubjectif, développant des nouvelles formes de sociabilité.